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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 106

  • CHRONIQUES DE POURPRE 282 : KR'TNT 382 : ARETHA FRANKLIN / RUNAWAYZ / DÄTCHA MANDALA

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 382

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    30 / 08 / 2018

    ARETHA FRANKLIN / RUNAWAYZ 

    DÄTCHA MANDALA

    Pas d’Aretha dans le beefsteak

    Alors ? C’est elle la plus grande Soul Sister de l’histoire de la soul ? On vote à main levée, les gars. Bon, au moins comme ça, les choses sont claires. Tout le monde lève la main. C’est vrai qu’Aretha nous fait danser depuis cinquante ans. Elle a toujours été là. Un jukebox sans Aretha, ça n’existe pas. Aretha veille aussi sur les petits blancs dégénérés comme une grande sœur. On a tous adoré son restaurant, dans les Blues Brothers et sa façon de danser. Allez-y les gars, essayez de bouger comme elle, vous allez voir, c’est impossible. Aretha a ça dans la peau et les grosses femmes noires dansent mille fois mieux qu’un Travolta du samedi soir.

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    Oui, bien sûr, Aretha, mais Otis et Wilson étaient aussi dans les parages, quand ça commençait à chauffer dans ces boums de froti-frota, on ne sait pas si les frissons venaient de sa voix ou du contact ventral avec une petite gonzesse qui ne demandait qu’à se faire sauter sur la plage. La classe d’Aretha reste liée à ces soirées magiques qui se concluaient le plus souvent dans l’apothéose d’une éjaculation trop longtemps retenue. Ce qui était possible avec Aretha ne l’était pas avec les Beatles et encore moins avec les Stones. Avec eux, on optait plutôt pour l’assommoir avec les moyens du bord, souvent avec des bouteilles de vin blanc sucré. Mais la Soul, ça restait sacré. C’est grâce à elle qu’on dansait et qu’on draguait. Quelle chance ! On avait Aretha comme fond sonore de nos premiers émois à la fois sentimentaux et libidineux. Ce fut un privilège. On était assez fier de jerker sur « Think ». La voix d’Aretha coulait en nous comme une bière fraîche un jour de canicule. On sentait cette voix se répandre à l’intérieur du corps et nous remplir d’aise. On vivra exactement le même genre de sensation magique un peu plus tard, avec Electric Ladyland, le soir au retour du lycée. Aretha nous rendit la vie un peu plus vivable, comme le fit plus tard Jimi Hendrix.

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    Il existe deux livres fondamentaux consacrés à Aretha, tous les deux écrits par David Ritz. Le premier, Aretha : From These Roots, est la version Aretha de la vie d’Aretha. Le deuxième, Respect, est la version David Ritz de la vie d’Aretha et c’est bien sûr celui-ci qu’il faut lire, car Ritz dit tout ce qu’il faut savoir sur Aretha, y compris ce qu’elle ne veut pas entendre. Ce fantastique écrivain qu’est David Ritz explique qu’Aretha a passé sa vie à soigner son image et à sabrer tout ce qui ne correspondait pas à l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Elle a eu toute sa vie la hantise du scandale, un réflexe typiquement britannique. Rien ne doit transparaître à l’extérieur. Aretha buvait comme un trou, fumait comme un sapeur et vivait avec un mac, mais elle voulait donner d’elle l’image d’une femme très convenable. Si les gens n’allaient pas dans son sens, elle coupait les ponts, quand ça relevait du relationnel, et elle virait sans préavis, quand ça relevait du professionnel. Cette femme qui a du génie a un caractère très particulier et il a fallu 500 pages à David Ritz pour en dire la grandeur et la complexité.

    Le trait de caractère d’Aretha que souligne principalement Ritz est sa jalousie. Aretha commença par veiller à ce que sœurs Erma et Carolyn ne lui fissent pas ombrage. Les nouvelles de leurs succès ne lui plaisaient pas. En 1976, Aretha réussit à s’emparer des chansons de Sparkle que Cutis Mayfield destinait à sa petite sœur Carolyn. Ce faisant, Aretha brisa les derniers espoirs de succès de sa sœur. Mais elle fut aussi jalouse de Natalie Cole, de Gladys Knight, de Mavis Staple, de Diana Ross, de Roberta Flack et de Whitney Houston. Aretha était convaincue qu’elles louchaient toutes sur son trône. Un exemple parmi tant d’autres : Mavis fut invitée à chanter sur l’album live One Lord One faith One Baptism et Aretha craignait tellement que Mavis lui portât ombrage qu’elle fit baisser sa voix dans le mix, ce qui fait qu’on l’entend à peine. Mavis le prit très mal et se fâcha. En fait, Ritz explique qu’Aretha ne se sentait en compétition qu’avec les femmes, jamais avec les hommes, dont elle était très gourmande.

    Personnage extraordinaire que cette femme qui a tout vécu et tout chanté, sans jamais céder aux sirènes de la mode. Elle eut son premier enfant à 13 ans. Etta James rappelle que le gospel circuit était sexually overactive, c’est son expression, tout le monde baisait là-dedans, entre deux sermons. Il y avait de la promiscuité, des prêcheurs fous, des gosses surdoués qui se retrouvaient dans le sexual arena et qui voulaient goûter à tout. Etta dit que ça l’a pervertie, comme ça a pu pervertir Aretha - It no doubt fucked me up. I’m sure it fucked Aretha too - Jerry Wexler dit lui aussi que le monde du gospel est bien plus porté sur le sexe qu’on ne le croit. À 15 ans, Aretha mit un deuxième enfant au monde.

    Son père le Révérend Franklin voulait qu’elle devienne une star. Alors il choisit le plus grand label américain de l’époque pour lancer sa carrière : Columbia. Mais les six albums qu’elle enregistra chez Columbia n’ont pas marché. Jerry Wexler dit que ces albums l’ont tout juste aidée à trouver sa voix.

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    On bâille en effet aux corneilles en écoutant The Eletrifying Aretha Franklin. Ce premier album d’Aretha sur Columbia est un album de jazz, de blues et de music-hall. On y entend bramer une reine de la nuit. Elle y retapisse quand même un cut de r’n’b antique, « Rough Lover », mais tout le reste pue l’ennui.

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    The Tender The Moving The Swinging Aretha Franklin paru en 1962 présente les mêmes inconvénients : trop orchestré, trop mielleux, même si la voix est déjà là. Et pourtant, on écoute « Don’t Cry Baby » avec une sorte de délectation morose, car ce fantastique élément de distraction pianotique battu au jazz en surtension de fouettage doucéreux excite les papilles. Elle enchaîne avec une version de « Try A Little Tenderness ». C’est là qu’elle commence à étendre son empire. Alors que ça violonne au loin, Aretha vise l’infini, mais elle ne s’énerve pas autant qu’Otis.

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    On pourrait aussi dire du mal de Laughing On The Outside paru l’année suivante. Aretha traîne encore dans sa période jazz-blues et se laisse bercer aux langueurs monotones des grandes nappes de violons. Tout sur ce disque fleure bon le romantisme nappé de nuit et Aretha se plaît à déchirer la voûte étoilée quand ça lui chante. Etta James fut particulièrement frappée par « Skylark » qui ouvre le bal de l’album. Elle explique qu’au deuxième couplet, Aretha saute d’une octave - How the fuck did that bitch do that ? - Etta croisa à cette époque Sarah Vaughan qui lui demanda si elle avait entendu parler de cette Aretha Franklin girl. Elle avait elle aussi été frappée par la version de « Skylark » qui était l’une de ses chansons. Alors elle dit à Etta qu’elle ne la chanterait plus jamais.

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    Sur Running Out Of Fools, on trouve des petites merveilles du type « The Shoop Shoop Song » qui sonne comme un hit des Supremes. Aretha le prend très perché et les chœurs féminins se montrent pleins de cette petite fougue des sixties. Aretha retrouve l’énergie du gospel pour « One Room Paradise » et en profite pour y tailler une bavette de r’n’b. Ce n’est pas se moquer d’elle que de dire qu’elle est énorme. L’autre merveille de ce disque est la version de « Walk On By ». Elle tape dans Burt avec des intentions duveteuses. Le producteur de l’album Clyde Otis lui avait conseillé de ne pas taper dans ce hit de Dionne Warwick, il la trouvait trop puissante pour ce genre de mélodie subtile - You’re too strong for this stuff - mais bien sûr Aretha n’en fit qu’à sa tête. Elle tape aussi dans le hit de Barbara Lynn, « You’ll Lose A Good Thing » qu’elle prend au languide. On se régalera aussi d’« I Can’t Wait Until I See My Baby’s Face », good time music teintée au xylo, groovy en diable et digne des soirées d’été sur le balcon du palais de Monaco. Elle tape aussi dans le fameux « My Guy » de Smokey et tire son « Running Out Of Fools » vers l’infini.

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    Avec Yeah!!! paru en 1965, Aretha reste dans le pur jive de jazz. Elle nous garantit la qualité du swing. Elle l’impose avec un naturel déconcertant. Mais les cuts sont même trop parfaits, surtout lorsqu’elle tape dans des slow-blues de type « Impossible » ou « There Is No Greater Love ». Avec « Love For Sale », elle file dans la nuit avec la stand-up de Taxi Driver.

    Columbia fait encore paraître trois albums d’Aretha, sentant venir la fin du contrat : Soul Sister, Take A Look et Take It Like You Give It.

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    Soul Sister sort en 1966. Deux titres de pur génie, sur cet album : « You Made Me Love You » et « Swanee ». Aretha jazze « You Made Me Love You » à la broadwaysienne, dans la nuit claire des enseignes lumineuses. Elle sonne à la fois comme Bessie et Liza. Son groove de jazz compte parmi les plus beaux du monde. Elle embarque son truc à la magie pure, comme le fait Liza. C’est effrayant de grandeur. Elle rejoint aussi Ella là-haut sur la montagne. Pur génie. Même chose avec « Swanee ». C’est swingué à l’outrance de la trance du Broadway des grands soirs. On assiste à une fantastique explosion de gerbes. Aretha illumine tout le ciel de l’Amérique. Elle fait swinguer les castagnettes de boulevard. Elle règne sur tous les empires.

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    Bel album que ce Take A Look. Gros disque de r’n’b, à commencer par « Lee Cross ». Aretha y fait danser le beat. On se régale d’entendre cette Soul Sister pleine de vie, absolument éclatante et entraînante. Elle passe au jive de jazz avec « Bill Bailey Won’t You Please Come Home ». Elle est experte en la matière. Elle nous swingue ça à la bravado. Elle reste dans le jive de heavy jazz avec « I’ll Keep On Smiling ». Comme d’usage, elle nous swingue ça à outrance. En B, elle revient avec toute la puissance du gospel et envoie « Won’t Be Long » swinguer au firmament. Elle termine en rendant un bel hommage à Bessie Smith, avec « Blue Holiday », chanté avec l’extrême finesse que l’on sait.

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    Et pour finir, Take It Like You Give It qui renferme l’une des plus belles chansons de l’histoire de la soul : « Why I Was Born ». Pure Soul orchestrée, épaisse et sacrément voluptueuse. On se sent bien dans les bras d’Aretha, c’est une femme qui a beaucoup de classe. Son fabulisme atteint des proportions intercontinentales. D’autres merveilles suivent, comme « My Little Heart Went To Loveland ». On se croirait sur les toits de Broadway. Une contrebasse suit Aretha pas à pas. Mais c’est trop classique pour l’amateur de r’n’b. Aretha vise trop la perfection et ça passe par ce type de rengaine orchestrée. Quand on écoute « Lee Cross », on réalise qu’Aretha est celle qui groove le mieux les jukes. Son coup de gospel swing frappe par son évidence considérable. « Deeper » est embarqué au groove de basse. Aretha s’en empare. Elle s’en va deeper dans le cœur de la soul, elle chante avec un incroyable détachement, yeah yeah, Aretha n’est rien d’autre qu’une délicieuse belette dévergondée. « Land Of Dreams » est extrêmement kitsch et elle finit avec un petit coup de r’n’b, « A Little Bit Of Soul », histoire de rappeler qu’elle est la Soul Sister number one.

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    Aretha voulait absolument des hits, comme en avaient alors toutes ses copines de Detroit, alors elle comprit qu’elle devait changer de maison de disques. Elle était alors mariée à Ted White qu’on surnommait le gentleman pimp. Ted White était en fait un mac black très distingué qui faisait bosser plusieurs filles. Il n’eut aucun mal à séduire Aretha qui était, en dépit d’une apparente timidité, une véritable croqueuse d’hommes. Johnnie Taylor et bien d’autres se souviennent d’elle comme d’une chaudasse de première main, timide mais gourmande - She was more a party girl, a shy one, but a fox nonetheless - Bettye LaVette connaissait aussi Ted White, en tant que protecteur, et homme de goût qui connaissait ses vins et ses parfums. Bettye explique que dans le monde de la musique noire, les producteurs/managers étaient aussi généralement des proxos : ils trouvaient des femmes qui travaillaient pour eux et qui rapportaient du blé, et en échange, ils les protégeaient. Aretha n’était pas la seule dans ce cas. Sarah Vaughan et Billie Holliday étaient elles aussi macquées. Bettye ajoute que si elles ne rapportaient pas assez d’argent, elles prenaient des coups. Et ça allait même beaucoup loin, car elles prenaient ça pour une preuve d’amour - Lots of chicks felt like if their man didn’t beat her, he didn’t love her (Elles allaient jusqu’à penser que si leur mec ne les battait pas, c’est qu’il ne les aimait pas) - Etta James dit qu’Aretha et Ted, c’est la même chose qu’Ike & Tina. Ike a fabriqué Tina et Ted, dit-elle, a façonné Aretha en lui apprenant les bonnes manières et à se conduire dans le monde. Alors Etta se pose la question : aurions-nous connu le succès, Aretha, Sarah, Billie et moi, sans les macs qui nous vendaient ? - A career without pimps selling us ? - Sa réponse est claire comme de l’eau de roche - Who the fuck knows !

    À l’époque où Aretha est encore chez Columbia, le public commence à l’admirer. Mais Ted White trouve qu’elle ne rapporte pas assez de blé. Justement, le contrat avec Columbia arrive à terme et Ted se frotte les mains. Il sait que les autres gros labels louchent sur Aretha et qu’ils sont prêts à allonger l’oseille.

    On est en 1966 et Jerry Wexler a déjà 49 ans. Il se passionne depuis l’enfance pour la musique noire et il fait une carrière de producteur à succès chez Atlantic, un label indépendant qui a décollé grâce à Ray Charles. Le boss d’Atlantic s’appelle Ahmet Ertegun, fils de l’ambassadeur de Turquie aux États-Unis. Ahmet est lui aussi un homme de goût, un mec plus fasciné par les musiciens que par le profit, le contraire exact des businessmen qui gèrent les gros labels corporate et qui ne pensent qu’à se goinfrer. Tout ça pour dire qu’Atlantic et Columbia constituent les deux extrêmes de l’industrie musicale.

    Wexler a déjà lancé Solomon Burke et Wilson Pickett, et bien sûr, il rêve de récupérer Aretha. Il a flairé son talent. Il voit son potentiel. Columbia n’a rien compris. Il sait que le contrat d’Aretha avec Columbia va expirer. Il lance un hameçon a Detroit dans l’entourage d’Aretha et il attend.

    Et puis, il a découvert le studio de ses rêves, un endroit où les musiciens jouent avec une incroyable spontanéité. Ce sont des blancs et le studio se trouve à Muscle Shoals, en Alabama. Un jour, il s’y trouve pour superviser une séance d’enregistrement de Wilson Pickett. Percy Sledge entre dans le studio et se fout de la gueule de Wilson qu’il accuse de singer Otis et James Brown. Une shoote éclate, et Wexler doit s’interposer car Percy et Wilson sont d’anciens boxeurs et les coups commencent à pleuvoir. Soudain une secrétaire appelle Wexler et lui dit qu’une certaine Louise Bishop le demande au téléphone. Louise est son hameçon à Detroit. Elle lui indique qu’Aretha est prête à le rencontrer. Wexler attendait cet instant depuis des semaines.

    Il compose le numéro que lui a donné Louise. Mais il ne tombe pas sur Aretha, il tombe sur Ted, évidemment.

    — Mister Wexler ?

    — Appelle-moi Jerry !

    — Okay, appelle-moi Ted.

    — J’ai entendu dire que ta pouliche est à vendre, Ted...

    — J’ai entendu dire que tu serais très intéressé, Jerry...

    — Plus que très intéressé, gravement intéressé...

    — Dans ce cas, il faudrait qu’on se rencontre...

    — C’est quand tu veux !

    — Donne-moi une date !

    — Lundi à New York. Dans mon bureau à midi.

    — On sera là.

    Si vous entrez dans ce bureau, alors vous entrez dans le monde des géants de l’histoire du rock. Il s’agit de la première entrevue entre Aretha et Jerry Wexler, l’homme qui va faire d’elle une reine, the Queen of Soul.

    Aretha et Ted arrivent pile à l’heure, souriants. Jerry est un vieux renard, il les met à l’aise et demande pourquoi ils cherchent un nouveau label. Aretha prend la parole d’une voix de petite fille :

    — Je voudrais bien des tubes.

    — Et de l’argent, ajoute Ted.

    Wexler abat aussitôt ses cartes :

    — Je peux vous avancer 25 000 dollars pour le premier album. À la seconde où vous signez ce contrat, je vous donne le chèque.

    Wexler s’attend à une partie de bras de fer. Il est sûr que Ted va demander le double. Mais non. Wexler est même choqué quand Ted lui annonce :

    — Okay, on y va pour 25 000.

    La première idée de Jerry Wexler est d’envoyer Aretha chez Jim Stewart à Memphis. Wexler travaille avec Stax et ça se passe bien. Stax pond hit sur hit. Mais à sa grande surprise, Stewart décline l’offre. Il dit qu’il ne voit pas Aretha enregistrer chez lui dans le studio Stax. Il pense que l’environnement ne lui conviendrait pas. Après coup, Wexler se dit qu’il a frôlé la catastrophe, car Stewart a raison. Wexler sait que la magie se trouve à Muscle Shoals. Il arrive à convaincre Aretha et Ted de descendre faire une première session dans ce petit studio d’Alabama. Nous sommes en janvier 1967. « Respect » (Otis) et « A Change Is Gonna Come » (Sam Cooke) font partie du choix de morceaux. Wexler est sûr de son coup.

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    Dans le studio se trouvent les musiciens blancs qui vont faire la légende de Muscle Shoals, Jimmy Johnson, guitare, Roger Hawkins, drums, Tommy Cobgill, bass et Spooner Oldham, claviers.

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    Ah mais il y a aussi un autre guitariste, un mec qui a déjà accompagné des gens du calibre de Gene Vincent et de Johnny Burnette. Oui, c’est Chips Moman.

    Au commencement de la session, Aretha ne sort pas de sa coquille. Elle appelle les musiciens Mister et tout le monde l’appelle Miss Franklin. Dan Penn assiste à la session et dit qu’Aretha chante comme une sainte. Petit à petit, l’atmosphère se détend car Aretha apprécie vraiment la spontanéité et l’énergie du groupe. Le courant passe bien, alors elle met le paquet.

    Pendant une pause, Dan montre un enchaînement d’accords à Chips :

    — Écoute ça  !

    Ils gratouillent un refrain vite fait sur le pouce et ça devient une chanson intitulée « Do Right Woman Do Right Man ». Ils la proposent à Aretha qui l’adore et qui décide de l’enregistrer aussi sec. Dans ce climat d’ébullition créative, Wexler jubile. Il sait aussi qu’il assiste à la naissance d’une superstar.

    Le studio appartient alors à Rick Hall, boss moustachu du label Fame. Wexler et lui ont un petit contentieux, car Rick a piqué Clarence Carter à Atlantic, mais Wexler a passé l’éponge. Le soir, à la fin de la première session, Wexler fatigué rentre à son hôtel et laisse tout le monde faire la fête, comme c’est la coutume chez Fame. L’alcool coule à flots et soudain une shoote éclate entre Ted White et un joueur de trompette. Racial stuff ! Furieux, Ted empoigne le bras d’Aretha et ils quittent le studio en claquant la porte.

    Rick Hall file à l’hôtel pour essayer de rattraper le coup, mais Ted White n’a pas dessoûlé. Il ne veut rien entendre. Il est même devenu complètement hystérique :

    — J’aurais jamais dû emmener ma femme en Alabamaaaaaa pour jouer avec ces puuuutains de rednecks !

    — Oh ! Tu me traites de redneck ?

    — Tu m’as bien traité de nègre, tout à l’heure !

    — Je n’utilise jamais ce mot !

    — Mais tu le penses, hein ?

    — Je pense surtout que tu devrais aller te faire enculer !

    Et pouf, Ted balance une droite et paf ! Rick lui en retourne une en pleine gueule.

    Quand Jerry Wexler apprend ça, il accourt pour essayer de réparer les dégâts. Il est six heures du matin. Mais c’est cuit. Ted White est hors de lui.

    — Ouais, tu disais que Muscle Shoals était un paradis de la Soul ? Mon cul ! Muscle Shoals is Soul shit ! Ces mecs sont des nasty motherfuckers ! On se casse ! We’re outta here !

    — Mais que fait-on des morceaux, Ted ? Le seul qu’on a enregistré, c’est « I Never Loved » et le début de « Do Right Man ».

    — T’es dans la merde Wexler. Je ne crois pas que ma femme continuera d’enregistrer pour Atlantic. Tu vois la porte ? Dégage !

    Jerry Wexler est anéanti. Le pauvre. Il venait de vivre la plus belle séance d’enregistrement de sa vie et ça se termine en désastre : Ted dit qu’il va quitter Atlantic, il vient de se battre avec le propriétaire du studio et il met fin à la session après seulement une journée d’enregistrement.

    Wexler n’a aucune idée de ce que va décider Aretha. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’Aretha est loyale envers les gens qui lui plaisent. En outre, elle ne supporte plus son mari Ted qui lui fout des trempes en public. Elle va donc profiter de cet incident pour s’en débarrasser. D’autant qu’elle l’a vu picoler toute la journée et gâcher une session d’enregistrement qui lui plaisait beaucoup. Elle s’entendait si bien avec monsieur Moman et monsieur Penn, avec monsieur Hawkins et monsieur Johnson, avec monsieur Wexler et monsieur Hall. Quand Ted a agressé le joueur de trompette, ce fut pour Aretha la fameuse goutte d’eau, celle qui fait déborder le vase. Hop, Ted le manager proxo est viré.

    Dix jours plus tard, elle rappelle le pauvre Jerry Wexler qui n’y croyait plus.

    — Monsieur Wexler, c’est Miss Franklin à l’appareil. Je suis prête à enregistrer. Mais je ne souhaite pas retourner à Muscle Shoals. J’enregistrerai à New York. Je sais que vous y avez des studios.

    — C’est entendu. Que fait-on pour les musiciens ?

    — Faites venir les boys de Muscle Shoals, s’il vous plaît. Ils me comprennent bien. Et pour les chœurs, je ferai venir mes sœurs.

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    Voilà de quelle façon Chips et ses copains sont revenus jouer avec Aretha et finir d’enregistrer I Never Loved A Man The Way I Love You, son premier smash sur Atlantic. Et quel smash ! Elle attaque avec « Respect » et le gros beat lourd dont elle va se faire une spécialité. C’est sur ce gros beat popotin qu’elle danse dans la séquence du restaurant des Blues Brothers. On a là une progression de basse qui ne pardonne pas, celle de Tommy Cogbill. On est à Muscle Shoals et ça s’entend. Il règne une ambiance énorme sur cet album. Les chœurs battent tous les records de chaufferie - Just a little bit - Les sœurs d’Aretha sont folles et on fond comme beurre en broche. C’est Ted White qui a proposé le morceau titre à Wexler, un cut composé par Tommy Shannon qui faisait partie de son équipe à Detroit. Avec « Don’t Let Me Lose This Dream », on reste au sommet de la classe. On tient dans les mains l’un des plus grands albums de Soul de tous les temps. En B, elle tape une reprise de Sam Cooke, « Good Times », bien swinguée et qu’elle chante à l’encan sur son gros beat popotin. Puis elle nous sort l’un des plus gros jerks des sixties, « Save Me », le jerk qui balayait toutes les frayeurs adolescentes et qui rendait les jukebox complètement fous. Sa version est magnifique d’élégance groovytale. Elle ferait danser les cadavres alignés à la morgue de la rue Morgue. C’est vraiment le cut qui cuit, le killer groove. Aretha pulse son « Save Me » avec une incroyable animalité de femme noire. Par sa grandeur, elle venge le peuple noir. La seule qui ait osé passer après Aretha, c’est Jools qui a repris ce classique imparable. Puis Aretha shoote tout le gospel batch dans l’« A Change Is Gonna Come » de Sam Cooke. Aretha ouvre un ciel au détour d’une phrase - Beyond the skyyyyy - C’est spectaculaire. Jerry Wexler a bien raison de la traiter de superstar, c’est tout ce qu’elle mérite. Rien n’arrête Aretha. Et soudain tout s’Aretha. Assise derrière son piano, Aretha crée les conditions d’un monde nouveau. Aretha est une religieuse au chocolat, une géante de La Fontaine, une brameuse des bois de Saxe, une futaie séculaire de Brocéliande et une dragonne aux écailles d’argent. Tout cela à la fois. On la vénère pour l’ampleur de sa générosité et les rondeurs de son génie outrancier.

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    En deux semaines, Atlantic fit ce que Columbia n’avait pas réussi à faire en six ans : transformer Aretha en superstar. « I Never Loved A Man » fut son premier single à se vendre à un million d’exemplaires. Pour Carmen McRae, le premier album d’Aretha sur Atlantic est son meilleur - Her voice was the strongest - Ruth Bowen qui était l’agent d’Aretha fit monter ses cachets de 700 dollars à 5 000, puis rapidement à 10 000 $. Aretha va alors entrer dans sa période diva, en devenant imprévisible, en annulant des séances d’enregistrement sans prévenir, ainsi que des concerts. Time brosse d’elle un portrait pas très flatteur, celui d’une femme qui passe ses journées devant la télé à grignoter compulsivement et à fumer des Kool à la chaîne. Elle prend vite du poids. Erma dit d’elle qu’elle est une mangeuse émotionnelle - an emotional eater - Quand elle est malheureuse, elle bouffe comme une vache et boit comme un trou. Mais dès qu’elle se retrouve devant le micro, elle purge tous ses démons, elle retrouve son centre de gravité et comme le dit Carolyn, elle se reconnecte avec le pouvoir de Dieu. Techniquement, elle est très forte, car elle a en tête les arrangements instrumentaux et vocaux. Elle n’a pas besoin de producteur. Elle n’a qu’une seule obsession : enregistrer des hits, mais sans jamais renier sur la qualité.

    Chaque fois qu’elle acceptait de jouer dans un concert, Aretha réclamait une avance de 25 000 $ en cash. Elle avait toujours un petit sac avec elle, sa bourse - her purse - qui contenait ce cash. Elle ne la quittait jamais. Elle l’emmenait quand elle montait sur scène et ne la perdait jamais de vue. Avec ce cash, elle payait ses musiciens aussitôt après le concert.

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    Aretha Arrives sort la même année, toujours enregistré avec l’équipe de Muscle Shoals (Spooner Oldham, Tommy Cogbill, Roger Hawkins et Joe South que Wexler est allé dénicher à Atlanta) et produit par le tandem Jerry Wexler/Tom Dowd. King Curtis mène le bal. Aretha attaque avec une version booty-bootah de « Satisfaction », toujours sur son gros beat popotin. Elle trousse son truc sur le toit du monde et dix mille jukeboxes lui renvoient l’écho de son génie. Elle traîne les Anglais dans la boue du swing d’Atlantic. C’est en gros la réponse des blacks de Detroit aux branleurs d’Angleterre. Merveilleuse leçon de vie, elle pousse des cris perçants et derrière, les cuivres soufflent comme s’ils pétaient, poueeett ! L’autre reprise de l’album est « 96 Tears » qui lui va comme un gant. Elle la bouffe toute crue. Derrière, un mec fait le petit pim-pipipi-pim d’orgue et elle le relance systématiquement avec de mauvaises intentions. Quelle fiesta ! On trouve de grosses pièces en B, notamment « Night Life », blues-rock d’essence divine et définitive. Aretha est affolante d’intériorité maximale. Ou encore « That’s Life », swing infernal qu’elle chante beaucoup trop bien. Ou bien encore « I Wonder » très lent mais bien chanté. Elle fait sa diva. Il lui faudrait du Burt. « Ain’t Nobody (Gonna Turn Me Around) » est un joli groove mid-tempique. On la sent tellement à l’aise sur ce genre de groove. Elle s’y étale comme une déesse et elle tire sur sa voix élastique, si gorjue, si colorée, si pétillante et si grasse. La glotte d’Aretha humide, rose et chaude devient un objet érotique. On retrouve l’énorme groove du Deep South avec « Baby I Love You ».

