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CHRONIQUES DE POURPRE N° 7

 

CHRONIQUES

DE

POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 007 / Novembre 2016

CONSTANTIN CAVAFY

LA PENSEE POLITIQUE DE

CONSTANTIN CAVAFY

MARINA RISVA

150 p. LES BELLES LETTRES. 1981.

Idéal pour un néophyte qui se pencherait pour la première fois sur l’œuvre de Cavafy et chercherait à se mettre au fait des évènements politiques qui jalonnèrent l’histoire de la Grèce et de l’Egypte entre 1880 et 1933. L’amateur averti n’y trouvera pas grand-chose à se mettre sous la dent.

Les démocratolâtres de service de notre modernité seront déçus par la lucidité pessimiste de Cavafy. Le citoyen Cavafy ne s’est jamais illusionné sur les bienfaits de la citoyenneté. Elle était pour lui davantage une allégeance, pour ne pas dire une soumission, au cratos qu’un épanouissement de l’individu magnifié par le démos ou le tyran de service… La responsabilité politique personnelle n’était guère un mythe collectif partagé par Cavafy. Face aux exigences et aux outrances des puissants, toute l’existence et toute l’œuvre de Cavafy préconisent la méfiance et le retrait. Pot de terre contre pot de fer. L’individu a tout intérêt à s’écarter du pouvoir. Pour vivre heureux, soyons discrets.

A la réflexion cela peut surprendre : la poésie de Cavafy de par ses thèmes et ses sujets n’est-elle pas éminemment politique ? Si, mais à y regarder de près, ses personnages qui revendiquent haut et fort une identité culturelle grecque à implications obligatoirement politiques, ne sont guère tendres avec les politiciens dont ils dépendent. La critique est souvent acerbe, le jugement sans nuance, et la condamnation lapidaire.

Chacun se débrouille comme il peut, louvoyant entre sa dignité et les aléas temporels. Certains sont plus fiers que d’autres, qui se renient trop vite. Quant à nos roitelets hellénistiques, ils ne font guère mieux que leurs sujets, à composer avec les Romains…

La poésie de Cavafy regarde plus vers le haut que vers le bas. Les voluptés érotiques ne sortent pas de la sphère privée. Le petit peuple homosexuel vit ses plaisirs à la va vit, tout en se foutant de la res publica, à laquelle leur modicité sociale enlève tout droit de participation. Plus loin les souverains et les héros, les empereurs et les gouverneurs agissent naviguent au plus près de leurs contingences diplomatiques… Leurs figures si nombreuses restent emblématiques des attitudes de rébellion ou de résignation qui meuvent nos marionnettes humaines.

Nous devons apporter un correctif à notre première assertion. La poésie de Cavafy n’est point politique, elle est métapolitique. Il est impossible de comprendre l’œuvre de Cavafy et le sens stoïque de ce découragement désabusé qui presque toujours forme le fond affectif de chaque poème. Si Cavafy s’en revient sans cesse du côté de l’hellénisme fourvoyé du premier siècle avant JC, c’est que la Grèce moderne connaît un sort similaire.

Cavafy est ainsi. Les manœuvres et atermoiements britanniques, la naissance du nationalisme égyptien, la montée de l’expansionnisme turc, la poésie de Cavafy n’en pipe mot. Esthétisme symboliste qui refuse de pleurer en son mouchoir ? Crispation d’un orgueil national blessé qui tait les désastres annoncés et survenus pour cacher et amoindrir les défaites irrémédiables ? Cavafy serait-il comme la Cléopâtre de son poème qui au retour d’Actium donna une fête pour occulter auprès de son peuple la victoire romaine ?

La poésie de Cavafy est une machine de guerre contre ce racornissement programmé de la Grèce par les puissances européennes. Comme si elles regrettaient encore d’avoir au siècle précédent soutenu du bout des doigts, forcées par leur opinion publique, l’indépendance de la nation hellène. Dans cette même continuité notons qu’aujourd’hui la Communauté Européenne met plus d’ardeur à accueillir en son sein la Turquie qu’à s’empresser à distribuer d’équitables ( et paysanocides ) aides et subventions agricoles à la Grèce !

