Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 6

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 7

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 007 / Novembre 2016

    CONSTANTIN CAVAFY

    LA PENSEE POLITIQUE DE

    CONSTANTIN CAVAFY

    MARINA RISVA

    150 p. LES BELLES LETTRES. 1981.

    Idéal pour un néophyte qui se pencherait pour la première fois sur l’œuvre de Cavafy et chercherait à se mettre au fait des évènements politiques qui jalonnèrent l’histoire de la Grèce et de l’Egypte entre 1880 et 1933. L’amateur averti n’y trouvera pas grand-chose à se mettre sous la dent.

    Les démocratolâtres de service de notre modernité seront déçus par la lucidité pessimiste de Cavafy. Le citoyen Cavafy ne s’est jamais illusionné sur les bienfaits de la citoyenneté. Elle était pour lui davantage une allégeance, pour ne pas dire une soumission, au cratos qu’un épanouissement de l’individu magnifié par le démos ou le tyran de service… La responsabilité politique personnelle n’était guère un mythe collectif partagé par Cavafy. Face aux exigences et aux outrances des puissants, toute l’existence et toute l’œuvre de Cavafy préconisent la méfiance et le retrait. Pot de terre contre pot de fer. L’individu a tout intérêt à s’écarter du pouvoir. Pour vivre heureux, soyons discrets.

    A la réflexion cela peut surprendre : la poésie de Cavafy de par ses thèmes et ses sujets n’est-elle pas éminemment politique ? Si, mais à y regarder de près, ses personnages qui revendiquent haut et fort une identité culturelle grecque à implications obligatoirement politiques, ne sont guère tendres avec les politiciens dont ils dépendent. La critique est souvent acerbe, le jugement sans nuance, et la condamnation lapidaire.

    Chacun se débrouille comme il peut, louvoyant entre sa dignité et les aléas temporels. Certains sont plus fiers que d’autres, qui se renient trop vite. Quant à nos roitelets hellénistiques, ils ne font guère mieux que leurs sujets, à composer avec les Romains…

    La poésie de Cavafy regarde plus vers le haut que vers le bas. Les voluptés érotiques ne sortent pas de la sphère privée. Le petit peuple homosexuel vit ses plaisirs à la va vit, tout en se foutant de la res publica, à laquelle leur modicité sociale enlève tout droit de participation. Plus loin les souverains et les héros, les empereurs et les gouverneurs agissent naviguent au plus près de leurs contingences diplomatiques… Leurs figures si nombreuses restent emblématiques des attitudes de rébellion ou de résignation qui meuvent nos marionnettes humaines.

    Nous devons apporter un correctif à notre première assertion. La poésie de Cavafy n’est point politique, elle est métapolitique. Il est impossible de comprendre l’œuvre de Cavafy et le sens stoïque de ce découragement désabusé qui presque toujours forme le fond affectif de chaque poème. Si Cavafy s’en revient sans cesse du côté de l’hellénisme fourvoyé du premier siècle avant JC, c’est que la Grèce moderne connaît un sort similaire.

    Cavafy est ainsi. Les manœuvres et atermoiements britanniques, la naissance du nationalisme égyptien, la montée de l’expansionnisme turc, la poésie de Cavafy n’en pipe mot. Esthétisme symboliste qui refuse de pleurer en son mouchoir ? Crispation d’un orgueil national blessé qui tait les désastres annoncés et survenus pour cacher et amoindrir les défaites irrémédiables ? Cavafy serait-il comme la Cléopâtre de son poème qui au retour d’Actium donna une fête pour occulter auprès de son peuple la victoire romaine ?

    La poésie de Cavafy est une machine de guerre contre ce racornissement programmé de la Grèce par les puissances européennes. Comme si elles regrettaient encore d’avoir au siècle précédent soutenu du bout des doigts, forcées par leur opinion publique, l’indépendance de la nation hellène. Dans cette même continuité notons qu’aujourd’hui la Communauté Européenne met plus d’ardeur à accueillir en son sein la Turquie qu’à s’empresser à distribuer d’équitables ( et paysanocides ) aides et subventions agricoles à la Grèce !

    Mais au lieu d’employer les mots de l’actualité du malheur de la Grèce, Cavafy préféra user des termes ancestraux de l’identique catastrophe. Ceci, non pas pour se voiler la face, mais pour attester de la pérennité séculaire de la Grècité, pour rappeler à ses compatriotes que la Grèce avait connu un semblable engloutissement, et qu’elle avait survécu.

    Le phénix renaît de ses cendres. Cavafy a refusé de parler depuis son état de timbre poste en peau de chagrin, sa poésie rappelle que la patrie de la Grèce est celle de cette immense culture qui façonna le monde. Les jours anciens de Cavafy remontent à l’origine de la civilisation européenne. Si Cavafy détestait tant que ses concitoyens s’intéressassent à la poésie de Costis Palamas, le chantre de la poésie nationalisante grecque, ce n’est pas, comme nombre de ses commentateurs se sont complus à le répéter, par un reste de jalousie littéraire mais bien par une profonde intuition métapoélitique. Le nationalisme grec est une doctrine dangereuse, une crispation imbécile, un raidissement d’arrière garde, une stagnation régressive de l’eidos grecque.

    Les chants les plus beaux sont les plus désespérés. Le désespoir de Cavafy ne provient pas d’une lassitude intime, même si souvent il aime à répéter qu’il est un vieil homme sur la piste des souvenirs. Le destin de la Grèce et donc de notre humanité, et sa face amère, le déclin de la Grèce entrevu en tant que l’étalon de la montée de la barbarie, de la montée du nihilisme que Nietzsche qualifia de métaphysique européenne, est le grand chant de la poésie de Constantin Cavafy.

    André Murcie

     

    LE PROBLEME RELIGIEUX

    DANS L’ŒUVRE DE CAVAFY.

    LES ANNEES DE FORMATION. ( 1892 – 1905 )

    DIANA HAAS.

    573 p. Collection de l’Université Neo-Hellénique.

    Presses de l’Université de Paris-Sorbonne. 1996.

    Avertissement sans frais aux lecteurs de bonne volonté : la connaissance du grec, de l’anglais et de l’allemand leur facilitera la lecture de ce gros pavé universitaire ! Les commentaires de Diana Haas sur de nombreux poèmes de Cavafy n’apportent guère de révélations fulgurantes. Pour la plupart ce ne sont qu’insipides paraphrases, mais tout compte fait, ces scolaires redites sont sans doute préférables à ces abstruses explications psychanalytiques ou à ces absconses analyses textuelles fort à la mode chez nos chercheurs de troisième cycle. Quand serons-nous débarrassés de ces mandarinades positivistes obligées, qui assèchent et formatent toute lecture littéraire de soit-disant haut niveau dans nos UER de lettres ! Dieux merci, l’étude de Diana Haas fourmille de poèmes, d’articles et de marginalia inédits qui feront le régal de tous les admirateurs du poëte.

    La poésie de Cavafy est avant tout l’histoire d’un itinéraire spirituel qui pourrait se problématiser sous la forme d’une question insidieuse : pour quelles raisons Cavafy emploie-t-il un ton si goguenard lorsqu’il évoque l’impérieuse figure de Julien alors que le message idéologique, culturel et poétique des Poèmes s’interprète si bien comme une glorification nostalgique des temps antiques, entrevus non comme le paradis perdu d’un âge d’or révolu à tout jamais, mais comme le cœur ardent d’une présence tutélaire ?

    Toute maladroite qu’elle soit l’étude de Diana Haas aide à apporter une réponse à cette interrogation qu’elle ne pose surtout pas en ses termes. Cavafy, écrit, agit, et pense le monde en grec. En grec, et non en Romain. De Grèce Homérique, de Grèce Classique, de Grèce Hellénique, de Grèce byzantine, de Grèce contemporaine même, mais jamais d’Imperium romanum. Certes la Grèce de Cavafy n’échappe pas à Rome, mais il est à craindre que dans l’esprit du poëte l’on ait attendu les Romains avec autant de nécessité découragée que cinq siècles plus tard l’on ne se préparât à recevoir les barbares.

    Très explicitement Cavafy lui-même critiqua et dédaigna la plupart de ses poèmes de jeunesse que Diana Haas entreprend de radiographier. Surtout ceux qui s’attachaient à l’évocation de Byzance. Trop de byzanticisme, selon le maître. Le mot peut paraître trop obscur : sa traduction gomme toutes les ambiguïtés : trop pro-chrétien.

    De la Grèce moderne à la Grèce antique nous sautons avec facilité et allégresse. Cette dernière est si ancrée au fondement de notre culture que le passage se fait automatiquement. Il semble qu’il en fut autrement à la charnière des deux siècles précédents. A la fin du dix-neuvième, la Grèce, même si elle reste un vieux pays, est une idée neuve. Sa longue domination, sous le joug ottoman, l’a laissée tout étonnée de sa liberté. Il n’y avait pas si longtemps de cela que l’on venait de toute l’Europe pour mourir à Missolonghi. La Grèce dépliait ses ailes. L’occupation musulmane avait intensifié la foi chrétienne de son peuple. A peine libre la Grèce se remémore son ancienne puissance et rêve de revanche. La Grande Idée travaille les Elites : reconquérir Constantinople comme l’on avait délivré Jérusalem au temps des croisades. Paradoxalement la colonisation du Moyen-Orient par les Anglais favorisa dans les milieux de la diaspora grecque un renouveau du sentiment pan-hellénique.

    Né à Alexandrie, d’une ancienne et aristocratique famille de Constantinople, Cavafy n’échappa pas à l’effervescence générale des esprits. La catastrophe de Smyrne mettra fin en 1922 à cette envolée romantique de l’âme grecque. Dans les années 1890 nous sommes encore loin de l’épilogue peu glorieux de cette renaissance avortée dans l’indifférence générale. Le poëte Cavafy, lui s’essaie tout juste à écrire. Dans sa musette idéologique il trouve l’air du temps et les idées de son milieu familial. Défense et Illustration de la grande Grèce christo-byzantine. Très vite il adopte les méthodes apologistiques des écrivains de l’Eglise et par la force des choses, poussé par un goût prononcé pour l’Histoire et la curiosité originelle de l’esprit poétique, il en arrive au moment décisif où bifurquent les chemins de l’Eglise papale de Rome et de celle qui plus tard se dénommera Orthodoxe de Constantinople. Rome contre Constantinople, l’Empire d’Orient se sépare de l’Empire d’Occident. Le phénomène est lent mais irréversible. Comme par un fait exprès symbolique Julien sera le dernier des Empereurs à retenir entre ses mains les deux lambeaux déchirés de l’Imperium… Ces années de tourmente qui marquent la protohistoire de l’Empire Byzantin sont aussi celles de la dernière coalition des chrétiens de tous bords contre le paganisme.

    La logique voudrait que Cavafy épousât les haines de son camp : mais un poëte grec peut-il être anti-païen ? Ne serait-ce point-là une trahison, un suicide ontologique pour un rejeton des Muses ? Comment un grec oserait-il se proclamer poëte et feindre d’ignorer la présence originelle et fondatrice d’Homère ou d’Archiloque ? Cavafy ne surmontera jamais totalement cette contradiction. Dans un premier temps il tentera de trouver un point de jonction entre paganisme et christianisme qui lui permît d’échapper à cette tension insupportable. Les néo-platoniciens seront sa bouée de sauvetage. N’existe-t-il pas de nombreux points de contact entre la spiritualité gnostique d’un Plotin et un certain ésotérisme chrétien ? Grâce à ce dernier rameau d’or de la pensée philosophique païenne il est possible d’affirmer que la multiplicité du paganisme se résout en l’unicité monothéique d’un principe premier. Encore aujourd’hui il est courant d’entendre nombre de théologiens ou de laïques user et abuser de tels arguments à seule fin d’expliquer l’hégélienne inéluctabilité logique du triomphe du christianisme.