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    Nouvel album fantasmatique avec Lady Soul. Elle attaque avec « Chain Of Fools », l’un de ses plus grands hits, composé par Don Covay. Beat popotin et rythme lancinant. Ça se danse uniquement du bassin et des épaules. Elle devient le temps d’un cut la reine de Nubie et règne sur la crête du groove universel. Son accent perçant nous berce de langueurs monotones. Elle tape dans James Brown avec « Money Won’t Change You » et dans Carole King avec « A Natural Woman », l’un des slows les plus frotteurs de l’époque, qu’elle transforme en exercice de style invraisemblable. Elle nous embarque down in Louisina avec une reprise de « Niki Hocky » et c’est bien sûr David Hood qui taille le cut à la basse. En B on retrouve un vrai hit de juke, « Since You’ve Been Gone ». Elle repart à l’assaut du monde. Bobby Womack joue de la guitare et King Curis du sax. C’est nettement supérieur à tout ce qu’on peut imaginer. Elle emmène son truc au firmament. Elle tape ensuite dans Ray avec « Come Back Baby » et en fait une version pour le moins explosive. Encore une belle reprise avec « Groovin’ » des Young Rascals qu’elle embarque dans l’empire du groove. Elle adore moduler les belles mélodies à l’infini.

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    Aretha Now sort en 1968, au plus chaud des sixties. Et paf, elle envoie « Think », l’archétype du jerk, l’imbattable. L’extrême classe de l’extrême Soul Sister éclate au grand jour, une fois de plus. On ne peut que crier au génie. Pas d’autre choix possible. « I Say A Little Prayer » est le groove du maillot de bain mouillé avec du sable à l’intérieur. Cut extraordinaire de gerbes d’écume et de vie. Just perfect. C’est d’une sensualité qui dépasse l’entendement. Burt Bacharach fut obligé d’admettre qu’il préférait la version d’Aretha à celle de Dionne Warwick - Celle d’Aretha est la version définitive - Elle retape dans les classiques de Don Covey avec « See Saw », monstrueux car monté sur une basse ronde. Aretha tire toujours le jerk vers le haut, jamais vers le bas. Sa voix reste l’instrument primordial. Fantastique reprise de « The Night Time Is The Right Time ». Oh comme elle sait poser ses oh ! Elle n’en finit plus de presser le citron de la Soul. De l’autre côté se nichent deux beaux jerks d’apparat, « I Take What I Want » qui sonne un peu comme Mojo Working et « A Change » qui sonne comme une rude leçon. C’est le jerk des clap-hands. Classique épouvantable, claqué sur les fesses, Aretha devient féroce, c’est jerké à la folie. Elle est vraiment la seule à savoir pulser le groove comme ça, pas de doute. Pure merveille aussi que ce « You’re A Sweet Sweet Man », qu’elle prend au groove sans prévenir puis elle s’en va fracasser le format dans les vagues.

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    Elle fait sa première tournée en Europe et enregistre un album live à l’Olympia. Aretha In Paris sort en 1968. Good evening ladies and gentlemen. Cette femme sait recevoir un public. Elle va leur en donner pour leur argent. Tell me, do you like the blues ? You really like the blues ? Good ! Et elle balance « Night Life » - The night life ain’t no good life/ but its my life yes it is - On la croit sur parole. Elle est bouleversante. On entend rarement une femme chanter le blues avec un tel abandon. Elle balance sa version d’« A Natural Woman » qui est l’un des slows les plus frotteurs de l’histoire du frottage. En B nous attend l’épouvantable pétaudière qu’est « Come Back Baby ». C’est du raw à l’état pur. Aretha sait faire sauter le toit d’un auditorium. La section rythmique est alarmante de puissance dévastatrice. Ces mecs sont des dingues, malgré ce qu’en dit Jerry Wexler qui les traite de groupe de bras cassés à peine capable d’accompagner un chanteur de dernière zone à Louisville - A ragtag band suitable for backing up a third-rate blues singer in some bucket of blood in Louisville, Louisiana. It was outrageous - Elle attaque « Since You’ve Been Gone » - Baby sweet baby - et ça monte vite en température. Quelle énergie ! Elle explose la fin du disque avec « Chain Of Fools » - Hank you ! - et elle embraye sur l’enfer de la Soul avec « Respect ». Ça devient terrible car l’orchestre est déchaîné et Aretha gère bien l’apocalypse de fin de set. Elle n’en finit plus de nous éberluer.

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    Comme son nom l’indique, Soul ‘69 sort en 69. Jerry Wexler voulut appeler l’album Aretha’s Jazz, mais les frères Ertegun pensèrent que ça risquait de le couler. Ils voulurent un titre plus pop. Wexler : « Ce qui est drôle, c’est que Soul ‘69 est le plus bel album de jazz d’Aretha. ». En effet, elle y chante le blues avec l’intensité mystique du gospel. Elle impose le calme avec « Today I Sing The Blues » pour mieux étendre son empire. Son blues est hyper-orchestré. C’est un peu comme si on servait une reine. Avec sa reprise du « River’s Invitation » de Percy Mayfield, elle revient au rythme lent de la vieille école, mais elle perce la voûte de ses pointes d’échappées. Arteha est stupéfiante de puissance. On ne le dira jamais assez. Elle fait swinger la moindre molécule de méandre. Toute la grandeur du gospel noir-américain jaillit de sa gorge profonde de superstar. Elle finit d’ailleurs par faire exploser le gospel. Pour « Pitiful » elle va chercher le swing du groove jazzy. À sa place, on ferait la même chose. Elle dégage une puissance qui relève de l’inexorabilité des choses. Lorsqu’elle pousse son ah-ah, elle rassemble tous les anges de la création. « Crazy Calls Me » est un slow mirifique. Aretha navigue dans un océan de jazz. On la suivrait jusqu’au bout de la nuit, comme dirait le Docteur Destouches. Elle retape dans Sam Cooke avec « Bring It On Home To Me » et elle monte si haut qu’elle échappe à tous les instruments de mesure. Logique, puisque son unité est la démesure. Elle laisse filer sa voix et remplit tout l’espace. Stupéfiant ! Elle revient inlassablement dans le gras du big band. Elle dégage autant d’énergie que mille volcans réunis. Elle érupte et c’est beau. On comprend que Jerry Wexler fondait comme un caramel en la voyant chanter. Elle explose même le gospel, baby. Son « Gentle On My Mind » sonnerait presque comme l’« Everybody’s Talking » de Fred Neil. C’est dire si c’est bon. Elle laisse sa voix se perdre dans le cosmos. C’est le groove des jours heureux. Elle a derrière elle les Hawkins Singers. Aretha est la reine de l’impossible. À elle seule, elle crée un monde de cris, de swing et de pure beauté formelle.

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    Le morceau titre de l’album This Girl’s In Love With You est une pure merveille, car c’est une chanson signée Burt, qui fut composée pour Herb Alpert. On renoue avec cette magie dont l’esprit se nourrit. Voilà donc l’équation fondamentale de la construction des éléments physiques : compo de Burt que démultiplie la voix d’Aretha. On obtient donc la véracité mélodique et l’incidence implicite. Par contre le reste de l’album est assez prévisible. « Son Of A Preacher Man » est un hit tellement connu qu’il ne produit plus guère d’effet, même si David Hood fait bien sonner sa basse. Elle chante aussi « Let It Be » que Lennon et McCartney avaient composé spécialement pour elle, mais qu’ils enregistrèrent avant qu’elle ne se décide elle-même à l’enregistrer. Elle hésita aussi à enregistrer « Dark End Of The Street », une autre compo de Dan Penn et Chips Moman, à cause des paroles qui parlaient d’adultère. Originaire comme Pops Staple du gospel, Aretha avait elle aussi des pudeurs. Heureusement qu’elle s’est décidée à l’interpréter, car elle le porte littéralement au sommet de l’art. Elle le chante si haut dans le ciel qu’elle donne le vertige, please, please, please. Encore une fois, Aretha se révèle titanesque. Elle jette toute sa niaque de gospel shouteuse dans la bataille.

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    Spirit In The Dark est l’album qu’on attend au virage, car les Dixie Flyers (Jim Dickinson, Charlie Freeman, Tommy McClure et Sammy Creason) accompagnent Aretha sur certains morceaux, comme « Don’t Play That Song ». C’est bien simple : elle commence par exploser la voûte de cathédrale. Sacrée Aretha, elle sait swinguer la pop avec une énergie hors normes. Sur « Then The Thrill is Gone », les Dixie accompagnent toujours Aretha et Tommy McClure joue sa bassline avec une belle aménité. L’équipe de Muscle Shoals prend le relais sur « Pullin’ ». On y entend David Hood et Eddie Hinton. On revient au schéma classique du r’n’b bien léché. On a aussi une belle reprise de Jimmy Reed (« Honest I Do ») et un morceau titre sauvagement swingué par les Dixie, qui est du pur gospel. Sur la B, l’équipe Muscle accompagne Aretha sur le gros popotin « WhenThe Battle Is Over », un r’n’b qui se danse à l’égyptienne, avec une main devant poignet cassé et un main derrière paume en l’air. « Oh No Not My Baby » sonne comme le groove des Oh happy days gratté par devant à la guitare. On atteint là l’un des sommets de l’art. Elle boucle l’affaire avec un joli clin d’œil à BB King, « Why I Sing The Blues » qu’elle explose.

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    Encore un disque faramineux avec Live At The Fillmore West qui commence avec une version musclée de « Respect ». King Cutis fait le diable au sax et Aretha joue comme à son habitude les locomotives. C’est à tomber. Notre idole y va - yes I do - c’est une victorieuse. Aretha won’t you save our souls ? S’ensuit une reprise de Stephen Stills, « Love The One You’re With » qu’elle prend totalement au dépourvu et du coup ça devient une aubaine. Elle transforme « Eleanor Rigby » en ragoût de r’n’b. Elle transforme « Don’t Play That Song » en démenterie des Carpathes, épaulée par des chœurs de ghoules. Elle revient au blues en B avec « Dr Feelgood ». Pendant qu’éclate le génie de King Curtis derrière elle, Aretha allume le Fillmore. On se croirait dans une église du Deep South. Puis elle fait un duo. Jerry Wexler a fait venir Ray Charles au Fillmore, juste pour écouter. Il s’installe dans une pièce à l’arrière, d’où il entend bien le concert. Il n’est pas question pour lui de monter sur scène, il a prévenu Wexler. Soudain Aretha vient le chercher et le prend par la main - Que pouvais-je faire ? - Elle le fait asseoir au piano électrique et lui fait chanter « Spirit In The Dark » qu’il ne connaît pas - Never played the thing before. Didn’t know the words - Mais l’esprit d’Aretha l’allume et il se met à chanter avec elle. Et elle finit cet album hors du temps avec une absolue merveille, « Reach And Touch » qu’elle explose au-delà de l’explosable. Billy Preston dit qu’il a joué des millions de fois sur scène, mais jamais il n’a vécu un truc aussi fort que ce concert d’Aretha au Fillmore. Ray ajoute : J’aime bien Gladys Knight, j’aime bien Mavis Staples, but Aretha is my heart.

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    À l’ouverture de Young Gifted And Black, on tombe sur « Oh Me Oh My ». Aretha y fait la pluie et le beau temps. Elle est indescriptible de puissance. Aretha, c’est là-bas, comme dirait Huysmans. On tombe ensuite sur une belle pièce de groove, « Day Dreaming ». Aretha reste dans les orchestrations, et sa sœur Erma mitonne derrière des chœurs d’anthologie. C’est une configuration de rêve. Même la flûte passe bien. Bernard Purdie signe le groove de basse qu’on entend dans « Rock Steady ». Aretha saute dessus et c’est repris aux cuivres pour le pont. Voilà l’une des clés de voûte de la cathédrale Soul. Imbattable. Le morceau titre est une compo de Nina Simone. Jerry Wexler avait conseillé à Aretha de ne pas y toucher, car non seulement Nina l’avait composé, mais elle en avait fait en plus une version extraordinaire. Aretha se tourna vers Billy Preston qui était un ami de très longue date :

    — Qu’en pense-tu Billy ?

    — Je pense que tu vas l’exploser, Ree !

    Et c’est exactement ce qu’elle a fait. « Young Gifted And Black » est une soupe de gospel fumante. Elle fait ensuite exploser son balladif, « All The King’s Horses ». Elle crée les conditions de l’énormité, mais attention à ne pas lui confier des balladifs trop fragiles. « A Brand New Me » est un pur groove de jazz Soul embarqué à la folie de la voix, un rêve pour l’oreille bien née. Elle braille, mais c’est beau. En B elle attaque avec un Burt, « April Fools » et elle en fait du Aretha. Elle explose le pauvre Burt. Elle fait danser la mélodie et les violons, elle embarque tout dans la folie de sa voix, dans l’ivresse d’une puissance quasi divine. Elle explose toutes les normes et toutes les limites connues. Sacrée Aretha, rien ne l’arrête. Elle retape dans Lennon et McCartney avec « The Long And Winding Road » et la perfection mélodique se fond dans la perfection d’interprétation, alors que peut-on espérer de mieux ? Avec « Didn’t I Blow Your Mind This Time », on atteint l’un des sommets de la Soul. Elle pousse ses limites au-delà du raisonnable. Au-delà s’étendent les contrées inconnues dont aucun homme n’est jamais revenu.

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    Encore un album énorme en 1972 : Amazing Grace, un disque de gospel pur enregistré dans une église de Los Angeles (the New Temple Baptist Missionary Church), produit par Jerry Wexler et Arif Mardin. Wexler fait venir Sydney Pollack pour filmer, mais le film n’est toujours pas sorti. C’est Ken Cunningham, le mari d’Aretha à l’époque, qui fait le portrait de la pochette devant le Sam Lord’s Castle. Attention, c’est l’un des plus grands albums d’Aretha, car non seulement elle retrouve son milieu naturel, mais elle explose carrément le gospel. Dès « Mary Don’t You Weep », elle embarque son gospel choir au paradis. Toute l’assistance claque des mains et ça devient biblique. Pour envenimer les choses, Chuck Rainey joue de la basse. C’est l’un des meilleurs cuts de gospel progressif de tous les temps. Une fois de plus, Aretha arrache la beauté du ciel - Yes she did - Avec « Precious Lord Take My Hand », la chorale explose tout. C’est ce gospel là qui a sauvé Dieu en Amérique. On a l’impression d’entendre l’apothéose des anges du paradis et Aretha ré-explose au milieu de cette exubérance cabalistique invraisemblable. « Old Landmark » sonne comme un gospel classique type When The Saints, mais ça devient vite diabolique, car Aretha hurle et derrière elle, le gospel choir pulse comme ce n’est pas permis. En prime, Chuck Rainey devient complètement dingue sur sa basse. Des fous ! Il faudrait tous les enfermer ! Il faut voir comme elle gueule ! Des centaines de gens claquent des mains et Chuck roule ses notes. Hallucinant ! Heureusement, ça se calme un peu ensuite et Aretha repart du bon pied en B avec « How I Got Over », une espèce de gospel Soul, mais dès que les autres claquent des mains, ça redevient infernal et évidemment Chuck Rainey se croit à nouveau tout permis, impossible de le calmer, il fait même des glissés de manche à la Johnny Thunders. Comme c’est un double album, on a le droit à une face C avec « Climbing Higher Mountains », un gospel swing des enfers monté sur la bassline de Chuck Rainey. La puissance du gospel choir change une fois de plus toute la donne. Ça devient l’un des meilleurs trips de Soul de l’histoire. Ces gens-là sont imbattables. Aretha suivie par des centaines de choristes, ça vaut tous les Phil Spector du monde. On a là une véritable explosion de grandeur incommensurable. Dernier coup de Trafalgar en D avec « Wholy Holy ». Une fois encore, Aretha arrache le cut du sol à la seule force de sa voix. Elle chante comme une reine du ciel et les chœurs créent une ambiance irréelle.

    On comprend que Jerry Wexler soit tombé dingue de cet album - Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en l’art. Amazing Grace relève de l’art religieux, de la même façon que la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine. En termes de portée et de profondeur, il existe fort peu de choses qui soient comparables - On comprend ce que veut dire le Révérend James Cleveland quand il affirme qu’Aretha était là bien avant - Même s’il elle n’a que 29 ans, Aretha est une âme très ancienne. Elle a déjà été là. Je n’ai aucun doute là-dessus, elle est la réincarnation d’un prêcheur. Ça ne s’est pas produit pendant l’enregistrement, mais pendant les répétitions, elle s’est laissée aller - Pour Marvin Gaye, Amazing Grace est le plus grand album de gospel de tous les temps. Cet album s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires. C’est la plus grosse vente de gospel. Pour Cecil, le frère d’Aretha, cet album est un moment sacré dans l’histoire du peuple noir.

    Comme le contrat Atlantic arrive à terme, Aretha se prépare à négocier son renouvellement. Elle demande un million de dollars à Jerry Wexler qui les met sur la table. Puis elle demande conseil à Ruth Bowen qui lui dit d’en réclamer cinq de plus. Wexler et Ahmet Ertegun craignent tellement de revivre l’épisode du départ de Ray Charles qu’ils allongent les six millions sans discuter. Du coup, Aretha s’achète une belle villa sur le Upper Eat Side.

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    On pourrait croire qu’Aretha va faiblir avec le temps. Oh pas du tout ! Hey Now Hey (The Other Side Of The Sky) paru en 1973 est encore un solide album de Soul. Comme elle n’a plus de tubes, Aretha écarte Wexler. Elle fait appel à Quincy Jones pour la production. Elle sait ce qu’elle veut, comme on le voit avec « Hey Now Hey » qui ouvre le bal. On retrouve cette incroyable détermination qui la caractérise depuis le début. Avec Aretha, il faut que ça déménage. Pas question de rester assise là à rien faire. Et puis avec « Sister From Texas » qu’elle avait composé pour Esther Phillips, elle transforme le r’n’b en magie pure, d’autant que derrière ça cuivre et ça wha-whate à tire-larigot. C’est sur cet album qu’on trouve une belle compo de Carolyn, « Angel ». Elle fait aussi une reprise du « That’s The Way I Feel About Cha » de Bobby Womack et fait ses premiers essais d’overdubbing, comme venait de le faire Marvin sur What’s Going On. Encore un merveilleux plan de groove ambivalent avec « Mister Spain » qu’elle prend avec un tact spectaculaire. On flotte avec elle dans des vagues de Cassavetes d’images pénultièmes, dans un entre-deux mondes terriblement élégant de désordre infructueux. C’est probablement le groove le plus oblique de l’histoire des grooves obliques. Excepté Aretha et Nina Simone, peu de gens savent naviguer dans les eaux pourpres du Caire. Wexler dit que Carolyn a sauvé l’album avec « Angel ». Pour lui, Hey Now Hey est un flop. L’album ne se vend d’ailleurs pas très bien.

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    Elle revient trouver Jerry Wexler et Arif Mardin pour l’album suivant Let Me In Your Life. Elle espère faire repartir les ventes. Cet album est une nouvelle preuve de son écrasante supériorité. Aretha envoie la charge de la brigade légère avec le morceau titre. Groove de basse énorme signé Stanley Clarke. Elle est toujours très à l’aise. Elle sait étirer les bras au réveil et bâiller de bonheur à s’en décrocher la mâchoire. Elle tape une belle compo d’Eddie Hinton, « Every Natural Thing ». Bel hommage au fromage. Chuck Rainey prend la basse avec un son un peu plus dur. Dans « Ain’t Nothing Like The Real Thing », on a une fantastique ouverture de groove océanique. Aretha, c’est un peu la même chose que Chateaubriand : elle contemple la profondeur des siècles du haut d’un promontoire. Elle tire sur le thing de nothing à l’infini. Serait-elle la plus grande tireuse de syllabes du monde ? Aretha est une géante du romantisme black qui est infiniment plus élégant que le romantisme blanc, car bourré de feeling. Elle reprend l’« I’m In Love » du petit Bobby et l’emmène là-haut sur la montagne - whooo ohohooohhh - voilà une femme qui s’exprime dans l’éclat du groove ultime. Elle hurle à la beauté. Elle va bien plus haut qu’à son habitude. Quelle folle ! Quelle belle flamme de passion carbonique ! Encore un pur chef d’œuvre : « Until You Come Back To Me », merveilleuse plantation de la revanche. Depuis qu’elle règne sur le monde, la paix et la douceur s’imposent. Elle n’est pas comme les petits blancs dégénérés, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Les tordus de la vieille Europe ne s’agenouillent pas aux pieds d’une telle femme, car ils sont trop psychotiques. Et puis on a ce fantastique « Oh Baby », groove de l’aube naissante. Aretha tire sur sa voix. On est là dans la sur-puissance d’une chanteuse trop puissante. On accepte d’Aretha ce qu’on n’accepte pas de Carla Thomas. Question de voix. Elle tape dans Jerry Ragovoy avec « Eight Days On The Road », et pour une fois, on a du Ragovoy qui swingue énormément, alors que d’habitude, ça pleurniche élégamment dans les chaumières. Voilà un groove bananier d’exotica parfaite. Elle termine cet album fascinant avec une chanson de Leon Russell, « A Song For You ». Elle part à la découverte des vieilles barbes blanches. Elle ne fait que consolider l’assise de sa classe et affirmer l’ampleur de son génie transverse.

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    On retrouve Jerry Wexler et l’ami Arif à la prod pour With Everything I Feel In Me paru la même année, avec une Aretha nue sous un manteau de fourrure blanche. Comme souvent, Jerry Wexler propose à l’artiste qu’il couve un gros choix de compos et ça démarre avec « Without Love », un groove somptueux. Elle fait comme à son habitude, elle arrache la beauté du ciel. Elle tape ensuite dans Burt avec « Don’t Go Breaking My Heart » et là, on ne rigole plus. Elle mène la chose à train d’enfer. Elle screame dans la crème blanche du paradis. Elle tape ensuite dans du Barry Mann sans Cynthia avec « When You Get Right Down To It », une belle pop de Soul qui déploie lentement ses ailes, et doucement fouettée par un vent de groove. S’ensuit un nouveau coup de Burt, l’ineffable « You’ll Never Get To Heaven », chanté par dessus la jambe, par dessus le marché et par dessus les toits. Chuck Rainey monte « With Everything I Feel In Me » sur sa bassline et ça tourne au rampisme hallucinant. Le groove rôde sous les draps de satin blanc. En B, elle va taper dans Stevie Wonder avec « I Love Every Little Thing About You » puis Chuck Rainey revient ramoner « Sing It Again Say It Again », une grosse pièce de r’n’b idéale pour jiver un juke. Mais c’est la première fois qu’un album d’Aretha paraît sans hit. Pas de single dans le top forty. Aretha commence à en vouloir à Jerry Wexler.

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    L’année suivante, Wexler ajoute You à sa grande série Atlantic avec Aretha. Pochette superbe, Aretha se prélasse sur une pelouse au soleil. Son petit ensemble jaune ne dissimule pas grand chose. C’est dingue ce qu’on aime cette femme. Elle attaque avec « Mr DJ », une fantastique pièce de r’n’b trapu, bas sur pattes, secoué des glandes, élégant, tendu et rond. Quelle fête pour le bouleversement de tous les sens ! La fête se poursuit avec « I’m Not Strong Enough To Love You Again » et on se délecte de la classe d’Aretha. Elle continue de chanter au chat perché avec des hey hey de rêve. Elle attaque la B avec un « Without You » signé Sir Mack Rice. Alors évidemment ça chauffe dans la cambuse. Quelle fantastique partie de basse ! Et puis il y a tous ces grooves de rêve, « You Make My Life », « You » et « It Only Happens (When I Look At You) », l’hymne des jours heureux. Mais encore une fois, il n’y a aucun hit dans l’album. Alors Aretha va aller les chercher ailleurs. Chez Curtis qu’on surnomme le gentil géant.

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    Sparkle est la BO d’un film. Voilà un film bien chanceux car on nage dans le coton des compos de Curtis Mayfield. « Something He Can Feel » rassemble les conditions idéales du groove. Avec « Hooked On Your Love », Aretha tire son chariot et pour faire honneur à Curtis, elle brode pas mal de dentelle dans les aigus. Belle jam de juke avec « Jump », joué aux percus et monté sur beat funk. Aretha tape dans l’intrinsèque ! « Loving You Baby » sonne comme un gros hit de r’n’b trompetté jusqu’à plus soif. Aretha continue de claquer de beaux brins de démesure. Et elle boucle avec « Rock With Me », un groove de jazz énorme. L’histoire de cet album est à double tranchant, car s’il a relancé la carrière d’Aretha, il a brisé celle de sa petite sœur Carolyn à qui Curtis avait dans un premier temps destiné les chansons. Carolyn comptait sur Sparkle pour relancer sa carrière, mais sa sœur s’imposa.

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    Quatre énormités se nichent sur Sweet Passion paru en 1977 et produit par Lamont Dozier. Notre Aretha coiffée d’un chignon attaque avec « Break It To Me Gently » qui s’étend à l’infini, comme un océan. Elle va aussi loin que Bobby. Elle ne tape pas dans le haut de gamme mais dans le trop haut de gamme. Elle n’en finit plus de travailler la finesse de ses syllabes et de générer de l’émotion. Elle nous sort un peu plus loin le groove du paradis avec « A Tender Touch », monté sur des violons de satin mauve, illustration sonore du bonheur sentimental. On ne trouvera jamais mieux sur le marché. Elle attaque la B avec un « Touch Me Up » signé Holland Dozier Holland et donc ça sonne comme les Supremes, mais avec un bon gros beat popotin. Elle revient au slowah de rêve avec « Meadows Of Springtime » qu’elle élève au sommet de l’art total. Puis elle scoobeedoote avec « Mumbles », histoire de rappeler qu’elle fut à ses débuts une fabuleuse chanteuse de jazz.

    Aretha refuse toujours de chanter cette disco qui est alors à la mode, car comme Wexler, elle pense que la disco n’a pas d’âme. Il prétend que les gens de son niveau, Marvin Gaye et Curtis Mayfield, par exemple, ne s’abaisseraient jamais à chanter de la disco.

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    Sur Almighty Fire, Aretha interprète des compos du grand Curtis Mayfield. Avec le morceau titre qui ouvre les festivités, Aretha tape dans la belle Soul. Elle vient toujours récupérer ses couplets en hurlant, une vraie mère poule ! Dans « More Than Just A Joy », les anges du paradis l’accompagnent. Elle profite de la belle Soul violonnée de « Keep On Loving You » pour emmener ses troupes à l’assaut de la gloire divine, comme elle le fait depuis l’origine des temps. Elle profite de ce beau slowah de proximité qu’est « Close To You » pour grimper dans les nues. On ne met pas Aretha en cage.

    Mais c’est le septième échec commercial de suite. Aretha risque de devenir une has-been, alors que les Bee Gees font un carton avec « Saturday Night Fever ». Ahmet Ertegun prend contact avec Nile Rogers et Bernard Edwards de Chic pour produire un album à succès, mais Aretha pose ses conditions, alors ça ne marche pas. C’est Van McCoy qui va produire le nouvel album. C’est quitte ou double pour Ahmet Ertegun. Si l’album ne se vend pas, il sait qu’il va perdre Aretha.

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    Aretha se prélasse en petite robe jaune sur la pochette de La Diva et on se régale du spectacle de ses formes généreuses. Les gros cuts se trouvent en B. « Only Star » part sur un beat diskö, mais la fée Aretha transforme ça vite fait en pure magie. Elle chante avec une énergie infinie et reste dans l’exemplarité d’une fraîcheur de ton. Elle enchaîne avec le heavy tempo de « Reasons Why » puis elle livre l’une de ces beautiful songs dont elle a le secret, « You Brought Me Back To Life », classieux jusqu’au bout des ongles vernis. Arrive ensuite « Half A Love », groove de haut de gamme maximal, d’une classe invraisemblable, et vraiment digne des grooves de Marvin Gaye.

    En parallèle, Aretha rêvait de démarrer une carrière à Hollywood, comme l’avait fait Diana Ross. Elle espérait tourner un vrai film et on lui proposa une comédie, The Blues Brothers. Comme chacun, sait, elle y fait un carnage dans la scène du restaurant, avec « Think ».