Mais au lieu d’employer les mots de l’actualité du malheur de la Grèce, Cavafy préféra user des termes ancestraux de l’identique catastrophe. Ceci, non pas pour se voiler la face, mais pour attester de la pérennité séculaire de la Grècité, pour rappeler à ses compatriotes que la Grèce avait connu un semblable engloutissement, et qu’elle avait survécu.

Le phénix renaît de ses cendres. Cavafy a refusé de parler depuis son état de timbre poste en peau de chagrin, sa poésie rappelle que la patrie de la Grèce est celle de cette immense culture qui façonna le monde. Les jours anciens de Cavafy remontent à l’origine de la civilisation européenne. Si Cavafy détestait tant que ses concitoyens s’intéressassent à la poésie de Costis Palamas, le chantre de la poésie nationalisante grecque, ce n’est pas, comme nombre de ses commentateurs se sont complus à le répéter, par un reste de jalousie littéraire mais bien par une profonde intuition métapoélitique. Le nationalisme grec est une doctrine dangereuse, une crispation imbécile, un raidissement d’arrière garde, une stagnation régressive de l’eidos grecque.

Les chants les plus beaux sont les plus désespérés. Le désespoir de Cavafy ne provient pas d’une lassitude intime, même si souvent il aime à répéter qu’il est un vieil homme sur la piste des souvenirs. Le destin de la Grèce et donc de notre humanité, et sa face amère, le déclin de la Grèce entrevu en tant que l’étalon de la montée de la barbarie, de la montée du nihilisme que Nietzsche qualifia de métaphysique européenne, est le grand chant de la poésie de Constantin Cavafy.

André Murcie

 

LE PROBLEME RELIGIEUX

DANS L’ŒUVRE DE CAVAFY.

LES ANNEES DE FORMATION. ( 1892 – 1905 )

DIANA HAAS.

573 p. Collection de l’Université Neo-Hellénique.

Presses de l’Université de Paris-Sorbonne. 1996.

Avertissement sans frais aux lecteurs de bonne volonté : la connaissance du grec, de l’anglais et de l’allemand leur facilitera la lecture de ce gros pavé universitaire ! Les commentaires de Diana Haas sur de nombreux poèmes de Cavafy n’apportent guère de révélations fulgurantes. Pour la plupart ce ne sont qu’insipides paraphrases, mais tout compte fait, ces scolaires redites sont sans doute préférables à ces abstruses explications psychanalytiques ou à ces absconses analyses textuelles fort à la mode chez nos chercheurs de troisième cycle. Quand serons-nous débarrassés de ces mandarinades positivistes obligées, qui assèchent et formatent toute lecture littéraire de soit-disant haut niveau dans nos UER de lettres ! Dieux merci, l’étude de Diana Haas fourmille de poèmes, d’articles et de marginalia inédits qui feront le régal de tous les admirateurs du poëte.

La poésie de Cavafy est avant tout l’histoire d’un itinéraire spirituel qui pourrait se problématiser sous la forme d’une question insidieuse : pour quelles raisons Cavafy emploie-t-il un ton si goguenard lorsqu’il évoque l’impérieuse figure de Julien alors que le message idéologique, culturel et poétique des Poèmes s’interprète si bien comme une glorification nostalgique des temps antiques, entrevus non comme le paradis perdu d’un âge d’or révolu à tout jamais, mais comme le cœur ardent d’une présence tutélaire ?

Toute maladroite qu’elle soit l’étude de Diana Haas aide à apporter une réponse à cette interrogation qu’elle ne pose surtout pas en ses termes. Cavafy, écrit, agit, et pense le monde en grec. En grec, et non en Romain. De Grèce Homérique, de Grèce Classique, de Grèce Hellénique, de Grèce byzantine, de Grèce contemporaine même, mais jamais d’Imperium romanum. Certes la Grèce de Cavafy n’échappe pas à Rome, mais il est à craindre que dans l’esprit du poëte l’on ait attendu les Romains avec autant de nécessité découragée que cinq siècles plus tard l’on ne se préparât à recevoir les barbares.

