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  • CHRONIQUES DE POURPRE N°4

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 004 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    LE NOMBRE ET LA SIRENE

    UN DECHIFFRAGE DU COUP DE DES DE MALLARME

    QUENTIN MEILLASSOUX

    Septembre 2011 / Col Ouvertures / Fayard

    Un livre que tous les mallarméens se doivent de lire. Nous le résumerons en quatre mots : une très belle démonstration. Au sens mathématique du terme. Avec en sous-main la sempiternelle interrogation de la véracité mathématique. La mathématique est-elle un ensemble clos refermé sur lui-même ou une fidèle transcription de la structure de l'univers. Si je peux fort justement dénombrer les deux stylos qui traînent sur ma table de travail, est-ce parce qu'il traîne vraiment deux stylos sur ma table de travail, ou est-ce parce que j'ai construit intellectuellement le nombre deux qui s'applique fort opinément à ces deux stylos qui se prélassent sur ma table de travail. Si je bois mon café petite cuillère par petite cuillère, n'est-ce pas uniquement parce que je possède une petite cuillère ? Sans l'invention de celle-ci je serais à même de m'en régaler gorgée par gorgée. Décidément Gorgias n'est jamais loin de ma pensée. La comparaison pourra sembler oiseuse, mais tout indique que l'Homme a construit dans sa tête – sans doute en relation avec ses doigts - le nombre deux avant de tailler dans un bout de bois la si utilitaire petite cuillère. La figure de celle-ci faisant appel à la paume de la main à moitié refermée...

    Quentin Meillassoux laisse tomber les dés. Si le poème de Mallarmé s'intitule Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, et si le poème se donne à lire lui-même comme un coup de dés, ce n'est pas sur la face des dés qu'il faille chercher le nombre fatidique mais à l'intérieur même du poème. Très simple : il suffit de compter les mots, ce qui nous donne le chiffre 707. Ne vous précipitez pas pour aller vérifier, car vous avez toutes les chances de tomber à côté. 705, 708, 709... Quentin Meillassoux s'explique longuement sur la manière dont on se doit de compter. Il ne s'agit ni de caprices ou de lubies personnelles. Il appuie ses choix sur le texte même du poème ou sur plusieurs allégations du poëte éparses en ses autres écrits. En plus, ces variations quantitatives amènent de l'eau à son moulin : elles correspondent à la volonté expresse de Mallarmé qui dans ses variations aléatoires de la numération a voulu métaphoriser le fait que le coup de dés n'a peut-être jamais été lancé, et surtout que cette indécision comptable n'est que le reflet de ce qui doit être aboli : le hasard. Car le nombre 707 n'est en rien magique. Il a été en quelque sorte choisi aléatoirement. Tirer les dés et obtenir un double six est une chose, dire je vais lancer les dés et obtenir un double six est beaucoup plus inquiétant si vous réalisez effectivement votre double six. Seriez-vous un individu qui maîtriserait le hasard ? Ou serait-ce un coup de chance ? L'on vous demandera de réitérer. Si vous y parvenez systématiquement : soit vous êtes le Maître, soit vous avez pipé le jeu.

    Mallarmé n'en pipe mot. Déjà sur le portrait de Manet, il se tait. Il n'annonce pas qu'il va vous sortir le 707, et il vous le sort sans vous le dire. C'est au lecteur d'authentifier la préméditation mallarméenne et de l'aider en quelque sorte à abolir le hasard. Pas facile. Plus d'un siècle s'est écoulé avant qu'un petit malin, Quentin Meillassoux, se soit aperçu du numéro. L'a fallu que le hasard se mette sur la piste. S'amusant à compter les mots de Salut, il trouve 77, 70 pour le sonnet A la nue accablante... cette redondance du chiffre sept sur deux poèmes qui évoquent un naufrage – les mêmes circonstances éternelles du Coup de Dés – ne peut être due au hasard, surtout si on le met en relation avec le septuor final de la grande ourse qui a lieu à la fin du poème.

    Mais Meillassoux n'entend point sortir du Coup de dés du néant, le chiffre 707 se doit d'être indiqué en toute lettres dans le seul corps du poème. Il suffit de savoir le lire. Mallarmé nous aurait-il fait avant le surréalisme le coup du hasard objectif de Breton ? Bien sûr que huit, pardon que oui, pour le premier sept prenez le si -septième note de la gamme musicale – du premier Comme si, pour le zéro prenez le cercle du tourbillon – lui-même symbole du néant – et pour le deuxième 7, le si du second Comme si. Vérifiez à la ( double ) page 6, du poème.

    Mais pourquoi 707 et pas 956 ? A choisir un chiffre au hasard, pourquoi pas le 707 ? Si j'annonce que je vais faire un double six, je peux aussi bien prétendre vouloir réaliser un double trois. Mais le double six, en jette davantage, plus royal en quelque sorte. Ce sera 707 car le 7 c'est six + 1, autrement dit l'hexamètre tutélaire de la poésie grecque, symbolisé en l'hémistiche de notre fier alexandrin + 1. Faites-moi un hémistiche de sept syllabes accentuées et le vers est faux, ou alors vous êtes un jeune anarchiste qui rejette toutes les règles et vous instaurez la non-règle du vers libre. Pour le zéro, nous ne nous étendrons pas sur le nihilisme congénital de toutes les actions humaines qui n'influencent en rien la marche ( en avant ? Régressive ? Ou en rond ? ) de l'univers.

    Mais Mallarmé ne s'en est jamais caché. L'écriture du Coup de Dés est orphique. Le poème est une interaction entre l'Homme et l'Univers. Un peu comme ces particules dont on prouve l'existence par le choc qu'elles entretiennent avec une autre particule dont on connaît les paramètres existentiels. Pensons ( avec ironie ) à ces physiciens américains qui sont persuadés que la collision observée du boson de Higgs sera la preuve de la nécessité unifiante de la présence de Dieu...

    Le malheur c'est que Quentin Meillassoux opère vis-à-vis du poème de Mallarmé comme les astro-physiciens avec le hic du fameux boson ! Qu'est-ce que le Coup de Dés ? Ni plus, ni moins que le coup du Christ aux sept plaies cloué sur sa croix. Par des légionnaires romains qui une fois leur travail terminé se dépêchent comme par hasard de faire une partie de dés...

    Dans notre ciel dévasté, Mallarmé aurait voulu réintroduire un peu de divinité. Chassez le Dieu, et il revient au galop. Meillassoux nous rappelle La Chute de l'Ange de Lamartine, La fin de Satan de Victor Hugo, la France éternelle de Michelet et le prolétariat rédempteur de Marx. Tous ces grands artistes ont essayé de substituer au Dieu chrétien mis à mort par la Révolution Française, des ersatz roboratifs : l'Homme, le Progrès, l'Art, la Poésie et autres fariboles qui auraient été broyés par le si dur vingtième siècle finissant. Nous n'avons plus d'idéologie, essayons de revenir aux vieilles lunes de l'Europe chrétienne, disons christologiques, voire christophoriques pour ne pas froisser les pauvres âmes athées.

