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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 15

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 015 / Novembre 2016

    OMBRES D'EDGAR POE

     

    L'OMBRE D'EDGAR POE

    MATTHEW PEARL

    Pocket. N° 13887. Février 2010.

    Le fantôme d'Edgar Poe n'en finit pas d'agiter les ricains. Ce doit être un reste de mauvaise conscience. Remarquons qu'un siècle et demi plus tard ça ne les a pas empêché d' adopter une similaire conduite avec ce double d'ombre que fut Gene Vincent... mais commençons par le commencement.

    Plutôt par les notes finales et explicatives de l'auteur. Car le livre possède des eaux mortes – l'on imagine avec quels fulminants ciseaux le chroniqueur littéraire susnommé Edgar Poe se serait complu à émonder le texte de ces redondances napoléoniennes. Une intrigue dans l'intrigue qui n'apporte rien à l'élucidation des derniers jours de la vie de Poe. A moins que l'on ne préférât dire les premiers jours de la mort.

    600 pages pour les quatre dernières journées d'une existence, fût-elle celle du plus grand poëte des Amériques, c'est beaucoup. Surtout si l'on n'a rien de très concret à apporter de neuf. Matthew Pearl s'en défend. Il a voulu se mettre dans la peau d'un contemporain de l'auteur d'Annabel Lee, un admirateur qui essaierait de comprendre les surprenantes circonstances de la disparition de l'écrivain.

    L'idée en soi n'est pas stupide. Quentin Hobson Clark ne fera qu'entrevoir la mise en terre du cercueil de Poe mais n'est-il pas pour nous un témoin privilégié de ce qui a pu se passer auparavant ? Non pas parce qu'il aura la chance d'interroger les principaux personnages que Poe croisera en ses dernières heures, mais parce que – au contraire de nous – il n'a nul besoin de reconstituer l'époque dans laquelle Poe a vécu. Qui est à même de mieux entendre les enjeux du bocal que les poissons qui y ont tournoyé sans fin ?

    Même pas très doué, un sous-détective de quatrième zone ne vous mettrait pas cinquante pages à recueillir les témoignages ultimes. Pour ne pas en finir trop rapidement, Matthew Pearl imagine un petit détour : Clark ira jusqu'en France quérir le Dupin de chair et de neurones qui aurait inspiré à Poe son célèbre ratiocinateur. Abondance de biens ne nuit pas, il en ramènera deux, quel est le vrai ? quel est le faux ? , subtil dilemme éléphantesque qui ne déroutera que le lecteur naïf.

    Quelques longueurs plus loin, police secrète échappée d'un thriller historique et amours contrariées de romans de gare, l'on assiste enfin à la révélation ultime. Matthew Pearl n'a pas compris pourquoi Poe a préféré le conte au roman. Il est très utile de couper au plus court alors que l'on pourrait faire long. L'arabesque est fulgurante. Le méandre nous endort.

    D'autant plus dommageable que l'explication de Pearl est avant tout une vue de l'esprit. Pas d'irréfutable élément nouveau, mais une lecture des évènements, tels qu'ils ont été rapportés en leur temps et quelques détails subsidiaires glanés au cours des siècles suivants par une critique farfouilleuse avide de vieux registres administratifs.

    Une démonstration à la Edgar Poe en quelque sorte. Une mise à plat. Otez de vos yeux vos lunettes fumées au noir de romantisme. Nous sommes à Baltimore. Sur la côte Est. Loin du Pacifique mais pacifiée. Pas de bandes d'outlaws en goguette qui rançonnent les voyageurs dans les trains et malgré de constantes et consternantes tricheries les élections se déroulent en toute relative bienséance démocratique. Les hypothèses communément admises pour expliciter la malheureuse fin du poëte sont rejetées comme boulettes de papier au feu des imaginations gothiques.

    Il est nécessaire de lire à la hauteur même des lignes. Et des moeurs de l'époque. Un habit détrempé d'eau de pluie s'échange chez un fripier, un épuisement nerveux et un refroidissement délétère ne se soignent pas comme une vulgaire cuite carabinée. Parents et amis de Poe honteux de s'être mépris sur son état refuseront par la suite de s'étendre sur le sujet. L'enterrement se fera à la sauvette car faute inavouée est en son entier pardonnée.

    Reste que le roman de Matthew Pearl nous présente un Poe débarrassé de multiples noirceurs. Un gentleman sudiste - qui libère en douce l'esclave de la famille - illuminé par le génie. Et surtout un poëte envoûtant. Un albatros parmi les hommes qui ne lui laissèrent que trop rarement le loisir de voler au-dessus des nues.

    ( AM. / 06 / 09 / 2010. ).

     

    ALLERS SANS RETOURS

    ALEXANDRE MATHIS

    e-dite. 555 pp. 2009.

    Quel rapport le roman se doit-il d'entretenir avec la réalité. Diable ! avec une telle entrée en matière, le lectorat va penser que nous retournons vers le réalisme socialiste cher à Aragon. Disons-le tout de suite, Alexandre Mathis ne marche guère sur ses brisées-là. Outre le fait qu'il soit d'un autre bord, il pose le problème d'une autre manière. Plus moderne, serions-nous tentés d'affirmer si l'écriture de l'auteur n'était pas teintée d'une émotive nostalgie d'un âge d'or qui, rassurez-vous ne remonte pas aux vieux temps saturniens, mais à hier, ou avant-hier. Quelques dizaines d'années, à peine. Même pas un siècle. L'épaisseur d'un cheveu pour l'Histoire. 

    Vous n'imaginez pas tout ce que les laboratoires de la police nationale peuvent tirer de l'analyse d'un cheveu aujourd'hui. Une réalité adénique – mais pas du tout édénique – dont vous n'avez même pas idée. En deux jours de biométrie appliquée, ils vous identifient un criminel en trois coups d'éprouvettes. Victor Segalen se plaignait de ce que le progrès avait rapproché à vitesse grand V l'extrême-lointain. Mais depuis nous avons fait pire, nous avons supprimé l'extrême-mystère.  

    Les mauvaises langues prétendent que ce dernier se serait réfugié dans la littérature policière. Notre réalité serait devenue si terne qu'il n'y aurait que dans les livres que l'on rencontrerait des assassins aux mobiles évanescents et des cadavres récalcitrants. Bien entendu, il ne manque pas d'écrivains subalternes capables de ressusciter un Sherlock Holmes, ou un Rouletabille, voire un Maigret, qui au bout de deux cents pages vont vous livrer le coupable ficelé comme un saucisson sur le canapé de leur bureau. 

    Alexandre Mathis ne mange pas de cette sorte de sandwich. Victimes et tueurs ne sont pas les produits de son fécond imaginaire. Il les trouve là où on les rencontre d'habitude, dans la plus abjecte réalité. Quant à l'enquête, il s'en charge lui-même. La littérature ne sort pas du caniveau. Elle s'y complaît. Pas question de quitter les eaux fangeuses du réel.

    A tel point qu'il n'omet rien, les coupures de journaux d'époque, les photographies des lieux idoines, les publicités qui ont croisé les regards des protagonistes, la liste des commerces qui longeaient les trottoirs arpentés par nos héros dans les années trente, un véritable travail de reconstitution archéologique. Faites-moi entrer dans ce bouquin la poutre du monde que je saurai voir ! C'est la vieille méthode balzacienne de la description de la pension Vauquier dans Le père Goriot. Un peu modernisée, vous savez depuis le surréalisme la littérature a été quelque peu arraisonnée par la technique comme l'a démontré Heidegger.  

    Etrange quand on y pense, c'est dans cette scène de la vie parisienne qu'apparaît pour la première fois dans la comédie humaine la figure de Vautrin, ce malfrat de bas quartier qui en s'introduisant dans les couloirs de la Sûreté nationale finira par manipuler les hautes sphères de la politique. Secrets d'Etat.

    Stop. Fausse piste. La vérité n'est jamais là où on la croit. Quand faut y aller, pour Mathis c'est de l'autre côté. De l'Atlantique. A la copie des bouffons européens, il faut préférer l'original américain. Laissez les Hercule poiroter dans leur champ. A Lupin, substituez Dupin. Un chevalier à la triste figure mais au cerveau rapide. C'est que voyez-vous la réalité de la littérature ce n'est pas le monde, mais la littérature elle-même. Qui elle-même n'est qu'un reflet du monde. 

    Vous vous sentez un peu perdu dans ce palais des glaces. Alexandre Mathis est gentil, pour revenir sur vos pas, il vous offre deux billets aller . L'un pour le criminel et l'autre pour la victime. Evidemment le criminel n'a pas tué la victime et la victime n'a pas été tuée par le criminel. Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliqué ? Ce sont deux tragédies qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. N'empêche qu'elles se déroulent toutes les deux dans la seconde moitié des années folles et ont Paris comme point d'arrivée pour la première et de départ pour la seconde.

    Je vous vois déjà sur les rails de l'enquête, vous vous précipitez vers la gare la plus proche de votre domicile, vos deux billets de train à la main. Respirez. Vérifiez, le sésame ne donne point droit à un strapontin de deuxième classe mais à une place... de cinéma. Mathis noie le poisson et vous plonge dans la salle obscure du monde.

    Un assassin et une victime, on aurait envie de les présenter main dans la main, mais non ils appartiennent à deux films différents, même si Mathis les a montés sur la même péloche. C'est que le cinéma, c'est un peu comme la littérature, c'est un reflet du monde et c'est en même temps un monde à part, sans parler de tous ces minables qui se la jouent couleur menthe à l'eau à la Eddy Mitchell et qui s'imaginent qu'ils sont en train de tourner un bout d'essai pour la Twenthief Century Fox, mais revenons à nos moutons, le noir qui dilapide l'argent de sa victime à visionner tous les films qu'il peut voir dans les cinémas de Paris, et la brebis blanche-colombe innocente, dont on retrouve le corps dans la Marne de Meaux. Dans la marne des mots.

    Ne faites pas cette bobine. Pour le premier tout est clair, l'on a les preuves, les aveux et les minutes du procès. Condamné à mort, ce damné con ! De ce temps-là la guillotine vous tranchait sa quarantaine de cous coupés à l'année. De la belle ouvrage. Ça n'a pas empêché la défaite de 40 non plus, parce que cette histoire s'est passée durant la montée du fascisme en Europe, en 39. Quant au tendron, c'est en 36, une année très populaire, qu'elle a été retranchée de la liste des vivants. A croire que le fait divers s'articule sur le politique. A vous de juger. Alexandre Mathis, vous file les pièces en main, et vous suppose assez grands pour tirer les conclusions par vous-mêmes.