Très explicitement Cavafy lui-même critiqua et dédaigna la plupart de ses poèmes de jeunesse que Diana Haas entreprend de radiographier. Surtout ceux qui s’attachaient à l’évocation de Byzance. Trop de byzanticisme, selon le maître. Le mot peut paraître trop obscur : sa traduction gomme toutes les ambiguïtés : trop pro-chrétien.

De la Grèce moderne à la Grèce antique nous sautons avec facilité et allégresse. Cette dernière est si ancrée au fondement de notre culture que le passage se fait automatiquement. Il semble qu’il en fut autrement à la charnière des deux siècles précédents. A la fin du dix-neuvième, la Grèce, même si elle reste un vieux pays, est une idée neuve. Sa longue domination, sous le joug ottoman, l’a laissée tout étonnée de sa liberté. Il n’y avait pas si longtemps de cela que l’on venait de toute l’Europe pour mourir à Missolonghi. La Grèce dépliait ses ailes. L’occupation musulmane avait intensifié la foi chrétienne de son peuple. A peine libre la Grèce se remémore son ancienne puissance et rêve de revanche. La Grande Idée travaille les Elites : reconquérir Constantinople comme l’on avait délivré Jérusalem au temps des croisades. Paradoxalement la colonisation du Moyen-Orient par les Anglais favorisa dans les milieux de la diaspora grecque un renouveau du sentiment pan-hellénique.

Né à Alexandrie, d’une ancienne et aristocratique famille de Constantinople, Cavafy n’échappa pas à l’effervescence générale des esprits. La catastrophe de Smyrne mettra fin en 1922 à cette envolée romantique de l’âme grecque. Dans les années 1890 nous sommes encore loin de l’épilogue peu glorieux de cette renaissance avortée dans l’indifférence générale. Le poëte Cavafy, lui s’essaie tout juste à écrire. Dans sa musette idéologique il trouve l’air du temps et les idées de son milieu familial. Défense et Illustration de la grande Grèce christo-byzantine. Très vite il adopte les méthodes apologistiques des écrivains de l’Eglise et par la force des choses, poussé par un goût prononcé pour l’Histoire et la curiosité originelle de l’esprit poétique, il en arrive au moment décisif où bifurquent les chemins de l’Eglise papale de Rome et de celle qui plus tard se dénommera Orthodoxe de Constantinople. Rome contre Constantinople, l’Empire d’Orient se sépare de l’Empire d’Occident. Le phénomène est lent mais irréversible. Comme par un fait exprès symbolique Julien sera le dernier des Empereurs à retenir entre ses mains les deux lambeaux déchirés de l’Imperium… Ces années de tourmente qui marquent la protohistoire de l’Empire Byzantin sont aussi celles de la dernière coalition des chrétiens de tous bords contre le paganisme.

La logique voudrait que Cavafy épousât les haines de son camp : mais un poëte grec peut-il être anti-païen ? Ne serait-ce point-là une trahison, un suicide ontologique pour un rejeton des Muses ? Comment un grec oserait-il se proclamer poëte et feindre d’ignorer la présence originelle et fondatrice d’Homère ou d’Archiloque ? Cavafy ne surmontera jamais totalement cette contradiction. Dans un premier temps il tentera de trouver un point de jonction entre paganisme et christianisme qui lui permît d’échapper à cette tension insupportable. Les néo-platoniciens seront sa bouée de sauvetage. N’existe-t-il pas de nombreux points de contact entre la spiritualité gnostique d’un Plotin et un certain ésotérisme chrétien ? Grâce à ce dernier rameau d’or de la pensée philosophique païenne il est possible d’affirmer que la multiplicité du paganisme se résout en l’unicité monothéique d’un principe premier. Encore aujourd’hui il est courant d’entendre nombre de théologiens ou de laïques user et abuser de tels arguments à seule fin d’expliquer l’hégélienne inéluctabilité logique du triomphe du christianisme.

Il reste juste un hic. Un hic Hellène. Et de taille. Julien ! Pourquoi cet admirateur inconditionnel du Soleil-Roi, ce dernier représentant de la vision plotinicienne de la divinité, s’est-il mis en tête d’éradiquer le christianisme et de relever les anciens Dieux ? Pourquoi cet homme, qui plus que tout autre païen de son temps était à même de comprendre le principe d’unicité du divin s’est-il totalement opposé à toute fusion conceptuelle avec le christianisme monothéique ?