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    Avec l’album Aretha, on entre dans les années 80 et dans une nouvelle période, la période Arista avec Clive Davis. Jerry Wexler avait fait d’Aretha une reine, Clive Davis va en faire une diva. Sur la pochette, Aretha est bien coiffée. On voit la femme qui a réussi, mais s’il en est une qui mérite sa réussite, c’est bien Aretha Franklin. D’autant que l’album est une fois de plus énorme. Elle reprend le vieux hit d’Otis, « Can’t Turn You Loose » et elle le trousse à sa manière. Elle fait ça mieux que toutes les autres, c’est criant d’évidence. Elle décolle ses ouahhh et swingue son r’n’b avec le génie habituel. Elle tape aussi dans le groove diskö avec « Take Me With You ». On assiste une fois de plus à une échappée belle de cette immense chanteuse. Elle n’a rien perdu de sa grandeur et de sa clameur. C’est de la très haute voltige, un imparable festival d’excellence notoire. Just perfect. Vous n’en finirez jamais avec Aretha car le festival se poursuit avec « Whatever It Is », qu’elle chante comme dans un rêve. Elle met du gras dans l’envolée. Il faut voir comme elle hurle dans l’immensité. Avec « What A Fool Believe », on assiste à l’explosion du génie vocal d’Aretha. Elle déborde de groove. Elle va loin dans la nuit. Sa voix la porte au-delà de la notion même de génie. Ce cut est pourtant du petit funk, mais avec elle ça prend des proportions terribles. Elle crie dans l’écume du bonheur. Elle incarne la puissance féminine. Encore une merveille absolue : « Together Again ». Aretha la géante se prélasse sur des couches de violons et elle reprend son vieux taureau par les cornes. Elle explore tous les formats mélodiques et balaie tous les a-prioris. Elle n’en finit plus de taper dans le haut de gamme et elle s’élève jusqu’au ciel pour crier oh sugar ! Incroyable comme elle est belle dans l’action. Aretha Franklin est très certainement la plus grande chanteuse de tous les temps. Lorraine Ellison qui monte aussi très haut ne saurait la surpasser. Que d’énergie dans la grandeur !

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    Sur la pochette de Love All The Hurt Away, Aretha s’est déguisée en passagère de l’Orient Express. Le morceau titre accroche immédiatement, elle chante avec George Benson et ça donne l’un des plus grands duos de l’enfer du paradis. Ils partent au groove comme seuls les grands jivers de jazz savent le faire. Pure magie. Puis Aretha explose le vieux hit de Sam & Dave, « Hold On I’m Coming ». Marcus Miller joue derrière elle une sacrée partie de basse funk. On ne saurait imaginer meilleure conjonction d’astres : Aretha, la Soul et la pétaudière. Elle sait allumer une lanterne au plus profond du néant, pas de problème. Plus loin, elle tape dans « You Can’t Always Get What You Want » des Stones. Le Reverend James Cleveland dirige la chorale et Marcus Miller passe sa basse funk au devant, alors ça devient très spécial. Une véritable aubaine ! Ça frôle la grandeur des Edwin Hawkins Singers. Elle démarre très brutalement la B avec « It’s My Turn », un cut qui fend la cœur, créant ainsi le moment idéal pour mourir et quitter cette terre ingrate. Rien d’aussi majestueux. Ce cut tient à la fois de l’infini, du delta et du crépuscule des dieux. Aretha crée ses propres ciels, elle ne fonctionne qu’à la mesure de l’éternité. Sa voix s’élève et nous élève. On meurt moins con quand on l’écoute - It’s my turn and I hope you understand - Mais comment une femme peut-elle chanter aussi bien ? Comment peut-elle devenir aussi belle ? Elle finit cet album fabuleux avec « Kind Of Man », encore un exercice de pureté mélodique. On suivrait Aretha jusqu’en enfer, si elle nous le demandait. Elle nous refait là le coup de la grande ouverture océanique, elle sait grimper et nous laisser transis de frissons. On appelle ça la volupté.

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    Au dos de la pochette de Jump To It, Aretha sort d’un gros paquet cadeau. Miam miam. Le morceau titre est une petite merveille de diskö-funk. Elle fascine encore plus avec « If She Don’t Want Your Lovin’ ». On retrouve cette voix qui a marqué le siècle et des millions de gens à travers la planète. Mine de rien, Aretha Franklin est devenue l’une des personnes les plus importantes du monde. Fantastique climat de Soul pacifiée avec « This Is For Real ». En B, on retrouvera un slow arethique de l’ère classique, « I Wanna Make It Up To You ». On parle désormais d’Aretha comme on parle des pharaons. Son art devient à la fois antique et intemporel. « It’s Your Thing » se veut funky en diable, monté sur une basse metal à la Bootsy. Absolument dévastateur ! Elle y va, la grande Aretha. Elle screame au détour d’un couplet. Inutile de chercher à comprendre, c’est elle la patronne. Voilà encore un disque sur lequel personne ne voulait parier. Et voilà le travail !

    C’est à cette époque qu’elle fait un voyage en avion si mouvementé qu’elle jure, à l’atterrissage, de ne plus jamais monter dans un avion. Au nom de cette phobie du vol, elle va refuser des fortunes. Plus de tournées en Europe, ni au-delà des montages rocheuses. Ree ne voyage plus qu’en bus. Ruth Bowen va essayer de convaincre Aretha de dominer sa peur, car elle perd trop d’argent. Aretha ne veut rien entendre. Elle va virer sa vieille amie Ruth et la remplacer par Dick Alen, qui est l’agent de Chuck Berry et de Little Richard. Ruth n’est pas surprise : si tu ne t’es pas brouillé avec Aretha, c’est que tu n’as rien vécu. Les brouilles sont sa spécialité.

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    Pour la pochette de Get It Right, elle s’est teint les cheveux en blond, comme le fit sa copine Etta dans les années 50. Ça démarre avec le morceau titre, pur jus diskö. Aretha reste pro. Elle s’en sort avec les honneurs. De toute façon, en 1983, tous les artistes noirs y passaient. Il leur était impossible de faire autrement. Il faut attendre « I Wish It Would Rain » pour renouer avec le groove de haut vol. Elle l’embarque à son altitude préférée avec ses ahhhh ehhh et ses ihhhh ihhhh habituels et ça reste très excitant. Aretha, c’est l’incarnation de la sensualité. Elle grimpe comme si elle chantait du gospel. La basse funk propulse « I Got Your Love » dans la stratosphère, et pourtant, il s’agit là d’un slowah de charme un peu popotin, mais Aretha le prend de travers et elle s’arrange pour ouvrir les cuisses du ciel. Elle termine cet album avec « Giving In », un superbe r’n’b, doux au couplet et miraculeux au refrain. Il faut voir comme elle tire ça avec ses ahhhh ehhhh !

    Une nuit, un cambrioleur est entré chez son père, le révérend Franklin. Il y eut un échange de coups de feu et le révérend se retrouva à l’hôpital dans le coma. Il y resta cinq ans, sans jamais revenir à lui. À la mort de son père, Ruth Bowen dit qu’Aretha changea radicalement. Elle ne fut plus jamais la même.

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    Comme toutes les divas de la Soul, Aretha dut taper dans la diskö. Elle voulait un younger sound to it. Alors voilà Who’s Zooming Who, paru 1985, qui démarre « Freeway Of Love », un hit diskö. Elle va chercher la fuckin’ diskö pour aller danser sur la piste avec John Travolta. Elle continue de faire sa diskö queen sur le morceau titre. Mais il y a trop de beat dans le cul de la diskö. Ça coulisse, d’accord, mais là n’est pas le propos. L’époque est trop paradoxale. Aretha s’acoquine avec Annie Lenox pour chanter « Sisters Are Doin’ It For Themselves », mais ça ne marque pas les mémoires au fer rouge. Elle passe ensuite à l’antillais pour « Ain’t Nobody Ever Lover You » et ça devient magique - Parlez-vous français - Aretha tient sa rumba par la barbichette. Puis elle balance une énorme giclée de diskö-Soul avec « Push ». Et l’album se termine sur un pur moment de magie : « Integrity ». Aretha va y chercher le groove nocturne de satin blanc et Dizzy Gillespie joue un solo de trompette.

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    Pochette signée Warhol pour l’Aretha paru en 1986. Elle attaque sec avec « Jimmy Lee » monté sur un gros beat teinté de diskö et un certain Randy Jackson joue de la stand-up pouet pouet. Elle fait ensuite un duo avec George Michael, sacrée mauvaise époque, tout de même. Elle tape dans le « Jumping Jack Flash » des Stones, accompagnée par Ron et Keef. Randy Jackson bassmatique tout ça très bien. Aretha supervise le malaxage. La B bascule dans la diskö avec « Rock A Lott ». Aretha danse la fièvre du samedi soir avec Travolta et il faut attendre « He’ll Come Along » pour retrouver la terre ferme, c’est-à-dire la grosse classe élévatrice d’Aretha. Elle arrache sa chanson du sol et s’envole avec. Elle réédite l’exploit avec « Look To The Rainbow ». Elle grimpe directement là-haut, elle hurle dans l’immensité, là où personne ne l’entend plus et elle devient sublime.

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    Retour au gospel avec un double album, One Lord One Faith One Baptism, et la participation de Mavis Staples. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’Aretha voulut produire elle-même cet album pour montrer au monde qu’elle n’avait besoin ni d’un John Hammond, ni d’un Jerry Wexler, ni d’un Clive Davis, ni d’un Luther Vandross et encore moins d’un Narada Michael Walden. Elle voulait rappeler que dans son enfance, le gospel avait fait d’elle un petite star. Ce disque est une marée chaude de bénédiction seigneuriale. On y entend pas mal de prêches, mais les envolées d’Aretha valent comme d’habitude tout l’or du monde. Elle fait chanter ses sisters, Carolyn et Brenda, la baby sister. Mavis et Aretha tapent dans le très haut de gamme avec « Oh Happy Day », le hit gospel absolu, certainement l’un des moments les plus émouvants de l’histoire de la musique moderne. Aretha monte par dessus les montagnes - Good girl aw aw - C’est complètement arraché du sol et à la fin du cut, Aretha salue sa copine - Ladies & gentlemen, my friend Miss Mavis Staples - Terriblement émouvant ! On assiste un peu plus loin à un combat de titans entre Aretha et Joe Ligon, dans « I’ve Been In The Storm Too Long ». Ils sont vraiment dingues tous les deux, Joe Ligon screame comme un diable et Aretha lutte au coude à coude avec lui dans les altitudes subliminales. Elles finissent toutes ensemble, Aretha, les sisters et Mavis avec « Packing Up Getting Ready To Go », Joe Ligon le screamer fou vient donner un coup de main pour ce final extravagant. Des disques de gospel comme celui là ? On n’en reverra pas de sitôt !

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    Sur l’insert de la pochette de Through The Storm, Richard Sassin rend hommage à Aretha : « Joy and sex and spirit and love and hope and pride and glory come together in her voice. » Ça commence par un duo infernal avec James Brown : « Gimme Your Love ». On se retrouve là au sommet de tous les arts. Deux des plus grands artistes de tous les temps font un véritable numéro de Soul funk. James s’énerve et Aretha lui tient tête - You’re my jam in a jar ! - Aretha revient à la Soul pure avec « Mercy », même si ça frôle la techno avec cette grosse caisse poussée devant dans le mix. Elle duette aussi avec Whitney Houston dans « It Isn’t It Was It Ain’t Never Gonna Be ». Elles foncent au diskö-beat. L’époque voulait ça. Whitney est bien gentille, mais on voit bien qu’elle ne fait pas le poids. En B Aretha duette avec Elton John pour le morceau titre et ils vont tous les deux se coller au plafond en frôlant le kitsch. Aretha fait aussi une version diskö de son vieux « Think », et même si ça sonne diskö, ça reste solide. Comme Jack Bruce, elle revient à ses vieux hits et les reprend avec un nouveau son. Elle finit par duetter avec Kenny G des Four Tops sur « If Ever A Love There Was ». Ah, on peut dire qu’Aretha sait duetter !

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    Plus le temps passe, et plus Aretha se transforme en lady. Il suffit de voir la pochette de What You See Is What You Sweat pour s’en convaincre. Encore un album fantastique qui s’ouvre sur une reprise de Sly, « Everyday People », un énorme r’n’b funkoïde d’alambic. Elle le bouffe tout cru. Rien d’aussi reconfigurateur que cette voix. Elle redevient la Soul Sister Number One d’Amérique. Avec le funk de « Mary Goes Round », elle nous fait perdre la tête. Elle shake son funk au shook de glotte. Puis elle tape dans Burt avec « Someone Else’s Eyes ». Comme Burt veille au grain, ça devient très sérieux. On ne peut espérer meilleure aviation dans le ciel de la victoire. Aretha est comme Dusty et Dionne, elle a besoin de ces mélodies ultra-sophistiquées pour s’élever et gagner les stratosphères. Burt n’a fait que ça toute sa vie, composer des classiques intemporels pour les plus grands chanteuses de la planète, Marlene Dietrich, Dionne, Dusty et Cilla, toutes embarquées au paradis de l’infinie beauté et voilà Aretha, superbe, effarante, elle remonte par paliers et s’en va faire son immense. Attention, ce n’est pas fini, car elle tape ensuite dans Michel Legrand avec « What Did You Give ». Elle frise le gospel, mais avec la touche Legrand. C’est un autre monde, un monde d’extrême sophistication. Elle boucle cet album pharaonique avec un remix infernal d’« Everyday People ». Elle adore ce cut de Sly - ooh shoo shoo - elle va chercher le truc et c’est à tomber. Le rêve de Sly repris par Aretha, rien d’aussi définitif. Et c’est même de la pure sauvagerie.

    On la vit cette année-là se produire dans un spectacle au Waldorf Astoria de New York. Aretha qui se croyait mince et gracieuse arriva sur scène en tutu pour danser le menuet. L’assistance fut choquée. Aretha ressemblait à un hippopotame en tutu. Embarrassé, Clive Davis déclara qu’elle dansait ses pirouettes avec une certaine agilité.

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    Portrait vénitien pour la pochette d’A Rose Is Still A Rose, paru en 1997. Avec le morceau titre qui fait l’ouverture, on se prend une giclée de diskö dans l’œil. Trop de son sur Aretha, ce n’est pas bon. « Never Leave You Again » bascule dans le groove de club et vire jazz, mais on s’ennuie un peu. Il faut attendre « Watch My Back » pour revivre, car Aretha est accompagnée par une basse énorme. Elle fait ses mmm du menton mais la basse est tellement présente qu’elle fait de l’ombre à Aretha. Cet album est flingué par une mauvaise production. Ray Charles détestait les producteurs et ne voulait pas entendre parler de conseils - Je ne veux même pas que ce putain de producteur soit dans le même immeuble que moi - Il faut se souvenir que Jerry Wexler et Luther Vandross furent les seuls qui eurent le courage - the balls - de suggérer des choses à Aretha sur sa façon de chanter.

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    On trouve deux énormités sur So Damn Happy qui date de 2003 : le morceau titre et « You Are My Joy ». « So Damn Happy » est violonné d’entrée de jeu et c’est embarqué à l’enfer vert d’Aretha. Elle semble créer des jungles impénétrables, tout sort d’elle, elle arrache tout et jette des gerbes au ciel. Elle redevient l’espace d’un cut la plus grande shouteuse de l’univers - Head on ! - Elle écrase son champignon. Impossible pour elle de calmer le jeu. Aretha est une folle zébrée d’éclairs de génie. Elle hurle dans les vagues d’une tempête. On continue de lui faire aveuglément confiance et on a bien raison car voici « You Are My Joy », le gospel de rêve, elle retrouve le secret de la grandeur spectaculaire du vrai gospel d’antan. Elle pousse sa voix de manière apocalyptique. Sur ce redoutable album se nichent d’autres merveilles : « Everybody’s Somebody’s Fool » et « Ain’t No Way », cuts puissants qu’elle relance à l’harmonique. De sombres critiques incompétents commençaient à prétendre qu’Aretha perdait sa voix. Mais si on écoute ce disque, on voit qu’elle fait exactement ce qu’elle a toujours fait : elle atteint ses notes les plus hautes sans produire le moindre effort.

    Le titre de cet album est d’autant plus troublant qu’Aretha voit disparaître un par un tous les gens qu’elle aime : Carolyn, son père, Erma, son frère Cecil, puis son autre frère Vaughn, Ruth Bowen. Elle ne voulait pas entendre ces informations, et surtout, elle ne voulait pas croire un seul instant qu’elles fussent vraies. Au final, elle ne voulut plus faire confiance à personne.

     

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    This Christmas Aretha paraît en 2008. Mémère a 66 balais. Mais elle fait exactement ce que fait Jerry Lee : elle casse la baraque. Avec « Angels We Have Heard On High », on dirait qu’elle chante comme une baleine. Elle revient au gospel des racines et reste dans le très grand art. Aretha remonte au sommet avec « This Christmas » qu’elle chante d’une voix de baleine des abysses. Sur la pochette on voit bien que sa poitrine tombe, mais on s’en fout, car elle chante comme une reine - Hey Donny my son sing it - Donny Hathaway entre dans la danse et ça devient énorme de Soul et de groove. Aretha nous allume comme en 1964. Ce disque est une horreur car Aretha n’en finit plus d’exploser les normes en vigueur ici bas. Et la fête se poursuit avec « My Grown Up Christmas List ». Elle chante toujours aussi divinement. Ça, personne ne pourra jamais le lui enlever. Elle revient au r’n’b avec « The Lord Will Make A Way ». Énorme ! Pur jus ! Elle tire tout le jus du r’n’b et les chœurs enchaînent. On croyait tomber sur un album ringard et finalement on se retrouve avec une bombe dans les pattes. Elle s’explose la glotte dans les amygdales et elle devient complètement folle. Elle grimpe encore, elle hurle d’une voix blanche jusqu’à la folie. On observe exactement le même phénomène que sur le dernier album de Jerry Lee : plus elle vieillit et plus elle éclate. Elle tape dans Englebert avec « Angels » qu’elle travaille au corps avec une classe inconcevable. Elle va bien au-delà de tous les sommets. Aretha n’en finit plus de grimper. Elle renoue avec la pure démence de groove en attaquant « One Night With The King » et elle redevient l’espace d’une chanson la plus grande chanteuse de tous les temps. Elle jette dans la balance tout le poids de son génie. Elle jazze, yeah, et joue avec la pure beauté formelle. Elle donne le vertige. Elle tape dans Mendelssohn avec « Hark The Herald Angels Sing » et pour ça, elle grimpe dans le haut de son registre, elle va jusqu’au bout du possible une fois encore et invente le gospel de l’immensité éperdue.

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    Nouvelle bombe en 2011 avec A Woman Falling Out Of Love. Sur la pochette, Aretha ressemble à une gamine. Ouverture du bal avec « How Long I’ve Been Waiting ». Voix bizarre mais voix. Elle chante à l’édentée comme Jerry Lee. Et comme Jerry Lee, elle règne sur la terre entière - Mah darlin’ - Elle amène ça comme une tarte à la crème. Aretha se veut reine du tartinage génialissime. Jusqu’à la mort. Elle tire toujours vers le haut, elle pousse des pointes, elle ne s’arrête jamais et devient de plus en plus belle. Elle va au faîte. Elle fruite ses cris. Aretha réveillerait les morts si sa religion ne le lui interdisait pas. Impossible de résister à son charme. Elle n’en finit plus de pousser la Soul dans ses retranchements. Ses cris restent toujours aussi purs et aussi beaux. Elle incarne tout le prestige de la soul depuis cinquante ans. Elle reste la plus juteuse, la plus vaillante et la plus attachante. Ce premier cut est une abomination. Vous êtes prévenus. Elle enchaîne avec un blues de B.B. King, « Sweet Sixteen » - When I first met you baby - Elle tient bien son blues. Elle nous remet aux abois. Et cette façon qu’elle a de battre le rappel ! Aucune chanteuse ne va là où va Aretha. Elle regrimpe au pinacle avec « I Can’t See Me ». Elle te tombe dessus, tu n’as même pas le temps de t’enfuir. Tu es cloué au mur par les hallebardes, tu es tétanisé par les frissons. Cette Aretha pourrait bien être le diable en personne. Son groove démolit toutes les murailles et tous les concepts. Elle jazze, elle groove et elle crie, elle crée des accidents de parcours puis elle swingue ses syllabes, tu n’auras pas ça ailleurs, ce mélange de swing, de jazz, de blues, de chaleur et de générosité. Dès l’intro, « Summer Place » sonne comme un classique. Elle prend possession de l’espace. Elle a déjà bouffé le monde. Que lui faut-il de plus ? Une oreille ? C’est ça. Elle chante pour qu’on l’entende au fond de l’éternité des vampires. Elle atteint un absolu d’éternité. Elle pousse ses Summer Place dans l’absolu du défendu, et elle crie toujours bien. Avec « The Way We Were », elle nous fait le coup du gospel inter-galactique violonné à outrance. Ce disque devient indécent tellement il est bon. « New Day » sonne comme de la diskö sur-produite. Aretha débarque dans le booty du beat et fait autorité. Elle règne sans partage sur ce funk perverti et trop produit. Au beau milieu de cette pluie de bananes, Aretha chante comme une reine égyptienne. Mais elle est bien trop urbaine pour toutes ces conneries. N’oublions jamais qu’Aretha vient de Detroit. Elle passe à l’enfer du jazz avec « When 2 Become One » et elle développe son truc sur un groove phénoménal. Encore un disque dont on ressort rincé.

    Dans une interview pour Ebony, Aretha déclare qu’elle vient de prendre de bonnes résolutions : Je vais perdre du poids, mieux m’organiser et laisser tomber ces connards de bonhommes - leave these bullshit men alone.

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    Son dernier album en date s’appelle Sings The Great Diva Classics, un album de reprises. Elle attaque avec un vieux hit, « At Last » qu’elle transforme en une pièce terrifiante de beauté formelle. Puis elle reprend un hit moderne d’Adèle Blanc-Sec, « Rolling In The Deep » pour l’exploser. Paf ! Plus rien. Il faut écouter Aretha, car elle reste bien la reine de la Soul. Il faut l’entendre hurler - ahhhh - et elle y revient encore et encore. Elle se livre là à une explosion de démence pure. Elle en fait une fabuleuse pièce d’exaction et elle la prend dans l’os. Il n’existe pas de mots pour décrire une pareille énormité. Aretha ne faiblit pas, bien au contraire ! Elle tape ensuite dans un vieux hit de Cissy Houston, « Midnight Train To Georgia ». Et là, comme disent les Portugais, elle tape dans le dur. Elle monte tellement qu’une fois de plus on se trouve privé de mots. Ça se passe à la fois dans la cervelle et dans l’ombilic. Cette femme est beaucoup trop forte pour les lapins blancs. Elle n’en finit plus de tirer ses chansons vers le firmament. Fuck les gars ! C’est Aretha, la bête, la femme fatale, la screameuse définitive, le reine des rêves de satin blanc. Quelle fabuleuse explosion ! Franchement, c’est à tomber raide. Elle va chercher le « People » de Barbra Streisand dans la stratosphère, tant qu’à faire. Elle transforme le plomb des balladifs en or pur. Il faut l’entendre se battre avec les couplets de « People », là-haut ! Elle tape ensuite dans « I’m Every Woman » un vieux hit de Chaka Khan et de Whitney Houston qu’elle colle à « Respect ». Elle commence par exploser la diskö puis elle tape dans son vieux hit et elle redevient complètement folle. Au secours ! On ne l’avait encore jamais vue dans cet état ! Elle fait subir le même sort à « You Keep Me Hangin’ On », le vieux hit des Supremes - Get out of my life ! - Puis elle explose le « Nothing Compares 2 U » de Sinead O Connor à coup de vocalises de jazz. Ne confiez jamais vos chansons à Aretha. Elle en fera de la charpie.

    On apprend qu’Aretha vient de casser sa pipe en bois, mais c’est à David Ritz que revient l’honneur de refermer ce chapitre. Il imagine Aretha aujourd’hui dans sa maison de Detroit : Je la vois regarder les photos de ses frères et sœurs adorés - Erma, Cecil, Carolyn, Vaughn - tous morts. Elle s’enfonce dans ses souvenirs. Comme elle l’a toujours fait, elle remplace les mauvais souvenirs par des bons. Pour se remonter un peu plus le moral, elle se dirige vers le grand piano, s’installe devant le clavier et laisse courir ses doigts sur les touches. Puis elle ferme les yeux et chante. Elle sent le bien-être monter en elle. Elle entend sa voix, toujours aussi claire. Cette voix tremble peut-être un peu avec l’âge, mais c’est sa voix, immortelle, profonde et parfaite.

    Signé : Cazengler, Aretha ton char

     

    Aretha Franklin. The Electrifying Aretha Franklin. Columbia 1962

    Aretha Franklin. The Tender The Moving The Swinging Aretha Franklin. Columbia 1962

    Aretha Franklin. Laughing On The Outside. Columbia 1963

    Aretha Franklin. Running Out Of Fools. Columbia 1964

    Aretha Franklin. Yeah!!! Columbia 1965

    Aretha Franklin. Soul Sister. Columbia 1966

    Aretha Franklin. Take A Look. Columbia 1967

    Aretha Franklin. Take It Like You Give It. Columbia 1967

    Aretha Franklin. I Never Loved A Man The Way I Love You. Atlantic 1967

    Aretha Franklin. Aretha Arrives. Atlantic 1967

    Aretha Franklin. Lady Soul. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Aretha Now. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Aretha In Paris. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Soul ‘69. Atlantic 1969

    Aretha Franklin. This Girl’s In Love With You. Atlantic 1970

    Aretha Franklin. Spirit In The Dark. Atlantic 1970

    Aretha Franklin. Live At The Fillmore West. Atlantic 1971

    Aretha Franklin. Young Gifted And Black. Atlantic 1972

    Aretha Franklin. Amazing Grace. Atlantic 1972

    Aretha Franklin. Hey Now Hey (The Other Side Of The Sky). Atlantic 1973

    Aretha Franklin. Let Me In Your Life. Atlantic 1974

    Aretha Franklin. With Everything I Feel In Me. Atlantic 1974

    Aretha Franklin. You. Atlantic 1975

    Aretha Franklin. Sparkle. Atlantic 1976

    Aretha Franklin. Sweet Passion. Atlantic 1977

    Aretha Franklin. Almighty Fire. Atlantic 1978

    Aretha Franklin. La Diva. Atlantic 1979

    Aretha Franklin. Aretha. Arista 1980

    Aretha Franklin. Love All The Hurt Away. Arista 1981

    Aretha Franklin. Jump To It. Arista 1982

    Aretha Franklin. Get It Right. Arista 1983

    Aretha Franklin. Who’s Zooming Who. Arista 1985

    Aretha Franklin. Aretha. Arista 1986

    Aretha Franklin. One Lord One Faith One Baptism. Arista 1987

    Aretha Franklin. Through The Storm. Arista 1989

    Aretha Franklin. What You See Is What You Sweat. Arista 1991

    Aretha Franklin. A Rose Is Still A Rose. Arista 1997

    Aretha Franklin. So Damn Happy. Arista 2003

    Aretha Franklin. This Christmas Aretha. DMI 2008

    Aretha Franklin. A Woman Falling Out Of Love. Aretha 2011

    Aretha Franklin. Sings The Great Diva Classics. RCA 2014

    David Ritz. Respect. The Life Of Aretha Franklin. Little Brown and Company 2014

    TROYES - 06 / 06 / 2018

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    THE RUNAWAYZ

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    Dernière gâterie avant la migration d'été en Ariège, la teuf-teuf file sous la route écrasée de soleil, rendez-vous avec l'Angleterre, les Runawayz sont basés à Manchester, viennent nous montrer les dernières moutures du rockabilly à la British, vont scotcher sur place les amateurs qui n'en perdront pas une miette. Trois sets éblouissants, des tout jeunes, mais la maestria. Sans attendre, voici les :

    RUNAWAYZ

    N'avaient pas commencé que déjà l'on entendait la ziqmuc. Non, nous ne sommes pas des extra-lucides, mais avec cet ampli Marshall aussi massif qu'un bahut Renaissance et cette tête Fender aussi grosse qu'une tête d'éléphant, ne faut pas nous la faire, l'on ne s'attendait pas à des adeptes du bol tibétain, quand ils se sont installés la Fender de Joe Newman n'apporta aucun démenti à nos prévision, une planche de bois délavée, elle avait dû traverser des milliers de kilomètres à travers l'océan et servir de radeau-refuge à un ours blanc passablement énervé du rétrécissement en peau de chagrin de banquise préférée vu le nombre de griffures sur les bords... Nos supputations de fins connaisseurs se révélèrent exactes. Les Runawayz portent bien leur nom, fonctionnement réduit au strict minimum ( mais ils font le maximum ), ultra-brite, Joe lance le riff, joue le rôle du produit d'appel en tête de gondole, un éclair mortel, et tout de suite Curt Jones embraye à la batterie, n'avez pas le temps d'attendre que les feuilles jaunissent, coupe court à vos états d'âmes, le genre de forban qui fait tirer ses quatre-vingt dix canons pour couler un pédalo, et sur ce ce Sam French vous recueille le tout et vous le renvoie illico, l'a dû équiper sa big mama de cordes élastiques, vous chope l'obus au vol et vous le renvoie filer au fond du filet.