    Dans son analyse d'Igitur, Paul Claudel s'était conduit en pur et dur chrétien constantinien, ôtez de moi ces voiles d'ébène qui m'empêchent de voir la gloire mondaine de Dieu... Meillassoux avance davantage en Tartuffe, chrétien rampant qui n'ose proclamer sa foi, mais qui oeuvre à une hypothétique deuxième résurrection. Même s'il s'en défend. La nostalgie plus ou moins consciente du christianisme se déploie souvent sous une forme de dénégation.

    Peut-être convient-il de reprendre la problématique. Si tout est relatif, la proposition énonçante de cette relativité, doit être elle aussi relative. Il conviendrait mieux de dire : tout est relatif, même le principe de relativité généralisée. Nous retrouvons sous une forme plus actuelle l'analyse mallarméenne : tout est contingent, même la contingence. Le principe d'indétermination de l'écriture se doit d'être lui même soumis à sa propre indétermination.

    Un peu comme les atomes d'Epicure qui tombent infiniment en traits parallèles qui ne se rencontrent jamais. A part que la Nécessité de la présence de l'univers force à définir l'accident d'une collision effective. Circonstances éternelles d'une chute qui entremêle les poils séparés du pinceau ionique. Les particules n'ont pas eu besoin d'accélérateur pour se croiser. Elles sont leurs propres accélérateurs. Elles sont la flèche, l'arc et le lanceur. Et jamais les trois ne se rejoignent pour former un tout harmonieux. La cible de l'univers n'est jamais visée, puisque la flèche n'est jamais lancée. L'univers, l'unicité de la cible vers laquelle l'on aimerait que la flèche du cruel Zénon se dirige – ah si l'on pouvait le transformer en méchant archer du martyre de St Sébastien – n'est qu'un dommage collatéral de la logique unificicatrice de l'esprit humain.

    Mais le fait que le chant d'Orphée assagisse les animaux les plus sauvages et ploie la cime des arbres ne démontre en rien qu'il existerait une harmonie totalitaire, souveraine, et pour parler comme Platon, idéelle, qui s'appellerait l'unité de l'univers, mais accentue au contraire la solitude imparable de tout objet à n'être que dans la solitude de ce qu'il est. Un agrégat n'est que la preuve par l'absurde de la séparation de toutes choses. Le nombre deux n'est que la préhension intellectuelle de deux choses distinctes. Deux n'est que d'eux.

    Nous croyons voir l'univers et nous le créons en inventant le concept de clinamen. Est-ce le clinamen ou le concept qui est aléatoire ? Aléatoirement nécessaire ? Le clinamen n'est que notre regard intellectuel – notre oeil pas si limpide que cela - que nous portons sur l'atomisation originelle et donc éternelle. Nous confondons la vision uniformisante de notre regard avec la vision séparée des choses que nous voyons. Nous avons institué le clinamen pour ne pas nous perdre dans la plus amère des solitudes. Les écoles philosophiques ne sont pas nées de la nécessité de l'enseignement mais pour se réunir et se protéger. Instinct grégaire de l'individu esseulé qui rejoint le troupeau pour se mieux rassurer.

    Or, rien n'est plus désolé que le Coup de Dès. Quel déplorable casting ! Un capitaine mort, le fantôme d'Hamlet, et la vision entraperçue d'une sirène mythologique. Pas grand monde ! Pas plus de frais pour le décor : un château de brume, un océan indistinct, un vaisseau fantôme, une toque de fourrure qui se réduit à une plume ! Rien, si ce n'est le lieu de la scène, peut-être éclairé par sept projos hypothétiques... L'on comprend que Valéry se soit élevé contre une tentative de mise en voix théâtrale !

    Quel est le nombre ? 707 ? Pourquoi pas ? Mais le nombre de quoi ? Car un nombre ne nous intéresse qu'en tant que numérotation. 707 quoi ? 707 stylos sur ma table de travail ? 707, comme la preuve de l'existence de la mort de Dieu ? Et si c'était le nombre de l'indifférenciation ? Dans l'infini, n'importe quel nombre équivaut à un autre. Il ne s'agit pas de trouver le nombre mais de dire un nombre. N'importe lequel. A tous les coups l'on gagne. Pas nécessairement le gros lot, mais c'est tout comme. Ce qui importe, ce n'est pas le contenu de l'acte, mais l'acte lui-même. Quand vous tuez le père, n'en déplaise à Freud, ce n'est pas Dieu qui n'est plus que vous assassinez mais vous même que vous mettez en action. L'acte n'a pas de finalité, si ce n'est sa propre fin qui réside en son origine.

    Mallarmé a inventé l'acte poétique qui ne soit pas l'habituelle rédaction d'un texte. Orphée moderne il ne possède ni profondes forêts ni fauves aux robes tachées de sang. Juste du papier et une plume. Qu'importe faute de grives il prendra l'univers entier à témoin. A part que, s'il est sûr et garant de sa propre volonté poétique, la présence tutélaire de l'univers reste problématique. Il se peut qu'il y ait quelques trucs indéterminés et indéterminables qui traînent, par ci, par là, en haut, en bas, mais le fait qu'il existât quelque chose d'unique et d'universel reste aléatoire.

    Qu'importe, il a fait son truc. Mage et charlatan. Ne vous le refera pas. A vous de vous débrouiller à votre tour. Quentin Meillassoux s'en sort très bien. Même s'il incline la coque du navire du mauvais côté et s'il échoue le rafiot davantage sur les rivages bibliques que sur l'Ile des Sirènes. L'a choisi son camp, celui du monothéisme philosophique, une énième resucée du christianisme exsangue. Totalitaire mais consolateur. Nous préférons la diversité des Dieux. Toujours en guerre. Avec eux-mêmes et avec le monde. La multiplicité kaotique du monde contre la sanctification de toutes les dérélictions. La flèche d'Apollon dans le coeur du Christ. Nous savons que nos actes retentissent jusqu'au fond des siècles. Surtout si personne n'est là pour les entendre. Ainsi, n'auront pas la malchance de tomber dans l'oreille d'un sourd.

    Une façon comme une autre de retomber sur Alfred de Vigny. Car nous ne croyons en rien et n'attendons rien. Pas plus que Mallarmé. Si ce n'est le manteau irréfragable de gloire que nous avons tissé pour notre linceul. A défaut de pourpre. Même si nous ne sommes que des fragmences de l'Empire que nous portons à l'intérieur de nous.

    André Murcie. ( 2011 )

    LE CHRISTIANISME

    ET L'EGAREMENT DU MONDE

    MICHEL KELLER

    ( Editions Noir et Rouge

    75, av de Flandre / Paris 19 )

    Désolé, mais ce n'est pas publié aux Editions du Cerf, le bouquin ne trempe pas dans la bonne conscience des bénitiers d'eau croupie. Les amis de la tempérance diront que le livre est rempli de mauvaise foi. Ils auront raison. Michel Keller sonne la charge contre le christianisme. Lui déclare une guerre totale d'anéantissement. Lorsque l'on veut se débarrasser de la mauvaise herbe, il est inutile de couper les tiges. Faut exhumer les racines et les brûler pour empêcher toute nouvelle repousse.