    Voilà, c'est tout. Non, ne repartez pas. Vous n'avez usé qu'un billet. Si la première affaire est classée, la seconde n'a jamais été élucidée. Il est sûr que Mathis ne nous aide pas, au lieu d'aller vers l'aval et de démêler les fils de l'affaire, il remonte vers l'amont. Il n'a pas tort de rembobiner. Car lorsque la réalité imite la littérature, il convient de se rapporter au texte. Facile : Le Mystère de Marie Roger, Livre de poche 2173, je vous conseille de le relire avant le Mathis.

    Dupin et Edgar Poe bien sûr. L'ineffable détective vous désigne le meurtrier de la pauvre Mary Roger, retrouvée noyée dans l'Hudson river, sans quitter son appartement. Mathis lui s'est fadé le voyage jusqu'à la bonne ville de Meaux, les Archives, les journaux, le cimetière, et tout le bataclan. N'a rien trouvé. Normal il s'appelle Alexandre Mathis, pas Edgar Poe.  

    Sauf que le conte de Poe n'est que l'habile démarquage d'un véritable crime, d'une victime de chair et d'os qui répondait au doux nom de Mary Rogers. Un de ces crimes dont les amerloques ont le secret, une affaire du style Dahlia noir qui a suscité encore plus de livres et de films que cette vénéneuse fleur. Un crime par noyade qui a fait couler plus d'encre que de sang.

    Quand on a déniché un modèle, il suffit de le suivre. Mathis imite Poe. Il nous propose quelques solutions, appuyées sur documents d'époque qui recoupent à la perfection toutes les explications journalistiques que Poe pourfendra dans sa nouvelle. Avec cette explication finale et lumineuse. C'est que notre petite jeune fille n'est pas venue par hasard à Meaux. 

    Vous êtes déçus. C'est que vous n'avez rien compris. Mourir à l'endroit exact par où Poe commence sa nouvelle. Une intersection de coïncidences est-elle due au hasard ? Si Poe fut un génie supérieur de l'humanité, c'est parce que son cerveau était égal à celui d'un Leibnitz et de quelques autres mathématiciens – je n'ai pas dit mathismaticien - mais lui, il a plutôt travaillé sur le calcul d'improbabilité. Si vous voyez ce que cela veut dire. Il est en effet aussi difficile de prévoir l'improbable que le probable. Ou plutôt non. Il est plus difficile de prévoir l'improbable que le probable. Vous comprenez mieux peut-être pourquoi le roman de Mathis délivre des billets sans retour.

    Si non. Votre cas est désespéré. Achetez le bouquin et dépatouillez-vous avec. Ce n'est surtout pas un policier, puisque les deux énigmes ne sont guère mieux résolues avant la lecture qu'après. Ce n'est pas un roman, même si la première partie se termine sur un superbe dénouement surprise. Un retournement heideggerien de situation, qui ne vous ramènera pas à la case départ. C'est un livre. De ceux dont Mallarmé disaient qu'ils faisaient tout au plus semblant de commencer et de finir.

    Les esprits naïf se lamentent, si ce n'est ni un roman policier, ni un roman tout court, qu'est-ce donc ? De la littérature. Tout simplement. Vous savez dans les salles à projection continue, lorsque le mot fin s'allume sur l'écran, il suffit d'attendre pour que tout recommence. Pas tout à fait comme avant d'ailleurs. Puisque vous connaissez déjà l'histoire.

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LE MOUVEMENT SOPHISTIQUE.

    GEORGE BRISCOE KERFERD.

    Traduit et présenté par

    ALONSO TORDESILLA et DANIEL BIGOU.

    272 pp. VRIN. 1999.

    Traduction en français et remise à jour de l'ouvrage paru en 1981 en Angleterre par son auteur qui eut la mauvaise idée de décéder avant d'avoir pu tenir entre ses mains un exemplaire de son livre-somme et testamentaire. Les Dieux sont décidément cruels.

    Alonso Tordesillas nous en avertit dans sa rapide introduction : George Briscoe Kerferd ne cite jamais dans son livre Les Sophistes d'Eugène Dupréel. Ce dernier – nous évoquons l'ouvrage et non l'auteur qui fut le premier en la deuxième moitié du vingtième siècle à réhabiliter les sophistes – aurait eu le tort d'être avant tout trop sociologique... Il est sûr que quand l'on intitule soi-même ses chapitres 1 et 2 Pour une histoire des interprétations du mouvement sophistique et Un phénomène social l'on se place d'office sur un tout autre plan ! Les mesquineries universitaires nous surprendront toujours !

    Soyons juste, modérons notre ire : Le mouvement sophistique de George Briscoe Kerferd est un petit trésor. Même si le premier quart du volume n'apporte aucune révélation fracassante. Kerferd n'en sait guère plus que tout un chacun s'étant tant soit peu penché sur la question. Les sources sont maigres et lacunaires, et cela devrait-il déplaire à ses mânes inapaisées, notre auteur n'ajoute rien de fondamentalement nouveau aux données déjà collectées par Dupréel et publiées plus de trente ans avant.

    Kerferd triture les textes, mais vous avez beau pressé une éponge elle ne peut rendre que la seule eau qu'elle aura absorbée. C'est ici que Kerferd devient redoutable. Sans doute a-t-il lu chez Dupréel que les dialogues de Platon sont à entendre comme autant de réponses, voire de variations, aux oeuvres d'un Protagoras ou d'un Gorgias. Aussi s'acharne-t-il à retrouver dans la doxa des lectures platoniciennes, le palimpseste oublié de débats intellectuels et idéologiques qui firent rage, voici plus de vingt-cinq siècles à l'ombre de l'Acropole.

    Plus justement ce Mouvement sophistique aurait pu être sous-titré, Pour une relecture de Platon. Un Platon en butte à des propositions adversoriales dont il aurait eu du mal à se dégager, et qui de par ce fait nous paraitra moins empyrique en même temps que plus empirique. Alors qu'il nous semble que l'auteur du Cratyle domine son sujet à grands coups d'ailes dédaigneux, nous devons garder en mémoire que l'écriture platonicienne participe, malgré qu'elle s'en défende, d'une éristique des plus violentes. Ce n'est pas parce que les souvenirs de l'existence de telles joutes ont été perdues qu'il faut oublier que la fameuse prépondérance dialectique socratique est née de la confrontation toute sophistique de discours dissemblablement argumentés.

    Nous voici face à un Platon, plus querelleur que prévu, en décalage complet avec la vénérable image d'Epinal de vieux sage insurpassable véhiculée par la légende dorée de la transmission philosophique. Pour ne pas froisser nos lecteurs déroutés par cet aspect par trop inopinément discutailleur du roi des philosophes, nous dirons que grâce à George Briscoe Kerferd nous rencontrons un Platon davantage dans le dialogue ! Un maquignon de la pensée qui certes nous montre de belles cavales et de fiers étalons, mais dont nous devons nous méfier car les magnifiques tandems de chevaux blancs et noirs qu'il se propose de nous refourguer, afin de traîner le char poussif de notre esprit, ne sont pas obligatoirement des produits de son propre élevage. Un sang impur et sophistique n'irriguerait-il pas leur sillons veineux ! Ce qui de la part d'un souverain philosophe idéal n'est pas vraiment bien ! Ce qui entre nous soit dit, n'est pas plus mal !

    Mais George Kerferd ne poursuit pas ses allégations jusqu'au bout de leur logique. Il aurait été nécessaire d'évoquer un Platon pugiliste, en quelque sorte un danseur martial et nietzschéen avant la lettre, proche du mouvement énergétique et agonal selon lequel le penseur d'Engadine entrevoyait le déploiement de la pensée philosophique grecque. Notre vision de l'histoire de la philosophie s'en trouverait changée. L'aspect a postériori pré-chrétien de la pensée platonicienne s'occulterait de lui-même et ce regard plus authentique sur Platon nous obligerait à reconsidérer l'introduction du christianisme dans la pensée grecque selon une autre inclinaison, beaucoup plus catastrophique que la version pasteurisée d'aujourd'hui.

    Il est inutile de prouver par a + b que la sophistique est un moment important et trop longtemps sous-estimé de l'histoire de la philosophie si cette annonce ne s'avère en rien opératoire et ne se traduit par aucun bouleversement conséquential quant au dévidement sans surprise de la pensée philosophique actuelle. George Kerferd veut bien déterrer les morts mais il ne faut pas que leurs cadavres réanimés nous échappent et se mettent en tête de rejouer le mauvais film de la vengeance de la momie.

    L'on nous objectera que Kerferd désirait avant tout évoquer les sophistes et que c'est déjà beaucoup de pouvoir mesurer l'indubitable influence de Protagoras sur le prince des abeilles de l'Hymette. Nous allons donc nous intéresser à quelques points plus directement en relation avec le courant sophistique.

    A tout seigneur, tout honneur ! Gorgias, donc. George Briscoe Kerferd reconnaît l'importance de ce que dans nos chroniques purpurales nous avons pris l'habitude de nommer Le traité du Non-Être. Notons qu'il se donne un mal de chien ( sans aucun cynisme ) pour faire accepter au lecteur moderne que ces quelques pages forment bien un livre essentiel du corpus grec. Il va même jusqu'à en proposer un début d'interprétation.

    L'Être gorgien – il vaudrait mieux dire le Non-Être – n'est pas l'être métaphysique par excellence que vingt siècles d'histoire philosophique ont défini peu à peu comme quelque chose qui serait un tant soit peu comme le fantôme de Dieu, ou du moins l'abstraction de son idée, une espèce d'espace vide qui serait quelque part dans l'absence de sa présence et la présence de son absence. Le but de Gorgias n'est pas de savoir si quelque chose est ou n'est pas. D'abord parce qu'il n'y a rien et ensuite parce qu'il n'y a toujours rien. De plus comme de moins.

    Gorgias s'interroge à un autre niveau. Si l'être était, se demande-t-il, que serait-il ? Le drame de l'Être réside en ce qu'il est toujours autre chose que lui-même s'il désire être prédicativement quelque chose d'autre que lui-même. Visez la stupidité de cet Être qui voudrait être autre chose que l'Être ! Facile à comprendre que s'il était autre chose que lui-même, il ne serait pas. Donc l'Être n'est pas !

