CHRONIQUES
DE
POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 002 / Novembre 2016
CONSTELLATION STEPHANE MALLARME
IGITUR
LECTURE DE DOMINIQUE DELPIROU.
15 / 03 / 2009. MUSEE DEPARTEMENTAL STEPHANE MALLARME.
La scène se passe dans le salon noir de l'exposition Mallarmé à Avignon, la deuxième pièce dans laquelle l'on a tenté à coups de tentures noires de reconstituer cette aire hybride d'envol que ne fut jamais la chambre intérieure d'Igitur, en même temps que le lieu d'écriture mallarméen, cheminée, guéridon, miroir, horloge.
La salle est pleine comme un oeuf. Une trentaine d'auditeurs attentifs. Quelques mots d'introduction par l'équipe dirigeante du musée et le silence s'établit. L'on n'entend plus que la voix de Dominique Delpirou qui énonce les propositions igituriennes. Peu de mise en scène si ce n'est de temps en temps quelques feuillets méticuleusement glissés en leur pochette de rangement. La dramaturgie n'est guère spectaculaire ! On a même renoncé à la bougie de l'être annoncée dans le dépliant programmatique. Dominique Delpirou ne cherche pas les feux de la rampe.
Le drame est ailleurs, dans la voix, paisible, musicale qui coule sans interruption comme un long fleuve de l'Enfer tranquille. La parole s'est faite texte et nous avons l'impression d'assister non pas à une lecture de fragments d'Igitur mais à leur écriture. Dominique Delpirou a principalement choisi la longue descente du sombre héros dans le colimaçon des escaliers tournants. Une lente glissade dont Mallarmé nous propose pas moins de cinq versions – non pas qu'il aurait hésité, mais parce que ce qui tourne sur soi-même revient toujours sur sa propre avancée. L'on serre la vis sans fin une fois de plus, étrange répétition du même qui n'est plus déjà tout à fait le même du fait même de sa répétition.
Dominique Delpirou, comme Mallarmé au début de sa conférence sur Villiers de l'Isle-Adam, se lève – afin de lire les cinq dernières lignes et sitôt disparaît dans l'alcôve attenante où l'on a reconstitué la bibliothèque du poëte. Comme si le texte rentrait dans l'espace clos du Livre. Silence.
Les applaudissements ne crépiteront que lorsqu'il reviendra saluer. L'on peut parler d'une véritable performance – de disparition élocutoire du lecteur qui se serait fondu en la prégnance des battements d'ailes des feuillets enfouis, à ne devenir que le jeu de la parole en action. Reflet de miroir par laquelle la diction s'identifie de si près à l'écriture que le vecteur vocal se confond avec son support scriptural. Dominique Delpirou a su provoquer son effacement pour nous mieux restituer un éclat de présence mallarméenne. L'on se prend à rêver aux suprêmes inflexions de la voix du Maître en ses célèbres Mardis. Merci à Dominique Delpirou pour ce sortilège incantatoire.
Reste la splendeur du texte et le dialogue qui s'engage entre tous en la salle recueillie. Pour une fois il n'est pas d'assistance universitaire et scoliastique tout empêtrée de linguistique qui rabâchera la sempiternelle vision autorisée d'un Mallarmé formaliste. La dimension métaphysique de l'expérience iguturienne s'impose à tous en son évidente simplicité.
Les conversations se poursuivront de ferveurs en cafés avec sourires et petits gâteaux dans la cour sur le devant de la maison.
Il est des questions obsédantes que l'on ne se pose pas. Pourquoi Mallarmé n'a-t-il jamais terminé Igitur ?
Son gendre est bien parvenu à bout de cet encombrant héritage. Si bien que durant un demi-siècle Igitur dans la version d'Edmond Bonniot est devenue une oeuvre à part entière du poëte autour de laquelle cuistres et pédagogues se sont donnés le mot de gloser interminablement avec la même assurance que s'ils étaient en face d'un texte canonique.