    Il reste juste un hic. Un hic Hellène. Et de taille. Julien ! Pourquoi cet admirateur inconditionnel du Soleil-Roi, ce dernier représentant de la vision plotinicienne de la divinité, s’est-il mis en tête d’éradiquer le christianisme et de relever les anciens Dieux ? Pourquoi cet homme, qui plus que tout autre païen de son temps était à même de comprendre le principe d’unicité du divin s’est-il totalement opposé à toute fusion conceptuelle avec le christianisme monothéique ?

    C’est que pour être grec, Julien n’en était pas moins romain. Entre l’Hellénisme et Rome, Julien n’a jamais hésité. Cavafy est un parfait représentant du ressentiment que les Grecs éprouvèrent envers les romains. Un subtil dosage mortifère, de nationalisme, d’impuissance, et de jalousie rentrée. . . Il est inutile de se demander pour quelles raisons la Grèce, héritière de la plus somptueuse pensée que l’humanité sut élaborer, fut très vite un des principaux centre d’ancrage et de diffusion du christianisme. D’instinct les grecs comprirent que le christianisme était la seule arme à portée de leurs mains qui serait capable d’anéantir l’Imperium.

    Au moment de sa mort, en 1933, Cavafy travaillait sur son dernier poème, qui clôt son unique recueil posthume. Pour qui connaît quelque peu la biographie de Julien, son titre Dans les faubourgs d’Antioche est déjà tout un poème. Je sais bien que depuis quelques mois quelques aficionados échevelés de Julien s’emploient, en pure perte, à expliquer que l’animosité de Cavafy envers l’Imperator est une feinte pour mieux tromper l’ennemi, qu’il existe une ironie du second degré. . . nous n’en croyons rien. Cavafy était trop intelligent pour ne pas comprendre que l’exemplaire Julien était un reproche vivant aux grecs contemporains. Cavafy est certainement l’un des plus grands poëtes du vingtième siècle. C’est déjà beaucoup. Mais pour un penseur de l’Histoire aussi aigu que Cavafy, cela était insuffisant. Cavafy n’était que poëte. Parfois la poésie est l’autre nom, le refuge, de l’impuissance politique.

    Cavafy a souvent passé ses nerfs sur Julien. Notre Alexandrin lui en a, dès sa prime jeunesse intellectuelle, voulu d’être ce qu’il était devenu : un médiocre bureaucrate de troisième zone, condamné à survivre misérablement à la grandeur de ses propres rêves, intérieurs et inavouables, d’une renaissance impossible. Dans un siècle définitivement trop petit, et dans une Grèce, quelques années plus tard définitivement exiguë, Cavafy a follement aimé le souvenir de ces époques nues, là-bas, sous les portiques, comme le chanta Baudelaire. Il savait que jamais son coeur n’entendrait le chant des légions en marche. Julien, le dernier capitaine à avoir osé, était définitivement exaspérant.

    Quelques idées pour toute fortune, ainsi couramment définit-on la jeunesse. Mais une tête bien pleine n’exclut pas le désaccord du corps. Cavafy ne dérogea pas à la règle commune. L’encens orthodoxique de principe et de tradition qu’il affecta, ne résista pas à l’érostique oxydation du désir. Les relents anglicans de sa culture anglo-saxonne malgré tous ses présupposés puritains qu’elle trimballe sous des oripeaux les plus divers qu’il soit possible d’imaginer ne lui furent d’aucun secours. Peut-être même précipitèrent-ils la prise de conscience de Cavafy. L’homosexualité refoulée d’un Lawrence d’Arabie, cet exact contemporain de Cavafy, nous aide à comprendre la violence du conflit qui agita Cavafy. Au diable Byzance et ôtez tous ces saints de la culpabilité honteuse !

    IONIQUE

    Parce que nous avons brisé leurs statues,

    Parce que nous les avons chassés de leurs temples,

    Les dieux ne sont pas morts pour autant.

    O terre d’Ionie, c’est toi qu’ils aiment

    C’est toi que leurs âmes évoquent encore.

    Lorsque le jour paraît par un de tes matins d’été,

    Une palpitation de leur vie traverse l’air

    Et parfois, la silhouette immatérielle d’un éphèbe,

    Incertaine, d’un pas rapide,

    Passe sur tes collines

    ( Traduction : Etienne Coche de la Ferté. )

     

    Diana Haas ne s’y trompe pas. Dans le ciel lourd et bas des vapeurs byzantines les dix vers de Ionique claquent comme un coup de tonnerre. Zeus tonne. Et tout est dit. Les Dieux reviennent. Et avec eux l’innocence première des jeux du corps et de l’esprit. Cavafy s’arrache du rocher où le vautour chrétien lui rongeait les foies. Cavafy libéré.

    Toute sa vie Cavafy regrettera le temps perdu – il n’appartient pas à la même race maudite que Proust pour rien ! – le puritanisme fondamental du christianisme, l’un des sept piliers de la sagesse monothéique, a oblitéré sa jeunesse. Très symptomatiquement la plupart des scènes sexuelles évoquées dans son œuvre le sont sous le signe du regret. Regret d’étreintes trop rapides, souvent à peine entrevues, quasi irréalisées, évanescentes. Ah ! le transparent glacier des viols qui n’ont pas fui !

    Il existe aujourd’hui un lobbying homosexuel de l’œuvre de Cavafy. Il est aisé de comprendre pourquoi ! Mais une lecture si exclusive de Cavafy est follement réductrice. Les premières ébauches de Ionique, Mémoire, évoquaient non pas les rivages égéens de l’Ionie mais les plateaux de Thessalie.

     
    MEMOIRE

     

    Les dieux ne meurent pas. C’est la foi de la foule ingrate des mortels qui meurt. Les dieux sont immortels. Des nuages argentés les cachent à nos regards. O Thessalie sacrée, ils T’aiment encore, leurs âmes se souviennent de Toi. Chez les dieux comme en nous-mêmes, fleurissent des souvenirs, les frissons du premier amour. Quand l’aube amoureuse embrasse la Thessalie, un frémissement de la vie des dieux traverse son atmosphère ; et parfois une forme éthérée vole au-dessus de ses collines.

    ( Traduction : Diana Haas. )

    Thessalie plus près des Dieux, puisque région de la Grèce abritant les célestiales demeures du mont Olympe. Diana Haas, et nous partageons pleinement son hypothèse, incombe ce changement géographique à l’expression d’une volonté politique. L’Ionie est cette partie de la Grèce encore occupée par la Turquie. La poésie de Cavafy est aussi une poésie militante. Chassez le naturel il revient au galop. Comment ne pas ressentir en Ionique, comme en creux, un appel silencieux mais fervent à la figure conquérante de Julien, sur les traces d’Alexandre, afin de conjurer la menace perse.

    Nous reviendrons en d’autres articles sur la figure obsédante de Julien dans l’œuvre de Cavafy. Mais nous finirons par l’évocation d’une des sources fécondantes de Cavafy. Un livre, évidemment. Célèbre. Ni Homère, ni un obscur poète alexandrin dont la postérité n’aurait préservé que quelques bribes, mais bien plus proche de nous, The History of the Decline and the Fall of the Roman Empire, nous citons le titre original, car Cavafy l’a si souvent feuilleté et commenté, que ce serait presque une hérésie d’en proposer la traduction française ! Il faut croire au nombre de notes, et nous remercions Diana Haas d’en avoir traduit de si longs passages, que Cavafy s’est senti fortement déstabilisé par la lecture de l’ouvrage. La thèse d’Edward Gibbon, qui impute au christianisme la responsabilité de la chute de l’Imperium, est connue. Elle fit longtemps autorité : les historiens modernes la jugent aujourd’hui dépassée. La complexité des phénomènes politico-sociologiques est un paravent très commode. L’anti-christianisme de principe, serait-il celui d’un penseur incontestable comme Nietzsche, est devenu politiquement incorrect. Le consensus libéral de la pensée unique déteste les positions tranchées. Rien ne doit historiquement entraver le déroulement du marché. Vous êtes priés de n’exprimer que des opinions feutrées. Modulez vos idées. Coupez les cheveux en quatre, ne soyez plus jamais péremptoires. Nos modernes qui se revendiquent des abstraits principes des droits de l’Homme ne supportent pas l’éclat trop vif des Lumières. En philosophie, le relativisme démocratique triomphe. Vous avez le droit de parler de tout, à la seule condition que vous n’affirmiez rien. L’anti-christianisme virulent et forcené des Lumières est passé sous silence. Ce n’est plus le moment d’insinuer d’une façon trop nitruante, que tout comme la Renaissance, le parti-pris anti-christique qu’elles ont déployé s’est décliné selon un retour à l’antiquité. C’était venir chercher Cavafy sur son terrain. S’est drôlement débattu le pauvre bougre ! Il lui a fallu des années et des années avant de s’avouer vaincu. La confrontation n’a pas tourné à son avantage. Finalement le poète a dû s’incliner. Bye-bye Byzance, Julien avait raison. Rémanence de son christianisme de jeunesse : Cavafy ne le lui pardonnera jamais tout à fait.

    La poésie de Cavafy restera incompréhensible à tout lecteur qui ne s ‘apercevra pas que son retrait du monde moderne est une image fausse. Cavafy n’est pas un esthète fatigué qui se serait écarté de son époque pour tenter de survivre dans une bulle de nostalgie éplorée. Lorsque E. M. Foster évoque la silhouette du poëte, «  se tenant debout, tout à fait immobile, dans une position oblique par rapport au vaste univers » il omet de préciser que Cavafy n’est pas un pas en arrière perdu dans le songe chimérique des siècles oubliés, mais un pas en avant, déjà de retour, au sens natal et hölderlinien du terme, dans l’avancée ensoleillante de l’origine fondationnelle de notre présence historiquement impérieuse. Certes un grec ne saurait jamais admettre cela. Ou alors, du bout des lèvres, à demi mot. Mais un demi-mot de poëte, pour pousser une métaphore contemporaine, c’est un demi-lingot d’or pur non démonétisé. ( André Murcie / 2008 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    LES PRESOCRATIQUES. JEAN BRUN.

    Que sais-je ? N° 1319. 1968. ( 3° édition mise à jour 1982 ).

    Idéal pour quelqu'un qui ne connaît rien sur la question. Une bonne présentation, une bibliographie, une notule sur la numérotation des fragments de Diels et Krantz, que pourrait demander de plus le peuple des parfaits honnêtes hommes ! Nous avons déjà, en d'autres chroniques suffisamment évoqué, Ioniens, Milésiens, Pythagoriciens, Eléates, atomistes et grandes figures préplatoniciennes pour ne pas reparcourir une nouvelle fois ce chemin grec de pensée grecque.

    Nos deux derniers adjectifs ne sont point une redondance, le révisionnisme est un des maux endémiques des publications universitaires. Mettons-nous à la place du professeur qui succède à ses devanciers. Parfois ceux-ci ont écrit des ouvrages décisifs qui font autorité en leur matière. Ils y défendent une thèse qui devient monnaie courante. Exemple, ce sont bien les Grecs qui ont inventé cette nouvelle façon de penser que depuis l'on appelle philosophie.

    La cause est entendue chez les spécialistes comme auprès du grand public. Que vous le vouliez ou non, votre avenir intellectuel est bouché. Vous ne serez jamais un découvreur, jamais un inventeur, jamais un novateur. Tout ce que vous écrirez sur la philosophie grecque s'inscrira désormais dans les préceptes établis une fois pour toutes de cette vérité première : ce sont les Grecs qui ont inventé cette fameuse nouvelle façon de penser que depuis l'on appelle la philosophie.

    Vous aurez beau faire preuve d'ingéniosité, découvrir un hexamètre inconnu de Parménide, proposer une lecture osée du dix-septième fragment d'Héraclite, batailler ferme pour reculer d'une année l'hypothétique date du décès de Démocrite, argumenter comme un forcené sur un aspect caché de la personnalité de Zénon, bref vous agiter comme un essaim d'abeilles derrière la vitre, vos gesticulations oiseuses n'attireront que la grognonne attention de deux spécialistes – ceux-là mêmes desquels vous souhaitiez secrètement l'attention bienveillante - qui se sentiront personnellement attaqués par vos imprudentes assertions...