    Peut-être êtes-vous de ceux qui pensent que l'Être se prend la tête – et la nôtre – à vouloir être. Qu'il ne veuille plus être, qu'il se contente d'être ce qu'il est ! En point c'est tout. Ainsi il sera rien, et n'étant rien, il sera justement le rien qu'il n'est pas. Et le tour sera joué, et nous serons tranquilles ! Qu'il reste dans son coin, sans plus faire... Motus et bouche cousue.

    Le problème c'est que justement l'Être n'est qu'un mot. Nous désignons l'Être, et nous savons que l'Être c'est le Non-Être, par ce même qu'il n'est pas : un mot. Le Non-Être n'est pas un mot et nous l'appréhendons toujours tout de même par ce qu'il n'est pas, un mot. L'on attrape bien les petits oiseaux avec ce qu'ils ne sont pas : de la glu ou un fusil. Mais si nous ne sommes point trop maladroits nous nous retrouvons avec le héron solitaire dans notre gibecière. Alors qu'avec l'Être, tout comme Hamlet, il ne nous reste que des mots, des mots, des mots ! Les esprits facétieux affirmeront que les mots volent au-dessus de l'abîme très peu profond du non-être comme l'Esprit planait au-dessus des eaux, mais c'est juste pour marquer la différence ontologique qui peut exister entre le nihilisme biblique de l'Ecclésiaste et l'orphisme poétique du Traité du Non-Être de Gorgias.

    Comme la sophistique, qui n'est qu'un torrent tumultueux de mots ! Pierres qui roulent n'amassent pas mousse. Ni parcelle d'Être. Les mots se répondent mais il n'en est pas un seul qui signifie exactement la même chose qu'un autre. Si Gorgias réduit l'Être à ne pas Être c'est pour mieux condamner les mots à prononcer des inanités. Et les Sophistes se targuent de vous enseigner tout ce que vous désirez, non pas savoir, mais être.

    George Briscoe Kerferd s'arrête en si bon chemin ! Les sophistes sont pour lui des philosophes à part entière. Ce n'est pas parce que Platon et Aristote ont gagné la bataille de la communication que ses chéris ont perdu la guerre idéologique et politique. Les fragments de Protagoras nous dévoilent un grand monsieur. A l'écouter, les sophistes ont jeté avant tout le monde les bases d'un savoir pragmatique et contingent beaucoup plus efficacement moderne que les a priori transcendantaux du platonisme...

    Il est tout de même gêné aux entournures notre Kerferd. L'athéisme de Protagoras le pousse en des retranchements qu'il n'avouera jamais. Il ergote, Protagoras n'a pas déclaré urbi et orbi que les Dieux n'existaient pas. C'est vrai, il a fait pire. Il dit que la possibilité de leur non-existence l'empêche de poser leur existence.

    C'est le même raisonnement que Gorgias. Si l'Etre est, il pourrait aussi ne pas être, donc il n'est pas. C'est le seul fait de raisonner qui tue les Dieux et l'Être. En d'autres termes c'est parce qu'ils sont grecs – donc des raisonneurs – que les Grecs ne croient ni aux Dieux, ni à l'Être.

    En nos temps de barbarie galopante, ces propositions sont politiquement incorrectes. Remuons le Kerferd chaud dans la plaie. Il est si mal à l'aise notre mandarin qu'il écrit toujours «  avant Jésus Christ » en toutes lettres, sans abréviation, à tel point que le nom du sauveur rédempteur peut se retrouver quatre à cinq fois sur la même page ! Il est des gestes symboliques qui trahissent une si forte mauvaise conscience !

    André Murcie. ( 2008 )

     

     

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 14

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 014 / Novembre 2016

    OMBRES D'EDGAR POE

     

    UN OEIL BLEU PÂLE.

    LOUIS BAYARD.

    Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.

    Le Cherche Midi / Septembre 2007.

    ( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )

    Dupin sur la planche. Il ne nous déplaît pas de débuter Alyteraturi par ce thriller de Louis Bayard auteur américain sans reproche mais avec peur. Quelques meurtres d'apprentis-officiers à West Point ne sauraient nous effrayer. Mais lorsque l'enquêteur à la retraite sans flambeau s'appelle Landor et son associé le jeune Edgar Allan Poe in person, voilà de quoi retenir notre attention.

    Rappelons que c'est à West Point, dont il dut démissionner pour indélicatesse poétique qu'Edgar Poe, alors élève-officier, composa Le scarabée d'or et que Le Cottage Landor est ce conte définitif présenté par le poëte lui-même comme le pendant immédiat à cet irrémédiable diamant noir originel que reste Le domaine d'Arnheim pour la littérature moderne.

    Pour la résolution des meurtres en série nous vous laissons, chers et hypocrites lecteurs, le plaisir de dénouer vous-mêmes les lacets de l'affaire. Les indices sont à votre portée, mais encore faut-il savoir les voir. Si vous y parvenez avant les vingt dernières pages, vous n'aurez pas volé la lettre A(rabesque) à votre examen de détective amateur.

    Cet aspect du livre ne nous a intéressé que fort médiocrement. Par contre le défi que s'est infligé Louis Bayard en invitant Edgar Poe et la landorienne créature à sa table de travail nous a paru courageux. Ecrire la biographie de Poe, depuis deux siècles, nombreux sont ceux qui se sont lancés dans l'aventure. Souvent avec bonheur. Mais faire agir de l'intérieur Edgar Poe, en être le joueur d'échecs qui agite, parle et réfléchit la marionnette, relève d'une autre gageure. Mettre Poe en situation et en déduire comment il se serait comporté en de telles circonstances correspond à un jeu subtil d'acrobaties littéraires dont on risque à chaque instant de choir et déchoir.

    Un Poe virtuel, mais avant tout un Poe plausible. Qui corresponde à toutes les données phantasmatiques que le lecteur averti aura stockées dans sa mémoire. Qui ne vienne en aucune manière contredire l'image que notre esprit a, à notre propre insu pratiquement, façonné. Problème poesque à sa manière, l'auteur se doit d'accoucher d'une création que le dieu aristotélicien de logique vivante ne devrait en aucun point renier.

    Louis Bayard nous fabrique un jeune Poe, enfermé en-lui-même, et parfois même perdu en les méandres reptiliens de sa cervelle d'or. Un Poe en qui retentissent déjà les drames futurs de sa vie. Un Poe qui aurait dépassé le romantisme inhérent à sa littéraire jeunesse, Un Poe qui aurait compris que l'idéalité de nos représentations ne survit que très peu de temps à la charnelle présence du monde. Un Poe d'outre-vie en quelque sorte, mais ô combien fascinant car Louis Bayard n'a pas oublié que chronologiquement parlant Un oeil bleu pâle se devait d'être un roman d'initiation.

    Landor apparaît comme un Poe vieilli et vaincu, une sorte de miroir repoussant, une espèce de glace mouroir, de ce que le jeune Poe ne veut pas devenir. Et ne deviendra pas. Louis Bayard explore en son roman le thème des bifurcations de soi-même possibles. Ou la créature tue son démiurge avant qu'il ne la renvoie à son néant. Ou vice-versa. Avec Edgar Poe seul l'extrême est probable. Les solutions intermédiaires sont de nature non advenues.

    Bref, si vous êtes un amateur de l'auteur du Corbeau, jetez-y un coup d'oeil. Bleu pâle, de préférence.

    André Murcie. ( 01 / 09 /2010 )

     

    UNE JEUNESSE IMAGINAIRE D'EGAR POE

    UN OEIL BLEU PÂLE.

    LOUIS BAYARD.

    Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.

    Le Cherche Midi / Septembre 2007.

    ( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )

    Justement nous évoquions sa présence dans le numéro précédent consacré à l'amère fin de Gene Vincent. Edgar Poe est vraiment le fantôme de l'opéra littéraire français. Les esprits chagrins feront remarquer que le livre est traduit de l'anglais, des Etats-Unis comme le précise la quatrième de couverture. Oui mais refourgué en contrebande, réinjecté de manière presque illicite, dans le circuit hexagonal par l'intermédiaire des canaux souterrains de la collection NéO. Les amateurs de mauvais genres connaissent le sigle de cette maison qui eut le mérite de réintroduire - dans les coulisses du laboratoire d'analyse pseudo-scientifique des docteurs Folamour de la critique narratologique qui tinrent au début des années quatre-vingts le haut du pavé ( arévolutionnaire ) de l'establishment linguisto-universitaire - de clandestins sachets plasmatiques de sang épais extrait des taureaux noirs de la littérature populaire anglo-saxonne qui furent ainsi transfusés en cachette dans les veines exsangues de notre prose nationale. L'on sait comment par exemple le sorcier Jean Parvulesco se livra en ses oeuvres maîtresses à maintes opérations que n'aurait pas plus reniées le Docteur Moreau de la non moins célèbre île que ses créatures hybrides.

    L'esprit un peu formaté dès ma tendre jeunesse par les magistrales déductions du Chevalier Dupin qui débrouille si complètement le noeud de l'intrigue dans Le Double Assassinat de la Rue Morgue, tout en lisant son journal matinal, je me fais fort dès que je me lance dans la lecture du roman policier de découvrir l'assassin avant le détective, et parfois même avant l'auteur, mais ceci est une autre histoire. Je déteste être refait et n'ai guère l'habitude de m'en vanter. Mais je dois l'avouer, pris comme un bleu ( très pâle ). En plus je connaissais le coup, Hugues Pagan s'en est servi pour son premier roman paru dans la collection Engrenage. N'insistez pas, contentez-vous de ces indices aussi gros qu'un troupeau d'éléphants sans défense d'y voir plus clair.

    Cela, c'était pour l'intrigue. A laquelle nous n'accorderons qu'une importance purement anecdotique. C'est Edgar Poe qui joue le rôle du Docteur Watson. Aide bénévole du policier Landor, retraité de fraîche date mais pas très frais en lui-même. Autant dire que dès que Maître Corbeau s'avance sur la branche de l'arbre aux pendus, nous n'avons d'oeil bleu pâle que pour lui. Sherlock Landor peut bien poser des regards interrogateurs sur tout ce qui bouge autour de lui, nous n'en faisons plus cas. La seule question que nous nous posons est de savoir si l'évocation de l'élève Edgar Poe à l'Institution de West Point par Louis Bayard sera au final exempte de reproche.