C’est que pour être grec, Julien n’en était pas moins romain. Entre l’Hellénisme et Rome, Julien n’a jamais hésité. Cavafy est un parfait représentant du ressentiment que les Grecs éprouvèrent envers les romains. Un subtil dosage mortifère, de nationalisme, d’impuissance, et de jalousie rentrée. . . Il est inutile de se demander pour quelles raisons la Grèce, héritière de la plus somptueuse pensée que l’humanité sut élaborer, fut très vite un des principaux centre d’ancrage et de diffusion du christianisme. D’instinct les grecs comprirent que le christianisme était la seule arme à portée de leurs mains qui serait capable d’anéantir l’Imperium.

Au moment de sa mort, en 1933, Cavafy travaillait sur son dernier poème, qui clôt son unique recueil posthume. Pour qui connaît quelque peu la biographie de Julien, son titre Dans les faubourgs d’Antioche est déjà tout un poème. Je sais bien que depuis quelques mois quelques aficionados échevelés de Julien s’emploient, en pure perte, à expliquer que l’animosité de Cavafy envers l’Imperator est une feinte pour mieux tromper l’ennemi, qu’il existe une ironie du second degré. . . nous n’en croyons rien. Cavafy était trop intelligent pour ne pas comprendre que l’exemplaire Julien était un reproche vivant aux grecs contemporains. Cavafy est certainement l’un des plus grands poëtes du vingtième siècle. C’est déjà beaucoup. Mais pour un penseur de l’Histoire aussi aigu que Cavafy, cela était insuffisant. Cavafy n’était que poëte. Parfois la poésie est l’autre nom, le refuge, de l’impuissance politique.

Cavafy a souvent passé ses nerfs sur Julien. Notre Alexandrin lui en a, dès sa prime jeunesse intellectuelle, voulu d’être ce qu’il était devenu : un médiocre bureaucrate de troisième zone, condamné à survivre misérablement à la grandeur de ses propres rêves, intérieurs et inavouables, d’une renaissance impossible. Dans un siècle définitivement trop petit, et dans une Grèce, quelques années plus tard définitivement exiguë, Cavafy a follement aimé le souvenir de ces époques nues, là-bas, sous les portiques, comme le chanta Baudelaire. Il savait que jamais son coeur n’entendrait le chant des légions en marche. Julien, le dernier capitaine à avoir osé, était définitivement exaspérant.

Quelques idées pour toute fortune, ainsi couramment définit-on la jeunesse. Mais une tête bien pleine n’exclut pas le désaccord du corps. Cavafy ne dérogea pas à la règle commune. L’encens orthodoxique de principe et de tradition qu’il affecta, ne résista pas à l’érostique oxydation du désir. Les relents anglicans de sa culture anglo-saxonne malgré tous ses présupposés puritains qu’elle trimballe sous des oripeaux les plus divers qu’il soit possible d’imaginer ne lui furent d’aucun secours. Peut-être même précipitèrent-ils la prise de conscience de Cavafy. L’homosexualité refoulée d’un Lawrence d’Arabie, cet exact contemporain de Cavafy, nous aide à comprendre la violence du conflit qui agita Cavafy. Au diable Byzance et ôtez tous ces saints de la culpabilité honteuse !

IONIQUE

Parce que nous avons brisé leurs statues,

Parce que nous les avons chassés de leurs temples,

Les dieux ne sont pas morts pour autant.

O terre d’Ionie, c’est toi qu’ils aiment

C’est toi que leurs âmes évoquent encore.

Lorsque le jour paraît par un de tes matins d’été,

Une palpitation de leur vie traverse l’air

Et parfois, la silhouette immatérielle d’un éphèbe,

Incertaine, d’un pas rapide,

Passe sur tes collines

( Traduction : Etienne Coche de la Ferté. )

 

Diana Haas ne s’y trompe pas. Dans le ciel lourd et bas des vapeurs byzantines les dix vers de Ionique claquent comme un coup de tonnerre. Zeus tonne. Et tout est dit. Les Dieux reviennent. Et avec eux l’innocence première des jeux du corps et de l’esprit. Cavafy s’arrache du rocher où le vautour chrétien lui rongeait les foies. Cavafy libéré.