    Croyez-nous, pour faire la première page des journaux, vous avez intérêt à déclencher un blitzkrieg d'un tout autre ordre ! Une annonce du genre : les Grecs n'ont rien inventé, les présocratiques ont pompé leur savoir chez les Egyptiens, les Perses, les Indiens, et les Chinois ! Du jour au lendemain vous abandonnez votre cabinet d'études poussiéreuses et vous connaissez enfin les projecteurs ensoleillés de la gloire irréfragable.

    Vous vous sentez l'envergure nietzschéenne, ne venez-vous pas de briser à coups de marteaux vengeurs les vieilles idoles des savoirs obsolètes ? Vous pensez avoir soulevé le lièvre de l'année, mais vous n'avez fait que gonfler une énième baudruche doxographique. Jean Brun remet les clepsydres à l'œuvre en moins de trois pages. Rien parmi les documents en notre possession ne permet de confirmer cette hardie hypothèse.

    Il faut s'y résigner. Ce sont bien ces satanés de Grecs qui ont mis au point, cette manière si particulière de penser le réel. Des âmes candides se demanderont s'il est vraiment important que les Grecs aient inventé cela tout seuls comme des grands, ou s'ils ont un peu guigné sur le cahier des voisins.

    Comme toujours le problème pour lequel on se dispute comme des chiffonniers, en cache un autre qui détient les véritables enjeux. La pensée grecque a ceci d'original qu'elle est au fondement de la pensée occidentale. Nul ne le nie, mais certains donneraient très cher pour qu'elle soit issue d'un métissage indéniable.

    Une partie de l'intelligentsia européenne a honte d'elle-même. L'Europe a mauvaise conscience de son histoire et de son passé. Au nom des grands principes démocratiques d'égalité des individus et des peuples, beaucoup rejettent en bloc leur passé immédiat. Ils ont honte du nazisme et de la colonisation. Comme ces deux horribles phénomènes furent perpétrés par des européens se revendiquant de la pensée philosophique d'origine grecque, nos élites intellectuelles en concluent que la faute en revient à la philosophie grecque...

    Les dommages collatéraux de telles déduction ne se font pas attendre, l'on se revendique des racines chrétiennes de l'Europe, ou l'on dénie aux grecs d'avoir été les premiers philosophes... Dans les deux cas c'est la pensée philosophique qui est visée, dans le seul but avoué de renoncer à être entièrement soi-même.

    Dans son introduction Jean Brun rappelle que la lecture de la pensée présocratique est bien un enjeu de la philosophie actuelle. D'ailleurs il promet de nous communiquer les dernières nouvelles du front. Comme le livre a été rédigé en 1968, elles datent quelque peu et risquent de ranimer quelques douloureux souvenirs aux armées de l'antigrèce.

    Passons rapidement sur les surinterprétations positivistes qui réduisent les préplatoniciens en émérites devanciers de la physique moderne. Quoique, entre nous soit dit, un slogan du type Parménide-Einstein même combat ! n'est pas pour nous déplaire. Oublions les tentatives de récupération crypto-chrétiennes du genre, les présocratiques par un sentiment aigu de la présence du divin en toutes choses se sont interrogés sur la nature de Dieu...

    Jean Brun ne remonte guère plus loin que Nietzsche et Heidegger. A la fin des années soixante les écrits d'Heidegger sur la philosophie en tant qu'oubli de l'être, oubli de l'origine, oubli de la première pensée grecque, étaient d'autorité. C'est dans les décennies qui suivirent que la pensée d'Heidegger fut clouée au piloris et dénoncée comme idéologie nazie. Il est des condamnations qui ne stigmatisent que la stupide bêtise à courte vue de leurs proférateurs. Certains oukases ne sont que des prétextes pour cacher l'étendue de ses propres démissions et manquements.

    Un fait est certain, c'est que depuis les tirs de barrage pro-libéraux et pro-démocratiques opérés à l'encontre de Nietzche et Heidegger, par nos nihilistes modernes qui se proclament d'Arendt ou de Lévinas, peu nombreux sont ceux qui comme nous osent se réclamer de la radieuse aurore grecque !

    Aux grotesques faux-semblants de nos contemporains et à leur crasse ignorance, nous préférons la foudre de Zeus. A ce sujet d'ailleurs nous soulevons un dernière question : pourquoi Jean Brun n'aborde-t-il pas en son rapide panorama, l'éclosion de la sophistique présocratique ?

    ( in Littera Incitatus / 2008 )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 6

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 006 / Novembre 2016

    CONSTANTIN CAVAFY

    EN ATTENDANT LES BARBARES

    et Autres Poèmes.

    CONSTANTIN CAVAFIS.

    Traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont.

    NRF. Poésie / Gallimard. 324 p. Septembre 2003.

    Il aura fallu patienter vingt-cinq ans pour que l’affront soit réparé. Enfin la collection Poésie / Gallimard offre une traduction des poèmes de Cavafis qui ne soit pas présentée sous le nom de son traducteur. Nous avons plus d’une fois exposé notre indignation, notamment dans le mensuel Alexandre, pour ne pas revenir sur l’ignoble manque de tact de Marguerite Yourcenar lorsque était sortie en 1978 sa traduction des poèmes de Cavafy.

    Que le lecteur ne se méprenne pas : Dominique Grandmont expose doctement l’existence de la double translation graphique du nom du poëte. Pendant très longtemps, en France nous avons adopté la transcription anglaise Cavafy, de préférence à la française Cavafis, qui répond mieux au génie conjugué des langues grecque et nationale. Nous voulons bien acquiescer aux raisons philologiques de Dominique Grandmont, mais pour nous Cavafis restera toujours Cavafy.

    Nous ne désirons point nous lancer en d’oiseuses discussions sur le mérite de cette nouvelle traduction, en vers libres, qui épouse de plus près la forme originale. Il existe sur le marché plusieurs trahisons de Cavafy en bel et doux idiome françois, nous recevons celle-ci, à l’instar des précédentes, comme un plus, une chance unique d’enrichissement poétique.

    Nous ne serons point aussi élogieux avec la préface du traducteur. Cavafy ne demande pas à être relooké et adapté au goût du jour. Il aurait eu lui-même horreur d’un tel traitement. Il suffit de relire quatre ou cinq de ses poèmes pour s’apercevoir qu’il n’était pas homme à composer avec la bêtise contemporaine. Voici donc un Cavafy, très politiquement correct, qui use de la poésie en parfait démotique, ami des arts et de l’humanité. La simple vérité historique nous enjoint de rappeler que la Grécité de Cavafy si, certes elle tendait vers l’universalité, comme tout ce qui est grec, n’en était pas moins conquérante et guerrière. Dire que « son écriture est un magnifique acte de foi dans le monde, et de respect envers les autres. » équivaut à gauchir, quand ce n’est pas à falsifier, l’étrange rapport de retenue et d’accablement métaphysique que le poëte entretenait sans illusion avec les hommes de son temps.

    Cavafy est mort sans avoir édité ses poèmes. Tout porte à croire qu’il les eut simplement intitulés sous leur titre générique – la même simplicité royale de Mallarmé réunissant ses vers sous l’impérieuse appellation de Poésies. Dominique Grandmont se joue de ses aspirations et les rebaptise de son propre chef. Ce sera donc En attendant les barbares. Titre choc, d’un poème éponyme qui pèche par excès de zèle. La poésie de Cavafy est aux antipodes d’une telle déprogrammation politique, elle se donne à lire plutôt comme un ultime rempart de résistance désespérée. A choisir, nous aurions préféré la sentence désenchantée de « Les dieux n’avaient qu’à y pourvoir. » , qui nous semble présenter un merveilleux condensé de cette amertume distanciée et de cette impuissance active qui caractérisent si bien Cavafy. Notons qu’entre ces barbares dont on espéra la venue et ces dieux dont on sait très bien qu’ils ne viendront plus, près de trente ans se sont écoulés. Trente longues années de combat poétique.

    A la fin de sa vie, il semble que Cavafy avait définitivement opté pour une présentation chronologique de ses poèmes renonçant à tout classement thématique, auquel durant très longtemps il s’était essayé, lors de régulières publications fragmentaires destinées aux amis et à quelques rares happy few. Revenant sur les choix ultimes du poëte, Dominique Grandmont a privilégié pour les trois premières parties du recueil qui couvrent les années 1896 – 1918 les tentatives a-chroniques des années de jeunesse. Nous ne saurions lui en vouloir. Work in progress par excellence les Poèmes de Cavafy ne souffrent point de ce choix éditorial qui au résultat n’influe guère sur le sens de l’œuvre.

    Né en 1863, mort en 1933, Cavafy s’éteignit en léguant à la postérité une œuvre bien mince de cent-cinquante poèmes. Orgueil incommensurable de poëte, qui loin d’être atteint, comme les esprits bas et mesquins seront poussés à le penser, de stérilité littéraire, refuse de se répéter et de répéter les autres. Trouver sa voie, trouver sa propre voix, mot d’ordre mallarméen, dire sans redire, encore que Mallarmé troussait ses sonnets «  en vue de mieux, comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre ». Ceci pour comprendre l’amère solitude de la démarche cavaféenne obligée de se résorber en elle-même, limitée en l’avancée de sa propre entreprise, comme si elle était en même temps, et le chaudron alchimique de ses combustions internes, et le couvercle baudelairien qui pèse et retient toute fumeuse, fameuse et pénétrante envolée mystique.

    A cheval sur deux siècles, la poésie de Cavafy ne dérogera pas aux pesanteurs de l’histoire littéraire. Peut-être même contribuera-t-elle à l’infléchissement de la perception idéologique de la nature de l’Inspiration Divine en dirigeant le souffle ordalique de ses origines éthéréennes sur les braises du désir humain.

    Les quinze premiers poèmes de la période 1896 - 1904 illustrent à merveille toute une partie de nos affirmations. L’obédience symboliste est patente. De ce symbolisme qui prend racine dans la dolente ferveur de Verlaine, en ses temps de contrition, de repli sur soi, et de Sagesse, et dégénère quelque peu, pour citer un contemporain de même amplitude européenne que Cavafy, dans l’empathie sociale des premiers recueil d’un Rainer-Maria Rilke. Cavafy nous refait le coup de l’inflexion des voix chères qui se sont tues, y rajoutant un zeste anacréontique de ce carpe diem antique qui, l’air de rien change la donne, et oriente à rebours, de la trajectoire historique acceptée par presque tous, le diapason métaphysique de l’œuvre. Retour à l’antiquité donc.

    Les Dieux comme les perses ne sont jamais loin des Thermopyles. Pourquoi nous réservent-ils un destin si cruel ? Pourquoi se retirent-ils de leur promesse ? Nous n’en savons rien, si ce n’est que d’instinct notre solitude s’inscrit dans l’exemplaire fresque originelle, celle qui court des temps homériques aux temps de la fin. Nullement apocalyptiques, mais de l’écroulement de l’ Empire, que Cavafy ne nomme pas. Cet Imperium qui s’appropria la Grèce tant aimée.

    Restent ces seize siècles de survie qu’il fallut, avec des fortunes diverses traverser. En tant que Grec Cavafy ne reniera jamais la Grèce Byzantine, ni son corollaire orthodoxe, le christianisme. Cette dichotomie pagano-chrétienne éclaire d’une lumière, tour à tour crue et diffuse, son recueil. En prenant parti pour la Grèce, contre l’Imperium, Cavafy s’enferme en de multiples contradictions qu’il ne parviendra pas à résoudre. De là cette atmosphère dérélictoire et poignante, cette tension si particulière en laquelle résident vraisemblablement les causes du succès international de l’œuvre : chacun y retrouvant par-delà ses implications culturelles et idéologiques, la pulsation sourde de ses angoisses face à l’imbroglio indémêlable de sa propre implication factuelle dans la complexité du monde.