Jusqu'à ce que Bernard Marchall en propose une nouvelle mouture dans l'édition en deux volumes de La Pléiade en 1998. Version irremplaçable certes, en le sens où elle donne accès à de nombreuses variantes que Bonniot avait reléguées dans l'ombre de ses choix, mais tout de même imparfaite en le sens où elle aurait dû s'accompagner d'une reproduction des textes originaux seule capable d'expliciter les hésitations in situ de l'écriture mallarméenne. En attendant cette plus que souhaitable exhumation princeps rien ne nous empêche de tenter de répondre à notre question propitiatoire.
Il serait une manière d'éluder le problème en renvoyant le lecteur au Coup de dés. Cette oeuvre dernière et coronnale de Mallarmé n'est-elle pas la reprise – aiguisée de trente années de pures et dures réflexions poétiques – d'Igitur. Il ne serait pas absurde de répondre par l'affirmative et ce d'autant plus que – pour ainsi dire – Le Coup de dés – se trouve comme résumé – en entier – dans les deux premiers paragraphes du Fragment 1 – intitulé Minuit. Avec en prime un avant-goût de Ses purs ongles très haut...
Mais les faits sont têtus. Igitur n'en fera qu'à sa tête, et passant outre au drame cosmique qui se joue entre le ciel et la mer – certains préfèreraient les Elbéhnoniennes eaux d'en bas et celles d'en haut – il n'en persévère pas moins dans la poursuite de son projet, de descendre au fond de lui-même, par les escaliers de service intérieur. Bref à l'étendue cosmologique Igitur préfère la mandorle plaintive de la creuse calebasse de son cerveau. Le problème n'est pas tant qu'il descende, mais qu'il n'en remontera pas.
Le tout serait de savoir pourquoi. Mallarmé nous invente une superbe fiction. L'Héritier est au sommet de sa race. En accomplissant le geste fatidique de se retrancher du monde, il détruit le geste aléatoire de la transmission génétique. C'est en se tuant qu'il démontre que cette originéité n'a pas été vaine. Le monde n'est-il pas fait pour aboutir à son propre suicide ? Avec cette ambiguïté mortelle, ou cette folle équivoque, que l'on ne sait si le monde vous suicide pour être hors de vous, ou si c'est vous qui décidez d'anéantir le monde. Aucun de nos actes n'est totalement pur. Dans les deux cas la preuve est faite de la conséquence opérative de tout acte métaphysique. A part que du fait brut, l'on en vient à l'idée du fait. Tirez les rideaux, fermez le tombeau, l'on n'ira pas plus loin. A contrario de ce qu'assura Nerval en ses Chimères, l'Achéron est sans retour. Mais peut-être cette assertion n'est-elle que la plus importante de toutes les chimères.
Après cela, achever Igitur eût été une reculade avouée à l'entregent littéraire. Igitur n'est pas une oeuvre, mais un acte. Accompli idéellement. Estompé et estampé en Idée.
C'est justement parce que cet acte métaphysique est assumé et entrevu par Mallarmé en sa vision métaphysique qu'il reviendra à la littérature. Non pas celle des littérateurs mais celle orphique qui ne se conçoit qu'en la convocation de ses puissances opératives.
*
La première pièce de l'exposition est consacrée à ces amitiés littéraires que Mallarmé nouera en Avignon avec les poëtes du félibrige, Aubanel et Roumanille pour ne citer que les plus proches. La situation ne manque pas de sel. C'est au moment même où il se lance dans la littérature d'abstraction pure que Mallarmé s'adonne à d'amicales relations avec les adeptes d'un passéisme culturel typiquement provincial, déjà dépassé, et en train de sombrer dans une revendication folkloriste un tant soit peu niaise...
La dernière salle expose les sculptures de Gérard Delafosse dont les photos sont reproduites dans la première édition illustrée d'Igitur, parue en 2008 chez Nunca Editions. Fiole de verre, maison de verre, boîte de verre, horloge de verre sans aiguille, ellipse de verre, Gérard Delafosse joue dans les transparences de la noirceur. Otez l'anecdote d'Igitur il ne restera plus que le cadre vide de son schématisme métaphysique. Igitur est une cage de verre dont le héros ne s'évadera pas. Existe-t-il une prison plus cruelle que cette conscience qui nous isole de l'univers ?
