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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 25

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 025 / Decembre 2016

    VICOMTE DE GUERNE

     

    LES SIECLES MORTS.

    VICOMTE DE GUERNE.

    Tome I : L'ORIENT ANTIQUE.

    230 pp. ALPHONSE LEMERRE EDITEUR. 1890.

     

    Il fut l'exécuteur testamentaire de Leconte de Lisle. C'est lui qui compila avec José-Maria de Heredia le quatrième et dernier volume des poèmes du Maître. C'est le seul titre de gloire que la postérité lui reconnaît. Quant on sait l'estime en laquelle est tenue de nos jours l'oeuvre du chef de l'école Parnassienne, il n'est nul besoin de dessin pour comprendre combien oubliée est celle de son pieux disciple. Aussi morte dans le coeur de nos contemporains que ces siècles qu'il entreprit de chanter en des temps révolus.

    Cela n'empêche point que les Siècles Morts restent un chef-d'oeuvre absolu de la poésie du dix-neuvième siècle et nous ne pouvons qu'encourager nos lecteurs à se jeter dans les cendres de cette immense fournaise éteinte. Attention, les lecteurs qui peinent à suivre les aventures de La Chute d'un Ange de Lamartine, ceux qui renâclent à se lancer dans La légende des Siècles de Victor Hugo et s'agacent aux grands poèmes de Leconte de Lisle, feront mieux de s'abstenir. Ici l'air est glacé, l'anecdote n'encombre pas le récit, les Dieux sont lointains et peu sympathiques. Nous sommes en des solitudes désolées, la quintessence du romantisme étymologique en quelque sorte.

    L'auteur balise le chemin : une préface indique les principales étapes du chemin. Babylone, Egypte, Israël, Canaan, Perse. Le Vicomte n'emploie pas ses tristes appellations familièrement modernes mais leur transcription en l'étrange sabir rutilant mis au point par l'auteur des Poèmes Antiques. Ainsi en cette naïve retrempe originelle dans les vocables de la langue mère qui les engrangea, Salomon s'écrit Schelomo et toute nomination à l'avenant.

    Mais au commencement fut l'exil, de la Préhistoire ou du Paradis, nous n'en saurons rien, sinon cette, si peu utopique et lamartinienne caravane humaine aveugle qui chevauche la tempête en de stériles étendues, en des ouragans de neiges. Viennent-ils du plus loin que l'humanité, ou se dirigent-ils vers son incarnation ? Les guerriers de ces âges farouches n'hésitent pas à dévorer leurs femelles et leurs petits pour apaiser leur faim indomptable. Est-ce le premier sacrifice, la prime transsubstantiation christique de la mort en la vie ? Est-ce sur de ce sang versé que naîtront les Dieux terribles et jaloux, le Vicomte de Guerne n'en souffle mot. Mais il indique une direction, géographique, et religieuse, l'Orient.

    Car à conter l'Histoire des Dieux Antiques, le Vicomte de Guerne en susurre une autre, celle historiale du sens métaphysique des civilisations qui s'entremêlent en un gigantesque tohu-bohu de violences exacerbées. Le Vicomte parle depuis une autre chronologie, celle antérieure des Dieux, et non de celle qui suivra, qui se partage en polythéisme et monothéisme. Ce sont-là conceptualisations que Nietzsche stigmatiserait de trop humaines. Trop petites pour encercler les puissances que leurs lettres seraient censées exprimer.

    La lamentation d'Istar est un chef d'oeuvre fondamental. En ses quarante pages le poème rapporte la triple mais en fait unique résurrection de Douzi opérée par la Déesse Mère, épouse éplorée. Rarement le cycle végétatif, sans qu'il y soit fait une seule fois allusion, aura été aussi fortement imagé. Ainsi vous pouvez comprendre de quelle manière les Dieux ont été créés, montés de toutes pièces, à partir de la réunification d'idoles informes mais originelles. Le Vicomte ne conceptualise jamais ses images poétiques. Le début du poème est un magnifique prologue filmique technicolorisé, dont l'impact visuel sur nos rétines modernes est des plus surprenants. Si nous nous permettons de parler de modernité de la poésie parnassienne c'est en le sens le plus techniciste de conceptualisation heideggérienne. Ces coulées de vers infinies sont trompeuses, l'on aimerait les définir comme des colonnes de bronze et d'airain, mais elles n'existent qu'en tant qu'empilement de patterns structuralistes, de tampons indélébiles, de typons jungerriens opératoires.