    Quoiqu’il ait renoncé à toute foi, Cavafy ne se départira jamais d’une reconnaissance chrétienne. Certes très symboliquement, dès ses premiers poèmes retenus, la Vierge Marie n’y peut rien, et n’apportera aucune consolation, mais le fait est là, incontournable. Une partie de l’âme grecque a été colorée, et même modelée, par le christianisme. La pomme pourrie dans laquelle vous avez mordue n’en est pas moins le fruit qui vous a nourri. Il y a dans la poésie de Cavafy toute une nostalgie d’une épopée antique, d’une épopée de l’Antiquité, dont maints poèmes ne sont que les fragments dispersés. Une geste épique qui prendrait racine dans l’Empyrée des Olympiens et s’achèverait dans les cavalcades tumultueuses des barbares s’emparant de l’Occident.

    A part que Cavafy, n’est point le chaud partisan d’une Grèce mère de l’Occident. Ses préférences sont orientales. Ce n’est pas un hasard si Alexandre le Grand n’apparaît pratiquement pas dans les Poèmes. Le projet ultime d’Alexandre n’était pas l’initiation de l’Hellénisme, mais la fondation d’un Imperium centré sur le pourtour de la Méditerranée. De même, à l’autre bout de l’Imperium, Julien ne sera pas mieux traité qu’Alexandre. Ce n’est pas que Cavafy s’essaie envers la figure du denier empereur à la conjuration du silence, au contraire il en parle. Nul autre personnage historique ne sera, dans les Poèmes davantage portraituré que Julien. Mais, soyons euphémiques, le ton est rarement laudateur. La seule fois où Cavafy trahit quelque ironique nuance de sympathie, c’est qu’il se moque de la naïveté des chrétiens trompés par la duplicité de Julien !

    L’Histoire de la Grèce ne plaide pas en sa faveur. La courte période classique n’entre pas dans les canons de prédilection cavaféennes. De Marathon à Salamine, la Grèce s’oppose à l’Orient et si en ces occasions les grecs défendent un certain mode de pensée qui est le socle originel de cet esprit grec, subtil, très subtil, que Cavafy met au-dessus de tout dans ses Poèmes, il n’en est pas moins vrai que notre poëte se revendique surtout d’un certain art de vivre typiquement grec, qui pour lui représente mille fois plus l’essence de la grécité que la seule pratique de la pensée philosophique à laquelle nous réduisons trop souvent l’apport singulier, décisif et irremplaçable de la Grèce au patrimoine culturel de l’humanité.

    L’hellénisme est la patrie mythique de Cavafy. Celui qui se penchera sur les manuels d’histoire risque de rester surpris. Après l’anabase éblouissante d’Alexandre, l’hellénisme offre tous les aspects d’une longue décadence, comme si ses principaux acteurs n’avaient su saisir leur chance et s’étaient sciemment amusés à saboter leur propre entreprise. Les guerres de succession et le partage tempétueux de l’empire d’Alexandre laissèrent une empreinte indélébile. Passées quelques décennies de relative stabilité, macédoniens, séleucides et ptolémides ne manquèrent pas de se jalouser. A pousse-toi de là que je m’y mette, à coups retors d’alliances et de contre-alliances, ils y gagnèrent leur latin. En l’occurrence un beau général, au nom de feu, un certain Flaminius qui mandaté par le Sénat, offrit à Rome les provinces orientales qu’elle guignait depuis longtemps. . .

    Beaucoup des poèmes historiques de Cavafy tournent autour de la défaite de Magnésie. Pour deux raisons complémentaires qui expliquent en partie le sens profond de sa démarche poétique. Le poëte ne se leurre d’aucune illusion. Autant a-t-on pu employer l’expression de pente fatale de la victoire pour Alexandre, autant faudrait-il parler de traboule fatale de la défaite pour l’hellénisme. La Grèce est un pays de vaincus. Les grecs ont été condamnés à vivre sous la domination romaine. Blessure d’orgueil que rien ne saurait faire oublier. Depuis des siècles les Grecs traînent cette écharde envenimée dans leur chair. Avec le temps tout s’efface assureront les esprits positifs, mais les temps apportent des démentis sanglants. La majeure partie des territoires helléniques sont aux mains des musulmans, des arabes, et même des puissances colonisatrices européennes. La Grèce elle-même, la mère patrie est restée trop longtemps sous le joug ottoman. En 1922 – 1923, l’Ionie passe définitivement aux mains des turcs. Cavafy n’en cause jamais dans ses poèmes, mais pour qui sait gratter tant soit peu les écailles mortes de l’érudition la plaie est là, ouverte, béante, purulente.

    Cavafy n’est pas un poëte de la tour d’ivoire. Si l’on peut déceler chez lui, une éthique parnassienne, c’est se tromper lourdement que de l’interpréter comme une fuite en arrière, comme la marque d’une renonciation. Au contraire, si Cavafy explore si loin dans le passé de la Grèce c’est avant tout pour remonter jusqu’aux racines les plus anciennes de son renoncement à être elle-même. Les Poëmes peuvent être lus comme une généalogie de la défaite, non pas pour s’y complaire mais pour y remédier.

    Maintenant il est évident que Cavafy a été surpris par l’étendue du mal. La défaite vient de loin. Il ne s’attendait pas au pire. Les causes de l’impuissance grecque ne sont que l’avers de sa médaille. L’esprit grec lui-même, est le premier responsable du désastre. Cette manière si déliée de manier les concepts est aussi quelque part une maladie de l’âme. Ne dites pas que l’âme grecque est malade. Soyez nietzschéen, dites que la maladie est une des composantes de l’âme grecque. A trop jouer sur la réversibilité symbolique de l’espace conceptuel l’on arrive à perdre le sens de l’absolu pour gagner celui du relatif. L’adaptation pragmatique à la réalité du monde reste un bon principe de chasse aux illusions tant qu’elle ne dégénère pas en accommodement.

    A être perpétuellement vaincus les grecs ont appris à composer. Nombre de roitelets helléniques traversent les poèmes de Cavafy. Cortège pathétique d’individus et de caractères divers. Roublards ou nostalgiques, indomptables désespérés et lâches invétérés se suivent et se ressemblent tous. Aucun ne maîtrise sa propre situation. Tous des marionnettes de l’Histoire et des puissances politiques occupantes ou menaçantes. Les grands du premier cercle ne sont pas moins dans les mains redoutables de l’ananké que les humbles des dernières périphéries. Le grammairien obscur qui court le cachet – peut-être vaudrait-il mieux qu’il coure se cacher – n’est pas plus ni moins malheureux que le souverain aux abois. Que vous soyez un pion ou un roi, vous connaîtrez l’échec d’une destinée mal aboutie.

    Byzance est la non-exception qui confirme la Grèce. Certes à proprement parler elle n’est que la survie moribonde de l’Imperium. La queue de comète qui s’éloigne inexorablement. Mais enfin elle s’entêta à subsister des siècles et des siècles. Elle connut ses heures de gloire que rien ne pourra jamais effacer. Certes elle fut chrétienne, mais dans la barbarie montante qui s’installait sur le reste de l’Europe n’était-ce pas ce que l’on pouvait espérer de mieux ? En désespoir de cause un grec peut espérer en Jésus.

    Surtout qu’à la charnière des deux mondes, la transition fut placide. Beaucoup se voulurent chrétiens sans renoncer à l’idéal voluptueux du paganisme. Les poèmes de Cavafy sont emplis de beaux jeunes gens qui n’hésitent pas à jouer sur les deux tableaux, celui d’un attachement sans faille à la culture hellénique et celui d’une participation plus ou moins discrètes aux offices des chrétiens. Pour préserver la grandeur de la dernière indépendance grecque Cavafy gomme les aspérités du christianisme. A l’en croire la passation des pouvoirs entre les deux règnes cultuels se serait déroulée en toute sérénité. Il est nécessaire de scruter quelque peu les poèmes de Cavafy pour apercevoir les théories de moines vindicatives abattant les temples, pillant les bibliothèques, et incitant les récalcitrants à courir se faire baptiser au plus vite.

    Vue sous cet angle, l’altière silhouette de Julien dénote quelque peu dans le paysage. Voici un grec qui ne pactise pas avec l’irrémédiable. Un Léonidas bis qui refuse d’évacuer les Thermopyles et préfère y mourir sur place que de reculer. Les railleries christogènes de Cavafy à l’encontre de Julien n’en paraissent que plus dérisoires.

    Julien n’est point sans défauts. Son éducation chrétienne a fortement teinté son âme de puritanisme. Que ce soient les chrétiens qui se permettent de le lui reprocher nous laisse pour reprendre l’expression même de la bouche de ses ennemis, selon la traduction de Dominique Grandmont, pantois. S’il est une religion qui est un peu trop serrée de la quéquette c’est bien le christianisme ! Nous imaginons sans difficulté que si Julien était revenu victorieux de sa campagne d’Orient, il aurait, par la suite, son pouvoir établi, troqué son ascétisme coercitif pour une hygiène de vie nettement plus hédoniste. Sans doute se serait-il replié sur une vision moins plotinicienne mais plus platonicienne de la philosophie comprise en tant que désir du désir.

    Le secret du procès par délégation que Cavafy intente à Julien réside d’ailleurs peut-être en l’intime déception du poëte quant à l’indifférence affectée de l’Imperator vis-à-vis des choses de la chair. Il impute à Julien le péché contre l’esprit – pas saint mais grec – puisque son incarnation ne le démangeait guère. Un peu comme si Cavafy lui tenait rigueur de ses propres errements masturbatoires cavaféens pour n’avoir pas su désigner d’une manière éclatante l’éros grec, comme une des essentielles facettes de la notion de grécité.

    L’homosexualité du poëte, de plus en plus hautement revendiquée, au fur et à mesure que passent les années est toujours présentée selon le mode du regret. Cavafy n’a pas retrouvé le temps perdu. D’où cette sourde rancœur contre le dernier champion des hellènes qui se battit pour restaurer le déploiement d’une grande politique de l’Imperium en faisant l’impasse total sur la petite politique du réel quotidien. Julien était trop loin des préoccupations du peuple des hellènes. Son parti-pris idéologique très anti-chrétien lui aliénait les sympathies des adeptes du paganisme qui redoutaient que ses mesures ne braquassent davantage les chrétiens à leur encontre.

    Nous ne saurions partager une telle analyse. Mais le point de vue de Cavafy aide aussi à comprendre pourquoi les masses païennes n’ont pas fait bloc autour de Julien. Il arrive un moment où ceux qui devraient se battre et apporter l’aide décisive nécessaire à la victoire de leur camp, en laquelle ils ne croient psychologiquement plus, refusent de se mobiliser.

    Peut-être les Poèmes de Cavafy sont-ils à décrypter ainsi, comme le recensement méticuleux, de l’intérieur, des paramètres du renoncement à soi-même. Point de leçon de morale finale, mais l’énoncé des enchaînements protocolaires des erreurs commises. Le lecteur se devra d’être intelligent et interpréter la volonté du poëte. Tout poème est à entendre selon une herméneutique généralisée de ses volitions ultimes et originelles.

    Julien n’a pas attendu les barbares, il s’est précipité aux frontières. Ces gens-là apportaient sans nul doute quelques solutions à nos problèmes. Le premier venu est prêt à faire la politique que vous n’avez pas le courage d’assumer. Pour son propre compte, bien entendu. Les Dieux n’avaient qu’à y pourvoir, pour sûr. Jamais vous n’égalerez ce qu’ils auraient pu décider. Mais ce qu’ils ne font pas, seule l’impuissance de votre désir à le réaliser vous retient de l’entreprendre. Les gens d’Antioche peuvent se gausser et mettre le feu au temple d’Apollon. Un dard chrétien coupera Julien dans son élan. Mais là où l’individu échoue, et la simple personne humaine faillit toujours, la collectivité oikouménique triomphera.

    Les Poèmes de Cavafy sont à lire comme l’épopée inachevée d’un peuple en perdition. Au travers de ses plus intimistes macérations, le poëte décline le mode de vie fastueux d’une des plus heureuses civilisations de l’humanité. L’œuvre du poëte s’inscrit là dans cette remémoration conjuratoire, cette réminiscence égotiste du grand tout, dans l’espoir de levains futurs. La poésie reste trop souvent la seule voie d’héroïsation encore ouverte.