    Keller remonte loin, à la préhistoire. Décèle l'apparition du sentiment religieux dans nos racines anthropologiques. Comme il n'est pas un spécialiste de la question, il s'en remet par le truchement de longues citations aux autorités reconnues. Ce qui n'est pas la meilleure approche. Vaut toujours mieux penser par soi-même. Ni dieu certes, mais aussi ni maître, fût-il d'école. Ce qui fait la spécificité de l'homme ce ne sont pas les actes symboliques ou avérés qui marque son accès à une pensée holistique de sa présence au monde en tant que brique fragmentaire mais supérieurement consciente de l'univers mais l'instinct constitutif qui le ramène sans arrêt – quel que soit le vernis culturel dont il la recouvre – à la prédation animale. La première proie de l'homme reste sa propre espèce. L'Idée de l'Homme, la Notion d'Humanité en tant qu'être vivant auto-séparé des autres n'est qu'un alibi vindicatif qui lui permet d'accéder à sa propre volonté de puissance, en tant qu'espèce, en tant qu'individu, en tant que tribu, en tant que classe. Affirmation de son bon droit, ici synonyme de volonté anarchique de domination absolue de sa propre persistance, tant égoïste que collective, qui ne saurait être en aucune façon du côté du bien ou du mal – fantoches idéels apparus bien plus tard. La relation de l'affirmation sans limite de l'unicité de soi et de chacun tissant des liens d'une complexité inouïe lorsqu'elle prend en compte la multiplicité d'un entourage sociétal, complice ou agonistique, qui sous-tend et encadre son existence.

    C'est ensuite qu'il mange son pain blanc. Du néolithique il passe au miracle grec. N'est pas dupe de l'expression. En tant qu'athée, déjà il ne croit pas au miracle, mais en tant que rationaliste il estime hautement la pensée grecque. Cette dernière, pardon cette première, n'est pas sortie du néant, toute nue. Comme Aphrodite elle est pétrie de sang ouranien et d'écume poseidonienne. Drôle d'athée que celui qui sourit aux dieux. Oui mais les grecs ont créé les dieux à leur image : bavards, menteurs, voleurs, tricheurs, bagarreurs, violents et peu dociles. Sont des miroirs mentaux dans lesquels ils apprennent à se connaître et à s'améliorer. Rien ne vaut un long regard sur le calme des Dieux, nous a appris Valéry.

    Ils étaient sacrément en forme les grecs à l'époque, non seulement ils polissaient la stature de leurs dieux mais dans le même temps ils inventaient la démocratie. C'est un mot bien gros qui cache sous cloche une réalité peut-être pas tout à fait semblable au sens actuel que nous lui donnons. Les grecs la conjuguaient sous forme de lutte de classe. C'est que leur dernier joujou ne fonctionnait pas assez harmonieusement. La Cité était aux mains des riches familles aristocratiques. Evitez les réflexes marxo-pavloniens, ne critiquez pas ces aristoï, ce sont eux les véritables initiateurs de l'égalité. Une égalité peu partageuse. Se la gardaient pour eux tout seul. Ne s'agissaient pas de mettre en commun les fortunes et les femmes comme le préconisera plus tard ce gauchiste de Platon, non simplement la parole. Lors des conseils chacun avait droit d'exposer ses vues, l'on débattait longuement les différents points de vue avant que le symposium qui présidait à l'avenir de la cité ne se rallie à l'un ou l'autre de ces avis.

    A force de parler entre eux les aristoï donnèrent envie aux couches inférieures de la société d'apporter leur grain de sel au débat. Fallut deux siècles, les réformes de Solon et la Constitution de Clisthène pour que la ville d'Athènes accouchât de sa fameuse démocratie participative. La Noblesse dut partager le pouvoir avec la caste des marchands. Et le peuple demanderez-vous ? Ce furent les Perses qui lui apportèrent son lot de consolation : les guerres médiques qui suscitèrent dans toutes les cités un sentiment d'appartenance nationaliste et culturelle à une entité exceptionnelle : la civilisation Grecque. Rien de mieux qu'une bonne guerre pour faire marcher le commerce. Athènes devint la reine de la Grèce... Sparte fut jalouse... le conflit dura trente ans... mais en fin de compte ce fut le royaume de Macédoine de Philippe et d'Alexandre qui rafla la mise. Sale temps pour la démocratie et la République. La période hellénistique qui suivit marque un recul : la philosophie déserte la réflexion sociétale du collectif. Epicurisme et Stoïcisme proposent des modes de conduite et de survie individuelle. Le soleil de la Grèce brille encore, mais il décline peu à peu. La lampe s'amenuise dans la nuit qui s'annonce.

    La Grèce cède la place à la louve romaine. Avant de quitter les rivages prestigieux de l'Ionie, Michel Keller remet les pendules de la pensée grecque à l'heure. Beaucoup de ses éléments – religieux et philosophiques - provenaient de l'Orient. Mais les Grecs furent ceux qui surent les assembler, les réinterpréter et leur octroyer la plénitude de leur signifiance.

    Ce qu'il y a de difficile avec Rome, c'est que même si vous n'appréciez guère, dès que vous commencez à toucher à son Histoire, vous êtes happé irrémédiablement par le tourbillon fascinant qui se déroule devant vous. C'est tout de même dans la Rome antique que le christianisme, imitant la vieille ruse du coucou champêtre, s'en est allé porter ses œufs. Nous passerons vite sur la première partie de son déploiement qui recouvre la Royauté et la République. Retenons simplement que la Conquête du pourtour méditerranéen a enrichi les riches et appauvri les pauvres. L'égoïsme des vieilles familles nobles – rejointes et dépassées par la caste chevalières des affairistes financiers - a refusé tout partage, fomentant ainsi dans les classes populaires une sourde rancœur à l'encontre des gouvernants et un désintérêt patriotique quant à l'avenir de l'Imperium... Les diverses réformes voulues par Auguste, de par leur mise en œuvre trop tardive, eurent un effet contraire à leur but premier de réajustement des inégalités.

    La fameuse pax romana, qui permit à l'Empire de subsister sans trop de problèmes durant deux siècles, tant vantée par les historiens, serait plutôt à considérer comme la défaite anesthésiante et prolongée des couches populaires qui auraient perdu une des batailles de la guerre des classes... Autre manière d'exposer le problème plus contemporaine : nos trente glorieuses à nous qui seraient l'âge d'or de notre époque contemporaine libérale auraient grosso modo duré deux siècles au bon temps des Romains. Après Marc Aurèle la situation se détraque. Aux frontières la pression des peuples barbares ne fera que s'accentuer. Combat du chat de maison submergé par de successives invasions de souris qui finiront par avoir la peau du gros matou qui y perdra poils et griffes avant que sa carcasse étique ne rende l'âme en l'an de grâce très chrétienne 476. Car si l'on peut avec un peu de courage et de volonté limiter les dégâts sur le limes extérieur – les empereurs illyriens y parviendront – c'est sur le limes intérieur que seront perdues les batailles les plus importantes.