    Comme si la poésie remontait des mots, des phrases, des scènes enserrées dans les laisses prosodiques, à une représentation, pré-scripturale, presque idéogrammatique. Avant le langage discursif, mais après l'entaille obsidionale. Le moment où le support se fluidifie, où de la marque, l'on passe à l'image, à l'archétypique vision d'agitations cérébrales. Les mots ne sont plus des galets solitaires, mais ils ne prennent sens que par la reconnaissance de l'effort qui a présidé à leur élaboration. L'immobile tracé du serpent sur la pierre remue ses anneaux dans les circonvolutions méningées de sa lecture.

    De la chute de Babel prise par Cyrus à la future fin de l'Empire Perse par Alexandre, le premier tome des Siècles morts suit un sentier historique des plus reconnus. Mais avant d'en arriver à la victoire grecque, le recueil s'attarde longuement sur la fixation israélienne, au coeur de l'Empire. Le Vicomte en profite pour nos offrir deux splendides évocations du Cantique des Cantiques et de L'Ecclésiaste. Nous sommes au noeud du problème. L'antagonisme irréductible de deux visions du monde stigmatisée par des mythologies concurrentes. L'une repose sur la notion de culpabilité réductrice de l'effort hominien, et l'autre en le dépassement incessant de la puissance humaine.

    Ce premier tome est le prologue de l'action que les deux suivants vont décliner en deux actes. Nous sommes au coeur d'une tragédie, ni racinienne, ni cornélienne car nous sommes très loin du traité des passions, mais géopolitique et historiale. Mais il importe de se lancer dans les deux tomes suivants pour mesurer l'ampleur du désastre.

    André Murcie.

     

    LES SIECLES MORTS.

    VICOMTE DE GUERNE.

    Tome II : L'ORIENT GREC.

    237 pp. ALPHOSE LEMERRE EDITEUR. 1893.

     

    Commençons par la préface, car tout débute toujours par une prologue qui relate l'argument de la pièce, ou plus prosaïquement ce qui s'est passé dans les entrelacs de l'Histoire. Tout est déjà arrivé, la poésie survient ensuite, l'Iliade après la guerre de Troie, la cosmogonie hésiodienne après la naissance des Dieux. L'on aimerait que le chant s'élevât du néant, mais il ne faut pas se faire d'illusion, il erre sur les décombres. Orphée dompte la nature mais ne la crée pas.

    La différence est ici entre la puissance élémentale des Dieux et l'incohérente jalousie du Dieu unique qui engendre le monde à partir de rien et qui par la suite ne supporte pas que les autres Dieux, qui sont pourtant théoriquement sortis de l'oeuf qu'il a pondu, relèvent la tête. Le Dieu d'Israël qui a produit le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre n'est guère tendre envers ses rejetons. Facile d'être grand lorsque tout est voué à disparaître dans la poussière ! Dans la distribution de la pièce l'Elohim s'est donné le meilleur rôle. Il était là avant que l'acte I ne commence et sera encore là lorsque le finale sera terminé depuis une éternité. Quant aux acteurs qu'il a choisis pour entonner les louanges de leur indescriptible géniteur, ils sont prêts à toutes les génuflexions pour rester encore un peu dans la lumière des projecteurs.

    Etrange Dieu qui par la bouche de ses prophètes accable tous les autres peuples, tous les autres rois d'un mépris souverain, leur promettant de rouler dans l'espace infini de l'oubli dès que la fortune leur sourit. A l'en croire, la puissance politique ne les sauvera pas plus que les amours les plus agréables, mais à peine tourne-t-il les yeux vers son peuple élu, qu'il lui promet monts et merveilles, richesses, troupeaux, jeunes vierges, postérité innombrable, en bref tout ce qu'il reproche aux autres de posséder. Quel capricieux parâtre !

    Dans l'Orient hellénistique, Israël joue un peu le rôle du bouffon inversé, sans cesse à broyer du noir. Après les glorieuses évocations d'Artémis, de Zeus et d'Apollon, Jéhovah apparaît comme le chancre de la mauvaise humeur permanente suppurant au milieu des fragmences de l'ancien Empire d'Alexandre.

    Le nombril du monde, ou plutôt la tête pensante, s'est déplacé, Athènes n'est plus ce qu'elle était, Alexandrie au croisement des trois continents l'a détrônée. Pour la première fois, sans être pour autant en déportation, les juifs se trouvent loin de Sion et entrent en communication avec leurs voisins. Tout le monde ne succombe pas à la tentation du désert, les frais portiques et les atriums ornés de statues sont une lascive invitation au repos, au bavardage, à l'échange d'idées.