    André Murcie. ( 2008 )

    A LA LUMIERE DU JOUR

    CONSTANTIN CAVAFY

    Illustrations d’ALECOS FASSIANOS.

    Texte français de BRUNO ROY. FATA MORGANA.

    Aurions-nous lu ce texte s’il n’avait pas porté la signature de Cavafy ? Peut-être, mais nous ne sommes pas sûr que nous lui aurions marqué une attention suffisante. En littérature comme ailleurs, l’on ne prête qu’aux riches.

    L’on répète à satiété que Cavafy n’a légué à la postérité qu’un unique livre de poèmes. Mais ce chef-d’œuvre absolu de l’efflorescence poétique du vingtième siècle n’est ni le fruit du hasard ni le précipité d’un enthousiasme divin. A la croisée de trois des plus grandes littératures européennes, grecque, anglaise, française, il nécessita un long travail, une très longue patience. Mort en 1933, Cavafy resta totalement étranger à l’idéologie structuraliste qui au travers des notions scientistes de déconstruction narratologique domine le champ de la réceptivité littéraire depuis près de cinquante années. L’amour des échafaudages, des modes intentionnels revendiqués mais non réalisés, qui prévalent encore de nos jours ne firent jamais partie des pratiques cavaféennes. Sa génération toute pénétrée de mystique symboliste n’a jamais confondu l’arrière-fond des fins de tiroir avec la corne d’abondance de la génialité aurorale. Tout à son grand-œuvre Cavafy a beaucoup lu et écrit. Epris d’une certaine idée de la perfection plastique il négligea la postérité de tout ce qui lui fut marche-pied, ascenseur, et monte-charge nécessaires à l’édification chryséléphantine de son chef-d’œuvre.

    Dès les années soixante l’inextinguible es chercheurs, qui avaient accès à de nombreux documents inédits, suscita l’exhumation de quelques poèmes rejetés. Suivirent plusieurs séries d’articles parus du vivant de Cavafy dans la presse, des relevés de marginalia, et cette nouvelle que nous offre Bruno Roy. Notons qu’en tant qu’éditeur, par ses élégantes plaquettes, Bruno Roy a beaucoup agi pour la pénétration de l’œuvre de Cavafy en notre pays. Si Cavafy parvient aujourd’hui à toucher un public beaucoup moins restreint que les cercles homosexuels et les cénacles grécisant, nous devons lui rendre grâce.

    Avant de lire nous avons d’abord admiré les illustrations d’Alecos Fassianos, étrange mélange de traits impeccables au crayonné d’aspiration évanescente. Après notre lecture nous sommes revenus à ces épures diaboliques qui collent si bien au texte, qui le mettent en scène d’une manière si évocatrice et précise à la fois que l’on a l’impression que la prose n’est que le commentaire de l’image.

    Quant à la nouvelle elle-même, avouons qu’elle nous laisse sur notre fin. Ecrite en 1898, nous la mettions en relation avec un roman comme Là-bas de Joris-Karl Huysmans. Ambiance satanique donc. Hélas, le héros ne joue pas le jeu et se contente d’exprimer sa peur. Monsieur fourchu, en sera pour ses frais. Et les trois amis du début aussi. Eux qui n’ont même pas assez d’argent pour rentrer en taxi, reprennent leur conversation d’incipit.

    Il semble évident qu’en relatant cette courte histoire Cavafy n’ambitionnait pas de devenir un écrivain fantastique. Ce récit doit être interprété à la lumière de l’itinéraire poétique de Cavafy. Faut-il y voir, comme Diana Haas dans sa thèse sur Le Problème Religieux dans l’Oeuvre de Cavafy , une rupture symbolique avec le mysticisme chrétien ? L’ interprétation est tentante. Nous pencherions plutôt sur une prise de position presque behavioriste de Cavafy. Le refus d’Alexandre de pactiser avec les forces obscures de la tentation nous paraît devoir être compris comme l’affirmation sans ambiguïté du désir. Du désir homosexuel certes, mais plus métaphysiquement surtout, du désir compris en tant que revendication de la responsabilité de nos propres actes. L’implication politique d’un tel point de vue est le but ultime recherché par Cavafy en cette histoire. Car comment pourrait-il dans ses futurs poèmes mettre en exergue l’exemplarité anecdotique de tel ou tel geste d’un personnage historique ou anonyme, si le doute subsistait quant à la volition effective de l’acte par son géniteur ? A la lumière du jour signifie bien, n’en déplaise aux freudistes et lacaniens de service, « en dehors des noirceurs de l’inconscient ». En toute conscience.

    Le nom de Paul Valéry ne revient presque jamais sous la plume des commentateurs de Cavafy. C’est vraisemblablement un tort. Voici deux œuvres fort différentes qui puisent aux même aversions. Nouveaux chemins à explorer.

    André Murcie. ( 2008 )

    L'ART NE MENT-IL PAS TOUJOURS ?

    CONSTANTIN CAVAFY.

    Dessins : PIERRE SOUDAY. Traduction & Note : BRUNO ROY.

    56 pp. 15 Avril 2011.

    Excellente idée de la part de Bruno de rééditer ce texte de Constantin Cavafy déjà paru en 2006. L'oeuvre de Cavafy est déjà si mince que ces quelques pages nous paraissent un immense trésor. Il est à craindre que le grand Alexandrin lui-même aurait interdit ce genre de publication. Mais les morts sont incapables de nous empêcher de fouiller dans leur cercueil. Rappelons que les Poèmes de Cavafy sont posthumes. Le poëte passa sa vie à parfaire une urne funéraire.

    Ce ne sont que de simples notes qui s'étalent de 1902 à 1911. Peu de choses qui tiendraient – si l'on omettait l'écrin typographique – sur trois feuillets A4 tapés à la machine. L'on peut y suivre une courbe ascendante de l'auto-présentation du démiurge par lui-même. Dès les premières lignes il se considère comme un génie supérieur de l'Humanité. Il aurait pu être tout ce que le commun des mortels aspire à être. Mais le Poëte ne mange pas au râtelier des mesquines ambitions. Dix années plus tard le personnage du Poëte est devenu comme le convive non grata du festin que se doit d'être le poème. Seul compte l'instant préservé par le vers vainqueur, cette goutte d'éternité enchâssée dans l'entaille poétique. Mais qui n'est que le reflet de corps humains qui atteignirent à la beauté. Par un étrange retournement nietzschéen Cavafy fait de la forme parfaite du corps humain l'Idée préexistante à l'esprit du poème.

    Ces pages nous sont précieuses car à plusieurs fois l'on y retrouve ce coup d'archet si caractéristique qui prélude au départ de maints poèmes du recueil. Nous avons ainsi la preuve que Cavafy aurait été très capable de s'adonner à une oeuvre en prose des plus conséquentes. C'est donc que sa parcimonie poétique qui est lui tant reprochée aujourd'hui procède d'une volonté esthétique clairement assumée. Sur laquelle nos contemporains devraient réfléchir.

    Bruno Roy qui dans sa note finale nous le dépeint en un quotidien étriqué se laisse flouer par les apparences. Voici un Cavafy - enfermé dans un rêve de stérile grécité – prêt à collaborer avec l'occupant, un colonisé pactisant avec le colonialiste. Nous reconnaissons ici un des spectres fantomatique de la mauvaise conscience européenne actuelle qui n'est qu'une manière des plus subtiles de stigmatiser le colonisé qui s'en vient camper sur les terres de haute culture de la civilisation occidentale...

    Quand l'on sait ce que nous devons à la Grèce antique les bémols de Bruno Roy sont risibles. S'il en est un qui a bien le droit de s'installer dans les strates d'une certaine culture anglaise, Cavafy nous semble désigné de par la réflexion historiale qui est au centre de son oeuvre. La Grande Grèce dépasse et de loin les rivages de la Sicile et a depuis longtemps absorbé ceux de l'Angleterre. Ce n'est pas en éloignant Cavafy d'Athènes – que l'on pressent démocratique – pour l'enfermer dans les étroits remparts d'une Byzance surannée, qui n'a pas par chez nous bonne presse, que Bruno Roy nous attirera en des enjeux dépassés et inopérants.

    Dix pages de présentation et pas un mot sur le motif central des poèmes, ce questionnement incessant et hautement polititial sur l'agonie de la Grèce en tant que pays libre... Cavafy ne s'est jamais résolu à ce que la Grèce soit devenue province d'Imperium Romanum. Parti-pris originel qui explique son animosité envers Julien. Comment pourrait-on être sauvé par son meilleur ennemi ?

    De même sous le terrible boisseau du silence, cette absence d'allusion à une oeuvre construite mot à mot, en tant que conjuration hellénique angoissée, face à la Grande Catastrophe de l'Europe Moderne, celle qui signe son arrêt de mort métapolitique, lorsque l'on laisse la Turquie s'emparer de l'Ionie. Depuis ces années fatidiques l'Europe n'a cessé de capituler.

    C'est ce désintéressement qui permit aux puissances de l'Axe de tenter de bâtir cet empire Hyperboréen du Nord sous l'hégémonie barbarique de l'Allemagne, militaire d'abord, économique aujourd'hui. N'insistons point sur la reddition aux puissances financières de notre propre excroissance américaine, et évitons de parler sur cette montée religieuse des territoires orientaux... Dieu et l'Argent contre le culte de la Beauté et des Dieux. Monothéisme contre paganisme, la lutte fracturale qui dialectalise la poésie de Cavafy.

    L'Art ne ment pas, il révèle. Autant les signifiances non apparentes de l'oeuvre que celles des lectures biaisées et insuffisantes de ses lecteurs. Quant au Poëte, il est toujours en-deçà, tel le paratonnerre qui appelle l'incandescence de la foudre.

    Remarquons qu'en notre époque, diadoques et épigones ne se pressent pas au portillon poétique...

    Il est sûr que ce n'est pas un placement rentable.

    André Murcie. ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ELEMENTS D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ANTIQUE.

    JEAN-PAUL DUMONT.

    773 p. Collection réf. NATHAN UNIVERSITE. 1994.

    Je ne dirais jamais assez tout ce que je dois au petit livre de Jean-Paul Dumont Les Sophistes, fragments et témoignages. C'est simple c'est là où j'ai appris à penser. Bien sûr, il y eut par après, l'irremplaçable Dupréel, Les Sophistes, mais la mise en perspective chronologico-articulatoire des passages essentiels des textes de la sophistique grecque qu'opérait Jean-Paul Dumont marqua ma première véritable entrée dans la philosophie grecque. Jusqu'à lors je n'avais lu que Platon, en aveugle, dans la totale incapacité, non de comprendre le texte, mais d'en saisir les enjeux éristiques.

    Je n'ai donc pas hésité une seconde à m'emparer de ce gros et déjà ancien volume, quatorze années, l'espace d'une génération selon Aristote, et à me plonger avec délectation dans ces pages qui se dévorent comme un roman. Erreur, qui se savourent comme une épopée. Malgré la violente admiration que l'on se doit de porter à Homère, nous sommes dans l'obligation de ne pas nous tromper de sujet. Ni Achille, ni Ulysse, ne sont les héros de la grécité. L'épopée grecque reste avant tout, non pas celle des valeureux achéens, mais l'aventure inoubliable de l'originéité de la pensée humaine.

    N'en déplaise aux contempteurs des redoutables supériorités aristocratiques, nous ne sommes point des sectateurs de l'égalitarisme démocratique des civilisations. Ce n'est pas que par exemple l'Inde n'aurait pas été capable de fomenter une pensée d'aussi haute tenue que la philosophie grecque, mais de l'intérieur de l'orbe imperiumique occidental, depuis son centre détruit et idéel, d'où nous nous obstinons à vaticiner nos imprécations, nous affirmons que la pensée occidentale a su se donner les armes de la domination du monde, et que ce combat, le seul dont le songe suffise à nourrir nos rêves, nous le continuerons et l'intensifierons jusqu'à notre dernier souffle, dans le seul espoir de transmettre le flambeau de l'augustéenne tâche à poursuivre, à ceux qui viendront et nous accompliront.