    Pas la peine d'aller jusqu'à la date fatidique. Michel Keller arrêtera les frais sous Théodose. Inutile de pousser plus avant, les carottes du polythéisme sont cuites. Et archi-cuites. Le choc des civilisations n'a pas opposé les Romains aux Barbares mais les hellènes aux chrétiens, les partisans de l'ancienne culture philosophique grecque aux sectaires zélotes du christianisme. Certes les maigres troupes du christianisme se sont légèrement étoffées au cours des décennies, mais elles sont estimées à cinq pour cent de la population totale de l'Empire lorsque Constantin promulgue son fameux Edit et décide d'acter sa politique selon cette mince base populaire. Notre auteur s'interroge sur le pourquoi de cette décision notant que si désormais l'action du monarque est nettement pro-chrétienne elle n'est pas franchement anti-païenne de l'autre. Notons que si c'était un pari pascalien sur l'avenir, il s'est révélé diablement prophétique !

    L'est un fait avéré, dès qu'ils eurent mis le pied dans la porte les chrétiens manœuvrèrent finement. Finirent par introduire toutes les parties du corps et terminèrent par entrer en masse dans tous les postes administratifs, militaires et décisifs. Les païens organisèrent une résistance molle. Si militairement certains empereurs parvinrent à redresser la barre, c'est idéologiquement qu'ils perdirent la partie. Les impôts devinrent si écrasants que le citoyen de base finit par se lasser du gouvernement en exercice. Quel qu'il soit, la différence n'était guère imperceptible. Le poëte Cavafy explique très bien cela dans son poème En attendant les barbares, tout compte fait, ces gens-là étaient peut-être une solution. Tout cet imbroglio politico-miltaro-religieux Michel Keller en débrouille bien les fils. Une bonne analyse à qui l'on ne pourra encore une fois reprocher que les longues citations des auteurs confirmés de cette période historique. Pour ceux qui voudraient quelques analyses poétiques complémentaires nous nous permettons de renvoyer aux trois tomes de nos Chroniques de Pourpre parus en 2004.

    Nous abordons ainsi le quatrième chapitre. Ne suffit pas de démontrer les conditions historiales du déploiement du christianisme. Encore faut-il en prouver la nocivité. C'est ici que nous trouvons les analyses de Michel Keller un peu courtes. Il aborde le problème par le gros bout de la lunette d'approche : s'attaque à une question pieuse qui se résout à son simple énoncé : est-ce le protestantisme – comme le déclare la thèse la plus en vue d'une majorité de chercheurs – qui a porté le capitalisme sur les fonds baptismaux ? Catholicité, réformés, le débat sera vite tranché : les deux courants sont consubstantiellement liés au christianisme. L'on confond deux phénomènes concomitants : la montée progressive du capital qui éclate en le moment même où apparaît la Réforme. Sans doute celle-ci est-elle une adaptation du christianisme aux nouvelles conditions économiques. La thésaurisation exaltée de l'argent entre en violente contradiction avec l'idéologie chrétienne originelle qui est celle de l'expression d'un idéal de pauvreté. Economique, sexuelle, et mentale. Mais il y a longtemps que l'Eglise se réclame du Christ en accumulant les richesses ( quêtes, dons, héritages, ralliement des élites ). S'adapte à merveille à la modernité.

    Michel Keller ne manque pas de courage. Débute sa quatrième partie en lançant quelques flèches sur Nietzsche. Faut oser, le solitaire d'Engadine dont la pensée possède un cuir de rhinocéros a lui aussi proclamé haut et fort son antichristianisme. Mais il n'est pas vraiment un parfait démocrate. Position nietzschéenne que Mister Keller réprouve, puisqu'il a assis sa peu de foi en la théologie chrétienne sur l'irruption de la démocratie à Athènes, elle-même garante d'une vision toute raisonnable ( au sens philosophique du terme ) du polythéisme grec. Or son raisonnement s'articule ainsi : si le christianisme s'est installé c'est parce que la religion romaine des ancêtres toute utilitaire et protectrice n'était guère porteuse d'un romantisme imaginatif échevelé. C'est pourquoi le peuple romain s'est très vite entiché de dieux venus d'Orient qui vous promettaient une seconde vie après la mort. Et puis enclume sur le gâteau, l'Empire devenant de plus en plus coercitif, dirigiste, et despotique, aurait creusé le lit du christianisme consolateur. En d'autres termes le christianisme aurait bénéficié d'un déni de démocratie. D'où la charge légère contre Nietzsche !

    Quand on marche sur la queue du loup il ne tarde pas à vous mordre. Le livre se termine piteusement : le christianisme mis à mal par l'avancée des sciences et techniques n'est même plus capable de défendre l'antique morale, cet humanisme grec pratiquement athéïque - redécouvert à la Renaissance – que l'obscurantisme religieux avait remplacé par le dogme de l'obéissance passive aux conditions historiales de la providence. Tout cela nous semble bien court. Nous eussions préféré un parallèle entre le devenir terminal de l'Imperium Romanum héritier de la culture grecque et les aléas de notre époque qui commence à ressembler de plus en plus à la fin de l'Imperium, un lieu miné par la force destructrice de la thésaurisation capitalistique et libérale qui vend à l'encan toute ses particularités culturelles et civilisatrices ce qui produit un énorme appel d'air déstabilisant pour les populations faméliques qui gravitent dans son orbe géographique. La conglomération oligarchique produit de la misère économique et culturelle. Et aussi le retour de bâton de ces colonies lointaines que nous avons exploitées sans vergogne et qui s'en viennent chez nous récupérer ce que nous ne leur avons pas laissé chez eux. La modernité que l'on nous force à acheter accélère la pauvreté matérielle des larges masses et le renouveau de l'obscurantisme religieux et des idéologies de soumission. Mais contrairement à l'antique Imperium nous n'avons pas su au bord de notre horizon d'effondrement susciter la nécessité d'un Julien. Et pourtant, nous sommes tous des Julien. Enfin, pas tout à fait encore.

    Un livre qui marche dans le bon sens. Mais qui s'arrête en chemin. Mais peut-être pouvons-nous espérer une suite. A lire pour toux ceux qui n'ont pas compris que toute pensée se doit d'être généalogique.

    André Murcie ( Novembre 2015 )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°3

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 003 / Novembre 2016

     

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    IGITUR. NOTULE AMETAPHYSIQUE.

    1

    L'on a souvent glosé d'Igitur comme le conte dont il serait l'unique héros d'un homme seul. Encore que cette dernière nomination soit de trop. Plutôt un adolescent qui ne soit pas accompli. Du moins pas totalement puisque le texte compterait justement le récit de ce manque à gagner, certes dérisoire puisque résolu en la mort du jeune homme héroïque, comme s'il lui avait été interdit de jamais grandir et s'accroître tout à fait.