André Murcie ( 2009 )
FRAGMENCES D'EMPIRE
JULIAN
APOSTAT. FUGITIF. CONQUERANT.
ROBERT CHARLES WILSON
( DENOËL / Coll : Lunes d'Ecart : 592 pp / Juin 2011 )
Robert Charles Wilson est un auteur de science-fiction reconnu. Son œuvre honorée par les prix les plus prestigieux entraîne ses héros dans les troubles limites de notre univers aux confins d'autres dimensions peuplées d'extra-terrestres pas toujours extra... Son Julian paru en 2009 a dû déconcerter nombre de ses lecteurs. L'action se passe sur notre misérable planète terre, en un historial futur très proche de notre présent, au vingt-deuxième siècle. L'espèce humaine est en période de régression. Une grande catastrophe politico-écologique s'est déroulée et scientifiquement nous n'en sommes pas plus avancés qu'au temps de Victor Hugo. Socialement, ni Marx, ni Bakounine n'ont triomphé. Les temps sont durs. La société est divisée en trois castes, les ouvriers taillables et corvéables à merci, grosse masse de journaliers sans aucun pouvoir, une mince couche de petits artisans besogneux, et une élite politique qui confisque la fortune et le pouvoir. Rajoutons que la moitié de la planète est en guerre contre l'autre dans l'ultime espoir de s'adjuger les dernières ressources naturelles non encore épuisées, et que l'Eglise du Dominion, qui chapeaute toutes les religions autorisées, diffuse une idéologie rétrograde et entretient avec diligence un obscurantisme intellectuel des plus sévères.
C'est ce que l'on appelle une projection. Que seront devenues les USA et l'Europe d'ici une bonne centaine d'années si nous reconduisons encore les mêmes politiques ? Robert Charles Wilson tire la sonnette d'alarme. L'aurait pu écrire un précis d'économie, un livre de réflexions écologiques, mais il a préféré un roman. Plus facilement accessible pour une plus grande partie de nos contemporains. Il a jugé qu'une seule leçon ne suffirait pas à convaincre, a préféré la doubler, comme l'on repasse les contours d'un dessin au crayon gras, pour le rendre davantage visible. Il a transposé en le vingt-deuxième siècle le destin exceptionnel de l'une des figures les plus charismatiques et exemplaires de l'Antiquité pour que le lecteur perçoive de lui-même, et le plus rapidement possible, la défaite prévisible de son héros. A partir d'un certain moment, il est impossible d'arrêter une situation que l'on a laissé, par paresse ou couardise, filer et qui de ce fait est devenue irréversible. Au cas où nous serions stupidement trop obtus, il nous prévient dès les premières lignes de l'échec inévitable et avéré de son héros Julian.
L'existence de Julian Comstock – le neveu du Président de la République des Etats-Unis – est un savant démarquage de la vie de l'Empereur Julien. Certes les circonstances ont changé, Julian n'est plus un adepte du Sol Invictus mais un passionné de sciences et de technologies oubliées. N'est pas un écrivain, mais un amateur de cinéma qui parviendra à tourner son film. La guerre lui permettra – il est enrôlé de force sous une fausse identité – de parvenir, au terme d'une série d'évènements plus ou moins indépendants de sa volonté, à s'emparer du pouvoir politique... Robert Charles Wilson infléchit quelque peu la courbe parallèle des deux destinées : si le Julien historique est assassiné par un soldat chrétien, Julian – l'on sent que son auteur lui refuse une mort de vaincu si ignominieuse, car rien n'est plus cruel que de périr de la main même de son ennemi – meurt à temps victime d'une épidémie de choléra...
C'est un roman qui n'est pas sans humour, admirablement bien construit, et quelque peu picaresque avec son narrateur qui ne se départira jamais de son indécrottable naïveté qui lui colle à la peau comme un reste quasi-atavique d'allégeance et de soumission, de la part d'un individu issu des basses castes, à l'autorité suprême de l'Eglise du Dominion... Heureusement que sa propre épouse possède une lucidité militante plus acérée que lui !