    Il est sûr que dans nos tristes temps de résipiscence colonialiste, de telles déclarations risquent de nous faire quelques ennemis de plus. Mais nous refusons d'être dupes de la pseudo-bonne foi libérale qui n'en finit pas de jeter à la conscience européenne les os gratuits de la repentance christique des bons sentiments, qui entre parenthèses arrivent trop tard pour apporter quelque remède que ce soit à une historicité depuis longtemps révolue, mais assez tôt pour détourner l'attention des esprits du seul danger qui compte, le déploiement du totalitarisme mercantilo-démocratique. Un peu de subtilité grecque ne messiérait point aux bonnes âmes de la moraline consensuelle. Pendant que l'on verse de vraies fausses larmes de crocodiles sur des malheureux morts et enterrés depuis quelques décennies, l'on en oublie de s'atteler à l'intellectuelle mise en oeuvre de la nécessaire pensée de la future vigueur et de la reconquête de la puissance retrouvée. Mais il est vrai que nos nouveaux-démocrates – nous ne pouvons décemment plus employer l'honteuse expression d'ex-révolutionnaires - ne se souviennent plus que les urnes servent davantage à emplir les cimetières des illusions perdues qu'à forger les armes du retour.

    Donc retournons à nos penseurs. Notons tout de même pour ceux qui n'auraient pas compris la nécessité d'une telle apparente digression, que les sophistes, furent au-delà de leur revendications salariales les premiers penseurs du fait politique. De l'impériosité politique pour mettre les poings sur les I.

    Le livre de Jean-Paul Dumont porte bien son titre : la philosophie antique. En d'autres termes, la philosophie antique, et pas le méli-mélo catho-grec que l'on nous sert habituellement sous le terme galvaudé de philosophie, dans nos lycées comme dans nos média, dans nos sous-cultures de masse comme chez nos élites dirigeantes. Donc pas de confessionnaux cachés dans les recoins obscurs, Jean-Paul Dumont a laissé les cagots de service hors de son monument. Pas par anti-cléricalisme primaire – ainsi aurions-nous agi à sa place – mais parce que le christianisme n'a pas plus à faire dans un livre consacré à la philosophie antique qu'un paragraphe sur l'économie pétrolifère du Brésil n'a à s'immiscer dans une démonstration mathématique sur les triangles isocèles. Il est des évidences qu'il convient d'asséner avec la grâce d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

    Bref mille ans de philosophie, de Pythagore à Proclus, sans l'ombre monothéique du dieu jaloux, relégué derrière la porte de purgatoire des sous-croyances stupides. Bienvenue au club certes, mais si vous n'avez pas la carte de l'Intelligible à présenter l'on ne vous ouvrira pas ! Le pire c'est qu'à l'intérieur il n'y a même pas la nécessité de votre absence qui puisse faire signe de votre existence.

    Mille longues années et malgré ce phénoménal laps de temps, il se dégage de l'exposé de Jean-Paul Dumont une terrible unité du pensé grec. C'est que très vite, dès les premiers moments, les grecs se sont aperçus que l'on ne pensait pas le monde. Le travail de la pensée consiste à mettre de la pensée entre soi et le monde. Les philosophes sont comme les enfants, ils ont tous un nounours pour s'endormir, mais chacun l'affuble d'un affectueux surnom différent. Ainsi par exemple Démocrite appellera le sien « atome » et Platon aura une autre  « idée » N'essayez pas dans votre tête d'entrevoir une pluie atomique ou une figure idéale, tout ça n'est qu'une seule et même chose, excusez-moi, un seul et même outil, non plutôt une même dénomination symbolique de la relation d'appréhension du réel par le petit ordinateur cervical qui vous sert à effectuer cette tâche de penser qui consiste justement à mettre votre machine en marche.

    En même temps que vous pensez le monde, les grecs se sont rendus compte que vous pensez que vous pensez, que vous pensez votre propre pensée et votre pensée du monde. Plus besoin de relire les Ennéades pour comprendre les hypostases 1 et 2 de Plotin. Pour la troisième retour à votre petite personne, pauvre petite âme chérie votre fragilité n'est que la division ( comprendre ici la multiplicité des atomes démocritéens ) de l'Âme du monde, une et indivisible, comme il se doit, car quel est l'enfant sage qui accepterait de réduire son nounours en minuscules lambeaux !

    Ne soyez pas stupidement idéaliste ! Les garnements vicieux existent aussi. Très vicieux même, car non seulement ils vous font la gueule ( de chien ), doutent de vous et de tout, ou pire se la pètent et vous prennent de haut en s'égarant dans les arguties mégariquéennes, mais en plus nos iconoclastes font très attention à ne pas casser leurs joujoux préférés. Certes on ne peut rien penser, mais penser que l'on ne peut pas penser, n'est-ce pas déjà penser. Faudra mille autres années à Descartes pour saisir l'astuce raisonnable. Il sera d'ailleurs tellement content de son tour de passe-passe qu'il enflera comme la grenouille et en déduira que la raison prouve l'existence de Dieu !

    Sainte Sophie, priez pour lui ! Retirez-lui son missel et essayez de lui expliquer que ce dieu qui déborde d'amour et de jalousie est bien trop plein de mauvaises intentions pour rentrer dans le panthéon grec. Le dieu, si l'on veut par inadvertance nommer ainsi l'Intelligible est vide comme un songe creux. Tellement vide que l'on peut se demander comme Plotin si le vide est au-dedans de lui ou comme Epicure si le vide ne serait pas au-dehors, et pour faire bonne mesure s'il ne serait pas en même temps au-dedans et au-dehors, et peut-être même ni en-dedans ni en dehors.

    Notre principe de non-contradiction risque d'en prendre un coup, car il se pourrait qu'il soit en même temps l'étendue des quatre possibles ce qui nous emmène dare-dare à poser les égalités du Un avec lui-même. Pas la peine de compter jusqu'à trois hypostases, avec zéro-l'autre, l'un-même, et deux-dyade, qui se complait dans sa segmentation inégalisatrice, pour que l'Un ne soit pas justement égal à l'Autre et pour que l'Autre ne puisse être le Même que l'Un, il y a de quoi faire.

    Ce n'est pas dans ce modeste compte-rendu que nous évoquerons la multiplication du Un. Plutôt s'arrêter chez Aristote. Un havre de paix notre stagirite. On comprend qu'avec sa manie de tout mettre en ordre, de dédramatiser les problématiques, de vous donner l'impression d'accéder à la simplicité de l'Intelligence, Jean-Paul Dumont en ait fait la plaque tournante de la philosophie grecque. Porte-avions dans la tempête toujours prêt à accueillir les abeilles qui se sont aventurés à butiner le miel de l'Hymmette. L'on conçoit aussi très bien qu'Alexandre se soit enfui au bout du monde pour échapper à l'englobante vision de ce père la sagesse !

    Tsst ! Tsst ! Ne profitez pas de l'ombre tutélaire du grand Irréductible pour vous éloigner sur la pointe des pieds. Jean-Paul Dumont est un excellent maître d'écoles philosophiques. Après Aristote, la philosophie grecque se transforme en logosophie. Dans sa forme la moins mystique, le langage en tant que science du raisonnement. Non pas la tautologie sophistique mais la syllologie stoïcienne. Ce n'est plus l'orgiaque parole de Gorgias qui mange le monde, l'avale en trois coups de mandibules moqueurs, et vous laisse béant comme trois ronds de frites devant l'absence de l'assiette du réel escamotée, et qui s'amuse de son tour de passe-passe, mais la froide classification conceptuelle qui induit l'attitude éthique du philosophe.

    Et puis il y a ce désenchantement des esprits. Déjà que les Grecs n'ont jamais cru en quelque chose, voici qu'avec les sceptiques ils en viennent à ne plus penser pas plus loin que le bout de leurs lèvres. Jusqu'aux écoles platoniciennes qui entrent en crise. A y réfléchir de près le platonisme n'est-il pas une théorie de l'ambivalence programmée ?

    Reste que si Jean-Paul Dumont a laissé le dieu biblique à la porte, il n'a fait qu'imiter les philosophes grecs qui n'ont jamais permis aux locataires de l'Olympe de fouler ne serait-ce que d'un seul orteil le parvis sémantique de leurs écrits. Deux ou trois allusions à Zeus, Apollon, Saturne et Athéna, par convention et pure facilité de nomination conceptuelle, et puis plus rien. Apparemment la philosophie grecque ne fait pas bon ménage avec le paganisme ! Ce n'est pas que les Grecs ne croyaient pas à leurs dieux, c'est qu'ils les avaient relégués sur l'étagère aux bibelots oubliés.

    La relecture de la philosophie platonicienne, non pas celle des dialogues socratiques mais l'enseignement oral beaucoup plus secret du fondateur de l'Académie, par Plotin nous en est donc d'autant plus chère. Non pas que Plotin tenterait de réintroduire en douce les pénates de la religion dans la pensée grecque mais parce qu'il investit toute la métaphysique hellène d'un esprit prométhéen qui ne trompe personne. Ce n'est pas la foudre jupitérienne et sacrée qui s'abat sur l'élu, mais la pensée aquiléenne de l'indivis-philosophe qui s'en vient prendre l'unique place possible au banquet de l'Un. Montée en puissance de la volonté que Nietzsche décrira en tant que retour du Même au Même. Inversion des valeurs et achèvement de la philosophie antique. Les Pythagoriciens l'avaient déjà posé au tout début de cette aventure : l'Un n'est jamais premier. Penser le dieu grec selon l'unicité chrétienne est une véritable hérésie catholique. Le moteur immobile aristotélicien n'est pas moteur, mais immobile. D'ailleurs s'il était moteur il ne serait pas immobile alors que rien ne l'empêche d'être immobile qu'il soit ou ne soit pas moteur. Le moteur n'est pas plus premier que l'Un. Le destin n'est jamais derrière nous mais toujours au-devant de nous. Ce n'est pas la cause qui commande mais l'acte qui nous induit. Le paganisme n'est que l'expression imagée du désir de la philosophie.

    ( 2008 / in Dumont Olympe )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 5

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 005 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    UN COUP DE DES JAMAIS N'ABOLIRA LE HASARD.

    STEPHANE MALLARME.

    MANUSCRIT ET EPREUVES.

    EDITIONS ET OBSERVATIONS DE FRANCOISE MOREL.

    OCTOBRE 2007. LA TABLE RONDE.198 p.

     

    Irremplaçable. Pour tous les aficionados du Maître celui qui, surgi et inférant la manœuvre. Dépêchez-vous de vous le procurer : il n'a été tiré qu'à 2500 exemplaires. Certes les éditions du Coup de dés ne manquent pas mais celle-ci offre les fac-similés de la revue Cosmopolis, le manuscrit qui servit à l'édition fantôme d'Ambroise Vollard qui devait être illustrée par Odilon Redon, les épreuves de cette même édition corrigées par Mallarmé, plus quelques pages de brouillons, grand-format 24 32 sous coffret cartonné ! Que demander de plus, si ce n'est une couverture du bouquin lui-même moins souple, par trop économie de bout de chandelle.

    Mais ne boudons pas notre plaisir dans le boudoir poétique. Je vous laisse rêver sur les différents documents offerts à votre curiosité. Intéressons-nous plutôt à la lecture du Coup de Dès proposée par Françoise Morel. Une courte notule de Joseph Benhamou nous apprend que Françoise Morel n'est autre que la fille du poëte Henry Charpentier secrétaire de L'Académie Mallarmé, familier de Paul Valéry, d'Edmond Bonniot et d'Henri Mondor, ces fidèles de l'après-mort du poëte qui s'instituèrent les gardiens et les propagateurs de l'oeuvre mallarméenne et à qui nous devons tant.