    L'argument est connu et la mise en scène adéquate. Le phare ou la tour - ci gît la tour - comme la bougie de l'être et la descente intérieure. Retour au néant de la race. Autre nom de l'origine. Peu d'ustensiles, un livre qu'il ne sera pas besoin d'écrire, une fiole qui est à la folie ce que la potion est à la notion, et rien d'autre que la descente dans le noir.

    L'on aimerait la décrire interminable, mais il n'en est rien. Les histoires les plus courtes sont les meilleures, et ce n'est pas parce que notre prince de Minuit avance à tâtons dans l'obscurité que le drame ne doit point s'achever en des délais raisonnables impartis par la fiction littéraire.

    Le malheur c'est qu'Igitur n'est point seul. A peine est-il rentré dans sa nuit comme l'escargot en sa coquille qu'il est victime d'une hallucination cognitive. Plus tard, trente longues années, lorsque le jeune Hamlet - l'on ne dira jamais assez comment Igitur, puisqu'il ne se rappelle même plus qu'elle ait existé, s'est définitivement débarrassé d'Ophélie, bien avant le dernier acte parodique de sa comédie personnelle – aura cédé le rôle à un vieillard chenu – l'on n'ose penser qu'il l'aurait jetée à la mer – il n'en sera plus question. Peut-être le Maître l'a-t-il déjà relâchée et qu'il s'en est parti pour ne plus revenir – aux rivages de la nuit plutonienne – lorsque commence le poème, mais sa présence reste indubitable sitôt notre jeune ami a-t-il clos sur lui les portes de la nuit.

    Est-ce celui de l'épaule d'Odin qui s'en retourne vers son passé, comme Igitur vers l'antique présence de ses ancêtres relégués en leur mortuaire caveau – celui du futur, inutile, n'ayant pas été prié d'entrer, peut-être coassant sinistre aux battants de la porte refermée à toujours – toujours est-il que le battement d'ailes et les attouchements d'un corps velu – Ophélie ayant d'eau fait lit noyé son chagrin d'enfant qui refuse à se survivre - en dénoncent clairement en la nuit si noire le vol d'un hypothétique volatile, que dans une lettre peut-être à Henri Cazalis, Mallarmé avait reconnu en tant que «le vain plumage de dieu ».

    Des palpitations d'ailes qui s'assimileront à l'émotion répétée du coeur de notre héros battant la chamade, mais que la proximité sémantique d'un buste, laisse entrevoir comme le célèbre corbeau d'Edgar Poe. Il y aura même une lueur qui nous condamne à une immobilité infinie. Sans doute – l'expression est des plus méritoires pour évoquer Igitur – le grotesque autruchon – qui ne veut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier – ne fait-il que passer, même s'il sera la première victime à disparaître de cette sombre et absurde histoire. Empoisonnée, ou tuée à coups de dès.

    Qu'il est inutile de tirer, puisque l'horloge océane et célestiale de par sa symbolique temporalité s'en est déjà chargé dès le début de la séquence exaltant à minuit pile sur leurs deux faces un double six. N'en jetez plus, le compte est bon. Difficile de faire mieux la fois suivante. Le texte s'achèverait-il à minuit douze que nous n'en serions pas étonnés. Régression ad libitem. Comme un fragment de temps zénonien totalement isolé. Ce n'est que bien plus tard que Mallarmé s'interrogera sur le sens orphique de l'indifférenciation du fragment par rapport au tout.

    Pour le moment au fin-fond de lui-même Igitur n'a trouvé que son propre reflet. Eternel retour du même, duquel Igitur ne s'évade pas. La raison pour laquelle Mallarmé n'achèvera pas son manuscrit. Il est l'histoire d'un échec opératoire. Il faudra le sang nuptial d'Hérodiade pour briser la glace du solipsisme poétique. Pluma je écrira-t-il dans les toutes dernières notes de son conte.

    2

    Avec Igitur, Mallarmé a jeté l'histoire de qu'une mais gardé le Poe de chambre. Qui n'est donc pas de dame. Car l'on n'y épouse pas la notion. Orphélie aurait-elle pu s'appeler. Mais nous sommes ici au bout de l'absence, cette image privée du néant.

    Retiré de la vie extérieure Igitur ne peut rentrer qu'en lui-même. Il n'existe aucun autre lieu en lequel il pourrait être après avoir déserté. L'acte en lui-même importe peu qu'il s'agisse d'éteindre le lumignon, de s'empoisonner ou de jouer sa vie à la grande loterie du hasard. Elbehoui ou Elbehnon, le choix n'est pas si étendu que cela. Ce qui meurt c'est la valeur. Ceci tuera cela, dixit Victor Hugo qui ne croyait pas si bien dire. Ceci donc cela, l'un implique l'autre. L'inverse aussi. C'est dans cette équivalence de l'acte à s'accomplir plutôt en qu'en, qu'Igitur touche à la déperdition de toute fiducité.

    Impératif catégorique familial pour le vierge héros ! Pas plus de femme que d'hommes ! Pas moins de cloître que de monde ! Se rappeler que certains verront en le coup de dés tenté et retenu un pur exercice d'intellectualité onanisante. L'auteur ne le signe-t-il pas de ces deux initiales S / M. N'y décelons aucune perversion mais la marque des deux mamelles – je pense à l'autre le sein brûlé, cet autre sien - du vingtième siècle où les intellectuels de service ont bu du petit lait : ( p)Sychanalyse et Marxisme. Le p comme l'origine poesque et poésique oubliée, car confondue avec une vision structuraliste des schèmes de pensée amétaphysique.

     

    STEPHANE MALLARME

    IGITUR OU LA FOLIE D'ELBEHNON

    IMAGES. JACQUES DELAFOSSE.

    Nunca Editions. 28 pages. Décembre 2008.

    Notons que chacun a toujours tenté de lire Igitur en le réduisant à sa propre idée. Alors que Mallarmé n'a cessé de repousser les limites de sa chambre jusqu'à toucher les cloisons du macrocosme. La tentative de Gérard Delafosse d'avoir voulu ajouter au poème nous ravit. Pas tant par son résultat esthétique intrinsèque qui ne nous convainc guère. Mais cette collection d'objets de verre nous séduit en le sens où elle se pose comme un jeu de pièces avec lesquelles il conviendrait d'entamer une partie avec l'univers entier comme partenaire particulier.

    L'opuscule ne présente que les photos de cette cristallerie transparente. Le reflet de l'objet ne vaut pas l'objet, mais cette plaquette suffit à nous faire rêver.

    André Murcie ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    LES METAMORPHOSES D'ELEUSIS

    ALAIN PAGE

    Col. NéO / 716 pp / LE CHERCHE MIDI / Avril 2011 /

     

    Alain Page nous surprendra toujours. Après avoir écrit les scénarii de deux films aussi dissemblables que La Piscine et Tchao Pantin, plus une quarantaine de romans policiers et d'espionnage, le voici qui a quatre-vingt ans nous offre un roman de près de huit cents pages, hors-normes, un ovni littéraire tombé d'une planète lointaine et inconnue.