    Louis Bayard sera reçu – pas plus qu'Edgar Poe chez les cadets – mais à la session sans rattrapage de notre examen personnel qui n'était point dépourvu d'a priori acrimoniaque. Nous n'aimons pas que des étrangers s'en viennent jouer avec nos mythes emblématiques. Chapeau bas, monsieur Louis Bayard, votre jeune Poe, tout tremblant de lui-même, ténébreusement pâli par ses fantômes intimes, en totale déconnexion avec l'objectale vision du monde qui l'habite, et de l'autre dans lequel il réside un peu par hasard, enquêtant davantage sur ses propres phantasmes que sur ceux de ses camarades, et ne trouvant de lumineux aperçus sur la noirceur de leurs âmes et celles de la commune humanité aussi, qu'après les avoir comparées aux épouvantes érébéennes de son propre esprit, s'avère être une parfaite image du possible de l'existence d'un tel ( qu'en lui-même l'éternité...) Poe.

    D'ailleurs le jeune Edgar Allan Poe ne trouve rien. Que lui-même. Ce qui est toutefois le voile le plus ténu et le plus transparent qui se puisse jeter sur la statue vindicative de la vérité. Autant dire qu'après son passage il n'y a plus rien à chercher. La seule certitude qui ressort de tout cela, c'est que Louis Bayard a introduit le personnage de Poe dans son intrigue, juste pour qu'à ne s'intéresser qu'à lui, on en oublie le criminel.

    Et puis quand même pour ne pas trop laisser notre auteur dans les tourments expiatifs de notre sévère accusation, de ne point jouer franc jeu avec son lecteur, Louis Bayard doit beaucoup aimer le personnage d'Egar Poe. Avec toutefois cette restriction : Edgar Poe serait-il en définitive un être moral ? En le sens où le philosophe posait la question, Kant au Christ...

    André Murcie. ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    EMPEDOCLE. LEGENDE ET OEUVRE.

    YVES BATTISTINI.

    170 p. Mars 1997. Collection La Salamandre.

    IMPRIMERIE NATIONALE EDITIONS.

    Difficile de trouver un meilleur commentaire que celui d'Yves Battistini. De l'érudition certes, mais surtout tellement d'impertinence ! Et ces renvois, à ce que de doctes grognons universitaires stigmatiseraient sous l'infâme appellation de paralittérature, quel bonheur ! Est-il d'autres manières de souligner la présence agissante de cette pensée, qui vingt-cinq siècles plus tard, bien plus que l'incapacitante flèche du cruel Zénon, troue au piloris notre modernité ?

    Grattez Empédocle et vous trouverez Parménide. Continuez à gratter et vous déboucherez sur Pythagore. Grattez encore et vous serez enfin face à Empédocle. C'est peut-être cela la grandeur, avoir avalé de si énormes cachalots et être encore soi. L'on raconte qu'Empédocle serait plus tard tombé sur un plus gros poisson que lui, un certain Platon qui se serait gavé de la substance de ses livres à un tel point que cela confinerait au copillage, mais qui aurait tout recraché sous la méconnaissable forme d'une divine ambroisie. Mais ceci est une autre histoire, compilateurs et sophistes sont tous de mauvaises langues et nous allons pas nous prendre la Théétète pour des insinuations qui rajoutent, davantage qu'elles n'en enlèvent, à la gloire d'Empédocle.

    Empédocle fut la première rock'n'roll star de notre monde. Soyons modeste, de la culture occidentale. L'homme n'était pas taillé dans le bois ou dans l'habituelle pierre philosophale dont on assemble les vulgaires hominidés de notre espèce. Comme selon sa propre doctrine, un sot devait d'abord devenir sage pour reconnaître un autre sage, ce ne fut point par pure abnégation charitable qu'il tint à se faire remarquer par ses vêtements provocants, ses attitudes orgueilleuses, ses réparties cinglantes, de ses dissemblables. Aristocrate de naissance il s'employa à le devenir de nature.

    Les témoignages sont concordants : ses contemporains le reconnurent pour ce qu'il était, un génie supérieur de l'humanité. Un être à part, irrémédiablement d'une autre origine. Très modestement, il laissa sous-entendre qu'il avait atteint le stade ultime de la surhumanité, bref qu'il était en toute simplicité un dieu, au même titre qu'Apollon et quelques autres. Même Nietzsche n'a pas osé pousser le bouchon si loin. Le pire, c'est que les grecs eux-mêmes, ce même peuple qui émit fort gloussements sarcastiques quant à la volition d'Alexandre le grand à être le fils d'Amon-Zeus firent comme si la divinité d'Empédocle s'imposait d'elle-même, comme une évidence naturelle. A ne pas y croire.

    Mais Empédocle tint son rôle jusqu'au bout. Le thaumaturge ne nous offrit pas une fin foireuse ou fumeuse. De tous les grands hommes de l'Histoire il fut le seul à ne pas rater sa sortie. Sa marche funèbre fut grandiose, même Wagner et son Crépuscule des Dieux ne lui arrivent pas à la hauteur du talon de ses sandalettes ! De lui-même, il se jeta tout cru, tout vivant, dans le cratère bouillonnant de l'Etna. Plus fort que les derniers jours de Pompéi, à lui tout seul !

    On n'a jamais imaginé final plus époustouflant. Des esprits chagrins prétendent que ce ne fut qu'une abracadabrante mise en scène et qu'Empédocle s'en serait allé mourir comme tout le monde – enfin presque – dans le Péloponnèse. Médisez tant que vous le voulez, la commune humanité restera toujours par l'homme au volcan, médusée.

    Le problème avec Empédocle c'est que non content de s'être éclipsé de l'histoire philosophique de la manière la plus tonitruante, il a sécrété de son cerveau – que d'aucuns irrespectueux se plairaient à qualifier de malade, et Aristote en personne s'est accoquiné à cette secte d'envieuse jalousie, une pensée des plus originelles. Des plus efficientes aussi.

    Encore une fois, il ne nous reste que des fragments. Pas assez prolixes pour savoir s'ils appartiendraient à un unique livre Sur la Nature ou si la dizaine de pages que l'on regroupe sous le titre de Purifications formaient en leur temps un ouvrage séparé. Ce qui en soi ne se pose, reconnaissons-le, que comme un problème secondaire.

    Dans notre malheur nous avons de la chance. Sur la Nature, le titre nous enseigne sur la portée de l'opuscule : nous sommes bien confrontés à un traité de métaphysique qui nous livre les fondements essentiels de la pensée empédocléenne. Nous sommes bien conscient que la phusis n'est pas la metaphusis, mais chez les Grecs, toutes deux participent l'une de l'autre, car nos physilosophes des premiers temps ne recherchaient pas la seule dénomination élémentale des composants de l'univers. Les relations que ces derniers tissaient entre eux étaient les véritables enjeux des analyses perpétrées par nos savants réflexionneurs.

    Notre singulier exposé de cette problématique pose plusieurs problèmes. Les constituants du monde ne sauraient envisager de relations suivies si par un hasard malheureux il s'avérait que la nécessité commandât à l'existence d'un seul et unique élément constitutif. Très sagement Empédocle tablera sur quatre cubes génétiques : la terre, l'eau, l'air, et le feu. Un classique très grec.

    Mais lorsque notre mécano est parfaitement assemblé il figure une sphère sans défaut. Enfin presque, car le sphaïros de Parménide, nous renvoie à l'insoluble quadrature du cercle. Si la forme du sphaïros occupe tout l'espace elle est infinie. Et si elle est illimitée elle est imparfaite car toujours en mouvement pour rejoindre sa plus grande extension. Et de toutes les manières si elle occupe l'espace, elle n'est plus l'Un puisqu'avec l'espace, ils sont au moins déjà deux !

    Pour sauver Parménide, Zénon inventera l'immobile flèche d'Achille incapable de parcourir la moitié d'un centimètre, fût-elle lancée par le plus blond des héros, puisque l'espace n'existe pas. Platon règlera le problème de cette maudite flèche en affirmant que la flèche peut ou ne peut pas avoir l'air d'atteindre sa cible, mais que de toutes les manières tout le monde s'en fout car en réalité il s'agit d'une idée de flèche qui se doit de traverser une idée d'espace. Mais si l'on se souvient que l'idée n'est qu'une forme pure et que l'on se met à délirer sur le fait qu'une forme d'espace ne peut avoir que la forme de l'espace physique, l'on en vient vite à comprendre pourquoi dans le Parménide Platon tient tant à disserter sur la nature de l'autre, comme si dans sa tête il commençait à comprendre que l'existence du monde des Idées équivaudrait, sous une forme dialectique, à la fragmentation de l'Un parménidien.

    Mais à l'époque où Empédocle rédige son traité, Platon n'étant pas encore advenu, notre agrigentin se contente de couper le cheveux de l'Un Parménidien en quatre éléments. Ensuite il suffit de recoller les morceaux un peu n'importe comment, chaque combinaison donnant naissance à telle ou telle agrégation existentielle.

    Plus tard Epicure qui aura parié sur des millions de petits morceaux qu'il aura rejetés dans l'espace justement vide – mais cet adverbe est-il bien choisi – engendré par le déchirement de l'Un parménidien dans les poubelles de la philosophie, sera bien embêté quand il lui faudra rabibocher les papillotes avant qu'elles ne disparaissent pour l'éternité du temps dans la caisse à ordure du néant. Personne ne l'a remarqué, mais Epicure nous fera le coup de l'intuition newtonienne sans avoir en son jardin un seul pommier – du moins la doxa épigraphique n'en dit pas un traître mot – un arbre fatal donc qui lui aurait balancé à bon escient un fruit sur son heaume cervical. La situation était aussi grave que sous Newton, Epicure s'en tira par une pirouette gravitionnelle très newtonienne. Il existe une loi – qu'il nommera clinamen – qui oblige les atomes à se détourner de leur chute vertigineuse pour qu'ils s'agrègent en délicieux objets plus sonnants et trébuchants les uns que les autres.