Julian n'est pas exempt de défaut. Cherche trop l'affrontement frontal avec le Dominion comme s'il savait que les jours lui étaient comptés. Les âmes de ses concitoyens sont sous l'emprise de cette Eglise de la domination mentale et intellectuelle, et ce ne sont pas de simples raisonnements – si parfaitement justes et logiques soient-ils – qui emporteront l'assentiment des vastes foules. Dans la perspective d'une prise de pouvoir Gramsci nous a appris qu'il fallait d'abord gagner la bataille idéologique et culturelle des idées et des représentations. Julien et Julian commettent la même erreur de mener ces deux combats en même temps. Sont tous deux pressés par l'urgence de la situation. Sont arrivés en quelque sorte trop vite au faîte de la pyramide du pouvoir politique mais ne sont pas maître des échelons de commandements intermédiaires qui dès leur advenue passent d'abord en mode de résistance passive avant d'entrer en dissidence active.
L'on n'écrit pas un tel roman pour satisfaire la soif d'intrigues ou le délassement récréatifs de ses lecteurs. La quatrième de couverture présente le livre comme une « critique majeure des politiques environnementales actuelles ». Nous avons de la chance, nous échappons au laïus habituel sur les bienfaits du développement durable. Mais pour ceux qui se refuseront à lire entre les lignes le cerveau chaussé les lunettes des dominances idéologiques d'aujourd'hui et qui ne s'intéresseront qu'à l'enseignement explicite du texte, la problématique abordée est d'une toute autre envergure. C'est la grande question de la prise du pouvoir dans le but du déploiement d'un projet politique opposé à celui que l'on combat, bien plus complexe que la réponse à courte vue de Lénine dans son opuscule : Que Faire ?
Donc, non pas la prise du pouvoir en tant que telle – élections démocratiques, putsch militaire ou soulèvement révolutionnaire, les solutions sont nombreuses – mais après. Une fois que l'on a accédé à ce qu'il faut bien appeler la gérance de la société, comment résister aux anti-corps pathogènes de destruction et d'immobilisation lentes générées par des années, voire des siècles de domination absolue ? Les idées ne meurent jamais, elles peuvent entrer en hibernation plus ou moins longtemps mais il suffit que les conditions économiques et sociologiques nécessaires à leur épanouissement se présentent pour qu'elles se réveillent et essaiment de nouveau comme ces graines d'anciennes céréales retrouvées dans les tombeaux égyptiens qui après plus de deux mille ans de stérile stockage donnèrent naissance à une nouvelle récolte dès qu'elles furent semées. Notons que ce revers de la médaille possède aussi son avers : immortelle est donc aussi l'eidos de l'Imperium suscitée par Julien. Ce qui permet de comprendre pourquoi nos ennemis s'acharnent à la décrier et à la dénaturer.
Julien n'était certainement pas le plus apte à se charger d'une tache aussi lourde. Trop idéaliste – pour ne pas dire trop religieux. Les bombes à retardement que déposa en lui, dès sa plus tendre enfance, son endoctrinement christianistique et contre lequel il s'élèvera sans s'en rendre compte, l'emmèneront à combattre sur le terrain même de son implacable ennemi... L'on ne s'attaque pas à une religion en lui opposant une autre religion, cela Julien ne le comprit jamais. Il lui manqua les gousses d'ail du scepticisme philosophique et du cynisme sophistique pour mener à bien son entreprise. Le personnage n'en est que plus fascinant. L'a fait face, l'a combattu avec les armes à sa disposition, ne s'est pas défilé devant les difficultés alors que bien des partisans de son propre camp l'ont laissé agir sans s'impliquer totalement à ses côtés. Souhaitaient bien sa victoire, mais ne voulaient surtout pas partager sa défaite. Et après ce fut trop tard. L'on ne s'accroche pas aux petites branches de la compromission passive sans être englouti dans les gouffres du renoncement et de l'auto-trahison.
L'action de Julien reste à méditer. Les déraisons de sa défaite sont porteuses d'un immense enseignement. Que nous nous devons de méditer, penser et mettre en actes. Car il s'agit bien de reprendre son chemin impérieux à l'endroit exact où il tomba sous les coups de nos ennemis.
André Murcie. ( 22 / 11 / 2014 )