    Se paie même le luxe d'écrire la suite – qui n'a pas grand-chose à voir – d'un premier roman bien oublié depuis près de quarante ans Le Secret des Compagnons d'Eleusis réédité ces derniers temps aux Editions du Rocher. Compagnons d'Eleusis qui furent repris en 1975, sous la forme d'un feuilleton télévisé. Un sujet d'actualité à l'époque : les Etats-Unis venaient de blackbouler l'étalon-or, la monnaie dès lors n'étant plus indexée que par le cours du marché. L'on connaît le résultat catastrophique de ces dérives monétaires... Voici donc que la société secrète des Compagnons d'Eleusis, dans le souci méritoire de balancer aux orties la gabegie financière du capitalisme-libéral montant, s'amuse à balancer des centaines de tonnes d'or sur le marché, histoire de faire chuter les cours... Nous sommes dans les années 70, les Compagnons d'Eleusis sortent leur or du trésor des Templiers et de Rennes-le-Château... C'était alors la grande mode, et comme la morale se doit d'être triomphante, le méchant Capital finit par inverser le cours fléchissant des cotations. Tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes, qui est le nôtre.

    Tome 2. Les compagnons d'Eleusis nous refont le coup du Monopoly mondial, version poker-menteur. Se sont modernisés. Agissent dans le virtuel. Grâce à l'internet. Existerait un métal fabuleux, encore plus cher que l'or, qu'ils seraient les seuls à posséder et qu'ils entendent distribuer aux particuliers. Auraient dû réfléchir que sur le papier cela avait la couleur de la Société des Egaux chez nos amis les Spartiates qui fut tout de même la cité la plus inégalitaire de l'ancienne Grèce. Mais le but d'Alain Page n'est pas de nous entraîner dans une réflexion théorique. Laisse le Cartel - club très fermé des puissances financières de la planète – se dépatouiller avec le problème. Comptez sur eux pour gérer la crise. Engrangeront sans états d'âme particulier les bénéfices à la fin de la partie.

    Théorie du complot. Oui, mais pas celui que l'on croit. Et c'est-là qu'Alain Page fait très fort. Nous entraîne dans une histoire des plus abracadabrantes avec une telle dextérité et un tel naturel, que l'énormité des ficelles ne vous paraît jamais invraisemblable. Rengainez vos diatribes. Non ce sont pas de méchants capitalistes ou d'infâmes traideurs manipulateurs qui sont derrière tout cela.

    Vous n'y aviez pas pensé, mais c'est pourtant l'étonnante réalité : vous connaissez les coupables, depuis au moins votre sixième, ni plus ni moins que les Dieux de l'Antique Olympe. Pas si antiques et démodés que cela, se déplacent en 4 / 4, roulent en moto, possèdent des écrans tactiles à vous faire pâlir d'envie, maîtrisent des techniques et des énergies dont vous n'avez pas idée. Ne les idéalisez pas. Sont comme tout le monde. Ont leurs petits ennuis. S'ennuient un peu : l'immortalité est un long fleuve tranquille, et manque de Pô, comme tous dieux qui se respectent ils peuvent mourir et ne résistent guère à une balle de Magnum. Ont quand même la possibilité de renaître à la vie. Heidegger n'y avait pas pensé : n'y a pas que les hommes qui sont arraisonnés par la technique, les Dieux aussi. S'il avait envisagé l'hypothèse aurait-il parié sur le Retour des Dieux, notre philosophe ?

    Avec de telles données de base, le lecteur comprendra que l'on ne s'ennuie pas une seconde dans ce gros roman. Eros et Thanatos s'en donnent à coeur joie. A chaque tournant du labyrinthe crétois se cache un minotaure. Exactement celui que vous n'aviez pas prévu. Et ce n'est pas parce que les Dieux de l'ancienne Crète vous jettent à la figure le paradoxe du crétois menteur qui dit la vérité en affirmant qu'il ment que vous êtes sortis d'affaire...

    Vous pouvez lire le livre comme un thriller financier teinté de science-fiction, mais il est avant tout une longue méditation sur la Nature non des Choses mais des Dieux. Un traité de métaphysique à l'usage des Immortels, et dans cette optique-là vous êtes bien loin, avec votre petite cervelle d'homminilicule, des misérables Mystères d'Eleusis.

    A décoder avec précaution. D'un accès plus difficile qu'il n'y paraît pour le lecteur primesautier qui prise davantage les aventures que la réflexion. Trois Aigles d'Or.

    André Murcie.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°2

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 002 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    IGITUR

    LECTURE DE DOMINIQUE DELPIROU.

    15 / 03 / 2009. MUSEE DEPARTEMENTAL STEPHANE MALLARME.

     

    La scène se passe dans le salon noir de l'exposition Mallarmé à Avignon, la deuxième pièce dans laquelle l'on a tenté à coups de tentures noires de reconstituer cette aire hybride d'envol que ne fut jamais la chambre intérieure d'Igitur, en même temps que le lieu d'écriture mallarméen, cheminée, guéridon, miroir, horloge.

    La salle est pleine comme un oeuf. Une trentaine d'auditeurs attentifs. Quelques mots d'introduction par l'équipe dirigeante du musée et le silence s'établit. L'on n'entend plus que la voix de Dominique Delpirou qui énonce les propositions igituriennes. Peu de mise en scène si ce n'est de temps en temps quelques feuillets méticuleusement glissés en leur pochette de rangement. La dramaturgie n'est guère spectaculaire ! On a même renoncé à la bougie de l'être annoncée dans le dépliant programmatique. Dominique Delpirou ne cherche pas les feux de la rampe.

    Le drame est ailleurs, dans la voix, paisible, musicale qui coule sans interruption comme un long fleuve de l'Enfer tranquille. La parole s'est faite texte et nous avons l'impression d'assister non pas à une lecture de fragments d'Igitur mais à leur écriture. Dominique Delpirou a principalement choisi la longue descente du sombre héros dans le colimaçon des escaliers tournants. Une lente glissade dont Mallarmé nous propose pas moins de cinq versions – non pas qu'il aurait hésité, mais parce que ce qui tourne sur soi-même revient toujours sur sa propre avancée. L'on serre la vis sans fin une fois de plus, étrange répétition du même qui n'est plus déjà tout à fait le même du fait même de sa répétition.

    Dominique Delpirou, comme Mallarmé au début de sa conférence sur Villiers de l'Isle-Adam, se lève – afin de lire les cinq dernières lignes et sitôt disparaît dans l'alcôve attenante où l'on a reconstitué la bibliothèque du poëte. Comme si le texte rentrait dans l'espace clos du Livre. Silence.