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    Un boucan d'enfer, faut rassurer les passants dans la rue, no problem, it's only rock'n'roll ! Enfin soyons précis, plutôt du rockabilly. Très bon pour la santé. Médecine vivifiante. Vous ne trouverez pas meilleur ailleurs. Au deuxième morceau, l'on reconnaît le Crazy Legs de Gene Vincent, des jambes d'athlètes, pas comme les vôtres qui pédalent dans la choucroute au bout d'un kilomètre, celles d'un sprinter-marathonien qui vous fait l'aller et le retour à une vitesse inimaginable. Des esthètes à leur manière, le Curt vous casse du bois sur sa Tama ( la rétama souventes fois ), Joe grille les riffs au barbeuc barbaresque, charbons ardents, vous désosse les côtes de bœuf au laser, un orfèvre de la fièvre de l'or pur.

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    Sam French s'affranchit et joint sa voix à celle de Joe. Se marient trop bien ensemble. Me faudra le deuxième set pour comprendre sa technique vocale, diable comment se débrouille-t-il pour qu'elle surmonte la tonitruance de l'orchestre, et s'impose sans effort. Un truc simple, m'en suis rendu compte lorsqu'il attaqué Burning Love et That's All Right Mama, les entonne avec le phrasé d'Eddie Cochran, avec la manière si particulière d'Eddie d'écraser la voix, de la faire dérailler, de la rendre éraillée, tout en gardant un débit d'une fluidité exceptionnelle, vous découpe les mots un à un tout en les reliant grâce à un influx nerveux hors du commun, les utilise comme des jalons acoustiques d'une netteté irréprochable, vous transfuse le rock avec du sang de nègre épais comme la guigne. Moteur hot rod lubrifié au vieux blues des familles. Ne se gênent pas pour taper dans le répertoire un Old Black Joe mixé avec un Whole Lotta Shakin' Goin' on, du battu et du rebattu, du classique hyper classistoc. Attention, s'emparent des morceaux et vous les transforment de pied en cap. Vous les reconnaissez mais mais ce ne sont plus les mêmes. L'esprit du rockab, la fureur du rock'n'roll. Empruntent dans le traditionnel mais ne les alimentent plus au gaz-oil, n'utilisent que des carburateurs au kérosène. Du vieux ils vous font du neuf ( passent allègrement au dix, onze, douze, poussent jusqu'au nombre d'or ), z'ont même des morceaux à eux – z'en abusent pas – mais un titre comme Things We Said Today, sonne comme un manifeste. Une provocation, à pousser les vieux rockers hors des sentiers herbus. Le rockab n'a pas changé, mais il n'est plus le même. Joe Newbon, doué comme il est, a tout juste vingt ans. Guère plus âgé, la contrebasse de Sam French ne roucoule pas le swing, un son plus clair, moins jazzy, rebondissant et anguleux, coup de jeune pour la vieille grand-mère, elle en sautille comme une petite fille qui frétille d'impatience de rencontrer le loup. Est loin encore d'avoir trente ans, Curt Jones et sa carrure de bûcheron, vous transplante les plants de batterie, les nourrit à la sève de baobab, les endurcit pour mieux vous pulvériser les oreilles. Aucun des trois ne joue pour lui. Tous ensemble, tous pour un, un pour tous et tous unis, pas de traces de cet insupportable égo de musicos qui vire à la démonstration oiseuse et gratuite.

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    Le troisième set sera grandiose. Le moment d'admirer le style de Joe, ne tire surtout pas la couverture à lui, mais il a cette façon hallucinante de descendre sur ses cordes, d'envoyer un rythme pour aussitôt catapulter la même phrase musicale, un chouïa moins grave que précédemment, mais avec cette impression vertigineuse que vous glissez sur une paroi de haute montagne verglacée, que rien ne vous arrêtera et que votre fin approche. Vous dépasse même, et court devant vous, la mort vous a oublié, en chemin, mais la voici à nouveau derrière vous... Les Runawayz décoiffent, vous réinventent le rockabilly, pas des Britishs par hasard, z'ont compris l'importance du son, de la masse compacte auditive dans laquelle le fan doit être enfoui de partout, un magma sonore impitoyable qui vous berce le cœur des rockers encore plus que le chant des sirènes. La nouvelle génération promet. L'a laissé les complexes parentaux au vestiaire, la fidélité aux vieilles pierres a ses limites, vous réinventent le rockab, sans ménagement, ne respectent rien, resaisissent ainsi ce sentiment intense et jubilatoire du rockabilly originel, repoussent allègrement les barrières et les anciennes frontières.

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    Finissent sous les acclamations, trempés de sueur, mais en pleine forme. Sourires et gentillesses aux lèvres, ravis de l'accueil qu'ils ont reçus. Y aura encore quelques concerts cet été au 3B, mais je serai absent pour les commenter. Béatrice Berlot la patronne me donne des remords. Qu'elle en soit remerciée. Ainsi que Fabien qui cajole la console.

    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Béatrice Berlot )

    THINGS WE SAY TODAY / THE RUNAWAYZ

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    Joe Newbon : guitar + vocal / Sam French : double bass + vocal / Curt Jones : drums + vocal.

    Enregistré en octobre 2017 at Rif Factory.

    Premier CD, six titres. Esthétique minimaliste. Noir, blanc, rouge. Tout dans le lettrage, des silhouettes blanches comme mangées par le temps au dos de la pochette.

     

    Hot & Bloody : une petite tuerie. Juste pour le plaisir. Le combo boume à dos de méhari, et ça fonce comme pour la prise d'Akaba. Rythme pulsé, le vocal qui morigène, la guitare qui crie, la batterie qui vous hache la boustifaille, la big mama qui gronde, toute cette compression pour qu'au final un break de drum emporte le morceau au paradis des rockers. Things we said today : la voix qui traîne et chantonne par en-dessous, mid-tempo sacrément bien envoyé, le vocal qui presse et le back-ground qui amplifie les sous-entendus. On règle les comptes au physique et à la métaphysique, c'est long mais l'on voudrait que cela ne finisse jamais. Remettent le couvert imperturbablement, faut bien trouver la solution idéale. She's my baby : beaucoup plus rockab que les morceaux précédents, leçons de style, tout ce qu'il faut savoir faire pour produire un bon rockab. Un soupçon de Carl Perkins pour le traitement, chacun y va de sa petite intervention, l'ensemble s'avère miraculeusement équilibré. Why : urgence pour les réponses, la batterie joue à la machine à coudre, la voix de Joe surfile en urgence, et la basse épouse le mouvement frénétique du balancier de la pendule devenue folle et que personne ne peut plus arrêter. Les aiguilles tournent à mille à l'heure et vous trouvez que ça passe trop vite. Vous avez raison, vous avez le droit de le remettre. Rebound : heureux comme des anglais sur leur île. Ligne droite infinie. Rythmique impitoyable et guitare en montagnes russes. Z'ont décidément l'art de vous entraîner dans des sarabandes interminables qui vous semblent durer à peine quelques secondes. Accélèrent comme des dératés à la fin. I want You To Know : retour aux anciens, un mix entre Buddy Holly et Eddie Cochran, plus une guitare qui se permet un petit moment, juste pour passer le pont, de mordre sur les années soixante, et puis cette batterie cahotique vous confère une épaisseur peu commune à l'aventure.

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    Les Runawayz vous jouent le rockab à la manière dont les groupes anglais entre 1964 et 1966 n'osaient plus s'y risquer. Sont au croisement de deux traditions. Retournent aux sources du rock'n'roll, mais elles sont plus nombreuses et générationnelles que beaucoup ne le croient généralement. Un CD qui fera le bonheur de ceux qui recherchent du nouveau. Une ligne de partage des eaux différentes. Un groupe à suivre.

    Damie Chad.

    01 / 07 / 2018 - BURRET ( 09 )

    LA VEILLEE FESTIVE ET POPULAIRE

    PIERRE GEFFLOT / THE BITCHI MICHI BAR

    DÄTCHA MANDALA

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    Pénardos au café à l’ombre du château de Foix et le mec est venu nous distribuer un flyer, papier glacier et aussi coloré que les ailes d’un papillon tropical, esthétiquement une réussite, pour le déchiffrage j’aurais eu besoin que les services secrets britanniques me livrassent une Enigma spécialisée dans la lecture des fines lettres roses sur fond jaune bouton d’or fleur de moutarde soutenue, après plusieurs essais de déchiffrements infructueux, je n’en ai pas cru mes yeux, l’impossible se matérialise parfois, encore mieux que l’apparition à Lourdes de la Sainte Vierge ( une sacrée sainte-n’y-touche dévergondée n’importe quoi qu’en disent les textes ) , incroyable, improbable, insoupçonnable, Dätcha Mandala à Burret !

    Burret, vous ne connaissez pas, un bled perdu au fond de l’Ariège, un patelin de quatre maisons tellement étroit que deux voitures ne peuvent s’y croiser, à tel point que les Ponts et Chaussée en ont été réduits à poser des panneaux à flèches prioritaires pour que la circulation puisse s’écouler, remarquez après Burret vous pouvez vous demander où vont les gens, il n’y a plus rien, si ce n’est des versants verdoyants de montagne déplumées à leurs sommets. Un trou perdu mais culminatif.

    LA VEILLEE

    Pas pour autant un désert. Ce sont les vieux du coin qui ont été contents. Alors qu’ils n’attendaient plus que la mort, les jeunes sont arrivés, Se ressourcer. Une tribu de néo-ruraux - ainsi les ethnologues les surnomment-ils - se sont éparpillés sur le territoire à l’abandon, L’ont dynamisé et se sont lancés dans le projet d’un Café-Epicerie au village voisin du Bosc - vous localiserez sur une carte d’état-major - l’on pressent un lieu d’échanges et de solidarité, le genre d’endroits qu’en règle générale les autorités préfectorales n’aiment guère. D’où l’organisation de cette Veillée dans le but de récolter des fonds.

    Une espèce d’aplomb rocheux tapissé d’herbe tendre, trop petit pour abriter un oppidum gaulois mais le nid végétal si accueillant que dans les anciens temps pastoraux l’on y édifia l’Eglise et son cimetière. Pour ce soir, l’ambiance est un peu plus païenne, des chiens et des enfants courent partout, l’on y distribue pour quatre euros des fallafels monstrueux et à cinquante centimes des crêpes vegan épaisses comme des dictionnaires. Tous les âges se côtoient, beaucoup de jeunes adultes et, preuve scientifique que l’altitude ne nuit en rien aux copulations frénétiques, une armada de bébés que des papas tout fiers exhibent et promènent au milieu de la foule tels des oriflammes vivants.

    PIERRE GEFFLOT

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    N’a pas de chance. Passe à l’heure la plus dure, celle des estomacs à la peau tendue qui crient famine, davantage de monde au stand bouffe-buvette que devant la scène. L’est tout seul avec sa guitare et son micro. Ne se décourage pour autant. Aligne des standards brésiliens et latinos, des babioles qui ne m’ont jamais fait vibrer, mais il s’en sort bien, l’a une belle voix, un peu écorchée et qui s’agrippe aux mélodies comme le lierre au chêne tutélaire. Epuise son répertoire sud-américain de Gracia a la Vidad à Commandante Che Guevarra, et l’on change d’hémisphère, Angleterre avec Mc Cartney et Pink Floyd, ose le saut à l’élastique dans le Vercors avec Joséphine et Bashung, et termine en beauté avec une version de Summertime dans laquelle il contrefait sa voix, tour à tour féminine - parfum Ella - et masculine - senteur Louis - et sort de scène sous une pluie approbatrice de remerciements et d’applaudissements. L’a ramé au début - quelques gamins statufiés devant l’estrade - mais a fini par coaguler tout un public attentif et admiratif.

    THE MITCHI BITCHI BAR

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    L’est bondé le troquet. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour dénombrer la clientèle. Huit au total. Clavier, batterie, basse, guitare, saxophone, chanteur. Petite vérole de kr’tnt readeurs, sais encore me servir de mes doigts, j’ai bien dit huit. Les deux autres ? Vous ne vous êtes donc jamais aperçu qu’un bar sans serveurs c’est comme un bâton de dynamite sans allumette ! Dans les situations difficiles reste à sauver les meubles, z’ont donc installé le comptoir sur la scène, prend de la place mais aux grands maux les grands remèdes. Donc deux serveurs, l’un grand et maigre, efflanqué comme un canasson étique, l’en a d’ailleurs le profil effilé, les dents longues et le rire chevalin, en tenue de garçon de café, l’autre c’est le beau gosse - tout de suite le chouchou des filles - tout ce qu’il faut pour plaire, le bob de marin, les larges bretelles, le sourire redoutable, les muscles saillants bronzés et la peau tatouée en bleu-pétrole, le premier joue le rôle du Narrateur, une histoire à vous chavirer le cœur, et l’autre fait le fier-à-bras, roulades, saltos, équilibre sur les bras, maintenant attention nos deus zigotos bossent aussi. N’arrêtent pas de remplir des petits verres, les posent sur un plateau et chacun son tour s’en va dans le public offrir le divin élixir fortement alcoolisé. Quand il a récupéré les verres sales il les jette de loin au comparse resté au bar qui les attrape au vol et se hâte de d’y reverser le nectar aux quatre roses afin d’entamer une nouvelle tournée distributive gratuite. Des bienfaiteurs de l’humanité reconnaissante. N’oublient pas non plus les copains musicos. Chaque fois que l’un est plongé dans un solo, ils se jettent sur lui, lui maintiennent la tête en arrière et lui font ingurgiter dare-dare le coup de l’étrier. Bref joyeuse cohue sur la scène, même que l’expression satané bordel serait encore mieux appropriée.

    Z’ont la musique festive, réjouissante et théâtrale. Un ballet méticuleusement mis en place. S’agitent de tous les côtés comme s’ils avaient coincé le petit doigt de leur pied gauche dans une prise électrique - essayez c’est rigolo - un véritable numéro de clowns, tout est pensé, rien n’est laissé au hasard. Un plaisir de les regarder. De les entendre aussi, un chanteur à voix profonde qui laisse aussi la place à ses potes, par exemple le bassiste avec sa guitare classique, ses cheveux gominés et sa fausse veste de toréador nous donnera une espagnolisante et désopilante aubade d’enamourado totalmente desesperado au bord de la mort, una muy triste cancion à vous faire hurler de rire. Ne s’arrêteront pas en si bon chemin. Vous servent une des miscellanées extravagantes dignes des grandes heures du rock alternatif français. Balancent bien la sauce, se remuent comme de beaux diables, miment sans discontinuer disputes offensées, bagarres de jeunes coqs, embrassades d‘ivrognes, ivresses burlesques, le tout sans s’arrêter de jouer, genre l’univers peut bien s’écrouler autour de moi je ne quitte pas de mes doigts virtuoses mon instrument chéri, y a trois cents personnes qui remuent consciencieusement des quatre membres et du popotin devant la scène et qui leur réservent une ovation finale méritée.

    DÄTCHA MANDALA

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    L’on change de dimension. Le rock sans teinture - entendez ce mot en sa signification alchimique - métaphysique n’est qu’un divertissement. Je préfère les groupes qui chassent la baleine blanche, qui se dirigent sans faillir vers ce que Rilke nommait l’Ouvert et Saint-John Perse l’Amer. Trois sur scène. Le triangle essentiel, la formule absolue. Nicolas Sauvey à la basse et au chant, Jean-Baptiste Mallet à la batterie, Jérémy Saigne à la guitare.

    Déjà vus à Paris, au Petit Bain ( voir KR’TNT ! 314 du 01 / 02 / 2017 ) les avais beaucoup appréciés. Un combo jeune et prometteur, proche de Zeppelin, c’est aux maîtres que l’on se donne que l’on reconnaît l’amplitude des ambitions et des rêves qui nous portent plus haut. Ce soir de février, ils avaient convaincu. Certes ils étaient encore près du démarquage, se tenaient dans le filigrane du riff, ne le lâchaient pas d’une seconde, le déroulaient et lui donnaient forme, ne quittaient d’un iota pas les patterns du heavy rock, la leçon était assimilée mais pas encore filtrée dans leur propre lymphe congénitale, toutefois l’on sentait que l’oiseau-tempête s’envolerait un jour du nid pour voler de ses propres ailes.

    Et ce soir dès les premières secondes, l’évidence de la métamorphose. De simples signes, de quelques secondes, mais suffisants pour que le public qui s’était dispersé durant l’inter-set rapplique en masse et se colle d’un seul allant devant la scène d’où il ne repartira plus. Presque rien. Des chuchotis. Des froissements. Du bricolage serait-on tenté d’insinuer perversement. Il n’en est rien, rien que ce placer des mains de Jérémy sur le corps de sa guitare, cet effleurement mat de corde, ce dosage savant et comme instantané des boutons, et puis ce bruit de lavabo en train d’avaler un serpent, ce moment où l’électricité devient son, ces fractions concassées de nano-secondes où le rock and roll apparaît comme la nudité rêvée d’Hérodiade dans le poème de Mallarmé, rien n’a encore eu lieu et tout est dit. De l’autre côté de la scène la voix de Nicolas feule dans le micro, il mouline des jambes et bondit tel un tigre vers Jérémy qui se porte à sa rencontre. Entre ses mains sa basse Rickenbaker exhale une longue plainte qui se perd dans le froufroiement soyeux du riff de Jérémy qui à peine né se meurt déjà de la lassitude de vivre, et la voix revient chargée d’échos, sinueuse et insaisissable, n’y a plus qu’à attendre, la suite qui déboule brusquement. Un simple break de batterie, prévisible, mais ici un galop fou, normalement Jean-Baptiste devrait vous désosser le riff proprement, vous l’articuler, vous le hahanner, vous le plier à sa volonté, bref zeplliner ad libitem, il n’en sera rien, il n’en fera rien, la harde sauvage des roulements est lancée et rien ne l’arrêtera. Plus jamais. Fini le vieux moteur à quatre temps et douze soupapes de décompression, Dätcha Mabdala s’est procuré une tuyère à propulsion quantique. Jean-Baptiste est partout en même temps. Gifle les cymbales, emballe la grosse caisse, tamponne sans fin les toms, se permet en plus le luxe de lever les bras et dé faire tournoyer ses baguettes entre ses doigts, vous catapulte la dätcha sur l’infini cyclopéen du mandala de l’univers. Attitude altitude.

    Les regards convergent vers Nicolas. A la basse, et à la haute diction du vocal. Baise des lèvres le micro et glapit comme un renard pris au piège dans son terrier enfumé, dommage pour les chasseurs, le voici qu’il rugit et surgit soudainement en lion royal, en félin géant, vous perce les oreilles et vous berce le cortex de gutturale prosopopées. Chant d’envoûtement et de foudre, le foutre du blues nous entraîne dans le maelstrom inquiétant de ses dérives, valse de lave incandescente, la dätcha brûle et l’on ne sauvera pas l’écurie des pur-sangs du rêve de leur cendre volcanique. Loots, Mojo, Uncommon Travel, Human Free, que ne faut-il crier, hurler, rager, s’époumoner, s’exproprier de soi-même, pour briser les chaînes des hommes, les images des écrans qui nous paralysent, et le film que l’ordinateur central, mental et menteur, nous passe en boucle, nous emberlificote la comprenotte, nous abreuve de nos faux-semblants, nous emmure de nos lâchetés, nous emprisonne dans nos propres murailles. Le chant scalpel décape et nous desquame de nos fausses prétentions. Frénétique, Nicolas tourne sur lui-même se jette à la rencontre de Jean-Baptiste, guitaristes face à face, chimère et tigre segaléniens qui se disputent pour mieux se partager la sapèque de l’existence, le rock réside en ses instants de sublime confrontations amicales, images iconiques de sa propre représentation qui imprime notre imaginaire et notre perception de la réalité. La Ricken requin de Nicolas s‘infiltre partout, squale d’eaux profondes en apnée prédatrice sous l’écumes sanglante des tempêtes de Jean-Baptiste, guitariste solitaire muré dans sa tour d’ivoire qui fomente les murailles d’Atlantis, la cité maudite qui nous ensevelira tous. Touche les cordes du bout des doigts comme si elles lui cisaillaient les mains. N’en déclenche pas moins des fureurs d’orichalque et des moiteurs de brumes métalliques empoisonnées qui s’accrochent par lambeaux aux roulements à tombeaux ouverts des toms tonnerre de Jérémy. Tambours impétueux de la destruction créatrice. Car c’est ainsi que s’engendrent les cycles. Yoga Yuga.

    Dätcha Mandala est bien la maison du sacré - Gauguin la surnommait du jouir - en construction. Apporte sa propre pierre philosophale à l’édification commune. Nous enseigne que toute notre énergie doit être au service de notre volonté de désir fou. Le torrent s’apaise sur un titre hommagial tiré du dernier album de Robert Plant. Plus un ultime et long moment de folie pure qui transporte le public vers les plus hautes cimes. Un intense fragment de poésie pure détaché du monde. Ce n’est pas une ovation qui salue les trois hérauts, mais une de ces clameurs qui marque autant une foisonnante gratitude qu’un immense respect. Pour ce qui vient dire d’être accompli là. Une porte, un chakra entrouvert.

    Damie Chad.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 261 : KR'TNT ! 381 : DEREK TAYLOR / JESUS AND MARY CHAIN / VALERY MEYNADIER / THE WILD ONES / WALTER'S CARABINE / LITTLE RICHARD / ALEISTER CROWLEY

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 381

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    05 / 07 / 2018

    DEREK TAYLOR / JESUS AND MARY CHAIN

    VALERY MEYNADIER / THE WILD ONES

    WALTER'S CARABINE / LITTLE RICHARD

    ALEISTER CROWLEY

     

    VACANCES !

    COMME CHAQUE ANNEE LES VALEUREUX ACTIVISTES DE KR'TNT ! PASSENT LEURS MOIS D'ETE DANS LES ÎLES PARADISIAQUES ENTOURES DE SINGES HURLEURS ET DE JEUNES FILLES NUES ( A MOINS QUE CE NE SOIT LE CONTRAIRE ). SOYEZ JALOUX ! TANT PIS POUR VOUS !

    INUTILE DE VOUS SUICIDER, NOUS REVIENDRONS LE 30 AÔUT.

    TÂCHEZ DE SURVIVRE, CROISSEZ ET MULTIPLIEZ-VOUS !

     

    Derek Taylor vaut son 
pesant d’or

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    Vient de reparaître l’As Time Goes By de Derek Taylor, un recueil de mémoires rock qui a pour triple particularité d’être vif, drôle et pour le moins irrévérencieux. Comme l’ouvrage n’est pas gros, il s’avale d’un trait. La vivacité du style confirme ce qu’inspirent les images de Taylor disposées sur la couverture : ce sont celles d’un homme intelligent. Comme le savent tous les physionomistes, les deux choses qu’on remarque immédiatement sur un visage sont l’intelligence et le manque d’intelligence.

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    C’est Paul Myers qui nous met l’eau à la bouche dans un très bel article de six pages paru dans Mojo. La première double nous montre George Harrison assis, grattant sa guitare au milieu d’un attroupement de hippies et on voit Derek Taylor sur la droite de l’image, assistant lui aussi au récital.

    Comme Shel Talmy ou Boss Goodman, Derek Taylor fait partie de ces personnages de second plan qui jouèrent des rôles capitaux dans l’histoire du rock. Il doit principalement sa réputation aux Beatles, dont il fut l’attaché de presse dès 1963. En fait, Paul Myers n’est pas loin de penser que les Beatles lui doivent tout. Myers parle d’une époque où les attachés de presse faisaient la pluie et le beau temps.

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    L’histoire est simple. En 1963, Taylor pige pour un canard de Manchester et quand il voit les Beatles pour la première fois à l’Odéon, il tombe de sa chaise (c’est lui qui le dit) : «Au début des années soixante, je ne voyais pas grand-chose d’intéressant dans la pop, but then came the Beatles to the Odeon Cinema, Manchester in May 1963, and I fell.» L’éloge qu’il écrit dans son canard plaît tellement aux Beatles que Brian Epstein l’engage et pouf, c’est parti ! Taylor devient the Beatles Press Officer. En prime, il réécrit la chronique hebdomadaire de George dans le Daily Express et fait le nègre pour Brian Epstein qui publie son autobio, A Cellarful Of Noise. Taylor admire profondément ces quatre petits mecs qui, comme lui, viennent de nulle part. Et tout particulièrement George : «Cher George. Je n’ai rien à dire de George qui ne soit chaleureux ou affectueux, et même fraternel. Globalement, c’est un saint homme.»

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    Ses mémoires ne fourmillent pas spécialement d’anecdotes. Elles fourmillent plutôt de traits d’esprits - Je ne sais pas ce qui était le pire, être avec les Beatles quand l’horrible pression nous jetait dans les bras de docteurs qui nous prescrivaient des pilules, ou être avec eux quand tout allait bien. Vous savez, certains jours, j’avais la langue sèche et gonflée à force de vouloir expliquer correctement les choses à des journalistes incroyablement stupides, et pourtant, c’était le bon temps, j’avais l’impression de mourir au combat avec mes boots aux pieds - Taylor rappelle que les Beatles ne furent acceptés en Angleterre qu’une fois acceptés aux États-Unis. The long and winding road.

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    Le récit de Taylor s’articule autour de trois périodes : ses débuts Press Officer des Beatles, comme on vient de le voir, puis son départ en 1965 pour la Californie où il va travailler pour des groupes au moins aussi importants que les Beatles, et en 1968, retour à Londres, après la mort de Brian Epstein, pour retravailler avec les Beatles, cette fois au siège d’Apple, à Savile Row.

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    Californie, février 1965. C’est un certain Bob Eubanks qui l’engage pour le compte de sa boîte, Prestige Publicity. Taylor installe sa femme et ses quatre enfants à Los Angeles et commencer à travailler pour la crème de la crème de la scène locale qui est alors en plein boom : Paul Revere & The Raiders, puis Captain Beefheart, les Beau Brummels et pas mal de figures en passe de devenir iconiques. Il admire beaucoup Paul Revere qu’il qualifie de ‘North America, Oregon, answer to Liverpool’. Il affirme que «dans les mid-sixties, Paul Revere fit probablement plus de blé que n’importe quel autre groupe de rock dans le monde.» Au moment où il écrit son texte (1973), il dit que Paul Revere fait toujours autant de blé et que Mark Lindsay chante encore dans le groupe. And I must say, they have my admiration. Voilà, c’est tout le style de Derek Taylor, sharp & funny. L’autre réponse américaine aux Beatles (et à Gerry & The Pacemakers, comme il le rappelle avec un sourire en coin), ce sont les Beau Brummels. Mais un soir, Taylor emmena les Brummels voir un autre groupe qui démarrait, les Byrds, et ça ne plut pas au manager des Brummels qui vira Taylor sur le champ, l’accusant de bouffer à tous les râteliers. Eh oui, les Byrds venaient tout juste d’engager Taylor, comme attaché de presse, car ils avaient le même producteur que Paul Revere, Terry Melcher. Et d’après David Crosby, c’est Taylor qui va fabriquer les Byrds, tout au moins leur image, mais n’est-il pas vrai qu’à l’époque, l’image compte autant que la musique ? - On savait qu’il avait aidé les Beatles à démarrer et il n’est bien sûr pas imaginable que les Byrds aient pu démarrer sans Derek. Il communiqua brillamment pour nous et on avait confiance en lui, car il a toujours été carré avec nous - Taylor positionna en effet les Byrds comme the American Beatles et les accompagna lors de leur tournée anglaise de 1965 pour les présenter à la presse. Taylor fut aussi fasciné par les Byrds qu’il l’avait été par les Beatles - Tous plus charmants les uns que les autres et au moment où vous lirez ces lignes, soyez certain que David Crosby aura été explorer d’autres frontières, toujours plus loin, and like, how far out can you get ? - Et il ajoute plus loin : «Ma femme Joan et moi adorions les Byrds, et rien ne nous touchait plus que le premier line-up des Byrds qui chantait ses hits magiques sur Sunset Boulevard, dans les mid-sixties. Si les Beatles sont à l’origine de tout, les Byrds le sont aussi à leur manière.» Taylor dit aussi que les Byrds étaient le groupe préféré des Beatles.