    Empédocle se refusa la facilité de la loi de la tautologie normative généralisée. Foin de tout cela ! Penseriez-vous que ce fut un hasard si Platon est mort en composant les Lois. Si la flèche du cruel Zénon doit atteindre sa cible, c'est qu'elle doit toujours l'atteindre. La contradiction n'est pas qu'elle n'atteint pas sa cible, mais le fait qu'elle n'atteint jamais sa cible dans les moments mêmes qu'elle emploie à atteindre sa cible. Qu'elle atteint aussi parfaitement qu'elle ne l'atteint pas tout aussi parfaitement.

    Empédocle résout la grande contradiction aristotélicienne avant même que le stagirite ne la formule. Vous ne pouvez être au même instant au four et au moulin. Essayez d'être en même temps et dans le lit réglementaire de votre femme et la couche affriolante de votre maîtresse. A moins d'inventer une scabreuse solution de chambre à deux lits, vous n'éviterez pas la scène de ménage.

    Empédocle qui calmait les fous furieux et qui vous ressuscitait les morts plus vite que le Christ sans en faire un pataquès de tous les diables, vous a résolu la difficulté en deux tours de main. Si les cubes élémentaux se transforment en bouillon ou en rubis c'est parce qu'ils sont mus par deux principes dynamiques complémentairement antithétiques, discorde et harmonie, haine et amour, combat et amitié. Choisissez les termes qui vous conviennent le mieux.

    Par contre il est inutile de crier au plagiat antespectif. Le couple empédocléen n'est pas une pièce rapportée pour limiter les dégâts collatéraux d'a priori métaphysiques. Le clinamen est amené en dernier moment parce que les atomes tombent. Mais chez Empédocle les quatre fondamentaux élémentaires se chevauchent parce que haine et harmonie les mettent en branle. L'Un n'est pas avant la haine et l'harmonie. C'est parce que Haine et Harmonie sont constitutifs de l'Un que celui-ci n'est jamais stable. Ou plutôt, que l'Un ne peut atteindre sa stabilité sans être dans le même moment déjà en butte aux forces désorganisatrices de la Haine.

    L'Un empédocléen est conçu selon une dynamis incessante. Qu'il ne faut pas confondre avec un devenir en perpétuel changement qui ne revient jamais sur ses pas. Tout avance et rien ne devient. La flèche se perd sur la cible, ou à côté d'elle. Qu'elle atteigne son but ou non, cela n'a point d'importance, le but sera toujours déplacé, et la flèche toujours en retard.

    La flèche d'Empédocle reviendra toujours sur sa cible. A moins que le tireur soit un maladroit, et dans ce cas-là elle ratera éternellement son but. A recomposer et décomposer sans cesse l'Un parménidien Haine et Harmonie inventent l'éternel retour de toute chose à sa place même, en son heure ou en son temps même. La flèche volera indéfiniment tous les instants qu'elle aura volés, et se fichera indéfiniment dans la cible tous les moments qu'elle y sera restée fichée.

    Empédocle nous promet le grand vertige, si nous ne sommes pas capables de goûter l'éternel présent de tous les instants de notre présence au monde c'est que Haine et Harmonie, ne s'arrêtent jamais et ne nous laissent jamais le véritable temps de la contemplation. Si Platon diffère si absolument d'Empédocle c'est par ce seul point de l'immobilité immobile de l'être. Aristote recadrera ce principe en le concept du moteur immobile de l'univers qui met et maintient le monde en route.

    Mais Empédocle est aussi un grand moraliste. Non qu'il se complairait à définir des règles de conduite à suivre impérativement. L'existence humaine se doit d'être en accord avec les données originelles fondamentales. L'homme se doit de se purifier. Afin de s'arracher au cycle infini des remanifestations. Sévères accointances avec la pensée hindoue. N'ayons pas peur des mots, avec la religion hindoue. Il y a chez Empédocle certains aspects religieux qui nous déplaisent, même si ceux-ci sont rapidement annihilés par la structuration de sa pensée métaphysique.

    Puisque l'Un se dissocie et s'associe si rapidement, l'individu ne peut longtemps subsister sous sa même forme. Empédocle pose la transmigration de l'âme comme nécessaire. Vous pouvez être minéral, végétal, animal, homme et dieu. L'état divin vous arrache-t-il à la matière ? Empédocle nous semble très discret sur le sujet. Mais le divin empédocléen n'est pas le nirvana. On le pressent actif et dynamique. Dans les Purifications il n'en dit rien mais nous pouvons nous interroger : le Divin participe-t-il lui aussi de la grande redistribution générale ?

    La frontière éthérique qui sépare théoriquement les Dieux et les Hommes induit à répondre par l'affirmative, que l'homme déifié restera toujours un dieu. Mais si les Dieux ont participé des strates inférieures de l'Un, il n'est aucune raison logique – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne pose pas le logos – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne se revendique jamais d'un discours de vérité – pour la simple et bonne raison qu'il se contente d'un dire énonciateur des éléments constituants de l'Un - aucune raison logique donc que ce qui est en haut ne ne se retrouve en ce qui est en bas.

    La pensée empédocléenne est une pensée grecque par excellence. Entendons par là qu'elle pense les dieux en le tournoiement infini de leur grandeur et de leur éloignement. Eloignement des hommes et donc éloignement des dieux eux-mêmes. Voici une pensée qui pose le Divin comme un constituant de l'Un. Un Un inconstant et non primordial. Les Dieux ne sont – par la nature des choses et des Dieux – que des fragments du Divin. Un Divin qui ne se stabilisera jamais. Si les mots de pensée polythéiste ont un sens philosophique c'est bien pour qualifier la pensée d'Empédocle.

    Si aujourd'hui nous nous aventurions à qualifier la pensée philosophique nous pourrions la définir comme l'oubli de la pensée sophistique. Le vocable d'oubli est un terme très commode, très consensuel, à qui pourrait-on reprocher d'avoir oublié de nouer son mouchoir pour ne pas oublier d'oublier ! D'oublier quoi ? L'oubli, bien sûr ! Mais oublier l'oubli, n'est-ce pas oublier tout court ! Chausse-trappe aussi profonde que le non-être de l'Autre qui n'est pas Un. Remarquons que si l'on se range à une vision de la pensée philosophique menée à son terme par l'accomplissement heideggerien, l'on est obligé de conclure que la pensée occidentale s'achève avec Heidegger comme elle a commencé avec Platon, par un imbroglio gorgien des plus abstrus.

    Codicille au début du paragraphe précédent ; à proprement dire il faudrait parler d'éradication systématique de la sophistique par la pensée platonicienne. Mais c'est là une problématique sur laquelle nous nous sommes en d'autres lieux assez étendu pour ne pas y revenir présentement. Il nous paraît plus urgent de nous pencher sur la spécificité de la pensée empédocléenne qui réside en cela-même qu'elle est en-dehors du processus philosophique défini par la pensée philosophique elle-même. Elle provient de l'orphisme et du pythagoricisme, qui sont des mystiques pré-sophisticiennes, non pas des mystiques sans dieu, tarte à la crème récupératrice de la pensée athéique métaphysicienne cuisinée par le Christianisme pour étouffer l'onde de choc destructrice engendrée par ce type de pensée non-réductible aux canons théologaux, mais des mystiques avec dieux. Dieux que Pythagore en une savante naïveté entreprit de dénombrer sur les dix doigts de sa main.

    Empédocle échappe à ces comptes d'apothicaire des êtres intelligibles pythagoriciens. Il est en quelque sorte le premier physicien, qui dénombre non plus des intelligibles mais qui s'essaie à décrire la termodynamique de l'étant conçue en tant qu'être de l'être. Non pas un panthéisme post-chrétien mais un panathéisme pré-platonicien.

    Déterrons la hache de guerre de notre termodynamisme – la lettre omise en étant le signe symbolique - à penser comme un des fondements essentiels de la pensée sophistique. Empédocle, bien plus que Parménide, nous apparaît comme le penseur fondateur et originel de la pensée occidentale. Platon est-il d'ailleurs allé à Syracuse pour fonder la Cité idéale ou pour avoir accès de visu aux rares livres en circulation d'Empédocle.

    Votre réponse à cette question révèlera votre niveau de compréhension de ces quelques pages. Je vous remercie de votre attention soutenue.

    ( 2008 / in En Guerre, en Paix, Empédocle )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 13

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 013 / Novembre 2016

    LOUYS D’OR

     

    ...de ce fil d’or qui court de la plus antique Hellade à cette résurgence de la pensée païenne actuelle, Pierre Louÿs, par son existence tourmentée, a écrit quelques unes des pages les plus somptueuses…

    PIERRE LOUYS

    JEAN-PAUL GOUJON.

    872 p. Fayard. Mai 2002.

    Plaisir inouï que de retrouver Pierre Louÿs. A lire cette dernière biographie consacrée à celui que d’aucuns occultent péremptoirement sous la rapide appellation de poëte érotomaniaque décadent je ne m’attendais guère à tant d’émotion. L’idée prime était de rendre, dans le cadre de ces Chroniques de Pourpre hebdomadaires, un hommage au dernier des hellènes.

    Nous savons bien que l’auteur d’Aphrodite et des Chansons de Bilitis ne jouit pas d’une bonne presse dans les milieux officiels de l’antiquité universitaire. Combien de doctes professeurs rougiraient à la simple idée qu’ils auraient pu, suite à une coupable négligence, inclure ses traductions de Méléagre ou de Lucien de Samosate, dans une de leurs bibliographies ! Mais à reprendre les fragments épars de la vie de Pierre Louÿs l’on aperçoit à l’évidence tout ce qui peut séparer l’emphase supérieure d’un génie à la Pierre Louÿs de nos demi-sel idéologiques à la Paul Faure ou à la Vidal-Naquet. . .

    Autres temps, autres mœurs ! Pour être cruel, n’en soyons pas injuste ! Louÿs a vécu aux heureuses époques du franc fort et de la rente. . . Certes la vie n’y était pas rose pour tout le monde mais la stabilité monétaire donnait à la bourgeoisie la possibilité d’élever ses fils dans le farniente euphorisant d’une sereine oisiveté. La guerre de 14 – 18 est venue bouleverser la donne. La Recherche du Temps Perdu et la tragique existence de Pierre Louÿs sont sûrement les deux grands chefs-d’œuvre littéraires qui sonnent, la première sous l’emprise nostalgique du souvenir, la seconde par l’exemplarité de sa non-acceptation, le glas des illusions.