Toute sa vie Cavafy regrettera le temps perdu – il n’appartient pas à la même race maudite que Proust pour rien ! – le puritanisme fondamental du christianisme, l’un des sept piliers de la sagesse monothéique, a oblitéré sa jeunesse. Très symptomatiquement la plupart des scènes sexuelles évoquées dans son œuvre le sont sous le signe du regret. Regret d’étreintes trop rapides, souvent à peine entrevues, quasi irréalisées, évanescentes. Ah ! le transparent glacier des viols qui n’ont pas fui !

Il existe aujourd’hui un lobbying homosexuel de l’œuvre de Cavafy. Il est aisé de comprendre pourquoi ! Mais une lecture si exclusive de Cavafy est follement réductrice. Les premières ébauches de Ionique, Mémoire, évoquaient non pas les rivages égéens de l’Ionie mais les plateaux de Thessalie.

 
MEMOIRE

 

Les dieux ne meurent pas. C’est la foi de la foule ingrate des mortels qui meurt. Les dieux sont immortels. Des nuages argentés les cachent à nos regards. O Thessalie sacrée, ils T’aiment encore, leurs âmes se souviennent de Toi. Chez les dieux comme en nous-mêmes, fleurissent des souvenirs, les frissons du premier amour. Quand l’aube amoureuse embrasse la Thessalie, un frémissement de la vie des dieux traverse son atmosphère ; et parfois une forme éthérée vole au-dessus de ses collines.

( Traduction : Diana Haas. )

Thessalie plus près des Dieux, puisque région de la Grèce abritant les célestiales demeures du mont Olympe. Diana Haas, et nous partageons pleinement son hypothèse, incombe ce changement géographique à l’expression d’une volonté politique. L’Ionie est cette partie de la Grèce encore occupée par la Turquie. La poésie de Cavafy est aussi une poésie militante. Chassez le naturel il revient au galop. Comment ne pas ressentir en Ionique, comme en creux, un appel silencieux mais fervent à la figure conquérante de Julien, sur les traces d’Alexandre, afin de conjurer la menace perse.

Nous reviendrons en d’autres articles sur la figure obsédante de Julien dans l’œuvre de Cavafy. Mais nous finirons par l’évocation d’une des sources fécondantes de Cavafy. Un livre, évidemment. Célèbre. Ni Homère, ni un obscur poète alexandrin dont la postérité n’aurait préservé que quelques bribes, mais bien plus proche de nous, The History of the Decline and the Fall of the Roman Empire, nous citons le titre original, car Cavafy l’a si souvent feuilleté et commenté, que ce serait presque une hérésie d’en proposer la traduction française ! Il faut croire au nombre de notes, et nous remercions Diana Haas d’en avoir traduit de si longs passages, que Cavafy s’est senti fortement déstabilisé par la lecture de l’ouvrage. La thèse d’Edward Gibbon, qui impute au christianisme la responsabilité de la chute de l’Imperium, est connue. Elle fit longtemps autorité : les historiens modernes la jugent aujourd’hui dépassée. La complexité des phénomènes politico-sociologiques est un paravent très commode. L’anti-christianisme de principe, serait-il celui d’un penseur incontestable comme Nietzsche, est devenu politiquement incorrect. Le consensus libéral de la pensée unique déteste les positions tranchées. Rien ne doit historiquement entraver le déroulement du marché. Vous êtes priés de n’exprimer que des opinions feutrées. Modulez vos idées. Coupez les cheveux en quatre, ne soyez plus jamais péremptoires. Nos modernes qui se revendiquent des abstraits principes des droits de l’Homme ne supportent pas l’éclat trop vif des Lumières. En philosophie, le relativisme démocratique triomphe. Vous avez le droit de parler de tout, à la seule condition que vous n’affirmiez rien. L’anti-christianisme virulent et forcené des Lumières est passé sous silence. Ce n’est plus le moment d’insinuer d’une façon trop nitruante, que tout comme la Renaissance, le parti-pris anti-christique qu’elles ont déployé s’est décliné selon un retour à l’antiquité. C’était venir chercher Cavafy sur son terrain. S’est drôlement débattu le pauvre bougre ! Il lui a fallu des années et des années avant de s’avouer vaincu. La confrontation n’a pas tourné à son avantage. Finalement le poète a dû s’incliner. Bye-bye Byzance, Julien avait raison. Rémanence de son christianisme de jeunesse : Cavafy ne le lui pardonnera jamais tout à fait.