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    Pendant son séjour hollywoodien, il eut en plus la chance de travailler pour les Beach Boys, grâce à Van Dyke Parks qui fit les présentations. C’est l’âge d’or de Brian Wilson qui enregistre Pet Sounds. Derek Taylor voit immédiatement l’impact visionnaire de cet l’album. Il écrit dans Disc & Music Echo que Brian Wilson est un genius. Plus tard, à la mort de Derek, Brian Wilson dira que Taylor s’était gouré : ce n’était pas lui, Brian Wilson, le genius, mais Derek Taylor. Eh oui, Derek Taylor bâtissait des réputations qui allaient se transformer petit à petit en véritables mythes. Et chaque fois, il s’appuyait uniquement sur la qualité de ce qu’il entendait : Beatles, Byrds, Beach Boys, Beau Brummels, Paul Revere, Captain Beefheart, force est d’admettre qu’il n’y a rien à jeter, chez tous ces gens-là. Quand par exemple il entend «1941» de Nilsson sur son auto-radio, il achète un carton entier de l’album Pandemonium Shadow Show et en envoie des copies à tous ses amis. Aussitôt après, John et Paul prennent contact avec Nilsson pour le féliciter et George l’invite à une fête à Los Angeles. Derek Taylor venait de lancer la carrière d’un autre personnage à dimension iconique. Il est aussi avec Alan Pariser et Ben Shapiro à l’origine du festival de Monterey. Quand Lou Adler entre dans la danse, Shapiro et Pariser sont éjectés.

    Bizarrement, Taylor n’est pas très bien payé, pendant son séjour californien. Lorsque les impôts lui tombent dessus pour un arriéré, ce sont les Beach Boys qui lui filent du blé. Rappelé à Londres par les Beatles, Taylor organise une fête d’adieu au Ciro’s pour financer son voyage. Il invite 500 amis qui payent une entrée de 5.50 $ pour le financement. Tiny Tim, les Byrds et Captain Beefheart jouent à l’œil. Taylor rentre à Londres complètement transformé : «On ne se sentait plus anglais, ce qui était plutôt une bonne chose. On appartenait à une sorte de communauté rock’n’roll, qui n’avait plus rien à voir avec nos origines, mais avec ce qu’on avait dans la tête, comme on disait à l’époque.» Il revient longuement sur ce qu’il appelle the Californian experience, qui pour lui est une expérience unique : «Vous devez juste vous installer là-bas et compter sur votre capacité à vous adapter, à rester vivant et en bon état. Si vous le faites en Californie, alors vous saurez le faire partout ailleurs. Faire quoi ? Tout. Prenons l’exemple des Beach Boys, ils y sont nés, ils y sont devenus célèbres, cinglés, complètement transformés, ils sont un parfait exemple de ce qu’est la California du Sud - incohérente, laxiste, optimiste, vaste, futile et innovante.»

    De 1968 à 1970, il vécut une autre expérience intense, celle d’Apple à Londres. L’argent coulait à flots et les Beatles achetèrent un immeuble à Savile Row pour y installer leur business. Taylor reprit ses fonctions de Press Officer et retrouva de vieux compagnons de route comme Neil Aspinall qui appartenait lui aussi au cercle rapproché depuis les origines. C’est le temps magique du White Album et du dernier concert des Beatles sur le toit de l’immeuble.

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    C’est aussi l’époque ou Allen Klein entre dans la partie, et c’est un peu le cœur du récit. Curieusement, Myers ne fait aucune allusion à l’arrivée de Klein dans cette histoire. A-t-il vraiment lu ce livre ? On se pose la question car à partir d’un moment, Klein dévore tout, dans ce livre.

    Comme Taylor, Boss Goodman et Shel Talmy, Allen Klein fait partie des grands acteurs de second plan de l’histoire du rock, mais pas forcément au bon sens du terme. Klein est un businessman américain qui après avoir géré les affaires de Sam Cooke, prit en mains celles des Stones puis des Beatles. C’est justement Taylor qui favorisa la prise de contact, via Tony Calder. Aucun des quatre Fab Four ne voulait le prendre au téléphone et Taylor parvint à établir un contact entre Klein et John qui après l’avoir rencontré et passé une nuit à bavacher, tomba sous son charme. George et Ringo itou. Mais pas Paul qui ne voulait pas entendre parler de ça. Paul voulait que son beau-père Lee Eastman prenne les affaires des Beatles en main. Mais Klein l’emporta, et Paul quitta les Beatles.

    Pour assainir les affaires de ses clients, Klein commençait par faire le ménage dans le personnel. Il débarqua à Savile Row pour virer les gens. Il arriva un beau jour dans le bureau de Taylor : «Klein came up to see me and said everything was going to be great. Great was a great word in thoses days. Great.» Et pouf, il commence à virer les gens comme des chiens. Méthode de management américaine : on rachète une boîte qui perd de l’argent, on assainit en dégraissant et on revend avec un profit. Klein demande à Neil Aspinall et à Taylor de lui faire des listes, ce qui bien sûr n’est pas possible. Il leur explique alors que les choses pourraient être bien pires - Usually, I come in and fire everybody - Oui d’habitude, il vire tout le monde quand il arrive. Alors virer ou être viré. Pour le pauvre Taylor, le rêve d’Apple se transforme en enfer - The Apple of our dreams was in a hell of a state - Même quand il décrit l’écroulement de ses rêves, Taylor réussit à être drôle.

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    Le pire est à venir avec la parution de l’album Let It Be. Klein fait remixer «The Long And Winding Road» par Phil Spctor qui ajoute des chœurs et des violons. Ça met Paul hors de lui. Comment ose-t-on bricoler sa chanson ? Ça fait rigoler Klein qui fait paraître Winding Road en single. Alors Paul se demande ce qui a déconné dans l’histoire des Beatles qui avaient pourtant tout fait pour protéger leur liberté artistique. Il n’avait plus aucune prise sur ses propres compos - He was wondering what went wrong. I am wondering too. Everyone is wondering. But Klein isn’t wondering. He knows, he knows - Et Taylor ajoute : «Klein is now Mr Big and Apple is an ABKCO (Allen B. Klein & Co, get it ?).» Selon lui, Klein a redressé les comptes, mais il se demande où sont passés Apple et les Beatles - If you find out, let me know - Taylor se sent un peu responsable de cette catastrophe, mais vers la fin du livre, il reconnaît que toute cette histoire dépassait complètement les gens, l’histoire des Beatles n’était pas à taille humaine - too big, too bloody vast for human beings, frail, ill-prepared human beings - et la chute tombe comme un couperet : «The manner of the ending of the Beatles is a shame, a real bummer.» Taylor n’a pas aimé la fin de cette histoire qui devait rester forcément magique. «Pour parler de moi, et c’est la première fois que j’avoue ceci, il est évident que d’avoir travaillé trop longtemps pour les Beatles a fini par tuer ce qu’ils m’avaient apporté au début - une façon de vivre extrêmement intense et de tous les instants - mais j’ai aussi perdu ce que j’avais toujours eu, la capacité de m’amuser (a capacity for fun). Plus rien ne m’amusait, parce que je pensais avoir perdu le droit de m’amuser.»

    Taylor brosse un portrait quasi balzacien de Klein, tout en profondeur : «Je pense que Klein est un homme cruel, mais je pense aussi que je l’aime bien, et je crois qu’il m’aime bien aussi, bien que ni l’un ni l’autre ne sachions au fond ce qui nous pousse l’un vers l’autre. On est loin d’être francs là-dessus. Peut-être chacun de nous est-il terrorisé par l’autre. En tous les cas, je sais que je le suis.» Oui, à sa manière, Allen Klein est un titan et Derek Taylor sait que ce n’est pas son cas. Cette clairvoyance ne fait que grandir les deux personnages.

    Après ce funeste épisode, Taylor passe à autre chose et bosse pour Warner. Il produit des gens comme Nilsson qu’il admire toujours, et s’occupe des Stones, de Viv Stanshall et d’autres gens. Et puis un jour, il croise Allen Klein dans une rue à Londres : «Il me serra dans ses bras et se mit à danser comme un ours autour de moi en disant :’How ya bin’, des trucs dans ce genre. Il me dit aussi qu’il cherchait plus à me revoir que je ne cherchais moi-même à le revoir. ‘True, Allen’, lui répondis-je, ‘mais il y a des périodes où c’est plus facile de vous aimer, comme par exemple en ce moment, Allen.» Vous l’aurez bien compris, ce livre tire sa force du niveau des échanges.

    Signé : Cazengler, Tayl’orbite

    Derek Taylor. As Time Goes By. Faber & Faber 2018

    Paul Myers. King Ink. Mojo # 294 - May 2018

     

    The wind cries Mary Chain - Part Two

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    Deuxième retour des Mary Chain à Paris, après le grand hiatus cubitus, cette fois au Trianon, à deux pas de l’Élysée Montmartre. Cette belle salle offre les mêmes conditions de confort et d’espace, avec en plus les deux étages de balcons rococo qui caractérisent si bien les salles de théâtre bâties au XIXe. L’organisation s’adapte au prestige du groupe : volume ni trop petit ni trop grand, à l’image des Mary Chain qui ne sont ni des stars et qui sont aussi des stars, mais des stars de l’underground britannique, ce qui les sauve. De quoi ? Mais du star system classique qui commercialise tellement les groupes qu’ils en perdent leur âme. Les exemples abondent, il vous suffit de reluquer les couvertures des magazines spécialisés. Les Mary Chain n’ont fait à une époque que des unes intéressantes comme celles du NME qu’on lisait de la première à la dernière ligne chaque semaine, en plus du Melody Maker et de Sounds. On se régalait lorsque Jim et William Reid donnaient une interview. William ne disait connaître que quelques accords dont il ne savait même pas les noms et Jim ajoutait que pour faire du rock, ça ne servait à rien de savoir jouer de la guitare, il suffisait simplement d’avoir un peu d’imagination. Les frères Reid savaient provoquer, avec un panache que tenteront d’égaler les frères Gallagher, mais sans véritablement y parvenir. Liam et Noel ne compenseront leur manque de morgue que par une agressivité verbale qui n’a jamais été égalée depuis. Ils tiraient à boulets rouges sur la concurrence et on se poilait bien, comme lorsqu’on lisait Le Pal de Léon Bloy. Pas de pitié pour les canards boiteux. Comme les frères Reid, les frères Gallagher se moquaient du qu’en dira-t-on comme de l’an quarante. Eh oui, ils avaient les chansons et le son, alors rien ne pouvait les atteindre. Surtout pas les critiques. Il fut un temps où les rockers anglais ne mâchaient pas leurs mots, et ça donnait un sacré jus aux pages de tous ces vieux canards qui semblaient ronronner et qui ne fournissaient plus beaucoup d’efforts, puisqu’ils s’adressaient à ce que les gens du marketing appellent un public captif. Tous les fans de rock lisaient ces trois ‘tabloids’ britanniques chaque semaine, enfin peut-être pas les trois, car les sensibilités rédactionnelles variaient selon le support : Sounds soutenait vaillamment le punk-rock britannique, le Melody cultivait une certaine forme de classicisme pépère et pour assurer sa survie face au Melody, le NME se positionnait toujours en pointe, proposait des articles de fond qu’on conservait (comme on conservait les articles d’Yves Adrien dans R&F) et filtrait les tendances. La chronique la plus importante du NME était probablement On, un quart de page qui présentait chaque semaine un groupe débutant. C’est là qu’on découvrit les Chrome Cranks, par exemple, ou encore Jacob’s Mouse, des groupes qui n’avaient aucune chance d’apparaître ailleurs. Mais une fois apparus dans On, on ne les perdait plus de vue. Ces groupes symbolisaient la relève et quand le mec de On disait sans détours que Peter Aaron chantait comme Iggy, il ferrait l’hameçon. Il ne restait plus qu’à trouver le disque, et à cette époque, c’était extraordinairement compliqué. Les gens ne savent pas la chance qu’ils ont aujourd’hui de pouvoir entrer à n’importe quelle heure du jour et la nuit chez le plus grand disquaire du monde : Discogs. Tu cherches le premier album des Chrome Cranks ? Il est là. Et tous les autres disques de l’histoire du rock aussi. Si on continue d’aller fureter chez les disquaires, ce n’est plus pour dénicher des choses précises, on revient au plaisir de la découverte, comme on l’appelait à une époque.

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    Pas de plaisir de la découverte au Trianon. On a le cirque habituel des roadies qui vérifient cinq ou six fois de suite l’accordage de la basse et des guitares, qui trouvent des pannes de dernière minute sur les micros de la batterie et qui nous font détester encore plus l’attente. C’est comme on dit aujourd’hui d’une pénibilité sans nom. Comme on est arrivé en avance pour choper une place au premier rang, on se bouffe le cirque des roadies dans son intégralité, ainsi que la première partie dont on évitera de parler par charité. Pourquoi le premier rang ? Parce que l’an passé, il y avait trop de brouillard sur scène et on ne voyait rien ou presque. Et celui qui fait tout le spectacle, c’est William Reid, sur la droite de la scène, coincé entre ses deux gros amplis Orange marqués JESUS et ses retours. Même s’il ne bouge pas, il fait le spectacle. William Reid est l’un des guitaristes les plus complets et les plus fascinants d’Angleterre. Comme Chris Spedding, il joue absolument tout non pas en accords, mais en climats, c’est-à-dire qu’il amène du son là où il faut et des thèmes mélodiques pour soutenir de chant de son frangin Jim. Un cut comme «April Skies» qui date très exactement de trente ans a toujours le même pouvoir d’envoûtement. À quelques mètres sur la droite de la barrière, une très belle poule est déjà en transe, elle chante en même temps que Jim, les yeux fermés, et jusqu’à la fin, elle chantera toutes les chansons avec Jim les yeux fermés et les bras en l’air. Des fans de cette classe ajoutent encore à la magie du concert. Chaque fois qu’ils montent sur scène, les Mary Chain provoquent une sorte de commotion intersidérale, un mélange de beauté mélancolique et de violence sonique unique au monde. Jim reste devant, on le sent terriblement timide, il veille à rester fermement inexpressif. Il dit merci en Français et marmonne parfois des choses si bas qu’on ne les entend pas. Mais lorsqu’il chante, il réinstalle les Mary Chain sur leur piédestal. La salle est pleine de gens qui connaissent bien ce piédestal. Évidemment, ils enchaînent avec «Head On», l’un de leurs hits les plus mirifiques, l’un de ceux qu’on jouait à une époque dans un groupe de reprises, mais on préférait la version ultra-explosive des Pixies (tirée de leur meilleur album Trompe Le Monde) à celle des Mary Chain qu’on trouvait trop molle, question tempo. Ce qui fait la grandeur de «Head On», c’est la promesse que nous fait Jim alors que sonne l’apocalypse - Take me down/ To the dirty part of town/ Where all my trouble/ Can’t/ Be/ Found - Et le Found, il faut le cracher, le hurler, car à ce moment-là, le guitariste, que ce soit William Reid ou un autre, part en vrille sur un thème d’une beauté stupéfiante. Et bien sûr, avec «Head On», le fantôme de Jean-Jean surgit, car c’est lui qui nous chantait ça à s’en casser la voix, tout en grattant cette Epiphone rouge dont il était si fier. Jean-Jean, vieux compagnon de route, notamment pour tous ces concerts des Mary Chain qu’on voyait ensemble et qui s’est fait la cerise voici deux ou trois ans, vaincu par une maladie qui ne portait visiblement pas de nom. Mais en studio, il gardait «Head On» pour la fin, car il ne pouvait plus rien chanter après, tellement il en screamait la substantifique moelle. Alors évidemment, ça sonne les cloches d’entendre ce truc au Trianon. On reprenait aussi «Darklands», que les Mary Chain vont jouer un peu avant la fin du set. Jean-Jean vénérait la mélodie de ce cut qu’on jouait très laid-back, évidemment. C’est un morceau de chanteur, bien sûr, mais le travail qu’y faisait William en background était d’une beauté sibylline, tout en mélodie et d’une justesse de goût effarante. Ils vont enfiler les hits comme d’autres enfilent la cousine dans la cuisine, des trucs du style «Snakedriver» et «Teenage Lust» qui roulent comme autant de pierres blanches dans le jardin du rock anglais, ces choses du temps d’avant qu’on considérait comme de très haute importance, comme la perfection du sonic boom, refuge et oxygène à la fois, modèle et orgasme. Tout le son des Mary Chain passait par l’épiderme et par la cervelle en même temps. C’est tellement rare qu’il n’est pas inutile de le souligner.

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    Et quand ils tapent dans le vieux «Some Candy Talking», la poule aux yeux fermés sur la droite commence à basculer dans le soufisme. Elle n’a pas la place de bouger, car les premiers rangs sont devenus des rangs de sardines en boîte avec des mecs qui sautent et qui envoient de méchants coups dans le dos. On fait ouch toutes les deux minutes. On pensait que le concert allait être calme et puis non, au contraire, dès que William envoie la purée, ça pogote dans la boîte à sardines et quelques débuts de shootes éclatent ça et là. Impossible de rester dans la musique, le chaos règne. Et pourtant William Reid cultive le chaos, on devrait trouver ça logique, mais les coups dans le dos sont d’une violence qui oblige à réagir, et pour ceux qui sont habitués aux gigues de fosse, c’est un classique. Le problème, c’est que tous ces mecs-là n’écoutent pas la musique. Ils ne se défoncent pas pour écouter la musique et entrer dans l’univers du groupe qu’ils vont voir, ils se défoncent pour autre chose. La musique des Mary Chain ne semble pas faite pour ce type de chaos, comme l’est le punk-rock, par exemple. Au temps de l’âge d’or du punk-rock londonien, il n’était pas question d’aller devant. Surtout que le fait d’être français se voyait comme le nez au milieu de la figure. Et aussitôt après ce havre de paix qu’est «Darklands», William met en route cette apocalypse notoire qu’on appelle «Reverence» et qui reste l’un des cuts les plus violents de leur répertoire. Jim y va franco de port à coups d’I wanna die just like Jesus Christ et une sorte de tornade sonico-déflagratoire s’abat sur le pauvre Trianon, quelque chose de l’ordre du surnaturel, et le plancher se met une fois de plus à onduler. On a cette fois l’impression très nette qu’il va céder et qu’on va tous descendre d’un étage. William Reid sait lever des ouragans, d’ailleurs c’est tout ce qu’il sait faire dans la vie. Il retrouve sa carrure de wizard of sound. Il est l’un des derniers survivants de cette caste du guitaristes qui savaient créer leur monde. Il joue avec une concentration de tous les instants et veille à ce que le monde s’écroule avec lui. Tant de pouvoir dans les mains d’un petit branleur écossais, quelle indécence ! Et pourtant c’est exactement le spectacle qu’il nous offre, sous son énorme tignasse blanchie. Ces mecs vieillissent (et nous aussi), mais leur sonic trash ne prend pas une ride. En rappel, ils vont taper dans une nouvelle série de cuts de non retour, du genre «Just Like Honey», qui reste la pop-song parfaite d’antan, et le «Cracking Up» qui annonça leur retour en 1998, quand on n’espérait plus rien d’eux. Fantastique morceau monté sur un riff tarabiscoté imaginé par William Reid et qu’on écoutait à l’époque sur le parking, en attendant que le studio de répète soit libre. Ils bouclent ce voyage à travers le temps avec leur cut le plus dévastateur, le plus ultime, «I Hate Rock’n’Roll» et là, baby blue, tout bascule dans le gouffre de Padirac.

    Signé : Cazengler, Mary Chiant

    Jesus & Mary Chain. Le Trianon. Paris XVIIIe. 27 juin 2018

    *

    Tout près de Beaubourg. Mais pas au centre-cul. Quoique, si l'on réfléchit à la valeur sémantique des mots que l'on récuse, l'on soit toujours au plus près de l'objet du délit, celui de la plus haute vertu selon Maurice Scève. Un lieu inhabituel pour les rockers, le local LGBT. Lesbiennes, Gays, Bi, Trans, je traduis pour ceux qui auraient des doutes sur la signification des initiales, n'ayez pas peur, toute sexualité est équivoque, puisqu'elle met en cause au moins deux fragmentations du réel, vous-mêmes et votre désir. Oui je suis en danger, mais divin, puisque ce soir Valéry Meynadier lit quelques extraits de son livre Divin Danger.

    28 / 06 / 2018

    CENTRE LGBT / PARIS

    VALERY MEYNADIER

    + MARIE COLETTE NEWMAN

    Petite salle du bas, au bout d'un escalier hélicoïdal, public essentiellement féminin, car la performance s'inscrit dans les les festivités préparatoires au Salon du Livre Lesbien à la Mairie du Troisième Arrondissement de 14 à 18 heures, le samedi 7 juillet 2018.

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    Silence. Toutes deux sont assises. Valery Meynadier le visage retranché dans le rideau de sa chevelure noire, le corps à moitié voilé par le ruissellement de cette longue chevelure - telle une toge de prêtresse antique - qui une fois debout tombe en cascade, très bas, bien en-dessous de ses genoux. Marie Colette Newman, carrure d'homme transgressive, penchée sur sa guitare basse électrique dont la forme et la décoration ne sont pas sans évoquer une mandorle vénitienne. La diseuse de bonnes aventures se lève et sépare les serpents de ses cheveux, les tient dans sa main, les exhausse tels des boas sacrés – ceux qui dormaient dans la couche d'Olympias la mère d'Alexandre – elle profère les litanies succulentes du plaisir saphique, et Marie Colette entremêle les mots de ses cordes, elle suit les flexibles inflexions de la voix, sait se faire caresse, tendre insinuation, intumescence de clitoris, et vaporisations implosives, car les vocables de Valéry Ménadier se dressent droits d'ardeurs et d'impudeurs tel le reflet tranchant de la vitre du désir transparent de l'autre, ils chantent les chaudes chattes de femelles énamourées, toi brulante, émois sans atours, la langue cherche ton sexe comme la courbure du bateau appelle l'effusion de la mer chavirante. Les lèvres se livrent et le livre s'élève en cette lente gesticulation du corps de l'officiante. Deux coques de chair s'entrechoquent en offertoire, Valéry lit, du bout de la langue, elle susurre et murmure, ses gestes délivrent le dire de l'appel exaucé, la foule, à sa bouche allaitée d'écume, boit ses paroles d'un miel bourdonnant d'Hymette lesbienne, et suit des yeux la lente danse sacrale de son corps de femme, qui ondoie et ondule, gracieux, gracile, qui raconte les jouissives rencontres décisives, l'entremêlement charnellement gordien que tout effort de séparation resserre plus qu'il ne défait. Statue de foudre mobile, transformée en incarnation de la Grande Déesse, celle qui préside aux grandes étreintes comme aux arrachements les plus cruels, elle est, et la poétesse, et la lyre modulée, qui chante dès que le vent de l'attirance effleure et effeuille ses nerfs de vulves vives et frémissantes. Elle ne prend le micro que pour confier encore plus bas les secrets inexpiables des joies les plus païennes. Elle préfère parler à voix nue, espiègle et piégeuse, dans le rire de l'innocence et de l'offrande. Colombe qui roucoule les passions les plus enivrantes ou qui scande les dandinements orphiques de l'appel à l'orgasme du chant et des chairs tendues à en mourir. La guitare de Marie Colette se tait à l'unisson de la voix de Valéry Maynadier. Elles nous laissent, désireux, fiévreux, inassouvis. Tout est dit. Surtout et avant tout le non-dit. Silence et applaudissements nourris.

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    ECHANGES

    D'autres lectures suivront. Agréables à écouter, sereinement servies par quatre lectrices. Un mise en scène qui suscite l'intérêt, mais ces textes de prose - empruntés à des autrices, elles dédicaceront leurs ouvrages au Salon du Livre Lesbien, à féminiser je préfèrerais auteures, qui présente davantage de hauteur - relatent des expériences diverses, toutefois ces récits romanesques ne bénéficient pas des densités poétiques de Valéry Meynadier. Plus que le sujet, en littérature c'est l'altitude d'écriture qui établit les différences. Le style fait l'homme disait Buffon, l'a oublié de rajouter, la femme aussi.

    La soirée se termine devant les petits fours. L'occasion de faire de belles rencontres. Valéry Meynadier a raison, le danger est partout.

    Damie Chad.

     

    29 / 06 / 2018 - TROYES

    3B

    THE WILD ONES

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    Un peu d'équipée sauvage ne messied pas aux rockers, justement ce soir les Wild Ones, venus à Troyes spécialement de Belgique, la teuf-teuf ronronne. Ronchonne aussi. Taxes sur les Harley-Davidson, taxes sur le beurre de cacahuète, décidément l'on en veut à la gent rockine, et la prochaine fois faudra se contenter d'un pépère quatre-vingt kilomètres heure pour se rendre aux 3B. A se sentir pousser une âme de complotiste paranoïaque. En plus la fidèle monture est obligée d'emprunter un sens interdit et de brûler un feu rouge pour éviter les travaux qui encombrent la rue du 3B. Mais rien ne saurait arrêter un rocker en quête de concert.

    Chaleur écrasante, les vitres du 3 B sont largement ouvertes. Pas un souffle d'air. Pas grave, ce soir c'est du lourd, Béatrice la patronne m'assure que la balance a été explosive.

    THE WILD ONES

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    Difficile à admettre mais c'est comme ça. Les Wild Ones ont inventé la machine à remonter le rock'n'roll. Quatre sur scène, et c'est parti pour le grand voyage. Ne sont pas pressés, simplement la pulsation originelle, nous la font entendre longtemps, le temps de descendre le Mississippi et de nous promener dans les quartiers interlopes de la New Orleans. Jack O Ronnie est à la double bass, c'est lui qui pulse, qui jazze, un cœur noir qui bat infiniment, quelque chose qui est là depuis le début, une vibration primordiale, un battement incessant d'ailes de corbeau noir, celui qui s'en vint rendre visite à Edgar Poe pour lui signifier l'infinie déréliction d'exister dans le bonheur de vivre sur cette terre, et de l'autre côté Big Brett roucoule, tout doux, l'eau qui coule sous la proue du show-boat qui remonte le courant, l'harmonica sans fin, qui ne s'impose pas, mais qui se révèle indispensable, entre deux eaux, poisson pilote qui n'en guide pas moins et accompagne le navire vers les quais aventureux. Entre les deux, Tony La Monica, à la guitare, dans le sillage, l'on ne l'entend pas mais l'on n'écoute que lui, cette manière de passer les riffs lof sur lof, en douce, l'air de rien, mais toute la manœuvre sur ses doigts experts. Le quatrième, l'ont surnommé Skinny, vraisemblablement parce qu'il n'a jamais eu peur que le ciel lui tombe sur la tête, alors il vous le fracasse à chaque seconde sur ses peaux. Un halètement tonitruant, des saccades d'étambot qui permettent de frôler les incidences du rivage, de flirter au plus près de tous les naufrages, en les évitant toujours. Si loin du rockabilly étiqueté pure america, dans la feu souterrain de ce que Rimbaud appelait la folie nègre. Ce premier morceau à considérer comme une ouverture musicale d'opéra.

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    Et le rideau noir du fond se déchire violemment, l'homme-léopard apparaît soudainement, personne ne l'attendait, mais le voici, sous sa casquette, Wild One Dee plante sa longue silhouette devant le micro, derrière lui les portières claquent et la chevrolet démarre. De ma vie je n'ai jamais entendu Maybelline malmenée de cette manière. Même le vieux Chuck n'a jamais osé, l'avait carrossée et maquillée le gamin de Saint-Louis de façon à la rendre appétissante pour les blancs adorateurs de country, mais les Wild Ones l'ont repeinte en noir, une fleur purpurale et vénéneuse, le fluide du beat par-dessous et cet étirement indolent des lyrics, z'avez l'impression qu'ils l'ont rallongé de quinze mètres, vous ne voyez qu'elle dans les rues, elle rafle tous les regards, l'harmonica de Brett imite les engouements du carburateur, Jack freine le riff à tous les coins d'avenue, Skinny écrase mollement quelques cops au passage, et la ballade se poursuit follement, vous vous précipitez aux croisements pour l'applaudir, et Dee l'en a plein la bouche, mééé-beu-lii-neu, fait durer le plaisir, Jolly Jumper le cheval fou de Lucky Luke en train de se débattre avec un chewing gum à la noix de coco, jamais une fille n'a mis aussi longtemps pour se déshabiller avant de vous rejoindre dans le lit, oui mais après le goût de la sueur sous votre langue, délectable, inimitable.

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    Dites rockabilly, les Wild Ones rigolent, vous répondent rock'n'roll, sans frontières, sans clôtures barbelés, sans idées fixes, sans étoiles jaunes, sont pour les melting-pots explosifs et partagés, les tumulus de grandes jouissances, précisez root-rock ou rockin-blues, ils s'en fichent, s'affichent rythm'n'blues, and blues. D'ailleurs la lune s'obscurcit, c'est l'heure où les loups sortent du bois et hurlent à l'astre séléniquement blafard. Dee se métamorphose, n'est plus qu'un garou, s'avance vers vous, dressé sur ses pattes-arrière, l'esprit vaudou s'empare de lui, l'a le regard vicieux, l'est le loup méchant, celui de votre enfance qui va vous croquer fissa le petit chaperon rouge ( qui n'en demandait pas tant ) et le voici maintenant dans la maison des sept petits chevreaux, les avale tous, à pleines dents, jusqu'au tout petit, le dernier, l'innocent qui s'était caché dans l'horloge, Dee vous le bouffe aussi avec le cadran et le balancier en prime. Brett hulule sur son harmo, Jack vous a de ces enjambées chaloupées sur sa big mama, Skinny vous démolit tout ce qui passe à sa portée, vous casse le bois et la baraque, et Tony explose sa Fender, vous vrille les riffs, vous perfore les intestins et vous les dévide en un tour de main, à tout seigneur tout honneur, Howlin'Wolf, le chamanique, est de retour et le combo mène la harde au grand galop. Le public embraye d'instinct, non ce n'est pas l'accompagnement musical pour un documentaire sur les chihuahuas, mais une séquence de la Horde Sauvage de Peckinpah.