    Nous devons Paul Valéry à Pierre Louÿs. Sans la magnifique intercession de Louÿs auprès de Mallarmé et des milieux littéraires les plus importants du monde parisien, Paul Valéry aurait-il eu la chance, et surtout la volonté de s’imposer ? Avec finesse, Jean-Paul Goujon remarque que si Valéry n’a plus quitté, depuis les années vingt, les sommets de la gloire littéraire – encore faudrait-il nuancer, car de nos jours Valéry a été détrôné dans le cœur du public par la mouvance surréaliste, et en fin de compte, hormis les étudiants en Lettres Modernes, obligés de feuilleter quelque peu ses livres, plus personne ne s’intéresse à lui – c’est qu’il est de ceux qui surent négocier au mieux, au lendemain de la guerre, avec la nouvelle mentalité utilitariste qui triomphe après 1918.

    Une nouvelle ère commence : le monde appartient aux travailleurs, non pas nécessairement ceux qui s’agitent autour d’un drapeau rouge, mais plutôt ceux qui ont avalisé et intégré l’idéologie productiviste. Reconnaissons que, sans l’avoir désiré ou recherché, la poétique constructiviste de l’auteur du Cimetière Marin était davantage dans le droit fil du courant de l’époque que le libertinage esthétique et impérieusement aristocratique de Pierre Louÿs.

    Louÿs sera le dernier des rebelles. Les temps changent. Louÿs clôt les volets, au sens littéral de l’expression, de sa maison. Il refuse de voir la réalité en face, il préfère de toute la journée fermer les yeux. La nuit réfugié en sa bibliothèque il consulte, et compulse éditions rares et manuscrits précieux. Il amassera des milliers de notes et de pages, mais ne publiera rien ou si peu, que cela en devient sans signifiance. A sa mort l’ensemble de ses inédits seront démembrés, vendus à l’encan, et dispersés dans de nombreuses collections particulières...

    Peut-être vais-je provoquer hurlements et imprécations dans les chaumières, mais l’œuvre de Louÿs abîmée au fond obscur du naufrage de sa vie est beaucoup plus proche de la tentative d’absolu de Mallarmé qu’on s’obstine à ne pas vouloir l’admettre. La plupart de nos critiques modernes, mâtinés de dogmatique structuraliste et de positivités narratologiques, qui se complaisent à désigner le modernisme intangible de l’écriture mallarméenne comme le nec le plus ultra de l’écriture poétique, devraient y réfléchir à deux fois : le concept d’existence poétique nous paraît mille fois plus efficient que celui d’écriture poétique quant à une totale appréhension d’un phénomène littéraire.

    Hélas ! tout ce qui me fut cher

    Ah ! tout l’esprit ! toute la chair !

    Tout encor mon amour de vivre

    Se perdra lambeau par lambeau,

    Tout encor ce culte du Beau

    Assez grand pour créer un Livre.

    Comme nombre de jeunes gens j’ai rencontré Louÿs dans les marges de Mallarmé et de Valéry. Aujourd’hui je comprends pourquoi je l’avais aussitôt placé parmi mes écrivains de référence, même si ses ouvrages me laissaient très légèrement insatisfait. C’est que l’œuvre et la vie de Louÿs sont nées sous le signe tutélaire d’un impératif catégorique éthique : littérature d’abord ! Louÿs fut un résistant, le dernier aristocrate de cette élite spirituelle et clandestine qui n’abdiqua jamais devant la chosification et la massification productiviste du monde.

    La revendication hellénistique de Louÿs n’est ni un concours de circonstances, ni une martingale du hasard. Très jeune Louÿs entreprendra un long combat contre le dragon de ce qu’il appelait le protestantisme et que nous nommerions, suivant en cela les plus fines analyses d’un Luc-Olivier d’Algange, les têtes rampantes de l’hydre inassouvie de la modernité et du puritanisme. Ce dernier concept nous permet d’entrevoir les filiations métaphysiques qui innervent l’obsession érotologique de l’auteur de Trois Filles de leur Mère. En cette matière, mentionnons que personne n’a encore remarqué l’enceinte vierge trinitaire de ce chef-d’œuvre absolu de la littérature érotique. Contrairement à que l’on a, fort peu intelligemment répandu, par cet ouvrage, Pierre Louÿs a davantage réglé ses comptes avec le dieu trilogique et autocopulatoire du christianisme qu’avec sa belle-mère !

    A qui décide de fouler de tels territoires, les terres d’accueil ne sont pas légion. La lèpre avilissante du monothéisme étend de toutes parts ses monstrueux tentacules. La Grèce hellénistique sera la patrie idéale de Pierre Louÿs. L’attrait des rondeurs féminines le détacha certainement des trop beaux éphèbes de la Grèce classique !

    Mais la Grèce de Louÿs ne participe point d’un retour vers le passé, elle est a contrario une projection d’avenir, pour les jeunes filles de la société future. . . Jean-Paul Goujon termine son autobiographie en s’interrogeant sur la validité de la notion d’échec appliquée à Louÿs. L’ histoire de Louÿs est celle d’un désenchantement. Passées l’efflorescence de la jeunesse, le lecteur voyeur - et tout le drame de la littérature s’inscrit peut-être ici dans le manquement terrible de l’incommunication totale de ce lecteur voyeur avec le poëte voyant - assiste à une longue glissade vers cette fin sinistre et glacée que fut l’agonie de Louÿs. La vie de Louÿs est une hautaine leçon d’intransigeance et de solitude. Qu’elle tinte comme un avertissement, à ceux qui renieraient leur rêve pour se complaire dans le confort douillet d’une mort embourgeoisée.

    Je mourrai sans autre raison

    Que d’avoir revu ma maison

    Eventrée ainsi qu’une femme,

    Tous mes biens volés ou perdus,

    Souillés, dispersés ou vendus,

    A la fin d’une histoire infâme !

    Ces Derniers Vers, d’un Maître, que nous ne renierons jamais.

    André Murcie.

     

    MILLE LETTRES INEDITES

    DE PIERRE LOUYS A GEORGE LOUIS.

    1890 – 1917.

    Edition établie, présentée et annotée

    par JEAN-PAUL GOUJON.

    1314 pages. FAYARD. Mai 2002.

    L’on connaît l’infatigable combat de Jean-Paul Goujon en faveur de l’œuvre de Pierre Louÿs et de quelques autres oubliés de la littérature de la Belle Epoque, pour respecter l’appellation dépréciative et infamante par laquelle, d’abord les thuriféraires du surréalisme, et plus tard les adeptes éhontés du structuralisme, ont mis sous le boisseau les vingt premières années de l’histoire de la littérature du vingtième siècle. Mais cette fois-ci, c’est un volume inédit de l’œuvre à part entière de Pierre Louÿs que nous découvrons,  qui se présente comme le véritable pendant à ce journal de jeunesse réédité dernièrement par Alban Cerisier chez Gallimard. Car autant les faits et les gestes, les actes et paroles des années 1890 à 1900 évoqués et rapportés à son frère par Pierre Louÿs ne nous apprennent rien de bien nouveau sur l’esthète fascinant qu’il fut en ses jeunes années, la coupure existentielle opérée ou symbolisée par son mariage avec Louise Heredia, qui détourne et écarte notre écrivain de sa gloire promise, est ici pour la première fois exposée, de l’intérieur, en toute son ampleur.

    Georges Louis fut-il simplement le frère aîné ou le père de Pierre Louÿs ? Ces secrets d’alcôve ne nous paraissent guère déterminants. S’il fut un homme qui vécut sa sexualité bien au-delà des affres freudiens et incapacitants du complexe d’Œdipe, ce fut surtout Pierre Louÿs qui ne rechercha que le plaisir d’une innocence qu’il ne perdit jamais. Pierre Louÿs voua, jusqu’à la disparition de ce dernier, une tendresse sans démenti et une fidélité sans faille à Georges Louis. Il semble que Louÿs ait élu son frère comme le Mentor indispensable à son éducation. Mais il arrive un jour où Achille et Héraclès se doivent de dépasser Kiron !

    La voix héroïque que se choisit Louÿs fut celle d’Apollon. C’était-là courir à sa perte. La poésie est avant tout une conquête intérieure. Le succès littéraire, s’il présage d’une reconnaissance future et ultime, ouvre aussi les routes du carriérisme. En se mariant avec Louise, Louÿs se jetait dans les rets d’une contradiction insurmontable. Qui serait assez puissant pour concilier la joviale bonhomie d’un Heredia, poëte quasi-officiel de la troisième république, avec l’esthétique aristocratique de Mallarmé ?

    Louÿs préféra se taire que manger à la soupe commune, mais il n’eut pas la force de continuer son chemin de grécité exacerbée. D’abord n’était-il point de son époque ? L’échec de l’écriture de Psyché, sur lequel nous reviendrons dans une chronique postérieure traduit à la perfection cette inaccommodation métaphysique de Louÿs à la modernité. Dès lors l’œuvre de Louÿs s’inscrit dans les deux seules modalités existentielles qui lui restaient ouvertes : le ressassement indéfini de ce qui a déjà été, au pire les adaptations carnavalesques de ces trois premiers romans au théâtre, au mieux l’approfondissement orphique de ce qui fut accompli, et nous avons droit à ces sommets de l’œuvre de Louÿs que furent la Poëtique et le Pervigilium Mortis, ou le silence, qui ne saurait être subi dans les indignes macérations d’une exaltation catholico-huguenote de la souffrance rédemptrice, mais effervescent et turgescent sous l’égide de ce gai savoir de la littérature qui se colporte sous le manteau pour être au plus près de notre chair.

    Louÿs était dépensier. Certes ses appels du pied pour que son frère vienne effacer les terribles ardoises de ses fins de mois juvéniles, et une fois Pierre Louÿs marié et père de famille, les rappels sempiternels du fardeau incessant de la dette qui ne fit que s’alourdir ont quelque chose d’indécent lorsque l’on pense à la misère noire d’un Villiers de l’Isle-Adam, car si Louÿs traîna de colossaux ennuis d’argent, Villiers lui, n’ eut jamais en sa bourse une once de vil numéraire. Très sagement Louÿs se compare à Balzac et jamais à Villiers ! Mais la situation phynancière de notre poëte nous invite à réfléchir sur le statut de l’écrivain encagé en la société de production capitaliste. Si le temps des pensions royales et des sinécures républicaines a bel et bien disparu, les modalités de substitution actuelles ne sont guère favorables aux tempéraments artistes. Désormais l’intellectuel fournit à l’état qui le salarie un travail en échange d’un accès très surveillé aux réseaux médiatiques de grande audience. Quant au carrosse de l’œuvre il s’amenuise aux dimensions congrues des publications colloquiales !