    Les gloses savantes autour Un Coup de Dés ne manquent pas, mais la méthode de Françoise Morel nous semble bonne, de ne s'en référer qu'à Mallarmé lui-même, pour dissiper les aléatoires sombreurs du poème. Obscurité toute relative d'ailleurs, la grandeur du texte ne résidant nullement en son opacité mais en l'incommensurable arpentage de sa tentative.

    La poésie de Mallarmé fascine tant, que nombre de ses lecteurs en oublient qu'il fut aussi un fabuleux prosateur, propagateur d'une phrase des plus fluides et des plus nerveuses, en le jeu où elle épouse la moindre variation sensitive de la syntaxe française. Alors qu'un Marcel Proust construit le déroulement de ses périodes sur l'intangible ossature propositionnelle de la grammaire, Mallarmé suit le courant du sens. Sa prose va vers ce qu'elle veut dire, et refuse de dire avant que de s'écrire. Comme le navire qui s'incline d'un côté ou de l'autre, selon l'ondoiement de la vague.

    C'est en cela que parler d'obscurité mallarméenne relève de la bêtise. Mallarmé n'est pas obscur, mais subtil. Sa parole ne cèle rien, elle en dit plus. Ce poëte, que l'on surnomme du silence et de l'extrême condensation, a beaucoup parlé. Mallarmé ne s'est jamais retranché, il fut homme affable qui entrait facilement en conversation, avec ses pairs, ses voisins, la commune humanité, le mardi et tous les autres jours de la semaine. Il suffit de feuilleter le volume de la Pléiade, édition Mondor, et non la nouvelle en deux tomes de Bertrand Marchal établie selon les lois économiques de la vulgarité sacrificielle éditoriale actuelles, pour s'apercevoir que Mallarmé fut un causeur disert. Reprenant en cela une des plus vieilles traditions de notre littérature nationale.

    Il parlait de tout et de rien, mais pas de n'importe quoi puisqu'il ramenait tout à la structure élémentaire de quelque idée fixe. De la nature, non pas des choses, mais de la poésie pourrait-on baptiser son entreprise. Donc revenons à la raison de Françoise Morel d'appuyer chacune de ses assertions de nombreuses lectures de Mallarmé. Car Mallarmé ne parlait pas au hasard. S'il en est un qui donna un sens plus pur à chaque mot de la tribu ce fut bien lui. Quoique le terme de philosophique me déplait pour qualifier la démarche mallarméenne, j'opte bien plus volontiers pour celle de métaphysique, le travail de Mallarmé vis-à-vis du langage est bien celui d'un resserrement sémantique du sens du seul vocable autour de ce qu'il nommait sa native signification. Ce qui ne veut pas dire automatiquement étymologique mais d'une manière plus précise, originelle, en le sens où l'origine est toujours téléologique. L'origine n'a d'autre fin que son propre but.

    Nous ne sommes pas toujours d'accord avec les visions de Françoise Morel, sa lecture des plus intelligentes détruit l'imagerie du poème. La tempête initiale se résout trop souvent en infime clapotis. Mais la yole à jamais littéraire induit peut-être une telle appréhension. Marin baudelairien, Mallarmé qui bâtit son expérience poétique sur l'environnement quotidien de son existence, sa pipe, ses bouquins, sa chambre, ne fut qu'un marinier d'eau douce. Mais notre désaccord provient surtout d'un a-priori métaphysique. Pour Françoise Morel le sujet du Coup de Dés est le poème. Selon nous il s'agirait d'une réflexion qui va au-delà du poème pour poser la problématique de l'Acte Poétique.

    Le problème n'est pas d'écrire un beau poème. Le premier imbécile venu peut y réussir tant soit peu. Que Mallarmé affirmât des exigences intimes au-dessus de la moyenne, nous en convenons, qu'il ait eu des scrupules dont nombre de ses pairs les plus proches n'eurent et n'avaient même pas idée, ne fait aucun doute. Mais l'écriture d'un poème ne relève jamais chez Mallarmé d'une seule perfectibilité technique, la poésie est pour lui une élection. Non pas celle du suffrage universel des lecteurs possibles mais d'une mise en demeure personnelle de donner sens à la propre actance d'un acte qui sera pour sa suprématie défini en tant que poétique ou orphique.

    Ces deux mots s'équivalent chez Mallarmé, même si notre modernité les découpe. L'orphisme est rangé au rang des vieilleries poétiques et la poétique exhaussée au terme de travail libéral du texte, mais somme toute productif. Chez Mallarmé, poétique et orphique veulent bien dire la même chose, que l'acte qu'ils honorent de leur qualification, interfère avec l'univers. Si les arbres inclinaient leur faite au son de la lyre orphique c'est que le chant du poëte était en capacité d'entrer en résonance avec l'univers. Le poëte était comme un dieu cosmique capable d'ordonnancer le kaos.

    Une question demeure, d'autant plus obsédante que Mallarmé en donne à plusieurs fois lui-même la réponse. Quel est le résultat chiffré du coup de dés ? Il ne s'agit pas de se lancer dans des calculs d'apothicaire. D'abord le coup de dès est-il nécessaire ? Le Maître lui-même n'hésite-t-il pas à lancer les cubes fatidiques ? Plutôt insignifiants en fait, car vaincre le hasard c'est un peu comme les athées qui croient nier Dieu en affirmant qu'il n'est pas. Sagesse socratique de Nietzsche qui se contentait de dire qu'il n'était plus.

    Etre contre Dieu c'est encore être avec Dieu. Abolir le hasard dans un jeu de hasard est autant une mission impossible. Bien sûr, au-delà des deux chiffres, il s'agit de rechercher le nombre. Non pas le contingentement recensif d'objets énumérés en leur globalité mais l'invariant structurant de l'univers. Retour à la bataille pythagoricienne des universaux. Abellio, plus près de nous, nomma cette clef la structure absolue, faisant du six le nombre d'or par lui démontré.

    De toutes les manières que l'acte soit accompli ou pas c'est toujours le nombre lui-même qui sera ou ne sera pas relevé. Si nous avons besoin du nombre, le nombre a apparemment moins nécessité de notre présence. Il se suffit à lui-même alors que nous, nous aimerions combler par lui, notre incomplétude. Qui entre parenthèses serait égale à zéro puisque l'on ne peut rien, par définition, ajouter au Nombre recherché. D'ailleurs si nous voulions abolir le monde en une précarité existentielle de cauchemar solipsisméen il suffit de proclamer que nous n'étant pas, le nombre ne serait pas.

    Nous atteignons à notre propre vertige. Françoise Morel s'y attarde longuement : et si le Nombre équivalait au zéro ? Comme cela fonctionnerait bien avec l'imagerie épinalesque de la poésie mallarméenne. Tous ces commentateurs qui ont glosé sur la poésie du néant, et ne serait-ce que le premier mot du premier poème qui annonce et résume l'inanité du recueil qui se donne à lire comme une cassette de diamant qui ne renfermerait rien de plus précieux que sa propre béance. A chacun son cercueil en bois de santal !

    Encore que les scoliastes oublient le Salut, initial et propitiatoire, qui est bien un acte de salutation en exergue de tout contenu fût-il le vide le plus obscurément insignifiant. Mais de toutes les façons que l'acte soit accompli ou pas, ce n'est pas le hasard qui est en jeu mais l'acte lui-même et le nombre sera toujours inscrit dans l'ordre du possible. Ce serait. Le désespoir pour un esprit croyant ce ne serait pas que Dieu n'existe pas mais que l'existence de Dieu ne soit même pas possible. Le lecteur appréciera l'humoristique absurdité de notre pseudo-démonstration.

    Ne pas accomplir l'acte relève de ce que Nietzsche stigmatise sous le concept transitoire de traversée du nihilisme. Ce découragement qui nous étreint tous devant l'inutilité d'une tâche dont la grandeur démesurée de l'univers accroît et nie la petitesse insignifiante. Que de fois ne reculons-nous pas devant la petite cuillère à aller remplir à la mer pour vider l'océan ! Heureusement que Valéry nous a appris qu'une minuscule goutte de vin ( et pourquoi pas d'encre ) suffit pour teinter la mer entière. Mare nostrum teintée du sang romain.

    Dont l'acte serait égal à zéro. Et les faces des deux dés stabilisés s'auréoleraient de cette double numérotation. Double zéro en quelque sorte. C'en est déjà un de trop. Outre le fait que symboliquement ce chiffre n'apparait pas dans l'ordinaire nomenclature ponctuelle. Un coup pour rien en quelque sorte, à rejouer.

    Le zéro, si zéro il doit y avoir ne peut se poser qu'à côté. Malgré ce qu'en rapportent les mathématiciens 4 + 4 n'est pas égal à 0 + 4 + 4. Les deux huit ainsi obtenus ne sont pas les mêmes. Car 8 n'équivaudra jamais à 0 + 8. Mathématiquement oui, certes. Mais poétiquement, non. Le nombre mathématique ne vise qu'au résultat. Le nombre poétique tient compte de l'acte mathématique. La mathématique exclut le mathématicien mais l'acte poétique ne peut sous peine de ne plus être poétique ne pas tenir compte du poëte.

    Si à la fin du poème il est rappelé que toute pensée émet un coup de dès c'est que comme la mer toujours recommencée l'acte poétique peut être suivi d'un autre acte poétique. Ce qui entre quelque peu en contradiction avec les prolégomènes initiaux de départ puisque l'on parle de circonstances éternelles, puisqu'il semble que le poëte pose la problématique non en tant qu'incident de parcours, mais sous une forme de sacre absolu. La contradiction n'est qu'apparente, pour être absolu l'absolu n'en doit pas moins aussi circonscrire l'in-absolu, le circonstanciel, le renouvelable, l'infini au sens grec du terme, l'imperfectibilité pour résumer en un terme plus accessible.

    Le problème n'en est pas pour autant résolu, si nous avons écarté le double zéro, d'un coup d'escopette déductif et repoussé dans les marges le zéro unique et nécessaire, nous n'en avons point pour autant la solution. Le nec le plus ultra serait de s'accorder sur le Nombre douze ( 6 + 6 ) : tout Mallarmé y concourt, Un Coup de Dès n'est-il pas l'acte de naissance officiel de la modernité poétique, le meurtre du père, le dynamitage la conflagration du vieil alexandrin ! Le dodécaphonisme poétique volant définitivement en éclats !

    Oui, ce serait bath et l'on aimerait se baigner dans de telles eaux mouvementées. Mais la phrase initiale du poème nous interdit de sympathiser avec cette fausse évidence. Mallarmé avait assez lu Nerval pour savoir que les chimères reviennent toujours à la treizième heure ! Puisque le douze et le treize nous sont interdits, Françoise Morel saute jusqu'au quatorze. Facile de deviner pourquoi : quatorze, simple multiple de sept, ce sept que Mallarmé indique en toutes lettres à la fin de son poème, et qui est le nombre symbolique du sonnet.

    Le nombre sera donc sept, puisque Un Coup de Dès problématise l'écriture d'un poème et que le sonnet est en quelque sorte le roi des poèmes. Les meilleurs poèmes de Mallarmé ne sont-ils pas d'ailleurs ses sonnets ? Le serpent se mord la queue. Ce qu'il fallait démontrer est démontré. Encore que Françoise Morel ne se hasarde point à de sombres et évanescents pronostics, elle débat en trois lignes sur les conjectures suivantes : le sept mallarméen est-il obtenu par la combinaison 4 + 3 ou 3 + 4 ou 5 + 2 ou 2 + 5 ou 1 + 6 ou 6 + 1 ?

    Inutile de se prendre la tête plus avant semble-t-elle nous dire : d'abord elle barre d'un coup de plume trois des occurrence sous prétexte que par exemple, 3 + 4 et 4 + 3 sont la même chose. Ce qui pour nous ne saurait être : les dés ne sont pas indistincts, il y a un Dé A et un Dé B et notre curiosité naturelle nous pousse à envisager le chiffre exact de A et puis de B. Et ce d'autant plus qu'entre les trois possibilités envisagées elle s'impose une loi du silence bien plus ignorant que mallarméen.