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    Le blues dans tous ses états. La maladie bleue qui ne se soigne pas. Vous le confirment aussitôt avec I Don't Need No Doctor de Nick AshFord le truc qui vous nique le trou de l'ass très fort et vous le réduit en cendres. Pour vous dire que c'est chaud brûlant. Les Wild Ones ont une spécialité quand ils jouent un morceau. Original ou reprise. D'abord c'est comme tous les bons groupes, mettent du cœur à l'ouvrage, vous sortent un truc impeccable, léché, fouillé, sans défaut, envoyé derrière le mur du son, une petite merveille. Voilà, c'est fini, pesé, emballé, livré avec les compliments de l'entreprise. Remboursé si vous trouvez mieux ailleurs. Et vous êtes comme l'idiot du village, le crétin de service, l'imbécile heureux qui croit avoir trouvé le nirvana. Avec votre bonne foi de débile congénital, vous vous préparez à applaudir des deux mains. Le plouc qui s'en va remercier la cuisinière pour les gâteaux d'apéritif au glyphosate qu'elle a achetés au supermarché. Donc au prochain concert des Wild Ones ne passez pas pour un péquenot. Retenez bien ceci, quand ils ont terminé le titre, ce n'est pas fini. Vous ont envoyé au tapis, les dents éparpillés sur le ring, vous ne savez plus qui vous êtes, vous ont montré la Sainte Vierge toute nue, et bien non, ce n'est que le début, vous croyez stupidement qu'ils vont passer au morceau suivant puisqu'ils ont donné la version définitive de celui que vous venez d'écouter, et bien non, ce n'était que la mise en bouche, une intro, car brutalement tout s'accélère et vous vous apercevez que le film possède une deuxième séquence projectile, là où tous les autres vous passent le générique de fin, eux ils embrayent sur la dernière ligne droite, une chevauchée de trois cents kilomètres, encore plus sauvage que tout ce qui a précédé. Vous terminent en beauté, à la Jayne Mansfield, encastré sous le pare-buffle du poids-lourd, vous en sortez décapité, mais heureux.

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    Trois sets de fous. Royaux. Et vous n'avez encore rien vu, Jack qui se saisit de son archet pour faire longuement gémir sa big mama au godemiché, elle n'en peut plus, elle rêve qu'elle joue dans un quatuor à cordes, qu'elle est la reine du super orchestre symphonique de Salzbourg, l'en devient folle, danseuse étoile et grande gigue de la sarabande des yatagans ensanglantés, Brett et son coffre au trésor d'harmonicas inépuisables, glousse comme la poule rousse que l'on poursuit pour la trucider pour le rituel vaudou, glougloute sans fin telle une voie d'eau boueuse qui s'infiltre dans la coque du bateau, un naufrageur, qui allume des feux sur le rivage pour vous tromper, vous le savez mais vous ne pouvez pas vous empêcher de vous déchirer les oreilles sur ces récifs tentateurs. Skinny qui vous tape sur le système, un forgeron de génie qui vous fout martel en tête, le genre de gars qui vous détruit la maison et vous sortez en courant pour mieux l'admirer, Tony qui vous fait flamboyer sa Fender comme un oriflamme, dans la mêlée vous vous fixez sur elle et vous savez que vous êtes sur le sentier qui mène droit au jardin des délices, ou des supplices, mais cela n'a plus d'importance, Dee est au vocal, chante autant avec son corps d'homme-panthère qu'avec sa voix. Ce sont tous les mystères du rock'n'roll qui transitent par son gosier, les marécages du blues, les grandes plaines, les rapides du rock, les pistes cahoteuses du boogie, les clandés et les jukes joints, les bouges et la sorcellerie animale des peaux-rouges, ça foisonne comme les feuillets d'herbe bleue des poèmes de Walt Whitman, O Captain, O my Captain !

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    Un concert ? Non un régal. Merci à Fabien pour le son impeccable, et à Béatrice la patronne, pour cet inestimable présent des Wild Ones.

    Damie Chad.

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    ( Photos : FB Béatrice Berlot sauf première qui ne correspond pas au concert au 3B,

    prise sur le FB : The Wild Ones )

    TEARS, TOIL, SWEAT & BLOOD

    WALTER'S CARABINE

     

    Marius Duflot : basse, vocal / Foucaud de Kergolav : guitare, harmonica / Joe Ilhareguy : drums.

    Réalisation : Vince Pozadski /

    Studio Swampland de Lo Spider : Toulouse.

    Octobre 2017.

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    Devil's Door : tapotements initiaux, ceux qui viennent de loin lorsque vous collez l'oreille sur le rail pour savoir si le train arrive. Ne tarde pas à débouler et à vous trancher la tête. Ne le regrettez pas, tout de suite après c'est la cavalerie Comanche qui vous passe sur le corps, enfin un western musical dont vous êtes le héros. Hélas les meilleurs aventures ont une fin et le film s'arrête brusquement. Mais quel ravissement, jamais entendu un groupe valser avec un tel son, tout est bon, les guitares, la voix, le rythme, un monde en trois minutes, la vie, la mort et la transfiguration. Dummies : ont compris votre déception, ce coup-ci vous en donnent pour votre argent, une séquence de treize minutes, des rebondissements toutes les trente secondes, des brisures rythmiques à vous étirer les os, un batteur qui vous découpe les côtes à coups de cymbales, de la grandiloquence, des arrêts sur image, des travelling furieux, vous voici seul désespéré et une tintinnabulisation de grincements s'en vient vous entraîner dans une danse de saint-guy souterraine qui jaillit brusquement comme un geyser d'eau brûlante dans le désert. Dommage que vous soyez obligé de marcher pieds nus sur le sol infesté de serpents venimeux, prennent un malin plaisir à s'enrouler autour de vos jambes alors que le reptile de l'angoisse s'installe dans votre cerveau. N'aviez jamais cru que le temps pourrait durer aussi longtemps, et c'est encore pire lorsque tout s'accélère, une chose est sûre, cette terre ne vous offrira jamais le bonheur de vivre, vous aimeriez que votre âme s'envole vers les étoiles mais le ciel est aussi noir que le couvercle d'un cercueil. Le seul avantage, c'est que vous n'avez pas le temps de vous ennuyer, n'auriez jamais deviné que vous prendriez autant de plaisir à agoniser. Soyez positif, le tempo s'accélère, vous courez et escaladez la dernière dune de sable. Ne vous dirai pas ce que vous trouvez derrière. Erarserhead : de la douceur dans ce monde de brutes, le rythme est bon mais sont-ils vraiment obligés de psalmodier une prière pour votre enterrement. Cette voix qui vous arrache la langue et cette musique de coups de marteaux sur les articulations de vos genoux, vous essayez de leur échapper mais la poursuite s'annonce impitoyable. En plus vous êtes du mauvais côté, le dos collé au mur des fusillés. Eclats de rire pour ne pas pleurer. Glory : ça tire dans tous les sens, une véritable fête, vous vous remuez comme sur le dance-floor. N'oubliez pas que l'on achève même les chevaux fous. Vous ne vous serez jamais autant amusé. Rugissements d'enthousiasmes souverains. Hell Hill : la même chose qu'au précédent mais à la puissance mille, jerk tous azimuts, une espèce de brouhaha de voix métaphysiques vous enveloppe et les guitares vous surfilent votre linceul à toute vitesse. Une véritable feria mexicaine. Ce peuple n'a jamais su se tenir. Lover Lover : l'amour ne sera jamais une consolation tout au plus un delirium tremens qui vous fait perdre le son des réalités. Ça saute et ça tressaute comme si vous découpiez les pointillés du charivari à la dynamite. Time to ignition : souffle le vent du désert, le tambour des sables vous poursuit et la voix vous prend en chasse. Mais qu'avez-vous fait au bon dieu pour être victime d'une telle lapidation, le cauchemar ne s'est jamais arrêté mais ça repart encore plus fort et plus speedé, sont à vos trousses, un conseil, ne comptez que sur un miracle, sont déjà en train de commander le champagne pour fêter dignement votre trépas. Vous feront brûler à petit feu. Par pure bonté, pour que vous n'ayez pas froid, et maintenant ils hurlent autour de vous comme des chacals affamés. Train : déchirure d'harmonica, la station n'est plus très loin, essayez de la rejoindre avant que le train ne s'y arrête, z'avez intérêt à vous manier car le convoi arrive à toute blinde, les bielles s'emballent, et personne n'a envie de vous attendre. Poussent même le vice jusqu'à accélérer le shuffle. Les sept dernières minutes de votre existence, trop tard vous marchez sur les traverses tout essoufflé, l'on vous crie de vous dépêcher, le train repart doucement. Mais sûrement. Vous restez sur le quai, vos rêves s'évanouissent, mais où donc avez-vous laissé votre tête ?

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    Vous ressortez de cet album en piteux état, mais vous n'avez plus qu'une idée, vous précipiter au guichet pour refaire le voyage. Une unité sonique sans égale. N'ont pas additionné au hasard et à la la queue-le-leu leurs huit nouvelles compos. Z'ont d'abord créé, un son, une atmosphère, une idée, un désir, un labyrinthe, une chimère, vous rentrez dans le disque pour n'en ressortir qu'une fois que vous l'avez parcouru en entier. Rien à sauter, rien à jeter. L'est des livres fascinants dont vous lisez toutes les pages, les Walter's Carabine, une fois qu'ils vous ont mis en joue, c'est comme le gang de Jesse James, c'est jusqu'au bout et jusqu'à la mort. Un véritable album avec sa couleur unique, qui n'appartient qu'à lui, comme très peu de groupes français savent en produire. Un truc qui peut rivaliser sans crainte avec moult ovnis venus d'outre-Manche ou d'outre-Atlantique. Carton plein.

    Damie Chad.

     

    BIG BEAT

    N° 30 / Juillet 2018

    LITTLE RICHARD

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    Pour son trentième numéro Big Beat frappe un grand coup. Rappelons que le N° 1 de cette revue parut au mois de juin 1969, Jerry Lee Lewis en couverture. En 1982 la revue s'arrêtait, mais les combattants de la première heure ne cessèrent pas le combat. En 2008 naissait le blog Roll Call visité par les Cats de tous les pays notamment des USA qui venaient y chercher des documents qu'ils ne trouvaient pas chez eux. Cette mine d'or à ciel ouvert disparut en 2016 malgré les lettres de protestation envoyées à Google - Kr'tnt s'était fait à l'époque le relais de la campagne de protestation restée sans effet et sans réponse - mais dès septembre 2016 Alain Mallaret, impénitent activiste rock, redonnait vie à Big Beat sous forme digitale numérisée, disponible gratuitement sur Calaméo. Nous vous avons déjà entretenu de quelques numéros précédents mais celui-ci dû aux plumes d'AlainMallaret et Pierre Penonne se révèle d'une lecture indispensable.

    Little Richard en couverture... et dans tout le reste du numéro. Au demeurant fort épais pour employer un adjectif qui conviendrait mieux à une revue papier. Rien ne vous empêche d'ailleurs de le tirer sur votre imprimante... De nombreuses belles photos certes mais elles n'occupent qu'une toute petite partie de l'ensemble dévolu au texte. Avec ce bémol grimaçant, le français n'apparaît qu'épisodiquement, l'anglais prime, mais rassurons-nous il s'agit d'une langue simple qui délaisse ces tournures idiomatiques qui rendent si malaisée la lecture de nombreux livres et articles rédigés par des autochtones.

    Alain Mallaret et Pierre Penonne ont agi en archivistes méthodistes. Ont adopté l'ordre chronologique pour présenter la biographie de Little Richard. Ce qui n'exclut pas les petits recoins spécialisés. Compilent les faits et les dates. Situent brièvement les divers personnages – musiciens, chanteurs, producteurs - rencontrés par Little Richard, s'attardent sur les sessions d'enregistrement et les sorties de disques. Les colonnes regorgent de renseignements précis et indispensables pour qui veut se faire une idée de la carrière de Little Richard. Quelques anecdotes mais pas d'analyses musicales ni de perspectives générales qui mettraient en relation l'œuvre du Petit Richard avec l'ensemble de la musique de son temps.

    Cette somme amène des précisions indispensables pour les tout premiers enregistrements de l'artiste, de même tout ce qui concerne la période gospel, sur laquelle on ne s'attarde guère d'habitude, est passée au crible, les addictions de l'idole à différents produits ne sont pas passées pudiquement sous silence, et puis peut-être le plus intéressant l'on côtoie le King du rock'n'roll de beaucoup plus près lors d'une de ses tournées européennes - tous les concerts soir après soir - et sa venue en Suisse avec rencontres personnelles et discussions conviviales.

    Plusieurs heures de lecture sont nécessaires pour écluser cette somme richardienne. Plus ce bonus inestimable, d'en ressortir en ayant la sensation d'être plus riche et plus savant qu'avant. Un bel hommage rendu à un des deux plus grands pionniers encore vivants. Et ce plaisir d'entrevoir Cosimo Matassa, Odetta, Roy Brown...

    Damie Chad.

     

    LE DIT DE RODIN

    ALEISTER CROWLEY

    ( L'ARACHNOÏDE / 2018 )

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    Le rock a toujours éprouvé quelques sympathies envers le côté obscur de la force, selon une ontologie occultiste cette musique peut être classée en tant que démarche initiatique de la main gauche. Vous savez celle des agissements dont il vaut mieux que la dextre reste ignorante... Cette attirance vient de loin, de l'origine, le blues ne pourrait-il pas être entrevu comme une sécularisation des cérémonies et rites vaudou ? Lorsque le sang bleu du red rooster a été récupéré par une jeunesse blanche d'un niveau culturel plus élevé – ce qui n'exclut en rien une certaine et clinquante superficialité - elle s'est trouvée des intercesseurs un peu moins primitifs, rehaussés d'un plumage, et d'un ramage, théoriques plus étendus. Anton Szandor Lavey et Aleister Crowley en furent les deux personnalités élues les plus saillantes, encore que Lavey et Crowley ne participent pas d'une démarche identique. Crowley se prévalant d'une plus grande expérimentation.

    Mais ici il s'agit d'un des textes de la toute fin de ce que l'on pourrait appeler le premier Crowley, celui qui n'a pas encore atteint la véritable plénitude de sa dimension magicke. Son recueil le Rodin In Rime reste encore tributaire des influences mythographiques de l'Ariel Shelleyen et des Phares Baudelairiens, le poëte entrevu en tant que démiurge capable d'avoir par ses proférations une influence, une action efficiente, sur le monde.

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    Rien de plus dissemblable que les personnalités de Crowley et Rodin, mais la rencontre eut lieu. Et Rodin ne fut pas le moins intéressé. Crowley lui offrit - ce que les musiciens se permettaient en mettant en musique les vers des poëtes – mais selon une synesthésie plus rare, transmuter en vers les sculptures. Réduire le volume, en lignes. Vénus callipyge transformée en traits de lettres. Rodin désignait le lieu, Crowley écrivit la formule. Du coup Auguste donna plusieurs de ses dessins pour illustrer quelque peu la forme des vers. Orgueil Crowleyen. Rodin et le dieu de la Bible avaient eu besoin de glaise pour pétrir le corps de l'homme et de la femme. Crowley n'eut la nécessité que de quelques gouttes d'encre. Crowley renversait les tables de la loi, Qui peut le moins, peut le plus. Inversion des valeurs avait annoncé Nietzsche. Rien à voir à voir avec la qualité qui primerait sur la quantité. Plutôt la force magicke, la volonté d'abstraire l'esprit de l'argile terrestre. Rodin arrachait le mouvement, au marbre et au métal, Crowley tatoue d'étranges rituels d'exhaussement de la chair humaine. Dans les deux cas il ne s'agissait pas de donner vie à la matière inerte mais de la reprendre. Ce qu'un Dieu a fait, l'artiste peut le défaire. Il s'agit de savoir regarder et de savoir lire. Ce qui n'est pas donné à tout le monde.

    Vous avez de la chance. Philippe Pissier s'est chargé de traduire le Rodin in Rime de Crowley, une translation scrpituraire, en Le Dit de Rodin, qui d'autre que lui aurait pu se charger de ciseler ce travail d'orfèvre ! L'a déjà donné, en douce et docte langue françoise, la traduction la plus exacte de la plupart des traités les plus importants de la Bête. N'oubliez jamais que la robe d'écarlate de la prostituée de l'Apocalypse et la pourpre impérieuse de la plus haute poésie, sont toutes d'eux, une seule et même couleur, initiatique et alchimique.

    Un livre qui ne manquera pas d'interroger les amateurs de rock. Car cette musique est avant tout affaire de sens et de volume. Et de puissance.

    Damie Chad.

    Elégant volume de 158 pages disponible aux Editions de l'Arachnoïde, www.arachno.org, et dans toutes les bonnes librairies. 21 Euros. Le Dit de Rodin avec sept lithographies de Clot d'après les aquarelles d'Auguste Rodin. Traduction française de Philippe Pissier agrémentée de quatre appendices de documents rares et inédits, et précédée de 49 Toasts pour un siècle qui s'éloigne, d'André Murcie ( aka Damie Chad ).

    Lecture indispensable pour tous les fans de Led Zeppelin et de metal.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 260 : KR'TNT ! 380 : BRIAN JONES / MARCEL DUCHAMP + OTPMD / MÖRPHEME / UNLOGISTIC / POURXRAISONS / HOODOO TONES / ALICIA FIORUCCI / HIPSTERS / KRONIK

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    , Mörphème, Unlogistic, PourXraisons, Hoodoo Tones, Alicia Fiorucci, Hipsters,Edito Jacques Leblanc, Kronik,

    LIVRAISON 380

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    28 / 06 / 2018

    BRIAN JONES / MARCEL DUCHAMP + OTPMD

    MÖRPHEME / UNLOGISTIC / POURXRAISONS

    HOODOO TONES / ALICIA FIORUCCI

    HIPSTERS / KRONIK

    Stunning Stones 68

     

    De mémoire, il devait s’appeler Yves. Assis sur son Solex, il harponnait les mecs à la sortie du lycée :

    — Tiens prends une carte du CAF !

    — C’est quoi ?

    — Comité d’Action des Lycéens. Cinq balles !

    Comme on aimait bien Yves, on lui prenait une carte. On aurait préféré qu’il nous propose de monter un groupe, mais bon, entrer dans un comité d’action, c’était une façon d’entrer dans une sorte de gang. En tous les cas, ça se vivait ainsi. Au printemps 68, quelque chose de très spécial flottait dans l’air, même en basse Normandie. L’envie d’en découdre s’infiltrait dans les esprits. Mais une envie sans queue ni tête. Nous ne comprîmes que bien plus tard, via Bourdieu, ce que signifiait la révolte, quand il martelait son fameux «brûler des voitures, oui, bien sûr, mais avec un objectif».

    On avait beau avoir grandi dans un milieu relativement aisé, ça n’allait pas. Dans ces beaux appartements du centre ville, on subissait le joug des beaufs, c’est-à-dire les parents et leur entourage socio-professionnel. On subissait ce que Léo Ferré appelait l’oppression. Oh bien sûr, il ne s’agissait pas d’oppression grave, dans le genre du stalinisme. Il s’agissait plutôt d’une série de sales petites contraintes merdiques, comme par exemple devoir aller chez le coiffeur, alors qu’il y avait des photos de Brian Jones partout sur les murs de la chambre, ou encore n’avoir que cent francs d’argent de poche alors qu’il sortait chaque semaine une bonne vingtaine de disques absolument indispensables. Ou encore l’interdiction de porter les boots vernies achetées pas cher chez Myris. Pire encore : l’obligation de rentrer avant onze heures du soir, à une époque de la vie où le cerveau s’allonge pour prendre la forme d’une bite en érection.

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    Cette année-là, les Stones devinrent nos principaux alliés. Via Buis, un disquaire magique qui aurait très bien pu s’appeler le Buisson Ardent, étant donné le nombre de branleurs caennais qui à cette époque trouvèrent chez lui leur vocation. D’ailleurs, quand on se sentait limité économiquement, on évitait de passer devant sa vitrine. C’est là qu’on vit le premier Led Zep sur Atlantic US, Mr Wonderful de Fleetwood Mac, Getting The Point de Savoy Brown, le premier album de Taj Mahal bardé d’hommages à Sleepy John Estes, un pressage américain du premier Creedence où trônait «Born On The Bayou», et des albums de Junior Wells et de Buddy Guy qu’on ne connaissait pas encore très bien. Autant dire que les Stones avaient de la concurrence, rien qu’avec le British Blues, et pourtant - et c’est là que se situe leur génie - ils raflèrent la mise cette année-là, avec trois choses : «Jumping Jack Flash», «Street Fighting Man» et l’album Beggars Banquet. Trois coups coup sur coup qui nous envoyèrent rouler au tapis. Trois joyaux de la couronne d’Angleterre. Oui, c’est vrai, «Street Fighting Man» se trouve sur Beggars, mais Street fonctionnait d’abord comme un single, au même titre que Jack Flash qui lui ne figurait pas sur l’album et qu’on se devait de posséder, rien que pour reluquer à n’en plus finir l’une des plus belles pochettes de l’histoire du rock, avec Brian Jones au premier rang, en véritable leader du groupe qu’il avait monté. Ce n’est pas compliqué, on ne voyait que lui. Jean-Yves aussi ne voyait que lui : ce copain d’enfance allait se métamorphoser quelques années plus tard en Brian Jones, frange, cheveux blonds décolorés et classe intercontinentale. Il avait déjà cette intelligence du rock qu’il allait conserver toute sa vie, sachant trier le bon grain de l’ivraie.

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    On ne voyait que lui. Eh oui, Brian Jones brandissait son trident rouge en souriant, un verre à la main. Il éclipsait les autres qui ne ressemblaient à rien et qui semblaient même ridicules, avec leurs déguisements. Alors bizarrement, les autres vont commencer à le démolir, et c’est ce que nous montre Godard dans le film qu’il tourna cette année-là à l’Olympic. Mais à l’époque, on ne se doutait de rien. On savait seulement qu’ils traversaient une sale période, harcelés par la justice britannique et l’hystérie médiatique qui est encore plus dangereuse. Mais comme le rappelait si justement Andrew Loog Oldham (qui n’était plus leur manager), ce qui aurait détruit n’importe qui d’autre ne faisait que renforcer les Stones.

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    Le talon d’Achille de Brian Jones s’appelait Anita. Quand l’année précédente, elle le quitta pour se maquer avec Keef, Brian commença à faire ce que tout le monde fait dans ces cas-là : boire et se droguer pour encaisser le choc. Cette trahison eut des répercussions terribles, puisqu’elle endommagea de manière irréversible les relations qu’entretenait Brian avec les membres de son groupe. Dans le fragile milieu «culturel» d’un groupe, les dégâts relationnels ne se réparent jamais. Continuer à jouer avec quelqu’un qui s’est mal conduit est tout simplement impossible. Pour jouer du rock avec d’autres, il faut partager ce qu’on pourrait appeler un sentiment d’innocence. En cas d’altération de ce facteur, rien n’est plus possible. Jouer dans un groupe est une sorte de privilège, comme l’est le fait de partager le lit d’une femme aimante. On imagine aisément que dans un cas comme dans l’autre, les cloportes n’ont pas droit de cité.

    Alors qu’en 68 on chantait les mannes du demi-dieu Brian Jones, un horrible drame était en train de se dérouler à Londres. Brian Jones perdait son statut de leader alors que Jack Flash explosait dans toutes les radios. Fabuleuse incohérence événementielle ! Il souriait sous nos yeux en brandissant son trident et au même moment, il s’enfonçait dans un trip de desolation row et de non-retour, apparemment encouragé par Andrew Loog Oldham qui ne l’aimait pas et par le duo Jagger/Richards qui ne rêvait plus que de suprématie mondiale.

    L’année précédente, on avait tout fait pour essayer d’apprécier Their Satanic Majestic Request, mais comme dans le cas de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band dont il prétendait découler, ce fut impossible. D’ailleurs l’anecdote veut que Jagger ait demandé à Glyn Johns de lui trouver des sons plus innovants pour sonner comme les Beatles, ce à quoi Johns répondit qu’il était là pour enregistrer ce que jouaient les Stones. Et le résultat fut selon Johns a complete crock of shit, formule délicatement raffinée qu’il est inutile de traduire. Après le désastre de Satanic Majesties, Beggars Banquet sembla rétablir l’autorité des Stones. Mais de manière spectaculaire. Rien qu’avec le «Sympathy For The Devil» d’ouverture de bal d’A, on avait une sorte de shoot fatal. C’est l’un des albums les plus denses, les plus énergétiques, les plus anti-pop de l’histoire du rock. La clé de Beggars allait être Jimmy Miller qui s’entendait comme cul et chemise avec Keef. Ils partageaient tous les deux un goût prononcé pour le beat et l’héro. Jack Flash fut enregistré pendant les sessions de Beggars et les Stones voulaient que ça sonne comme une renaissance, après le désastre de cet acid trip patenté que fut Satanic Majesties - But it’s alrite now/ In fact it’s a gas - et ils rallièrent à eux les millions de kids partis voir ailleurs après Satanic Majesties. Beaucoup plus tard, on put voir le clip vidéo de Jack Flash filmé à l’Olympic et exulter (il est en ligne sur Daily Motion). L’espace de deux minutes, les Stones redevenaient le plus grand groupe de rock du monde. Brian Jones y apparaissait le visage peint en vert et portant des superfly shades. Ce fut le dernier grand flash de l’âge d’or des Stones. Ils ne parlaient plus de peace and love mais de gas gas gas et de cross fire hurricane, ce qui est un peu moins tartignolle. Tous les guitaristes de rock de la terre se mirent à apprendre le riff en quatre accords. Le pire de tout ça est que les Stones nous confortaient dans le bien-fondé de notre petite révolte. Grâce à Jumping Jack Flash, la rupture avec le monde des beaufs devint irrévocable. Ça allait même devenir une affaire épidermique. Service militaire ? Tu rigoles ? Un boulot merdique dans la fonction publique ? It’s a gas ! Plutôt crever. Mais rester libre dans le monde où on vit est un luxe qu’il fallait pouvoir se payer, même à cette époque.

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    Les problèmes ne venaient pas que des beaufs. Ils venaient aussi et surtout la politique. On se demandait si «Street Fighting Man» avait un lien direct avec toute cette horreur que déversait chaque soir le journal télévisé, quand on était à table : cette fucking guerre du Vietnam à laquelle on ne comprenait rien (on demandait à table pourquoi les avions américains bombardaient un pays du tiers monde et on nous répondait que c’était pour défendre la liberté), puis l’élimination de Martin Luther King à laquelle on ne comprenait rien non plus (on demandait à table pourquoi on l’avait descendu à coups de fusil et on nous répondait qu’il foutait la merde en Amérique), puis le printemps de Prague auquel on ne comprenait vraiment rien (on demandait à table pourquoi l’armée envahissait le pays d’un mec aussi gentil qu’Alexandre Dubcek et on nous répondait que les Tchèques foutaient le bordel dans les pays de l’Est). Dans ce climat de pataphysique généralisée, il paraissait donc logique que les Stones y allassent de leur petit rut insurrectionnel - But what can a poor boy do/ ‘xcept to sing for a rock’n’roll band - Pas de plus beau constat d’impuissance. Tout le monde savait alors que protester ne servait à rien. Trop d’intérêts économiques étaient en jeu. Comme lors de la «guerre» en Irak, où l’histoire ne faisait que se répéter. Au moment de l’agression contre le Vietnam, on était encore au lycée et vraiment, le monde que nous proposaient les adultes ne nous convenait pas du tout. On préférait se réfugier dans un autre monde, celui qui s’ouvrait avec «Jumping Jack Flash» et qui se refermait avec «Street Fighting Man», qui d’ailleurs reste le morceau préféré de Glyn Johns. Gardez vos conneries, messieurs les adultes, on n’en veut pas.