    Louÿs eut la prescience de la catastrophe annoncée. Le monde tournait déjà le dos à la littérature et Louÿs fut le seul à ressentir l’intuition du phénomène. A quoi bon ! sera le Que sais-je ? de Louÿs. Il ne doute pas, il n’ignore plus. Combien de fois, poussé par une velléité enthousiasmante, ne laisse-t-il retomber sa plume, en proie à cette intoxication neurasthénique de la seule certitude de l’inutilité de tout effort. Comme si l’accueil concédé par l’esprit moderne à la matière littéraire ne valait plus la peine du moindre souci. La non-œuvre de Louÿs se nourrit de ce désespoir.

     

    PSYCHE.

    PIERRE LOUYS.

    Postface de Claude Farrère.

    Albin Michel. 250 p. 1950.

    Il s’agit de la deuxième édition. Il y en eut une troisième dans les années 90. La première date de 1927. Des quatre « grands livres » de Louÿs, c’est le seul qui n’atteignit point son public. Pour une raison bien simple. Louÿs le laissa inachevé. Fut-il peut-être terminé, et toute la dernière partie, définitivement perdue dans l’éventration sordide des papiers personnels et de la bibliothèque, qui suivit le décès du poëte. Tous les louÿsophiles ont un jour ou l’autre soupesé les chances d’une exhumation providentielle opérée par les héritiers peu scrupuleux d’un collectionneur inconnu ayant malencontreusement passé l’arme à gauche. Mais ne rêvons pas, et contentons-nous des souvenirs de Claude Farrère pour tout finale hypothétique.

    Dans ma jeunesse j’ai longtemps recherché ce livre, sur les étals des bouquinistes, alléché en cette sainte chasse, par une célèbre lettre de Valéry se défendant avec véhémence d’accepter l’offre de Louÿs qui lui suggérait d’en donner le titre à son poème, celui-là même qui deviendrait La Jeune Parque ! Il y a presque trente ans que je le dévorai par un soir de grand froid en ma chambre d’étudiant. Je n’y avais pas retouché depuis. Et je dis là un mensonge puisque les deux premiers chapitres ont été continuellement tant présents en ma mémoire que je suis effaré de les avoir lus ce soir en moins de dix minutes, moi qui les imaginais de plus de quarante pages chacun !

    Louÿs travailla durant des années sur ce roman. La correspondance avec son frère nous montre combien il fut hanté, par le désir de l’écrire, et la tentation de le taire. Pourtant à première vue, rien de plus anodin que le récit de cette amourette. Le lecteur de Trois filles et leur mère, n’en croira point ses bésicles. Psyché, s’il n’était écrit par Pierre Louÿs serait aujourd’hui classé parmi les romans à l’eau de rose.

    Bien sûr, il y a le style. Celui de la plus grande retenue des moyens. Plus de mise en scène grandiloquente : pour Aphrodite Louÿs avait jugé bon d’ emprunter le phare d’Alexandrie au magasin des farces et attrape-lecteurs en tout genre. Pour Psyché, pas le moindre décorum. Les mots, les simples mots, les mots simples du vocabulaire racinien, les mille cinq cents vocables de l’orthodoxie du classicisme. Pour un admirateur de Pierre Ronsard et un monolâtre de Victor Hugo, Pierre Louÿs renonce sans un regret à ses plus anciens maîtres. L’écriture de Psyché s’apparente à celle du Bal du Comte d’Orgel de Radiguet ( et Cocteau. )

    Psyché est le roman de la dénudation. Non pas celle du corps, mais de l’âme, de l’esprit, de l’intime et de l’intimité. Valéry trouvait de l’obscénité dans le spectacle de deux êtres humain en train de faire l’amour. Il n’était pas loin de penser, que celui qui se regarde penser s’entremet lui aussi dans un étrange, et des plus impudiques, ballet. Psyché relève des mêmes frayeurs. Louÿs n’a pas davantage supporté cette introspection du sentiment érotique. Psyché est à lire comme une épure de la passion qui emporta et unit Louÿs à Marie de Régnier.

    Louÿs a rejeté l’image que lui tendit le miroir de son roman. Il a préféré briser le verre de son reflet plutôt que de le polir. Les Fragments du Narcisse de Valéry ne racontent point d’autre histoire. Le miroir spéculaire d’Aphrodite que s’en ira voler Démétrios n’est que la première apparition de ce motif essentiel du regard sans complaisance de Louÿs sur lui-même.

    Il est étonnant que les mouvements féministes ne se soient jamais revendiqués de Psyché. Louÿs jouit d’une réputation sulfureuse propre à effaroucher nos modernes amazones qui fleureront en cette héroïne qui s’en vient à mourir d’amour, une niaise sentimentalité de mauvais acabit. Mais n’y a-t-il pas justement en Psyché, une condamnation sans équivoque de cet amour absolu qui se résout toujours en le manquement de ses plus courtoises prérogatives ? A toute Apogée du désir, Mallarmé parlera de l’Hyperbole de la mémoire, correspond le déclin obstiné des viols qui n’ont pas fui.

    Psyché se déroule et fut rédigé comme une démonstration. Ce parti-pris mathématique, décidément nous ne sommes jamais très éloignés de Valéry et de ses Cahiers desquels il ne parvint jamais à rien tirer de son vivant, explique en partie l’économie de cette écriture réduite non pas à l’essentiel mais à l’indispensable.

    Quoique inachevée ou démembrée Psyché n’en est pas moins signifiante. La précision des hypothèses soumises à leur seule résolution est telle que le sens de l’œuvre a subsisté. Sous des détours très dix-neuvième siècle – la marquise sortit à cinq heures - Psyché est un des tout premiers romans de la modernité. Non pas celle de nos contemporains, mais de la Littérature.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    PARMENIDE. PLATON.

    In THEETETE. PARMENIDE.

    Introduction et Notes EMILE CHAMBRY.

    GARNIER FLAMMARION. N° 163. 1967.

    Un texte difficile. Non par son contenu même qui, s'il peut paraître à première vue abstrus, est avant tout empreint de ce que l'on pourrait appeler une saine simplicité logique. Le Parménide est un dialogue que nous nommerions, si l'on permet ce néologisme, de confluentaire. Nous sommes à la croisée des chemins, de la sophistique, du platonisme et de ce que plus tard l'on appellera le présocratisme.

    Gorgias tout d'abord. L'on ne l'a pas assez relevé, le Parménide nous semble un magnifique pied de nez au fameux Traité du non-être de Gorgias. Nous l'affirmons, certes le texte de Gorgias nous manque, mais il nous plaît à l'entrevoir entre ces deux pôles extrêmes qu'en sont le résumé de Sextus Empiricus et ce dialogue platonicien. L'on devine chez Platon un malin plaisir de littérateur à damer le pion à l'éloquence du natif de Léontium. Dans aucune autre de ses oeuvres Platon n'est parvenu à allier avec une si rare rigueur l'éblouissance de son style et une telle virtuosité conceptuelle.

    Diviser pour mieux régner. Ce n'est pas Socrate qui mène la danse. Trop jeune, pas encore assez expérimenté, il va recevoir de la bouche même du grand Parménide sa première leçon de dialectique. De sophistique plutôt. Car Parménide désosse les notions et vous coupe les cheveux en quarante-quatre avec le savoir faire d'un vieux rhéteur rompu à toutes les arguties, les plus surprenantes comme les plus éculées. Rouerie de Platon qui insuffle à son personnage de Socrate les rudiments de sa fameuse maïeutique : ce n'est pas celui qui a raison qui triomphe, mais celui qui parle le mieux. A ce niveau-là Platon est l'anti-Descartes par excellence, son écriture repose sur sa propre flamboyance et jamais sur un doute métaphysique. La tabula rasa platonicienne n'est pas actée à partir d'une stricte analyse du réel, mais menée tambour battant à l'encontre de la pensée sophistique dont il entend se défaire pour asséner ses propres prolégomènes.

    Etrangement en ce dialogue, et c'est pour cela qu'il est à notre époque jugé comme incompréhensible, c'est Socrate qui avec sa toute jeune et prometteuse théorie idées, se retrouve, une fois n'est pas coutume, du côté du Multiple face à l'intransigeance unitaire de Parménide. Décrire le Parménide comme le moment décisif où Platon se sépare définitivement de l'originelle sophistique nous paraît essentiel.

    Cet instant précis où l'on n'est déjà plus ce que l'on est et où l'on n'est pas encore ce que l'on est en train de devenir. Le kairos sophistique revu à la sauce platonicienne. Parménide le définit lui même dans sa démonstration comme le moment où l'Un n'est plus dans l'être sans être pour autant dans le non-être. L'être n'est plus dans le temps, il est le temps dans le temps même durant lequel le temps n'est plus l'être. Changement et métamorphoses.

    Platon ne s'attardera pas à épiloguer. La chute du dialogue est surprenante, aussi abrupte que l'abrupte fin des meilleurs morceaux des Sex Pistols, le lecteur ne peut qu'opérer un retour au texte s'il veut en savoir plus quant à la signification même de l'oeuvre. Il est évident, en littérature comme en philosophie, que le strict contenu de ce qui est dit n'a qu'une très relative importance. Ce qui compte c'est la raison pour laquelle on le profère et plutôt à cet instant précis où on le divulgue, et non pas à un autre.

    Certes Parménide pose le Un, et après avoir déroulé les conséquences théoriques de l'existence du Un, il en vient à conclure que le Un exclut le reste. Dans la série je pose le Un et je ne retiens rien, l'opération est menée de main de maître. Au passage vous pouvez avoir quelques intuitions, la problématique platonicienne de l'Autre qui ne peut être que le non-être tout en étant l'eidos du multiple, ne proviendrait-elle pas de la non conceptualisation du nombre zéro ? Ce zéro gorgien qui s'oppose à l'impossible suite numérale platonicienne.

    Platon a toujours le Nous entre deux chaises. Le cheval blanc du pythagorisme qu'il refuse en tant qu'aristocratisme spirituel trop détaché du politique et l'étalon noir de la sophistique qu'il récuse en tant qu'extension du domaine d'une lutte généralisée en faveur du politique. Le Parménide est écrit au moment de la rupture de l'attelage. Juste avant de partir pour Syracuse. Chacun y pose sa chanson à sa manière, manifestement Platon n'est pas Alcibiade. Mais ceci est une autre histoire. Hors le fait qu'il s'agisse dans les deux cas d'un moment de crise. Krisis. Séparation en grec.