La poésie de Cavafy restera incompréhensible à tout lecteur qui ne s ‘apercevra pas que son retrait du monde moderne est une image fausse. Cavafy n’est pas un esthète fatigué qui se serait écarté de son époque pour tenter de survivre dans une bulle de nostalgie éplorée. Lorsque E. M. Foster évoque la silhouette du poëte, «  se tenant debout, tout à fait immobile, dans une position oblique par rapport au vaste univers » il omet de préciser que Cavafy n’est pas un pas en arrière perdu dans le songe chimérique des siècles oubliés, mais un pas en avant, déjà de retour, au sens natal et hölderlinien du terme, dans l’avancée ensoleillante de l’origine fondationnelle de notre présence historiquement impérieuse. Certes un grec ne saurait jamais admettre cela. Ou alors, du bout des lèvres, à demi mot. Mais un demi-mot de poëte, pour pousser une métaphore contemporaine, c’est un demi-lingot d’or pur non démonétisé. ( André Murcie / 2008 )

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

LES PRESOCRATIQUES. JEAN BRUN.

Que sais-je ? N° 1319. 1968. ( 3° édition mise à jour 1982 ).

Idéal pour quelqu'un qui ne connaît rien sur la question. Une bonne présentation, une bibliographie, une notule sur la numérotation des fragments de Diels et Krantz, que pourrait demander de plus le peuple des parfaits honnêtes hommes ! Nous avons déjà, en d'autres chroniques suffisamment évoqué, Ioniens, Milésiens, Pythagoriciens, Eléates, atomistes et grandes figures préplatoniciennes pour ne pas reparcourir une nouvelle fois ce chemin grec de pensée grecque.

Nos deux derniers adjectifs ne sont point une redondance, le révisionnisme est un des maux endémiques des publications universitaires. Mettons-nous à la place du professeur qui succède à ses devanciers. Parfois ceux-ci ont écrit des ouvrages décisifs qui font autorité en leur matière. Ils y défendent une thèse qui devient monnaie courante. Exemple, ce sont bien les Grecs qui ont inventé cette nouvelle façon de penser que depuis l'on appelle philosophie.

La cause est entendue chez les spécialistes comme auprès du grand public. Que vous le vouliez ou non, votre avenir intellectuel est bouché. Vous ne serez jamais un découvreur, jamais un inventeur, jamais un novateur. Tout ce que vous écrirez sur la philosophie grecque s'inscrira désormais dans les préceptes établis une fois pour toutes de cette vérité première : ce sont les Grecs qui ont inventé cette fameuse nouvelle façon de penser que depuis l'on appelle la philosophie.

Vous aurez beau faire preuve d'ingéniosité, découvrir un hexamètre inconnu de Parménide, proposer une lecture osée du dix-septième fragment d'Héraclite, batailler ferme pour reculer d'une année l'hypothétique date du décès de Démocrite, argumenter comme un forcené sur un aspect caché de la personnalité de Zénon, bref vous agiter comme un essaim d'abeilles derrière la vitre, vos gesticulations oiseuses n'attireront que la grognonne attention de deux spécialistes – ceux-là mêmes desquels vous souhaitiez secrètement l'attention bienveillante - qui se sentiront personnellement attaqués par vos imprudentes assertions...

Croyez-nous, pour faire la première page des journaux, vous avez intérêt à déclencher un blitzkrieg d'un tout autre ordre ! Une annonce du genre : les Grecs n'ont rien inventé, les présocratiques ont pompé leur savoir chez les Egyptiens, les Perses, les Indiens, et les Chinois ! Du jour au lendemain vous abandonnez votre cabinet d'études poussiéreuses et vous connaissez enfin les projecteurs ensoleillés de la gloire irréfragable.