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    Et puis, il y a cet album, Beggars. On nous y convie à la table des mendiants. Encore une fois, on ne voit que Brian Jones, installé à la droite de la longue table. Godard passa deux jours à l’Olympic, ce qui lui permit de filmer les Stones au travail et de voir comment évoluait un morceau qui au départ sonnait comme du folk. On commence par voir Jagger montrer les accords à Brian Jones. Ils grattent comme des cons, ils grattent n’importe quoi. Deuxième mouture : Keef ajoute des gimmicks sur sa guitare électrique. Brian Jones se retrouve isolé dans un box. À la pose, il demande une clope à Keef qui lui envoie le paquet. Puis il demande du feu et Keef lui envoie la boîte d’allumettes dans la gueule. C’est embarrassant. Sur la troisième mouture, Keef joue de la basse. Brian Jones attend en silence. C’est nappé d’orgue, complètement foireux. Ils cherchent. Ils jouent une quatrième mouture. C’est mou du genou. Et soudain, le cut se met en place avec l’arrivée des percus : Rocky Dijon double le beat avec Charlie. C’est le son qu’on connaît. Ils tiennent enfin Sympathy par la barbichette. Keef joue une bassline incroyablement agressive. Brian Jones reste assis dans son box. Keef porte un pantalon jaune et bâtit sa légende. On voit Nicky Hopkins groover ce chef-d’œuvre qui devient une sorte d’hymne satanique composé en hommage à Mikhaïl Boulgakov, dont il faut lire l’effarant chef-d’œuvre, Le Maître Et Marguetite.

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    Jagger satanique ? Ça fait bien rigoler Glyn Johns. Il est aussi satanique que l’est le pape. Jagger ne faisait que jouer un rôle. Mais si on prend la chose à un niveau strictement culturel, on peut dire qu’il y a plus d’énergie dans la notion de diable que dans celle de Dieu. Toute la littérature occidentale est construite sur cette évidence. Toute l’énergie du rock vient de là, d’un penchant irrépressible pour le côté sombre des choses. Au moment de Sympathy, les Stones cristallisent parfaitement cet aspect crucial du modèle culturel occidental. Ce sont les deux mamelles du modèle occidental, le colonialisme et l’esclavagisme, qui ont enfanté Jésus, Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela. Le blanc d’occident est par essence cupide et brutal, tellement cupide qu’il a réussi à transformer cette notion de chrétienté importée de Palestine en catholicisme, c’est-à-dire en banque du Vatican. L’occidental est plus à l’aise dans les affaires de diables et de guerres. Le Vietnam en est la parfaite illustration. La paix et la charité au fond, ça n’a jamais beaucoup intéressé le blanc d’occident. C’est de cela dont parlent les Stones et Boulgakov, ils ne parlent que d’une chose, de ce fléau pour l’humanité. Pour les Stones, c’est du sur-mesure, car ils se veulent les fléaux de la société anglaise qu’ils haïssent et qui en retour les hait profondément. Mais ils distillent leur haine avec une telle classe que ça passe comme une lettre à la poste. Et des millions de kids prennent ça pour argent comptant - Pleased to meet you/ Hope you guess my name - Au point qu’on répétera cette formule à chaque rencontre, lors de chaque périple en Angleterre. Au point qu’on veillera à inaugurer chaque trip d’acide d’un rire bien satanique, en attendant que roulent les tambours de Rocky Dijon le Ghanéen.

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    «No Expectation» : c’est là où les choses deviennent compliquées avec les Stones, avec ces balladifs chargés de son et de take me to the station. Mais le son est si épais qu’on finit par se faire avoir. C’est dans «No Expectations» que s’illustra musicalement Brian Jones pour la dernière fois, avec une fantastique partie de slide-guitar. Les gens présents à l’Olympic diront plus tard qu’il n’arrivait plus vraiment à jouer. C’est d’ailleurs ce que montre Godard dans son film. Phil Brown qui faisait tourner les bandes du huit pistes dit de Brian Jones qu’il buvait trop, qu’il transpirait beaucoup et qu’il commençait à prendre du poids. Les autres ne lui parlaient plus, alors il vivait un véritable enfer - he was having an incredibly rough time - Les autres avaient pris l’habitude de le mettre dans un box à part avec sa guitare. Nicky Hopkins raconte que Brian tombait dans les pommes une demi-heure après son arrivée au studio. Quand il venait. Évidemment, personne ne venait à son aide. Ça ne se fait pas en Angleterre. Au moment où Jumping Jack Flash arrivait en tête des charts, la police chopait Brian avec des drogues. Il fut libéré sous caution, mais la perspective d’aller moisir au trou commença à le hanter et finit par l’entraîner vers le fond.

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    Et puis voilà «Dear Doctor», pompé à Chicago et on passe directement au dirty heavy blues avec le faramineux «Parachute Woman», véritable bombe de rock sexuel. Jagger demande à Parachute Woman d’atterrir sur lui - Land on me tonight - C’est très hot - Parachue woman/ Will you blow me out - et il ajoute : «My heavy throbber’s itching», ce qui signifie en gros que sa grosse bite palpitante le démange. On imagine la gueule des gens qui entendaient ça en Angleterre à la radio. En matière de heavy blues, les Stones étaient imbattables. C’est en plus admirablement groové. Jagger chante comme un beau diable, il bouffe son blues tout cru, c’est le son des Stones comme on l’aime, dirty et mal intentionné. Et ça continue avec un «Jig Saw Puzzle» de très haute voltige. On se retrouve au cœur du Swinging London et toute la magie des Stones réapparaît à petites touches. On voit le cut s’accrocher pour sa survie, avec des notes de basse qui pouettent et derrière, ça slide à la vie à la mort. En fait, Jig Saw est un délire dylanesque, c’est du All Along The Watchtower revisité à la Stonesy, avec le tramp assis sur les marches du perron, mais les Stones jouent comme des dieux et ça devient un raz-de-marée au moins aussi spectaculaire que Sympathy. Et quand on retourne la galette, «Street Fighting Man» nous saute littéralement à la gueule. Rien à voir avec Jack Flash, malgré les apparences. Les Stones y réinventent le rock de power chords. Jagger entre dans le cut comme le vent de printemps dans une maison. Ce que nous proposent les Stones avec Street, c’est l’archétype du rock anglais, tout y est, le beat et l’éclat des contretemps, la pow-pow sonique des contreforts, et la basse descend dans les caves du Vatican, c’est l’un des plus beaux moments de rock de tous les temps, car il flamboie, il ne semble pas en place, les descentes de basse n’en finissent plus de conquérir le monde, le cut se noie dans le génie sonique des Stones de 68. On apprendra par la suite que le beat est joué par Charlie Watts sur un drum-kit miniature, c’est un beat fouetté, complètement hypnotique, et le rock de Keef tourne à l’hollywoodien avec des retours de basse qui s’arc-boutent jusqu’au ciel, jusqu’au moment où tout bascule dans l’irréalité des choses. Rien n’est aussi fondu dans l’or du temps, c’est-à-dire des alchimistes, que ce Street, rien n’est aussi porté aux nues que ce hit, les Stones nous entraînent dans un psychisme de look-out motherfucker. On comprenait tout cela si clairement à l’époque, c’est plus difficile à expliquer aujourd’hui. Au fond, ce genre de prodigieux phénomène ne peut intéresser que les amateurs de son.

    Dans «Stray Cat Blues», Jagger se tape une groupie de 15 ans. Les Stones prenaient leurs distances avec le psychédélisme bon enfant qui les avait un peu égarés et qui ne leur ressemblait pas. On retrouvera ce vieux Stray Cat par la suite, dans des versions antipathiques. Jagger dit à la groupie qu’il sait son âge et Keef claque ces chords miraculeux dont il détient le secret. On assiste une fois encore à un fabuleux développé de Stonesy. C’est littéralement explosif, chargé de climats dévastateurs. Keef y joue tous les ponts à l’ultrason. C’est un festival, tout est en effervescence, les Stones explosent comme des révolutions de printemps, c’est absolument somptueux - I bet your mama don’t know you can bite like that - On a là l’une des ces apothéoses qui ont fait l’histoire du rock anglais.

    C’est après la sortie de Beggars en décembre 68 que les Stones organisèrent le fameux Rock’n’Roll Circus. Ça allait être en fait la dernière apparition de Brian Jones au sein des Stones. Six mois plus tard, il allait être tout bonnement viré du groupe et seulement un mois après, retrouvé mort dans sa piscine. Les Stones qui jouèrent à Hyde Park dans la foulée avec le remplaçant de Brian Jones, n’étaient plus les mêmes Stones. A different band for a different time.

    Signé : Cazengler, rolling scum

    Rolling Stones. Beggars Banquet. Decca 1968

    Rolling Stones. Jumpin’ Jack Flash. Decca 1968

    Rolling Stones. Street Fighting Man. Decca 1968

    Jean-Luc Godard. Sympathy For The Devil. 1968 (DVD 2003)

     

    Duchampignon

    (pas des bois mais sur rue)

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    Cette bonne ville de Rouen célèbre ces jours-ci l’un de ses (rares) artistes, le tout puissant Marcel Duchamp, à grand renfort de manifestations qui ont ceci de commun qu’il n’y a rien à y comprendre, conformément au précepte établi au début du XXe siècle par le principal (dés)intéressé. Tout le monde connaît l’anecdote de l’urinoir marqué R. Mutt. Duchamp avait pris la peine de choisir l’objet le plus laid, celui qui avait dit-il le moins de chances d’être aimé - Une pissotière, il y a très peu de gens qui trouvent ça merveilleux - Et paf, raté, les gens se sont pâmés - On peut faire avaler n’importe quoi aux gens. C’est ce qui m’est arrivé - Choqué, Duchamp se retire pendant vingt ans du monde des arts. Il esquiva donc les ecchymoses des Esquimaux aux mots exquis. Il changea d’identité et devint Rrose Sélavy, reine des bains de beauté pour grains de beauté.

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    Duchamp découvrit le secret des temps modernes lors d’un voyage dans le Jura en compagnie de Picabia et d’Apollinaire. Picabia pilotait sa Delage et fonçait à deux cent-quarante à l’heure sur les vicieux chemins vicinaux. Mine de rien, toute la notion modernité dans l’art et pas que dans l’art vient de cet épisode qui mélangeait si élégamment la vitesse, l’érotisme et la machine. Mais Duchamp prit soin de ravaler cette ivresse en adoptant une position cynique, au sens philosophique du terme. Modernité, oui, mais avec un détachement radical, d’où le rien à comprendre dont il va se faire l’apôtre jusqu’à la fin de ses jours (et de ses nuits). La poule de Picabia disait de lui que sa règle de conduite se situait au rebours du naturel, mais ça ne l’empêchait nullement de se livrer, avec Picabia, à une extraordinaire émulation de propositions paradoxales et destructrices. À coups de blasphèmes et d’inhumanités, ils s’en prenaient tous les deux aux mites de l’art et à ceux qui du groin remuaient le fumier de la conformité.

    Personne n’avait les moyens de se payer un maître à penser de cet acabit. Pourquoi ? Parce que Duchamp s’était spécialisé dans le démantèlement définitif du sens. Il avait tiré à boulets rouges dans la sacro-sainte emblématique culturelle. Il avait filé un coup de pelle à neige dans le Grand Verre de sa Mariée Mise à Nu par les Célibataires Même et faisait tourner sa roue de vélo fixée par une fourche sur un tabouret simplement parce que ça l’amusait de la voir tourner. Il n’achetait pas des objets chez les quincailliers, mais des sculptures toutes faites. Et comme il fallait un nom à cette roussellisation des choses, il opta pour readymade. Il venait enfin de se débarrasser de l’émotion esthétique. Il est vrai que trois ou quatre gouttes de hauteur n’ont rien à voir avec la sauvagerie.

    Ce Janséniste assaini assez ascétique qui se piquait d’Epicure tirait surtout sa force toute puissante de sa légèreté : il ne possédait rien, pas d’objets, pas de maison, pas de meubles, pas de rien. Une seule malle contenait tous ses biens, vêtements et souvenirs. Les femmes ? Il les partageait avec Henri-Pierre Roché, l’apologue du triumvirat et auteur de Jules & Jim. Chacun sait que la légèreté donne des ailes et Duchamp voyageait à travers le monde. Duchamp est à New York en 1917 quand débarquent Arthur Cravan et Léon Trotski. Picabia provoque Roché en duel (d’échecs) et demande à Cravan de donner une conférence. Le neveu-boxeur d’Oscar Wilde accepte, monte à la tribune ivre-mort et se livre à un strip-tease qui lui vaut huit jours de zonzon à Sing Sing. Duchamp est à Paris en 1919 pour lancer Dada avec Picabia et Germaine Everling. Il prend le tain à la Bagarre d’Auzterlitz et publie Pi Qu’habilla Rrose en couverture de Dada New York qu’il tirebouchonne avec Man Ray du cul qui culbute Kiki la coquine. Rien à comprendre, excepté la liberté à tout crin. Belle Haleine. Eau de voilette.

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    L’un des artistes conviés à célébrer le tout puissant Marcel Duchamp s’appelle Hélios Azoulay. Concertiste et écrivain, il reçoit son public dans une grande salle de cinéma du centre ville. Il porte un habit de soirée très 1919. Planté au pied du grand écran, il se lance d’une voix claironnante dans un discours de présentation brillamment drôle. Il part du principe que ce qui convient à Marcel Duchamp lui convient aussi très bien (et inversement). Il commence à raconter une histoire dans laquelle il n’y a rien a comprendre : son père qu’il n’a pas connu apparaît dans un court film tourné pour Fluxus, mouvement qui fut comme chacun sait l’une des fausses couches de Dada. Et là, il entre dans le vif du sujet : il annonce qu’il va interpréter une œuvre et prévient le public que les dix premières secondes risquent de ne pas convaincre, comme d’ailleurs les dix dernières. Quant à ce qui se passe entre deux, chacun dit-il pourra juger. Et comme il salue le courage de ceux qui vont rester jusqu’au bout, il réveille tous les bas instincts. Les lumières de la salle s’éteignent. Il s’assoit au piano et commence à marteler mécaniquement un accord : plonk... plonk... plonk... plonk... plonk... plonk... Un seul accord, bien sûr. Le court film Fluxus en noir et blanc apparaît à l’écran : trois personnes assises sur des chaises se balancent d’avant en arrière en veillant à rester parfaitement asynchrones. Hélios Azoulay rythme au piano ce répétitisme hypnotique, puis une violoniste se joint à l’immobile sarabande et commence à jouer une série de variations classiques de la meilleure espèce de mélancolie. Pendant une bonne heure, cette extraordinaire tension historico-musicale nous plonge dans une ambiance que nous n’avons hélas pas connue, celle des spectacles orchestrés de l’avant-garde parisienne des années vingt, comme par exemple ces Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, adaptées au théâtre et qui fascinèrent tant duchampignon - Il y avait sur scène un mannequin et un serpent qui bougeait un petit peu, c’était absolument la folie de l’insolite - Plonk... plonk... plonk... plonk... plonk... plonk... Voilà, c’est un spectacle dada. Il ne s’y passe rien de plus que ce qu’Hélios annonçait. Il n’y a strictement rien à comprendre. Le Fluxus tourne en flux bouclé, Hélios plonke, Azoulay azote les azimuts, les fragiles cervelles rouennaises décrochent par grappes entières, ne comprenant pas qu’il n’y ait rien à comprendre. La logique dada n’est toujours pas à la portée de tous les bulbes. Elle reste résolument récalcitrante. Par contre, les amateurs d’incongruité s’empiffrent. Une heure d’Azoulay fluxuriant vaut son pesant de haricots mexicains. Pour conclure cette étrange résurgence dada au XXIe siècle, il convient d’ajouter que la séance était gratuite et que la moyenne d’âge avoisinait les quatre-vingt ans. Sans doute Hélios Azoulay espérait-il voir éclater un scandale, un domaine dans lequel il s’est spécialisé en lui consacrant un bel ouvrage (Scandales Scandales Scandales), mais non, les cervelles se sont ramollies depuis un siècle et, frustration suprême, personne ne pouvait gueuler le fameux «Remboursez !» cher aux grincheux d’antan.

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    On fit aussi venir à Rouen l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Quatorze musiciens sur une petite scène, deux batteries, deux stand-up, trois violons, deux guitares électriques, deux trombones à coulisse, deux marimbas, un violoncelle, tous les instruments du monde, si Prévert était là, il rajouterait des ratons laveurs et Picabia rajouterait des rastaquouères et bien sûr Jacques Rigaud tirerait de coups de revolver en l’air, car enfin, quelle frénésie indescriptible, quelle audace cataclysmique, l’afro-beat enfile le groove sans préservatif, on n’avait encore jamais vu un tel ramdam, et ça joue, mais à la folie,

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    on voit la petite violoncelliste black et éclater d’un authentique rire de bonheur, car ça explose par vagues démesurées, on voit ces deux guitaristes désarticulés sauter en l’air au cœur de l’immense gabegie, on voit gicler une jouvence d’afro-beat funky par tous les orifices, on voit la démesure jaillir des abîmes, on voit bander l’Objet Dard des gémonies abdominales, on voit le son sonner les cloches du sens, on voit quatorze musiciens triper au duchampignon hallucinogène, on voit du on voit, l’on voit envoie le bois des voies au lavoir.

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    L’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp porte bien son nom, puisqu’il repart du principe même de l’étranglement de flux qui débouche sur l’ouverture universelle, oui oui, le principe même de l’ascèse qui conduit à la révélation, lorsque la paix s’abat enfin sur la cervelle : cet au-delà de la vie où il n’y a rien à comprendre. L’au-delà duchampignon. Le dû du chaud mignon. La clé du Podebal.

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    Vouloir retrouver l’exubérance de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp sur disque, c’est un peu la même chose que de vouloir trouver du sens au râble de vénérien qui n’a rien de vénérable. Impossible. Mais cela ne vous empêche pas d’écouter les quatre albums dont l’intérêt va bizarrement décroissant, car lorsqu’on commence par le quatrième, Sauvage Formes, on se languit un peu, d’autant qu’ils sont quatorze pour le trousser, alors qu’avant, ils n’étaient que six. La petite âme chantante du groupe s’appelle Liz Moscarola. Elle pose son filet de voix au-dessus du rumble symphonique.

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    Dès «Blow», on entend le filles s’énerver un peu et après un break de guitares, ça part en samba du diable avec une soudaine montée de fièvre tropicale. «Bêtes Féroces» sonne bien Dada, car tartiné aux trois violons et à l’ethno-funk de bon aloi - Nous avançons/ Nous avançons/ Le front comme un delta/ À force d’avoir haï/ Toutes les servitudes/ Nous sommes devenus/ Les bêtes féroces/ De l’espoir - Et pouf ça part, et l’on voit l’envoi des voies de bois au lavoir. On retrouve aussi le très beau «Danser Soi-même» du concert - Toutes les fautes viennent/ De mal danser - Véritable prétexte au swing universaliste. Et puis la frêle Noami introduit le gland de «So We All» dans la vulve du beat, c’est fin et dada, on entre bien dans leur monde, d’ailleurs, ça monte comme la marée, il faut être au concert pour le savoir, sinon comment le saurait-on ? Les zones explosent une par une, et elle se met à chanter là-haut, oh là-haut, je vois le ciel qui, et le disque n’explose toujours pas.

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    Le troisième s’appelle Rotorotor et fait bien sûr allusion aux expériences cinétiques menées par Duchamp et Man Ray. Nos six amis jazzent «Close & Different» au bon vent d’Ouest, et des éclairs de trombone zèbrent l’élan de manière stupéfiante. On se croirait au Cabaret Voltaire quand Tzara emmenait la sarabande au rythme effréné du noir cacadou. On note que Wilf Plume pulse le beat à outrance. Leur secret s’appelle l’Afro-beat, celui qui emmène «Cranes Fly» au grand élan pétrificateur. Mine de rien, l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp invente le Dada Beat, c’est énorme, very soon, puissante énergie d’un orchestre tout puissant, hanté par les marimbas. «Tralala» donne un avant-goût de ce qui se passe sur scène. Joué à quatorze, ça donne une charge de la brigade légère et avec «Apo», ils frisent littéralement le James Brown. Le petit guitariste Maël rentre bien dans le chou du chais et le trombone prend les trombes à la bonne. Ils lancent des grandes langues successives de Dada Beat et déroulent en toute conscience le tapis rouge à l’ingéniosité du genre humain. Ah il faut entendre la petite Aida battre son snare dans «It Looked Shorter On The Map». Elle bat avec une rage folle, elle cogne avec l’énergie des faubourgs. Puis ils montent «Come On In» en neiges du Kilimanjaro, à coups de Oui Allez. Wilf Plume le fion du beat et bat l’hypnose chère à duchampignon.

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    L’orchestre tout puissant monte encore d’un cran avec The Thing That Everything Else Is About, car dès «Elephant», le Dada Beat laisse bibi baba.

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    La frêle Liz monte sur ses grands chevaux, bousculée par les clameurs africaines et la valse des éléphants. S’ils est une clameur Dada universelle, c’est bien celle-ci. Elle s’entend au-dessus de prodigieuses dénivellations. Leur grande force est de savoir mélanger les genres ethniques, et les marimbas foutent un joyeux souk exotique dans la médina. La pauvre Liz s’arrache les ovaires à vouloir hisser son blood rushing to my heart au-dessus de la gabegie. Les ponts de cuivres qu’on découvre dans «Left Hand» relèvent du Dada pur. On imagine le carnage qu’aurait fait une vraie chanteuse pas Dada. Par contre, le mix enterre la voix de Liz dans «Mick». Elle n’a aucun espoir de remonter à la surface. Avec «49», ils nous proposent le funk de Scipion en bois d’ébène. De quoi faire baver Bootsy Collins. C’est explosé à la trompette de Tati, voilà le funk duchampignon, celui qu’on dansait probablement à New York en 1917 - Let’s make a band/ My wife and my guitar/ The one I bought in ‘49 - Et Wilf Plume refait sensation dans «Blood Pumps & Birds», il joue comme un diable, il cherche le pulsatif extrême et le trouve, tout est joué à la rengaine supérieure. Ils terminent avec «Going Home» et le contrebassiste Vincent Bertholet pourrait bien être l’âme de l’orchestre tout puissant, car il jazze son riff à la stand-up, en vrai visionnaire. La chanson raconte l’histoire d’une taularde qui rentre chez elle, mais qui est hélas devenue dingue - She’s home ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha.

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    Sur la pochette du premier album de l’OTPMD qui n’a pas chaud au Q comme LHOQ, on voit un sale con de catin contenant l’urinoir - Madame, disait Duchamp à Mina Loy, la compagne d’Arthur Cravan, alors qu’il la caressait sous sa jupe, vous avez un joli caleçon de satin. On peut dire Madame que vous avez un sale con de catin - Ils ne sont que six sur cet album, mais ils trempent déjà dans la métempsychose dadaïste avec «City Of Love» - Are you dying alone ? - Captivant. Liz n’a pas de voix, mais elle a du dada pour dix. Elle chante «Three Months To Go» sous le boisseau, on peut lui faire confiance, car elle est assez pure. Elle s’impose dans le caoutchouc du groove. Elle se montre superbe, très sexuelle, elle se livre à des belles envolées incongrues. Encore du big Dada Beat avec «Apollo», monté au funk de base et de rigueur à la Rigaud, ça tape dans le Dada de base, groove ton cul, Bob ! On a là un disque solide et avancé, féru de sciences exactes et d’économie des sociétés. C’est très supérieur en nombre, et bien sûr, ça n’existe pas ailleurs. Il faut les voir taper «Nini» au kitsch d’exotica, mais pas n’importe quelle sorte d’exotica, celle des années vingt, enrubannée de son violent parfum de cabarets incertains, vibrant du son de marimba des marins de MacOrlan. Sur toute la distance de l’album, le xylo et le trombone à coulisse font la fête. On sent monter la volupté dès «OTP», on épouse le moelleux des parois veloutées du funk ondoyant. L’OTPMD vise l’absolution du groove anthropomorphique, il donne du temps au ton, c’est tellement admirable qu’on adhère languidement, comme une limaille aimantée. Liz chante «Nap» au doux du noir cacadou, sur un air de funk duchampignon. C’est exactement ce que vous entendrez quand vous aurez récupéré cet album R. Mutt. Vous le constaterez de visu, ça groove très adroitement dans les parages de Liz, car c’est en lizant qu’on devient Lizeron, nous disait Queneau, collègue de Duchamp au Collège (de Pataphysique). Liz et ses amis polymorphes farcissent «Olivier Darel» de free d’accès direct et redoublent d’excellence de la prévalence avec «Suzy». L’effusion y fissure le fion du free. Ils sont bons sur tous les coups, comme d’ailleurs Duchampion, même. Cet album sonne comme un cabinet de curiosités, ou si vous préférez, comme l’atelier new-yorkais de Marcel Duchamp, du temps où la pissotière pendait au plafond, juste au-dessus de la porte d’entrée. Inventivité et gaz à tous les étages. Encore une belle attaque en règle avec «One Or Three», belle, oui, car imprévue, elle vient de loin, et ça repart en goguette à longs coups de trombone de free. Singulière vitalité... Ils y vont comme jadis Picabia, à la crachotte parlementaire, souriant comme une star hollywoodienne au volant de sa Delage. Quelle poilade aérodynamique que toute cette imagerie !

    Précision géographique : l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp est en grande partie génevois et envoie le bois des gênes du savoir au lavoir.

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    Le clou de la célébration Duchampigon est bien sûr l’expo que propose le Musée des Beaux-Arts local, à grands renforts d’affiches racoleuses : l’urinoir R. Mutt sert d’appât. On le croise à tous les coins de rue. Il n’est pas certain que ce soit du meilleur goût. Duchamp ne racolait pas. Il naviguait à un autre niveau. L’expo se tient dans deux ailes de la vieille bâtisse et s’organise en ABCDaire, bien vu, sauf qu’il manque les lettres N, T, W, X et Y. On les cherche partout, impossible de les trouver. La salle des readymade crée une sorte de malaise : la pelle à neige et le porte bouteilles sont accrochés au plafond comme des jambons. Il n’est pas certain que Duchamp eût apprécié cet étalage. En tous les cas, ce n’était sans doute pas l’idée de base. Par contre, on s’empiffre du reste, des jolis dessins érotiques, du numéro de 391 exhibant la Joconde moustachue, on examine de près les petits dessins de presse exécuté à l’encre de Chine et au pinceau (Dumouchel lisant un journal, Loupette, Leo), les bustes de ses sœurs Yvonne et Magdeleine et de son père, sculptés par ses frères Jacques et Raymond, les 3 Stoppages-étalon fascinent un peu, oh et puis le peigne, et au détour d’une salle, Duchamp ressort des archives de l’INA pour nous parler d’échecs et de sa résurgence, un cigare à la main. Tout cela permet de se baigner dans l’univers de ses idées. On s’y sent particulièrement bien. La lettre Z (George de Zayas) conduit tout naturellement à la sortie par la bibliothèque du Musée qui ne propose rien de moins qu’un nouvel étalage d’ouvrages savants sur un homme qui fit des pieds et des mains pour justement échapper à ça. Rattrapé, théorisé par les mites de l’art qu’il dédaignait tant. Mais dans le tas se trouve l’excellente frise de six mètres dessinée par François Olislaeger et pliée en accordéon sous une couverture cartonnée qui titre Un petit Jeu Entre Moi Et Je.

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    Le conseil qu’on peut donner aux duchampignés est de s’en emparer. Olislaeger s’est amusé à dessiner librement l’histoire de cette vie libre comme l’air et le résultat est d’une rarissime pertinence. Dessin au trait désinvolte, fine représentation des compagnons de voyage, Picabia, Apollinaire, les Arensberg, Man Ray et toute la compagnie. S’avale d’un trait d’un seul. Parfaitement adapté au style d’un homme qui préférait vivre que travailler. Comme Hélios Azoulay et l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, François Olislaeger tape en plein dans le mille. L’hommage qu’il rend prend du champ sans rien dire.

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    Duchamp rock ? On le sait depuis belle lurette. On le vit accueillir Bryan Ferry à New York dans les Cent Contes Rock. Par son assise ascétique, Duchamp cousine terriblement avec Bill Burroughs qui rôde lui aussi dans les Contes. Et puis, lorsqu’on le revoit, filmé en couleur quelque part dans les sixties, un cigare à la main, il effare par la mesure, par l’intelligence de son propos, au moins autant que le Dickinson que filme Robert Gordon pour Johnny Cash’s America. L’occasion est trop belle d’établir une triangulation de l’esprit moderne : Duchamp, Dickinson et s’il fallait un représentant de l’esprit britannique, ça ne peut être que Mark E. Smith.