    Parménide se la joue au vieux maître. Il prend la parole et ne la lâche plus. Socrate prudemment préfère se taire. Pourquoi bouger quand l'ennemi se charge du sale boulot ! C'est Aristote – non pas le futur professeur d'Alexandre le Grand, mais un des Trente Tyrans si chers à Critias ( c'est fou comme le monde est petit ! ) - qui se dévoue pour accompagner et souligner le raisonnement de quelques courtes appréciations. Façon de laisser au lecteur quelques secondes de respiration. Racine reprendra le système dans ces longues scènes d'exposition.

    Si l'Un est, pourquoi y aurait-il autre chose ? minaude Parménide. Suivez mon regard et mon poème. La question n'en est pas moins essentielle entre ceux qui posent quelque chose et ceux qui ne déposent rien dans le panier collecteur du logos. Ce même cabas que l'on vous remettra sous le nez lors des mystères d'Eleusis. Mais ceci est la même histoire. Le raisonnement de Parménide est quelque peu magique. Alchimique. Par la docte vertu de ces syllogismes sans amertume il vous prouve par alpha plus gros bêta que le rien peut se transformer en Un. Exactement l'inverse de Gorgias. Rien ne sert de courir. Il suffit de savoir d'où l'on vient et où l'on va.

    Platon avance masqué. Pas folle la guêpe de l'Hymette. Aujourd'hui, l'on appellerait cela une récupération médiatique. Déjà du temps de Platon, les morts disaient ce que l'on voulait bien leur faire dire. De l'Etre aux idées, de l'Un au Multiple. Parménide a dû s'en retourner dans son urne. Le retour des cendres car il n'y a pas de fumée sans feu ! C'est que s'il y a l'être, il doit y avoir obligatoirement l'idée de l'être. Pas sûr qu'Heidegger ait apprécié.

    Pour nous, cela éclaire surtout l'ambiguïté de la pensée platonicienne. Nous l'avons maintes fois accusée d'avoir taillé et tracé des avenues que quelques siècles plus tard le christianisme empruntera. Mais ce Parménide nous ravit. Pour avoir accouché d'une oeuvre empreinte d'une religiosité insupportable, Platon n'en est pas moins un des soleils de la Grèce.

    L'on ne peut pas faire l'économie d'une telle subtilité. Il nous mène très souvent en bateau, dans la barque de Karon pour être précis, mais il reste par la force de l'incomplète transmission qui nous est échue, un témoin à charge, irremplaçable et d'une rare intelligence.

    D'une grande malhonnêteté intellectuelle aussi. Ainsi sous prétexte de déposer quelques couronnes dédicatoires à son illustre devancier il enrôle sous la bannière de la multiplication des Idées le penseur de l'immobilité conceptuelle. De bonne guerre. Mais ce faisant il se rapproche aussi de l'initial effort de la pensée grecque qui la première conceptualisa le monde pour mieux en chasser les dieux. Quitte à les faire de temps en temps rentrer par la porte de derrière. Une idée comme une autre.

    ( 2008 / in Par Chemins et Parménide )

     

    PARMENIDE. LE POEME.

    Présentation et introduction de JEAN BEAUFRET.

    96 p. 1996. Collection Quadrige.

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE.

    Loin de nous l'idée de témoigner de quelque mépris envers l'oeuvre de Jean Beaufret. Dans les années cinquante on reconnaissait en lui un des rares esprits capables de frayer un chemin de compréhension dans le débat philosophique foisonnant qui occupait et façonnait les intelligences de l'époque. Il fut l'un de ceux qui zigzaguant entre les hauts massifs du marxisme, de l'hégélianisme, de l'existentialisme ( et d'autres-ismes non moins retentissants ), conduisit bien des lecteurs jusque sous les premières clairières heideggériennes. C'est sans doute pour cela qu'aujourd'hui son nom est peu à peu recouvert d'une chape d'oubli des plus injustes. Mais nous tenons à parler de Parménide et non de Jean Beaufret.

    Notre modernité n'a pas qualifié Parménide d'obscur pour la seule cause que depuis la plus haute antiquité l'appellation semblait réservée à Héraclite. Il est vrai qu'il n'est pas aisé de se mouvoir dans les rares lambeaux de son oeuvre majeure que les siècles nous ont chichement légués. Le poème de Parménide nous est parvenu mutilé, mais rien ne nous empêche de le nommer par le titre idoine que notre poëte-philosophe lui adjoignit. Peu original, nous le reconnaissons, mais les faits ont la particularité d'être têtus et symboliquement significatifs. De la Nature, est devenu l'on ne sait trop pourquoi Le Poème. Nous étions en les sept premières décennies du vingtième siècle en une époque où la poésie avait encore pignon sur rue. On ne lui faisait plus guère confiance mais on croyait – plus pour très longtemps - en ses vertus opératoires. De La jeune Parque de Valéry et Les Elégies de Duino de Rilke émanaient encore indiscutablement une aura magique.

    Une physique. Comme une autre. Même si le vers lui donnait un aspect sacral et mystérieux des mieux venus. Jean Beaufret nous rappelle que Proclus était des plus circonspects quant à la qualité spécifiquement poétique des hexamètres parménidiens, n'empêche que les cavales de l'ouverture emportent de leurs galops fougueux l'adhésion de nombre de lecteurs qui succombent sans difficulté aux charmes de cette partition pré-walkiriennes. A tel point que la plupart des commentateurs renâclent un tant soit peu lorsque la chevauchée se calme et que le char apollinien rejoint le triste et commun plancher des vaches.

    Mais avant de paître ces médiocres pâturages, revenons à notre radieuse envolée lyrique initiale. Dans les commencements tout est toujours clair. Deux chemins potentiels mais un seul possible. Soit vous empruntez la voie royale de l'Être, soit vous vous égarez dans ces fameux chemins creux qui ne mènent nulle part. Qu'il est impossible de ne pas éviter par la seule et suffisante raison qu'ils n'existent pas. Puisqu'ils appartiennent au non-être. Qui ne saurait être comme son nom l'indique.

    Mais c'est un peu comme ces cartes d'état-major d'une extrême limpidité lorsque vous les consulter dans votre bureau qui se transforment en inextricables rébus indéchiffrables lorsque vous les rouvrez en toute innocence, la boussole à la main, à pieds d'oeuvre, sur le terrain...

    C'est que cet Être qui est, vous l'appréhendez avec le même appareil méningé qui vous permet de construire la très théorique notion du non-être. Sans votre pensée, l'Être ne se dévoile pas, mais c'est dans le temps de cette même pensée que vous suscitez le non-être. Autrement dit la nature de votre perception de la réalité de l'Être n'est guère différente de la nature de votre pensée du non-être. En bref si Être et non-être sont ontologiquement différents et antithétiques, ils possèdent aussi pour vous exactement la même nature. A tel point que la notion du même et le substantif le même lui-même est l'exact synonyme de l'expression pensée de l'être.

    En d'autres termes, ne soyez pas comme ces croyants qui sont la contre-preuve même de leur assertion lorsque, emplis d'un pieu zèle, ils s'écrient que dieu seul existe. Seul l'être est certes, mais le non-être met si bien sa mauvaise volonté à ne pas être qu'il en devient, un des modes d'être du non-être.

    De l'Être à l'étant la distance n'est pas si grande que Parménide ne la franchît aisément. La première partie du poème nous emmenait en pleine métaphysique mais il ne faudrait pas oublier que celle-ci commence là où finit la physis. Autrement dit le discours sur la physique est aussi métaphysique que l'analyse de l'Être...

    C'est en toute logique que Parménide saute du coq métaphysique à l'ânidé physique. Les descriptions des principes mâles et femelles ne tombent pas du ciel. Comme plus tard l'incarnation du Christ. Mais la pensée étant déjà incarnée en le penseur, si l'on veut que la connaissance humaine progresse, il faut bien passer sous les fourches caudines des réalités doxiques. Plus tard Descartes synthétisera la position du penseur de l'Être dans le champ inexistant de l'étant comme le cogito ergo sum. Mais c'est Husserl avec son approfondissement phénoménologique – à entrevoir comme l'imlantation du penseur dans la multiplicité consciente du monde – qui se rapprochera le plus de la vision parménidienne.

    Parménide pose l'Être, mais pour poser le non-être il ne peut que le nier. Parménide pose l'Être et nie le non-être. Car poser le non-être est une aberration nihiliste. Et légions sont les nihilistes ! L'on en trouve de toutes sortes en notre actuelle modernité. Nier le non-être est la seule solution existante qui permette de sauver la présence de l'Être.

    Parménide est bien l'anti-gorgias par excellence. Mais tous deux sont authentiquement grecs. Tous deux refusent le nihilisme. Parménide en niant la négation, Gorgias en affirmant sa position. Ce Parménide que l'on se complaît à travestir en penseur totalitaire et ce Gorgias que l'on présente en nihiliste invétéré, sont en fait les maîtres d'une pensée en même temps oblique et naïve.

    Parménide n'accorde au non-être aucune chance de pouvoir accéder un jour à l'Être, ce qui ne l'empêche pas de nier ce qui n'est pas sous prétexte que cette dernière décision est bien meilleure que de nier ce qui est. Au contraire Gorgias décrète que la figure multipliée de l'Être ne peut pas être puisque ce serait donner au non-être le statut de l'Etre.

    Dans les deux cas, tout est question de limite. L'être illimité de Parménide l'oblige à se débarrasser du non être. D'un autre côté la fragmentation du non-être induit pour Gorgias l'impossibilité de l'existence de l'Être puisque celui-ci ne peut pas être limité. L'être en soi oblitère l'existence du non-être et vice-versa.

    La pensée grecque s'avère être une volonté de pensée. C'est parce que l'on a la volonté de penser ainsi que l'on argumentera comme ci. Et comme cela, si l'on a une volonté de penser différemment. Gorgias a sur Parménide l'immense avantage tautologique de ne pas penser sa pensée en tant que Vérité. La proximité des pensées parménidienne et platonicienne se déduit ainsi très facilement.

    ( 2008 / in Par Chemins et Parménide )