Vous vous sentez l'envergure nietzschéenne, ne venez-vous pas de briser à coups de marteaux vengeurs les vieilles idoles des savoirs obsolètes ? Vous pensez avoir soulevé le lièvre de l'année, mais vous n'avez fait que gonfler une énième baudruche doxographique. Jean Brun remet les clepsydres à l'œuvre en moins de trois pages. Rien parmi les documents en notre possession ne permet de confirmer cette hardie hypothèse.

Il faut s'y résigner. Ce sont bien ces satanés de Grecs qui ont mis au point, cette manière si particulière de penser le réel. Des âmes candides se demanderont s'il est vraiment important que les Grecs aient inventé cela tout seuls comme des grands, ou s'ils ont un peu guigné sur le cahier des voisins.

Comme toujours le problème pour lequel on se dispute comme des chiffonniers, en cache un autre qui détient les véritables enjeux. La pensée grecque a ceci d'original qu'elle est au fondement de la pensée occidentale. Nul ne le nie, mais certains donneraient très cher pour qu'elle soit issue d'un métissage indéniable.

Une partie de l'intelligentsia européenne a honte d'elle-même. L'Europe a mauvaise conscience de son histoire et de son passé. Au nom des grands principes démocratiques d'égalité des individus et des peuples, beaucoup rejettent en bloc leur passé immédiat. Ils ont honte du nazisme et de la colonisation. Comme ces deux horribles phénomènes furent perpétrés par des européens se revendiquant de la pensée philosophique d'origine grecque, nos élites intellectuelles en concluent que la faute en revient à la philosophie grecque...

Les dommages collatéraux de telles déduction ne se font pas attendre, l'on se revendique des racines chrétiennes de l'Europe, ou l'on dénie aux grecs d'avoir été les premiers philosophes... Dans les deux cas c'est la pensée philosophique qui est visée, dans le seul but avoué de renoncer à être entièrement soi-même.

Dans son introduction Jean Brun rappelle que la lecture de la pensée présocratique est bien un enjeu de la philosophie actuelle. D'ailleurs il promet de nous communiquer les dernières nouvelles du front. Comme le livre a été rédigé en 1968, elles datent quelque peu et risquent de ranimer quelques douloureux souvenirs aux armées de l'antigrèce.

Passons rapidement sur les surinterprétations positivistes qui réduisent les préplatoniciens en émérites devanciers de la physique moderne. Quoique, entre nous soit dit, un slogan du type Parménide-Einstein même combat ! n'est pas pour nous déplaire. Oublions les tentatives de récupération crypto-chrétiennes du genre, les présocratiques par un sentiment aigu de la présence du divin en toutes choses se sont interrogés sur la nature de Dieu...

Jean Brun ne remonte guère plus loin que Nietzsche et Heidegger. A la fin des années soixante les écrits d'Heidegger sur la philosophie en tant qu'oubli de l'être, oubli de l'origine, oubli de la première pensée grecque, étaient d'autorité. C'est dans les décennies qui suivirent que la pensée d'Heidegger fut clouée au piloris et dénoncée comme idéologie nazie. Il est des condamnations qui ne stigmatisent que la stupide bêtise à courte vue de leurs proférateurs. Certains oukases ne sont que des prétextes pour cacher l'étendue de ses propres démissions et manquements.

Un fait est certain, c'est que depuis les tirs de barrage pro-libéraux et pro-démocratiques opérés à l'encontre de Nietzche et Heidegger, par nos nihilistes modernes qui se proclament d'Arendt ou de Lévinas, peu nombreux sont ceux qui comme nous osent se réclamer de la radieuse aurore grecque !

Aux grotesques faux-semblants de nos contemporains et à leur crasse ignorance, nous préférons la foudre de Zeus. A ce sujet d'ailleurs nous soulevons un dernière question : pourquoi Jean Brun n'aborde-t-il pas en son rapide panorama, l'éclosion de la sophistique présocratique ?

( in Littera Incitatus / 2008 )

 

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