    Signé : Cazengler, duchancre

    Dada Crève l’Écran. Helios Azoulay & l’Ensemble de Musique Incidentale. Omnia. 1er Juin 2018

    Marcel Duchamp. Un petit jeu entre moi et je. Musée des Beaux-Arts. 9 juin/24 septembre 2018

    ABCDUCHAMP. Musée des Beaux-Arts. 15 juin/24 septembre 2018

    Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Le 106. Rouen (76). 13 juin 2018

    Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. ST. R. Mutt 2007

    Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. The Thing That Everything Else Is About. Red Wig 2010

    Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Rotorotor. Red Wig 2014

    Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Sauvage Formes. Red Wig 2018



    19 / 06 / 2018MONTREUIL

    LA COMEDIA

    POURXRAISONS

    UNLOGISTIC / MÖRPHEME

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    L'air est doux, je suis paisiblement la rue qui descend vers la Comedia, peut-être suis-je même un peu en avance, je lève les yeux, tout là-bas au croisement, La Comedia fait angle de rue, j'aperçois deux ou trois silhouettes qui discutent, l'une d'elles, la plus visible car la plus imposante, est revêtue d'un T-shirt noir et blanc qui présente un entremêlement de formes géométrico-runiques dans le style des tatouages à la mode, si la porte n'est pas encore ouverte, j'aurais l'occasion de papoter, puisqu'il y a déjà du monde.

    Du monde, il y en a en effet, mais pas celui que je subodorais, au fur et à mesure que je m'approche le groupe, que je supposais d'afficionados, se révèle être une équipe mobile de la BAC, bombes-lacrymo en mains, et lorsque je tourne le coin, je m'aperçois qu'ils ne sont pas seuls, je passe de ma démarche assurée de citoyen innocent hors de tout soupçon devant la file d'uniformes et de civils qui longent la façade de la Comedia, mais à la porte l'un des deux policiers armés me signifie que je ne peux entrer pour le moment. Survient à cet instant de l'intérieur un intervenant qui s'adresse d'un ton horrifié à ses collègues «  Tu verrais dedans, c'est tout en rouge et c'est écrit partout, le pire c'est l'allure des clients ! » sur quoi l'un répond d'un ton définitivement catastrophé «  Tu parles, des anarchistes ! ».

    Je me rabats sur la terrasse du café, juste en face, où se regroupe petit à petit, le public du concert, la rue est bloquée par une file de voitures, sont venus en nombre, entre vingt et trente, sans compter ceux qui quadrillent avec les talkies les ruelles adjacentes, Rachid, le patron, sort et s'en vient avec son flegme habituel – il lui a été reproché à l'intérieur – apporter quelques précisions quant aux motifs de la visite, un plein de services, l'hygiène, la police, la douane, se sont intéressés à l'isolation phonique, ont pris en note le contenu de la caisse ( seize euros ) ont vérifié les papiers des musiciens – l'est sûr qu'un étui à guitare est idéal pour transporter en toute impunité une kalachnikov – et lui ont signifié de se présenter au commissariat le lundi 25 juin à onze heures... L'armada interventive se regroupe, rejoint ses véhicules, et une longue file de voitures – au moins autant que pour l'enterrement d'un président de la République – s'éloigne sans klaxonner. Nous présupposons avec la satisfaction du devoir accompli.

    Diable, cela ne présage rien de bon, la Comedia est une cible de choix, dans le viseur de la rénovation et de la gentrification des quartiers populaires du bas-Montreuil aux portes de Paris, des espaces de rêve pour les promoteurs immobiliers, et puis ce très mauvais exemple économique d'entrée à prix libre ( mais respectueux ), toute cette auto-organisation des concerts selon l'idéologie punktéozidale du Do It Yourself ne répond en rien aux exigences libérales de la si vantée liberté d'entreprendre qu'il ne faut surtout pas confondre avec le choix des gens à créer leurs propres réseaux de culture, d'échange et de production, de surcroît sans souscrire à la loi d'accumulation du capital et d'exploitation des travailleurs, nous sommes en face d'une véritable bombe à retardement. Imaginez qu'une fraction non-négligeable de la population s'aligne sur ces modalités de fonctionnement, que deviendrait la main-mise captatrice des banques sur le pays... Si l'argent et le travail des pauvres n'alimentent plus les circuits financiers des riches, mais c'est la fin d'un monde qui va déjà si mal !

    POURXRAISONS

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    Ce n'est pas qu'ils soient né sous X, c'est le signe de la multiplication des colères, en plus ils aiment faire suivre leur appellation incontrôlée par PourXréseaux, sont philosophiquement en plein dans le viseur de ce ce que l'establishment réprouve le plus, les moutons noirs qui s'organisent rien que pour le plaisir de brouter à leur guise dans les alpages verdoyants qui leur font envie... mais où irait-on si on les laissait faire ! Justement à la Comedia tout le monde est d'accord pour qu'ils puissent s'exprimer en paix. Rien que les titres sont des déclarations de guerre, Vigile, Turbulence, Cadavre, Profanez-moi, Acides Animés, en français, pour que le péquin de base puisse les comprendre, ce qui est un peu inutile parce que in the Comedia, a priori tout le monde est d'emblée d'accord avec de de telles intentions, et deuxièmement parce que la musique forte a tendance à noyer le sens. Ce qui n'est pas un drame en soi, la manière de transmettre un message est souvent plus explicite que son contenu.

    L'est la plus menue, entourée de quatre grands gaillards, Myriam, ne lui marchez pas sur les pieds car elle a la guitare vindicative, et quand elle ouvre la bouche, vous pousse de ces braiments léonins à ne pas vous approcher davantage, ses companeros ont pris la précaution de ne lui laisser le micro que sur les derniers morceaux, dressent ainsi une espèce de barrière psychique de protection puisqu'ils ne peuvent pas décemment avoir un zouave avec un fusil qui ne la quitte pas des yeux prêt à l'abattre comme pour les tigres que l'on présente sur scène dans les cirques, en plus ça ferait désordre car ses yeux noisettes pétillent de sympathie. Bref mister K-no se charge du vocal, incapable de rester sur l'espace confiné de la scène, se balade parmi les spectateurs comme s'il cueillait des marguerites de sa voix puissante.

    A la guitare Jérôme se cherche un peu, c'est vrai que le chemin est étroit entre les entrechats cordiques de Myriam et l'omni-présence fureteuse de la basse rouleau de compresseur de Laurent, le gars qui vous étoffe le morceau avec largesse, vous auriez besoin de deux mètres, vous offre le coupon, pour le même prix, sourire généreux en prime. Nicolas derrière ses drums mène le bal. Rythme en accélération constante, tous les deux titres il met un peu de pression supplémentaire, montée graduée bienfaisante, z'avaient débuté un peu mou, finissent sur les chapeaux de roue, Myriam a lâché le volant et hurle et invective les passants par la fenêtre ouverte, l'ensemble trombine dur. Surtout qu'ils prennent en stop un mec qui se radine avec son mini-clavier portatif uniquement pour le plaisir de surgonfler la pression des pneus à seule fin de s'éclater encore plus. La salle ondule vaillamment et leur fait un triomphe pour Xraisons que nous ne développerons pas plus en avant.

    UNLOGISTIC

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    Deux grands gaillards sur scène. Tout seuls avec leur guitare. Unlogistic procède d'une longue histoire, dix ans d'existence, plusieurs formules à trois, à quatre, à cinq, ce soir ( et depuis quelques temps ) à deux avec une boîte à rythme. Ce qui n'est pas sans effet sur le déroulement du set. Le principe est simple, on appuie sur le bouton et l'on embraye à toute blinde sur la rythmique ultra-rapide qui déboule à toute vitesse, eux ils passent les riffs, à fond, au maximum de leur vélocité, et zut au bout de deux minutes la machine s'arrête. Frustrant en fin de compte. Libérez deux étalons de leur stalle où ils étaient maintenu depuis deux ans, imaginez le galop qu'ils vont développer et hop un mur de cristal invisible les arrête brutalement. Relevez la barrière transparente une dizaine de fois et glissez-vous dans le mental des équidés... En tout cas mettent le feu au public qui s'installe dans un charivari qui ne cessera plus de la soirée. Très beau, très fort, exaltant ce qu'ils vous jettent, mais lorsque le film s'arrête en plein milieu de la mêlée où Bruce Lee est en train de ratiboiser une centaine de malheureux sagouins, vous ne pouvez vous empêcher d'être déçus. Vous avez l'impression de visionner des rushs sublimes et vous vous dites, avec de telles images le montage sera fabuleux, en résultera un chef-d'œuvre, certes l'on a les chefs d'orchestre mais au final il manque l'œuvre. Ne jouent pas très longtemps, épuisés par ces rentre-dedans successifs entrecoupés de trous d'air qui vous cassent les ailes et vous vident de votre énergie.

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    MÖRPHEME

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    Un vrai groupe serait-on tenté de dire. Guitare, basse, batterie et un chanteur. Dès le début, ça sonne comme les Pistols, le miracle c'est que la chaudière continuera à bouillir tout le reste du set. Déferlante speed à la première seconde et le chanteur au micro encore plus vicieux que Sid, dégueule de rage hurlante, un grondement d'ours dérangé en son sommeil, fureur nippone au grand maximum, se saisit du micro, le brandit tel l'étendard des derniers samouraïs, le tient d'une main les pieds vers le haut, le rejette, s'en défait ne garde plus que le baladeur, s'introduit dans la houle mouvante du public, il fonce, pousse, force le passage, bouscule, cherche le contact, derrière lui le batteur a tombé le T-shirt, exhibe un torse tatoué à rendre malade de jalousie un chef de tribu maori, n'est pas épais, une ossature fine, mais les muscles sont bandés d'énergie et il frappe de ses longs bras sur sa caisse claire qui n'est pas inclinée vers lui mais vers le public. Le bassiste incapable de rester en place tourne dans son espace comme une salamandre dans le brasier, plus calme le guitariste, l'a fort à faire, vous expectore une de ces marmelades empoisonnées à foudroyer un troupeau d'éléphants. Peu d'arrêts, juste pour se dépouiller d'un vêtement inondé de sueurs, la chaleur est horrible, le public remue à la façon d'une mer en colère, le son vous secoue, le rafiot de votre raison est en perdition et vous aimez cela. Viennent du Japon et des USA, ont apparemment décidé de semer la terreur en Europe, y parviennent sans difficulté.

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    Entre les deux derniers combos Rachid a pris le micro pour donner rendez-vous devant le commissariat de Montreuil à 10 h 30. C'est que le monde est en train de changer de face, mais il se tourne du mauvais côté...

    Damie Chad.

    ( Photos scènes : vidéos YT : de Manu Gautier )

    23 / 06 / 2018TROYES

    3B

    HOODOO TONES

     

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    Faut parier sur la jeunesse. La nostalgie du futur. Certes Crazy Cavan and His Rhythm 'n' Rockers - gloire aux anciens - à La Chapelle-en-Serval ce samedi soir, mais les Hoodoo Tones aux 3 B dans la bonne ville de Troyes vers laquelle la teuf-teuf fonce donc à donf. Gros travaux dans la rue Turenne, la ville refait les canalisations et les trottoirs, bientôt le 3B s'auréolera d'une vaste terrasse. En attendant ces jours fastueux d'apéritifs sous parasols, les Hoodoo Tones nous vantent les bienfaits de la bière du Nord. Ces Hauts de France qui sont la pépinière vivace et germinative du frenchy rockabilly...

    HOODOO TONES

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    N'y vont pas tout doux et ça détonne. Dans les arcanes majeures du tarot rockabillyen les Hoodoo Tones ont tiré trois figures essentielles : les cartes du Bateleur, de la Force, de la Lune. Ne reste plus qu'à déchiffrer et à interpréter. A savoir : Kevin, Julian, et Ben. Nous commencerons par ce dernier. Un discret auto-collant sur sa big mama, My grass is blue, qui dénote certes un amour du Blue Grass, nous révèlera dans l'interset qu'il joue aussi du banjo, mais plus profondément une manière de proclamer qu'il n'est pas d'ici, qu'il est d'un autre monde, une frappe cordienne des plus étonnantes, visage immobile, regard perdu en lui-même, et un slappin' hypnagogique, donne l'impression de ne pas y toucher, de caresser plus qu'il ne tape, mais le résultat est là, indéniable, l'assure une rythmique d'enfer, ne se perd pas dans les lacets jazziques, file droit mais avec cette nuance quasi-hallucinatoire qu'il réveille chez l'auditeur des images auditives qui l'emportent vers des ailleurs versicolores.

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    Au début vous ne faites pas gaffe à Julian, reste dans son coin, derrière sa batterie, vous donne l'impression qu'il suit sans trop se fatiguer l'impulsion de Ben, il n'en est rien. Un gosse vicieux. A ne pas quitter du regard, sinon il en profite. L'a cette obstination de votre petit frère de trois ans à qui Tante Agathe avait offert – présent funeste – un tambour et qu'au bout de trois jours la famille a dû abandonner dans la forêt attaché à un arbre pour être sûr qu'il ne revienne pas, son sourire diabolique, son collier de barbe à angle droit, tout cela en effet trahit pour les physionomistes avertis un esprit retors et malin. L'a sa spécialité, le long mur de breaks dévastateurs, là où un batteur honnête se contente de passer poliment la mayonnaise à ses congénères, il intervient méchamment, vous verriez son sourire sardonique lorsqu'il commence à fracasser froidement du pied et des mains ses tambours majeurs, et il insiste, s'insinue dans le genre troupeau d'éléphants dans le magasin de porcelaine, vous emporte le morceau à des altitudes élevées, pulvérise la cadence, et Ben dans le faux rôle du gars complètement dans la lune qui n'a rien remarqué, vous suit le mouvement sans crier gare et les Hoodoo vous embourrasquent comme un tourbillon de feuilles mortes soulevées par le vent mauvais d'un automne colérique.

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    Pas de quoi émouvoir le troisième larron, l'en rigole. Le bateleur de service, Kevin le bonimenteur qui par sa jactance détourne de votre attention des suspects agissements de ses deux complices, présente les morceaux, une majorité de compositions originales, rend hommage aux héros du rockabilly, vous parle du dernier et puis du prochain CD, et puis crac dès qu'il touche à sa Fender, il rejoint l'effervescence instrumentale de ses camarades, et là on est obligé de reconnaître que malgré les coups de speed de Julian, tout reste merveilleusement en place, que la guitare incisive distribue son espace apollinien à chacun, que tout est merveilleusement en ordre, à tel point que sa voix vibrante et vindicative prend sa place naturelle dans le tumulte tel l'alcyon dans la tempête. L'est un peu la figure de proue du combo, celui qui détermine pour chaque titre les nuances de la palette musicale, et le spectre est large, saveurs blue-grass, faveurs country, rockab orthodoxe, éclats psycho et même échos psyké-british.

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    Les Hoodoo Tones ne sont ni prisonniers du passé, ni tributaires des modes passagères, z'ont leur son qui sonne et qui détonne, à eux trois, ils construisent le futur du Rockabilly, ne s'embarrassent pas des ossifications légendaires pas plus qu'ils ne cèdent aux fausses sirènes de la nouveauté à tout prix, suivent leur chemin, et le public chaleureux leur à emboîté le pas sans réticence. Trois sets bien chauds comme des lampées revigorantes de ce qu'ils ont appelé la bière des ouvriers. Bâtisseurs d'un monde généreux.

    Béatrice Berlot la patronne, qu'il faut remercier haut et fort, a décidément le goût sûr !

    Damie Chad.

    P. S. : pour le gamin, pas de souci, les flics ont retrouvé quelques os niaqués par des chiens sauvages, trop abîmés pour qu'ils puissent prélever l'ADN. Je trouve inadmissible ces gens qui abandonnent leurs canidés dans la forêt pour partir en vacances. Pauvres bestioles innocentes qui survivent comme elles peuvent en se regroupant en meutes affamées. L'on devrait les mettre en prison.

     ( Photos : FB : Béatrice Berlot )

    ALICIA FIORUCCI

    ( in JUKEBOX N°379 )

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    Alicia Fiorucci a du goût, elle se fait photographier ( p 69 ) avec la pochette Livin' In The First Line de Little Bob Story. Les kr'tnt-readers le savaient déjà puisqu'elle nous a régalés de deux chroniques de concert ( Rosedale et Rhino's Revenge  in livraison 372 du 03 / 05 / 2018 ), mais là elle est interviewée en tant que collectionneuse. Pas de fers à repasser ni de toiles de maîtres. Non de vinyles, de préférence d'éditions originales. Rock'n'roll, est-il utile de le préciser ! Au sens large du terme, du rock des pionniers au metal. Faites lui confiance pour le choix, elle n'en cite que quelques uns, Aerosmith, Motörhead, Blue Cheer, Rockin' Rebels... Elle n'aime que le meilleur. Ceux qui la suivent sur son FB crèvent de rage chaque fois qu'elle présente sa dernière acquisition, n'en possède que 350 mais a débuté depuis peu. Avant elle se contentait de présenter Damnation Rock sur la radio X-Move, une activiste rock.

    Alicia Fiorucci est une fille. Je reconnais que cette nouvelle n'est pas une révélation fracassante. Mais elle sait s'habiller convenablement pour fréquenter les lieux maudits par Celui qui apprit les accords les plus bleus à Robert Johnson, salles de concerts enfumées, boutiques spécialisées... Etonnez-vous que pour s'attifer elle préfère les tenues de cuir, à la Gene Vincent, à la Vince Taylor, à la Jim Morrison, mais elle sait les varier et les porter avec une grâce sauvage de jeune louve.

    Alicia Fiorucci se contente d'être ce qu'elle est, et ce qu'elle a envie d'être, sans s'inquiéter du regard des autres, en termes très simples cela revient à agir en être vivant libre. C'est ainsi qu'agissaient les animaux avant que l'homme n'invente les cages. A barreaux pour les autres, mentales pour lui-même. Friande aussi de photographie et de littérature. Des clefs qui permettent d'ouvrir les portes.

    Damie Chad.



    HIPSTERS

    NORMAN MAILER

    ( Le Castor Astral / Octobre 2017 )

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    Avant les rockers, les beatniks, et avant les beatniks, les hipsters. Bruno Blum – ancien journaliste de Best, devenu un des plus fins connaisseurs des musiques populaires américaines - réédite au Castor Astral le premier texte d'importance sur ce phénomène, paru en 1957 dans la revue Dissent ( La Dissidence ), Le Nègre Blanc, agrémenté des réponses et précisions de son auteur Norman Mailer, suscitées par diverses réactions soulevées par cette publication.

    L'intro de Bruno Blum prévient qu'à l'époque de la publication le mot ''negro'', devenu une injure par nos temps d'hypocrite repentance, était revendiqué par une partie de l'intelligentsia littéraire noire. Si les indiens ont trouvé le terme fabuleusement percutant et politiquement  revendicatif de ''native'' pour se désigner, les noirs ont du mal à générer une appellation qui ne soit pas l'expression de la couleur de leur épiderme. Black ( is beautifull ) ou afro-américain ne font pas l'unanimité encore de nos jours.

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    Le terme hipster, à l'origine hepster, dérive du morceau Hep ! Hep ! The Jumpin' Jive, sorti en 1939, de Cab Calloway. De même, nos tricolores zazous se sont inspirés de Zas Zuh Zas ( 1933 ), toujours de Cab Calloway. L'est une manière noble de retracer la généalogie des hipsters, c'est de déclarer que les hipsters américains sont l'équivalent des existentialistes français. Qu'il y ait eu une influence – j'emploierai plutôt le terme de confluence – cela me semble juste, toutefois je ne pense pas que l'ensemble des hipsters se soit fadé in extenso la lecture de L'Être et le Néant de Jean-Paul Dartre ( comme le surnommait Céline). La culture hipster n'a été que la conséquence des contradictions inhérentes à la société américaine. En 1957, au moment où paraît le texte de Mailer, nous ne sommes qu'à quelques années de la Marche pour les droits civiques de Washington de 1963.

    Le mouvement hipster ne provient pas d'une démarche intellectuelle imprégnée de réflexion moralo-philosophique, tout au contraire l'est né d'une attirance physique pour la culture noire. A vu le jour dans les franges des déclassés qui trouvèrent en quelque sorte une culture de substitution dans cette inimitable indolence si particulière des communautés noires à appréhender la dureté de leur condition sociale. D'un côté l'on serre les dents face aux injustices, l'on fait comme si, l'on met son mouchoir dessus, mais de l'autre l'on bâtit un monde à soi qui n'est ni virtuel ni imaginal, mais réel et charnel, et qui permet de supporter cette situation insupportable. La musique, le jazz, les clubs, la drogue, un rapport moins contraignant et plus libre au sexe, toute une sphère interlope qui permet de vivre dignement, de prendre son pied et sa revanche. Du moins la nuit, même si les petits matins se rappellent détestablement à vous.

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    Un monde bien tentant si vous faites partie de ces petits-blancs qui survivent de petits boulots en petits boulots, révoltés par leur statut de laissés pour compte, beaucoup de jeunes adolescents blancs à l'étroit dans des codes rigides et des avenirs de job peu glorieux éprouvent un même sentiment de colère que le sociologue Robert M. Linder problématisera dans un livre publié en 1944, au titre diantrement évocateur pour les amateurs de rock : Rebel Without a Cause...

    Si à partir de 1956 toute une fraction de la jeunesse blanche montera dans la locomotive du rock'n'roll conduite par Elvis Presley, les premiers hipsters sont des passionnés de jazz, cette musique qui bouge les corps. A tel point qu'ils en arrivent à enfreindre les enseignements de la retenue charnelle christologique et à passer le Rubicon de l'interdit suprême, forniquer allègrement avec des partenaires noirs. C'est ici que le titre Le Nègre Blanc prend toute sa saveur !

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    Notons que ce point entraînera bien des objections à l'encontre du texte de Norman Mailer. Ned Polsky n'y va pas par quatre chemin. Les hipsters ne sont pas des mal-baisés mais des mal-baiseurs. S'ils revendiquent avec tant de force la recherche de l'orgasme c'est qu'en tant qu'éjaculateurs précoces et impuissants notoires, ils ne parviennent pas à le trouver. Prophétise avec assurance qu'ils ne le réaliseront jamais. Ne le dit pas explicitement mais cela se comprend aisément, si le hipster cherche à copuler avec des noirs c'est qu'il est incapable de le faire avec des blancs. La réponse de Mailer est cinglante. Ne suit pas Polsky sur le terrain j'ai-un-zizi-bien-plus-efficace-que-le-tient, contre-attaque sur les allégations psychanalytiques du sociologues qui soutient que l'impuissance des hipsters n'est que l'indice et la preuve de leur déclassement social.

    Beaucoup plus pertinente la lecture, toute marxiste, de Jean Malaquais, traducteur en français de Norman Mailer, et pour être davantage fidèle aux idées de cet écrivain nous emploierons le terme marxien qui désigne une lecture du marxisme qui récuse toute dérive ou application staliniennes. Malaquais rejette les hipsters parmi le lumpen-prolétariat. Ce sous-prolétariat perdu dans le rêve de l'accomplissement jouissif de ses frustrations ne fera pas la révolution. Malaquais accuse les hipsters du crime ontologique le plus ignoble qui se puisse concevoir : celui de n'être que des petits-bourgeois qui recherchent la satisfaction de leurs désirs sans remettre en cause la société qui les produit.

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    Mais pourquoi des hipsters s'interroge Mailer. Parce que le citoyen du vingtième siècle s'est aperçu qu'il était mortel, déjà Heidegger avait défini l'Homme en tant qu'un être-pour-la-mort, et les évènements lui donnaient raison : émergence d'états totalitaires, camps de concentration, menace atomique... face à ce déplorable bilan, sauve-qui-peut général chez les individus les plus conscients, décrochage de la sacro-sainte valeur travail, montée d'un hédonisme hautement revendiqué, plaisirs herbeux et sexuels à profusion, le vieux carpe diem antique revisité et adapté à la nouvelle donne...

    L'on ne peut parler des hipsters sans évoquer la Beat-Generation, Howl de Ginsberg est sorti en 1956, et Sur la Route de Kerouac paraîtra quelques semaines après le White Negro de Mailer, avant la fin de 1957. Si le gros des bataillons des hipsters sont passés avec armes et bagages culturels du côté de la beat-generation, sans difficulté puisque les deux mouvements professent une idéologie commune de refus du conservatisme de leurs concitoyens et prônent avec ferveur les joyeusetés marginales de la musique jazz, de la marijuana et de l'amour libre, Mailer opère une distinction classiste entre les deux groupes. Les hipsters sont de véritables rebelles provenant des plus basses couches de la société, leur rébellion est un mouvement ascendant, les beatniks sont des petits-bourgeois déclassés mus par le ressentiment envers une société qui ne leur donne pas le moyen d'accéder à un meilleur état social. Très symptomatiquement, les hipsters soignent leur dégaine, les beatniks sont sales et mal habillés. Etrangement Mailer se réapproprie, en le détournant totalement et en l'adaptant à son propos, le raisonnement classiste de Malaquais.

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    Dans la dixième et dernière partie du bouquin qui est la retranscription d'un entretien avec Richard G. Stern, et incidemment Robert Lucid, Mailer développe une fumeuse conceptualisation sur le danger de la mort prochaine de Dieu que signifierait – et peut-être même amplifierait - l'apparition du mouvement hip. Développe une espèce de work in progress pseudo-philosophique d'un spinozisme qui grignoterait le peu de puissance qui resterait à Dieu. Donne surtout l'impression de ne pas vouloir choquer la sensibilité de la majorité du lectorat américain imprégné d'une idéologie religieuse d'inspiration biblo-créationniste. Comme s'il n'avait pas le courage à l'instar de Nietzsche de déclarer la mort de Dieu... Sur ce coup-là Norman Mailer opère un grand bond en avant, lui qui s'est donné pour but de présenter les hipsters est en train de construire les soubassements métaphysiques de la conception du monde que professeront plus tard les hippies ! Prescience, ou inconscience ?

    Damie Chad.

    JACQUES LEBLANC

      ( In JUKEBOX 379

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    Jacques Leblanc est le directeur-fondateur de Jukebox-Magazine, une position enviable, dont il use avec modération chaque mois en rédigeant un édito de présentation du numéro. Un demi-page maximum, fait part de temps en temps, sans y insister, de ses propres réactions à notre époque ou de celles des lecteurs. Qui, surprise, s'insurgent contre les pin-up qui, mensuellement, en dernière page illustrent le calendrier de la revue. Jacque Leblanc n'en croit pas ses yeux lorsqu'il lit les perles du courrier du lecteur, le public-rock serait à son tour – l'on est toujours trahi par les siens - atteint par cette vague du puritanisme rétrograde engendrée par le retour du conservatisme politique et religieux ! Sexe et rock'n'roll ont toujours fait bon ménage rappelle-t-il, la musique du diable a justement beaucoup aidé à jeter à bas bien des interdits hypocrites des anciennes sociétés corsetées de moraline christologique. Apparemment ces renégats étendent l'amour du vintage jusqu'à leur sexualité ! Certains rockers vieilliraient-ils mal ? Ou alors se sont-ils reniés sans s'en rendre compte ! Une dernière hypothèse : ils ont bêtement suivi le mouvement, le rock était à la mode du temps de leur jeunesse... N'ont jamais su être eux-mêmes. Dans tous les cas qu'ils arrêtent leur abonnement pour être en accord avec leurs nouvelles idées. Oui mais ils hésitent car au fond d'eux-mêmes ils savent qu'ils ne pourront plus rincer leur œil chafouin et salace et ils ont peur que leur vie par procuration ne devienne insupportable.

    Damie Chad.

    KRONIK N° 8

    FUCK THE WITCH

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    SYL / PIERRE LEHOULIER / VIRGINIE B / CAMILLE DéJOUé / MELI / ROUFFIAC & SANCHEZ / TUSHGUN / AURELIO / GROMAIN / JOKOKO / MME GRUIIKK / SISCA LOCA / RIRI / PAT / MATT YEUX / BURPI / GOME

    Dernier fascicule récupéré sur le stand de Jokoko lors du dernier concert de Crashbirds avec Pierre Lehoulier et Delphine Viane ( méfiez-vous de cette dernière, il se murmure qu'elle en serait une ). Un numéro spécial sorcières. De quoi mettre la colonie des dessinateurs et des dessinatrices ( c'est comme les gendarmes – je parle de ces innocents insectes oranges et pas des vilains bonshommes bleuâtres que tout le monde déteste – quand vous en rencontrez un, vous êtes submergés par la flopée qui l'entoure. ) en ébullition. Qui dit sorcières dit femmes, et cela permet de se parer de toutes les vertus civiques et de dénoncer les mauvais traitement dont la gent féminine fut accablée durant de longs siècles d'obscurantisme – sans oublier que maintenant encore – ou alors de dessiner des gros nénés sans fausse honte puisque c'est pour le bien de la cause... En plus le feu rampant des désirs libidineux peut enfin métaphoriquement flamber de toutes ses flammèches sur les bûchers inquisiteurs et dénoncés. L'amour que notre société professe envers les sorcières ne serait-il pas une manière de rire, pour les mieux taire, des affres sado-maso qui régissent la part animale de toute sexualité humaine ? Couleurs trash, dessins crash, esthétique punk vous permettront d'orienter vos plus saines réflexions.

    Damie Chad.