    Il faut bien pourtant qu'une solution s'impose. Sans quoi Un Coup de Dés n'impliquerait pas la notion d'absolu poétique. Daumal peut peut-être escalader le mont Analogue par ses quatre faces, mais le nom même de la montagne analogique induit une pluralité que le Un du Un coup de Dès jamais n'abolira le Hasard exige. Il ne s'agit pas d'un principe d'indétermination mais de l'unicité idéelle et platonicienne opposable à l'Autre. Il n'existe pas un Autre platonicien, pour la simple et bonne raison que l'altérité au Un ne saurait être unique. Sans quoi elle relèverait du Un. Il existe donc une double altérité qui mathématiquement se décline très facilement : 0, 1, 2. Les grecs ne connaissant point le zéro mathématique ont analogisé le 0 en non-être, ce qui résolvait le problème tout en laissant planer le doute sur l'êtralité du non-être, qui semblait participer en même temps du non-être et de l'être, puisque la négation de Dieu c'est encore une manière négative d'affirmer la présence de Dieu.

    Pour le zéro, nous avons déjà vu qu'il est bien dans la marge du poème – et nous rappellerons que dans Un Coup de Dés la marge est partout, sur les bords et au milieu du texte, de par sa disposition, de par sa dispersion même. Pour le Un, nous le prenons et le posons. Le lecteur demandera sur lequel des deux dés. Sur le deuxième évidemment puisque le premier sera occupé par le chiffre Six.

    L'on ne manquera pas de nous faire remarquer qu'à ce point nous ne sommes guère plus explicatif que Françoise Morel. Un peu de patience ! Si nous posons le Un, le second chiffre ne peut-être que le six car 7 – 1 = 6. Nous ne choisissons pas le Un par hasard mais parce qu'il est donné dès le titre du poème, et parce qu'il s'inscrit dans la suite logique du zéro. Poser le Un c'est d'office affirmer le Six et renvoyer aux limbes du non-advenu le deux, le trois, le quatre et le cinq.

    Toutefois nous venions d'évoquer le 2 dans la suite mathématique du 0, 1, 2 . Pourquoi ne retrouvons-nous pas le 2 ? Mais nous le retrouvons cher lecteur, non pas sous sa forme mathématique mais sous sa conceptualisation platonicienne, non pas le deux énumératif, mais la dyade, la notion pure de la fragmentation qui ne peut être qu'inférieure à sa représentation segmentaire originelle puisque atomisée dans l'infini découpage zénonien de la partie du tout. Le chiffre Six, le redoutable hexamètre originel, sera donc celui du premier dé et le chiffre Un celui du deuxième dé. Encore qu'il ne s'agit pas d'énoncer un ordre compétitif d'arrivée mais d'établir d'une manière intangible l'Unicité du Nombre Sept obtenu par la multiple additionnalité de ses composants.

    Le Nombre qui ne peut pas être un autre s'énonce donc algébriquement parlant comme : 0 + 6 + 1 = 7. Il est important que ce soit celui-ci ( ou un autre, nous sommes ouverts à tout autre calcul ) et non pas un autre. Bref le Nombre doit être le résultat d'un calcul, souvenons-nous du hors d'anciens calculs de probabilités du Maître. Pour ce qui est de la longitude et de latitude qui se calculaient chez les officiers de marine sur des feuillets de tabac à rouler, le lieu est facile à déterminer du moment que vous vous placez en des circonstances absolues, il est non pas ici et maintenant, mais n'importe où et n'importe quand, l'univers étant un cercle dont le centre, le senstre, se trouve là où l'on veut bien le mettre, le maître.

    Le sens de tout cela, car le sens lui-même doit bien avoir un sens, c'est que l'acte poétique est bien opératoire. Mallarmé disait orphique. Le poëte influe sur l'univers. Quant à mesurer l'importance et les effets de cette action, Mallarmé n'en évoque ni les usages ni les coutumes. Mais il n'est pas interdit à nos lecteurs de rêver aux questions que suscite notre réponse, que personne ne nous avait demandée. Dont acte. Donc acte.

    André Murcie. ( 2007 )

    SIGNES ANNONCIATEURS D'ORAGES

    NOUVELLES PREUVES DE L'EXISTENCE DES DIEUX

    OLIVIER CHIRAN / PIERRE MUZIN

    PONTCERQ

    ( 244 pp / 2° Trim. 2014 )

    Le retour des Dieux. Là où on ne les attendait pas. Ne les attendait plus, pour être davantage exact. Car ils étaient-là lors de la Révolution Française. Non pas nommément, en personne, mais sous une forme impalpable et cependant extrêmement prégnante : Les Humanités dont chacun avait été pétri lors de ses études. Le christianisme avait été leur principal vecteur de propagation intellectuelle. Les tenait pour des bibelots de toute beauté, mais inoffensifs. Lorsque le feu qui couvait sous la cendre depuis des siècles éclata, l'Eglise vacilla. Mais personne ne voulut les voir et les accueillir. Au contraire, alors que la doctrine monothéiste avait du plomb dans l'aile, l'on se porta de tous côtés à son secours. Guerre de religion en Vendée, culte de l'Être suprême en Paris. L'Empire qui succéda ne sut pas les reconnaître, par manque de temps et de subtilité. Mais l'analyse de tout cela nous entraînerait trop loin. Dès lors les Dieux redevinrent les passagers clandestins de la réflexion politique. L'on préféra considérer leur survie dans les cales de l'esprit comme un anachronisme à forte valeur culturelle ajoutée, mais sans plus. A part l'esprit éthéré des poëtes se plaisait-on à sourire...

    Lorsque la Nouvelle Droite les remit à l'honneur, l'on respira. Aucune âme sensée éprise de progrès et de justice sociale ne pouvait contredire que les vieilles idoles s'étaient rangées du côté des rétrogrades les plus dangereux quant au futur exercice démocratique des libertés humaines. Et patatras, un livre survient, en l'an de disgrâce 2014, qui réaffirme leur existence et l'urgence de leur retour. Mais cette fois, l'annonce nouvelle provient de l'extrême-gauche ! L'on peut même la localiser très précisément : de cette mouvance des Appellistes dont le grand public prit connaissance lors de l'Affaire dite de Tarnac.

    On croyait en avoir fait le tour de ces jeunes gens à la tête bien pleine. Un mix un peu étrange mais qui possède sa logique interne accessible à tous ceux qui veulent se donner la peine de réfléchir : activisme, anarchisme, hyper-intellectualisme, anti-tech, écologisme, féminisme... et les voici qui sortent ce petit volume, dans lequel nous ne saurions voir qu'un ballon d'essai.

    Partent d'un question essentielle : pourquoi le mouvement révolutionnaire est-il en si mauvais état et accumule-t-il tant de défaites ? La première réponse est une lapalissade : parce que le Capital est beaucoup plus fort car il possède des armes que les démunis n'ont pas. Pas de porte-avions, pas de blindés, pas de mitraillettes... ferblanteries comminatoires certes mais point essentielles. La force du Capital est ailleurs. Dans la légion des Dieux qui combattent à ses côtés. Inutile d'ouvrir de yeux aussi grands que des soucoupes volantes. Les Dieux sont là, partout chez vous, et vous les appelez par leurs noms toute la sainte journée. Un exemple, les cafétérias Eris. Eris, la soeur d'Arès, celle que beaucoup accusent d'être la principale responsable du litige qui provoqua la Guerre de Troie. Et sur ce Olivier Chiran et Pierre Muzin vous citent durant plus de cinquante pages un nombre surprenant d'entreprises dont le nom est en lien direct ou indirect avec un dieu appartenant au panthéon d'une quelconque mythologie : grecque, romaine, scandinave, africaine, asiatique...

    L'argument peut paraître mince. Des milliers de chiens s'appellent Titus, sans que leurs maîtres fassent partie d'une conjuration mondiale destinée à hisser un Empereur à la tête du monde ! D'où la nécessité de prouver l'existence des Dieux pour démontrer l'efficience du Capitalisme. Ces preuves de l'existence des Dieux ne sont pas sans analogie avec les preuves de l'existence de Dieu mises au point par les Pères de l'Eglise... Elles n'en sont pas plus convaincantes. Les cent pages de démonstration se peuvent résumer au sophisme suivant : si les Dieux possèdent un nom, c'est donc qu'ils existent. L'Idée authentifie l'Existence puisque l'Existence aboutit à son Idée. Titus sait qu'il existe parce qu'il se mord la queue : c'est ainsi que le jeune chiot découvre la concrétude du monde. Le doute de Descartes renforce la malebranche sur lequel il s'est à scie.

    Donc les Dieux existent, et ce sont eux qui fournissent au Capitalisme son énergie triomphatrice. Le combat paraît vain. Mais il suffirait que les dominés aient aussi un bataillon sacré de dieux qui marchât à leurs côtés pour entrevoir la possibilité d'une victoire. A dieux contre dieux, l'on n'est pas certains de remporter la mise, mais la lutte se déroulera beaucoup plus à égalité.

    Mais les Dieux ont déjà choisi leur camp. Inutile de chercher à les faire déserter. Faudra que l'homo humilis s'en façonne d'autres à partir de la glaise des mots. Olivier Chiran et Pierre Muzin nous fournissent un exemple : inutile que les chômeurs manifestent en criant « Non au Chômage ! », bien plus efficace sera de se lancer à l'assaut des CRS en hurlant le nom de la nouvelle divinité KO-MA-Ré ! C'est elle qui insufflera leur allant à ces troupes qui feront appel à sa puissance et à sa protection vindicatives.

    Avouons que nous ne sommes guère convaincus. Le refus des Anciens Dieux et de leurs implantations géo-historiques nous dépossèderait de toute efficience opératoire. Voici des révolutionnaires qui en attendant de tomber de l'arbre sur lequel ils viennent de se percher en toute inconscience s'en remettent à une universalité idéale de la notion de divinité même lorsqu'ils pensent nous la servir en tranches.

    L'erreur ne vient peut-être pas de leur propre fait mais de cette manie que depuis les années quatre-vingt les penseurs d'extrême gauche ont pris de nommer le déploiement du capitalisme mondialisé du nom d'Empire. Ce faisant, ils ont coupé le mouvement révolutionnaire de toutes ses origines historico-impériumique, et ont relégué en un arrière-plan secondaire la nécessité de lutter contre toute reconstitution de l'idéologie monothéiste. Beaucoup de militants ne savent plus pourquoi – c'est-à-dire contre qui, contre quoi ils se battent au juste. Si ce n'est pour quelques vagues idées généreuses à base d'anti-racisme et de féminisme que l'on peut aisément résoudre en le fameux, nous sommes tous frères et soeurs aux consonances trop chrétiennes pour qu'elles puissent être niées. L'on en arrive à des inconséquences gravissimes : des féministes qui défendent le port du voile islamique au nom de l'antiracisme ! L'on aura tout vu, mais ce n'est rien à côté de ce qui est en passe d'advenir.

    Nous n'aimons point Michel Onfray. Olivier Chiran et Pierre Muzin l'exècrent. Lui promettent mille sortes de supplices. Pour le punir de son athéisme. Nous avons démontré en une autre chronique combien celui-ci nous paraît bien tiède. Ce qui nous gêne dans leur critique de Michel Onfray, c'est que nous y sentons poindre davantage les prémisses d'une pensée englobante, universaliste et monothéique qui va à l'encontre de l'existence séparée de ces Dieux dont ils appellent la venue. Nos appellistes sont en proie à un mal de spiritualité que nous entrevoyons comme une des formes de ce retour programmé du religieux institué par le déploiement économico-libéral. Cette religiosité multiforme agit et comme un paravent de protection et de diversion idéologique et aussi comme un perfide filet arachnéen de camouflage du concept opératoire impériumal des plus efficaces. Le but ultime de toutes ces manipulations consiste à recouvrir d'oubli mémorial et d'inanité intellectuelle toute allusion au concept et au redéploiement historial de l'Imperium Romanum.

    André Murcie ( 16 / 06 / 15 )