    Les applaudissements ne crépiteront que lorsqu'il reviendra saluer. L'on peut parler d'une véritable performance – de disparition élocutoire du lecteur qui se serait fondu en la prégnance des battements d'ailes des feuillets enfouis, à ne devenir que le jeu de la parole en action. Reflet de miroir par laquelle la diction s'identifie de si près à l'écriture que le vecteur vocal se confond avec son support scriptural. Dominique Delpirou a su provoquer son effacement pour nous mieux restituer un éclat de présence mallarméenne. L'on se prend à rêver aux suprêmes inflexions de la voix du Maître en ses célèbres Mardis. Merci à Dominique Delpirou pour ce sortilège incantatoire.

    Reste la splendeur du texte et le dialogue qui s'engage entre tous en la salle recueillie. Pour une fois il n'est pas d'assistance universitaire et scoliastique tout empêtrée de linguistique qui rabâchera la sempiternelle vision autorisée d'un Mallarmé formaliste. La dimension métaphysique de l'expérience iguturienne s'impose à tous en son évidente simplicité.

    Les conversations se poursuivront de ferveurs en cafés avec sourires et petits gâteaux dans la cour sur le devant de la maison.

     

    Il est des questions obsédantes que l'on ne se pose pas. Pourquoi Mallarmé n'a-t-il jamais terminé Igitur ?

    Son gendre est bien parvenu à bout de cet encombrant héritage. Si bien que durant un demi-siècle Igitur dans la version d'Edmond Bonniot est devenue une oeuvre à part entière du poëte autour de laquelle cuistres et pédagogues se sont donnés le mot de gloser interminablement avec la même assurance que s'ils étaient en face d'un texte canonique.

    Jusqu'à ce que Bernard Marchall en propose une nouvelle mouture dans l'édition en deux volumes de La Pléiade en 1998. Version irremplaçable certes, en le sens où elle donne accès à de nombreuses variantes que Bonniot avait reléguées dans l'ombre de ses choix, mais tout de même imparfaite en le sens où elle aurait dû s'accompagner d'une reproduction des textes originaux seule capable d'expliciter les hésitations in situ de l'écriture mallarméenne. En attendant cette plus que souhaitable exhumation princeps rien ne nous empêche de tenter de répondre à notre question propitiatoire.

    Il serait une manière d'éluder le problème en renvoyant le lecteur au Coup de dés. Cette oeuvre dernière et coronnale de Mallarmé n'est-elle pas la reprise – aiguisée de trente années de pures et dures réflexions poétiques – d'Igitur. Il ne serait pas absurde de répondre par l'affirmative et ce d'autant plus que – pour ainsi dire – Le Coup de dés – se trouve comme résumé – en entier – dans les deux premiers paragraphes du Fragment 1 – intitulé Minuit. Avec en prime un avant-goût de Ses purs ongles très haut...

    Mais les faits sont têtus. Igitur n'en fera qu'à sa tête, et passant outre au drame cosmique qui se joue entre le ciel et la mer – certains préfèreraient les Elbéhnoniennes eaux d'en bas et celles d'en haut – il n'en persévère pas moins dans la poursuite de son projet, de descendre au fond de lui-même, par les escaliers de service intérieur. Bref à l'étendue cosmologique Igitur préfère la mandorle plaintive de la creuse calebasse de son cerveau. Le problème n'est pas tant qu'il descende, mais qu'il n'en remontera pas.

    Le tout serait de savoir pourquoi. Mallarmé nous invente une superbe fiction. L'Héritier est au sommet de sa race. En accomplissant le geste fatidique de se retrancher du monde, il détruit le geste aléatoire de la transmission génétique. C'est en se tuant qu'il démontre que cette originéité n'a pas été vaine. Le monde n'est-il pas fait pour aboutir à son propre suicide ? Avec cette ambiguïté mortelle, ou cette folle équivoque, que l'on ne sait si le monde vous suicide pour être hors de vous, ou si c'est vous qui décidez d'anéantir le monde. Aucun de nos actes n'est totalement pur. Dans les deux cas la preuve est faite de la conséquence opérative de tout acte métaphysique. A part que du fait brut, l'on en vient à l'idée du fait. Tirez les rideaux, fermez le tombeau, l'on n'ira pas plus loin. A contrario de ce qu'assura Nerval en ses Chimères, l'Achéron est sans retour. Mais peut-être cette assertion n'est-elle que la plus importante de toutes les chimères.

    Après cela, achever Igitur eût été une reculade avouée à l'entregent littéraire. Igitur n'est pas une oeuvre, mais un acte. Accompli idéellement. Estompé et estampé en Idée.

    C'est justement parce que cet acte métaphysique est assumé et entrevu par Mallarmé en sa vision métaphysique qu'il reviendra à la littérature. Non pas celle des littérateurs mais celle orphique qui ne se conçoit qu'en la convocation de ses puissances opératives.

    *

    La première pièce de l'exposition est consacrée à ces amitiés littéraires que Mallarmé nouera en Avignon avec les poëtes du félibrige, Aubanel et Roumanille pour ne citer que les plus proches. La situation ne manque pas de sel. C'est au moment même où il se lance dans la littérature d'abstraction pure que Mallarmé s'adonne à d'amicales relations avec les adeptes d'un passéisme culturel typiquement provincial, déjà dépassé, et en train de sombrer dans une revendication folkloriste un tant soit peu niaise...

    La dernière salle expose les sculptures de Gérard Delafosse dont les photos sont reproduites dans la première édition illustrée d'Igitur, parue en 2008 chez Nunca Editions. Fiole de verre, maison de verre, boîte de verre, horloge de verre sans aiguille, ellipse de verre, Gérard Delafosse joue dans les transparences de la noirceur. Otez l'anecdote d'Igitur il ne restera plus que le cadre vide de son schématisme métaphysique. Igitur est une cage de verre dont le héros ne s'évadera pas. Existe-t-il une prison plus cruelle que cette conscience qui nous isole de l'univers ?

    André Murcie ( 2009 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    JULIAN

    APOSTAT. FUGITIF. CONQUERANT.

    ROBERT CHARLES WILSON

    ( DENOËL / Coll : Lunes d'Ecart : 592 pp / Juin 2011 )

    Robert Charles Wilson est un auteur de science-fiction reconnu. Son œuvre honorée par les prix les plus prestigieux entraîne ses héros dans les troubles limites de notre univers aux confins d'autres dimensions peuplées d'extra-terrestres pas toujours extra... Son Julian paru en 2009 a dû déconcerter nombre de ses lecteurs. L'action se passe sur notre misérable planète terre, en un historial futur très proche de notre présent, au vingt-deuxième siècle. L'espèce humaine est en période de régression. Une grande catastrophe politico-écologique s'est déroulée et scientifiquement nous n'en sommes pas plus avancés qu'au temps de Victor Hugo. Socialement, ni Marx, ni Bakounine n'ont triomphé. Les temps sont durs. La société est divisée en trois castes, les ouvriers taillables et corvéables à merci, grosse masse de journaliers sans aucun pouvoir, une mince couche de petits artisans besogneux, et une élite politique qui confisque la fortune et le pouvoir. Rajoutons que la moitié de la planète est en guerre contre l'autre dans l'ultime espoir de s'adjuger les dernières ressources naturelles non encore épuisées, et que l'Eglise du Dominion, qui chapeaute toutes les religions autorisées, diffuse une idéologie rétrograde et entretient avec diligence un obscurantisme intellectuel des plus sévères.

    C'est ce que l'on appelle une projection. Que seront devenues les USA et l'Europe d'ici une bonne centaine d'années si nous reconduisons encore les mêmes politiques ? Robert Charles Wilson tire la sonnette d'alarme. L'aurait pu écrire un précis d'économie, un livre de réflexions écologiques, mais il a préféré un roman. Plus facilement accessible pour une plus grande partie de nos contemporains. Il a jugé qu'une seule leçon ne suffirait pas à convaincre, a préféré la doubler, comme l'on repasse les contours d'un dessin au crayon gras, pour le rendre davantage visible. Il a transposé en le vingt-deuxième siècle le destin exceptionnel de l'une des figures les plus charismatiques et exemplaires de l'Antiquité pour que le lecteur perçoive de lui-même, et le plus rapidement possible, la défaite prévisible de son héros. A partir d'un certain moment, il est impossible d'arrêter une situation que l'on a laissé, par paresse ou couardise, filer et qui de ce fait est devenue irréversible. Au cas où nous serions stupidement trop obtus, il nous prévient dès les premières lignes de l'échec inévitable et avéré de son héros Julian.

    L'existence de Julian Comstock – le neveu du Président de la République des Etats-Unis – est un savant démarquage de la vie de l'Empereur Julien. Certes les circonstances ont changé, Julian n'est plus un adepte du Sol Invictus mais un passionné de sciences et de technologies oubliées. N'est pas un écrivain, mais un amateur de cinéma qui parviendra à tourner son film. La guerre lui permettra – il est enrôlé de force sous une fausse identité – de parvenir, au terme d'une série d'évènements plus ou moins indépendants de sa volonté, à s'emparer du pouvoir politique... Robert Charles Wilson infléchit quelque peu la courbe parallèle des deux destinées : si le Julien historique est assassiné par un soldat chrétien, Julian – l'on sent que son auteur lui refuse une mort de vaincu si ignominieuse, car rien n'est plus cruel que de périr de la main même de son ennemi – meurt à temps victime d'une épidémie de choléra...

    C'est un roman qui n'est pas sans humour, admirablement bien construit, et quelque peu picaresque avec son narrateur qui ne se départira jamais de son indécrottable naïveté qui lui colle à la peau comme un reste quasi-atavique d'allégeance et de soumission, de la part d'un individu issu des basses castes, à l'autorité suprême de l'Eglise du Dominion... Heureusement que sa propre épouse possède une lucidité militante plus acérée que lui !

    Julian n'est pas exempt de défaut. Cherche trop l'affrontement frontal avec le Dominion comme s'il savait que les jours lui étaient comptés. Les âmes de ses concitoyens sont sous l'emprise de cette Eglise de la domination mentale et intellectuelle, et ce ne sont pas de simples raisonnements – si parfaitement justes et logiques soient-ils – qui emporteront l'assentiment des vastes foules. Dans la perspective d'une prise de pouvoir Gramsci nous a appris qu'il fallait d'abord gagner la bataille idéologique et culturelle des idées et des représentations. Julien et Julian commettent la même erreur de mener ces deux combats en même temps. Sont tous deux pressés par l'urgence de la situation. Sont arrivés en quelque sorte trop vite au faîte de la pyramide du pouvoir politique mais ne sont pas maître des échelons de commandements intermédiaires qui dès leur advenue passent d'abord en mode de résistance passive avant d'entrer en dissidence active.

    L'on n'écrit pas un tel roman pour satisfaire la soif d'intrigues ou le délassement récréatifs de ses lecteurs. La quatrième de couverture présente le livre comme une « critique majeure des politiques environnementales actuelles ». Nous avons de la chance, nous échappons au laïus habituel sur les bienfaits du développement durable. Mais pour ceux qui se refuseront à lire entre les lignes le cerveau chaussé les lunettes des dominances idéologiques d'aujourd'hui et qui ne s'intéresseront qu'à l'enseignement explicite du texte, la problématique abordée est d'une toute autre envergure. C'est la grande question de la prise du pouvoir dans le but du déploiement d'un projet politique opposé à celui que l'on combat, bien plus complexe que la réponse à courte vue de Lénine dans son opuscule : Que Faire ?

    Donc, non pas la prise du pouvoir en tant que telle – élections démocratiques, putsch militaire ou soulèvement révolutionnaire, les solutions sont nombreuses – mais après. Une fois que l'on a accédé à ce qu'il faut bien appeler la gérance de la société, comment résister aux anti-corps pathogènes de destruction et d'immobilisation lentes générées par des années, voire des siècles de domination absolue ? Les idées ne meurent jamais, elles peuvent entrer en hibernation plus ou moins longtemps mais il suffit que les conditions économiques et sociologiques nécessaires à leur épanouissement se présentent pour qu'elles se réveillent et essaiment de nouveau comme ces graines d'anciennes céréales retrouvées dans les tombeaux égyptiens qui après plus de deux mille ans de stérile stockage donnèrent naissance à une nouvelle récolte dès qu'elles furent semées. Notons que ce revers de la médaille possède aussi son avers : immortelle est donc aussi l'eidos de l'Imperium suscitée par Julien. Ce qui permet de comprendre pourquoi nos ennemis s'acharnent à la décrier et à la dénaturer.

    Julien n'était certainement pas le plus apte à se charger d'une tache aussi lourde. Trop idéaliste – pour ne pas dire trop religieux. Les bombes à retardement que déposa en lui, dès sa plus tendre enfance, son endoctrinement christianistique et contre lequel il s'élèvera sans s'en rendre compte, l'emmèneront à combattre sur le terrain même de son implacable ennemi... L'on ne s'attaque pas à une religion en lui opposant une autre religion, cela Julien ne le comprit jamais. Il lui manqua les gousses d'ail du scepticisme philosophique et du cynisme sophistique pour mener à bien son entreprise. Le personnage n'en est que plus fascinant. L'a fait face, l'a combattu avec les armes à sa disposition, ne s'est pas défilé devant les difficultés alors que bien des partisans de son propre camp l'ont laissé agir sans s'impliquer totalement à ses côtés. Souhaitaient bien sa victoire, mais ne voulaient surtout pas partager sa défaite. Et après ce fut trop tard. L'on ne s'accroche pas aux petites branches de la compromission passive sans être englouti dans les gouffres du renoncement et de l'auto-trahison.

    L'action de Julien reste à méditer. Les déraisons de sa défaite sont porteuses d'un immense enseignement. Que nous nous devons de méditer, penser et mettre en actes. Car il s'agit bien de reprendre son chemin impérieux à l'endroit exact où il tomba sous les coups de nos ennemis.

    André Murcie. ( 22 / 11 / 2014 )