    Se frottant à la généralisation philosophique grecque, les juifs vont adoucir les contours de leur Dieu. Lui qui était aussi rébarbatif qu'une coque d'oursin va perdre ses piquants. Les juifs n'abandonnent pas leur dieu pour autant, ils vont l'attendrir, lui rogner les griffes et le rendre aussi moelleux qu'une pelote de laine. Mouvement général qui se poursuit sur plusieurs générations, mais que dans ses poèmes notre Vicomte symbolise par le personnage de Jésus.

    Les choses ne meurent jamais d'un coup. Une bête blessée qui se sent affaiblie n'en devient que plus dangereuse. Jésus naît, le judaïsme pur et dur n'en périt pas pour autant. Il faudra Titus et ses Légions pour que les adeptes du Temple perdent la partie. L'on ne sait si c'est le Dieu jaloux qui a retiré sa main protectrice mais l'on est sûr que c'est le fils de Vespasien qui arrache le voile et démontre à l'univers entier que le Saint des Saints, au contraire de la corne d'abondance, n'est qu'une boîte vide, moins ensorcelante que celle de Pandore.

    Calamité, le Dieu qui avait tiré le monde de rien avait menti, c'est lui qui n'était rien, et le monde tout. Première inversion des valeurs pré-nietzschéennes. L'on a tendance a égaliser par le bas. Si les juifs se sont rapprochés des grecs c'est aussi parce que les païens ont effectué en le même temps la moitié du chemin. Ce Dieu Monothéique qui était tout et qui se retrouve rien va se trouver en totale porosité avec la multiplicité des Dieux grecs qui de par leurs fragmentations initiales sont aussi le rien d'un dieu unique qu'ils n'ont jamais voulu être.

    En d'autres termes, le Dieu et les Dieux se conceptualisent et dans la pure abstraction philosophique s'égalisent au zéro absolu. Mais l'on ne vit pas que de pensée pure. Jésus assure qu'il a besoin d'amour et d'eau fraîche. Ses disciples moins ascétiques ajouteront à ce premier viatique le pain et le vin, plus substantiels. Quelle merveilleuse interprétation des Noces de Cana sommes-nous en train de faire !

    Autant le rêve du seul Jésus demeure-t-il en quelque sorte anodin en sa solitude métaphysique, partagé il vire au cauchemar. Avec la cohue des hommes nous entrons dans l'Histoire. Le Vicomte ne compte pas nous y faire accéder par la porte dérobée des domestiques mais par les vantaux grand-ouverts réservés aux sommités célestes. Nous passons directement à la fin du monde, la terrible révélation de Jean.

    Sans être docteur en Ecritures le moins prévenu des lecteurs s'aperçoit avec une facilité déconcertante que le sujet de cette prophétie apocalyptique vise beaucoup plus à la destruction de la Rome invincible qu'à l'érection de la Jérusalem invisible. De toutes les manières, les synopsis qui se terminent trop bien ne séduisent guère le public, Hi-Rome-Schima Mon Amour attirera davantage de spectateurs, même et surtout si l'on ne doit plus compter les cadavres vers la fin.

    Le deuxième tome s'arrête là. Il a débuté par un chant de regrets voué à l'Athènes grecque, non pas la mère de la démocratie moderne, mais la fille des Dieux et de la philosophie antique – celle-ci conçue en tant que sommet inégalé de l'activité intellectuelle humaine - et se termine sur le geste de dénégation d'un sage juif, fuyant Jérusalem en flammes et refusant de voir de ses yeux de survivant la Sion Mystique qui plane au-dessus de l'incendie.

    Ce malheureux juif qui dénie toute possibilité d'amélioration future au sort de la commune humanité n'est pas si différent du poëte Philémon qui se meurt dans le poème liminaire du recueil. Après lui, non pas le déluge, mais un long déclin qui ne pourra nous emmener que là où finit le livre.

     

    Nous ne sommes pas encore au bas de la pente, le troisième tome nous attend.

     

    André Murcie.

     

    LES SIECLES MORTS.

    VICOMTE DE GUERNE.

    Tome III : L'ORIENT CHRETIEN.

    248 pp. ALPHONSE LEMERRE EDITEUR. 1897.

     

    Troisième tome. Le dernier, le plus beau. Chaque poème est un chef-d'oeuvre. Nous élirons particulièrement Les Epigrammes. Mais notre choix aurait pu être tout à fait autre. Seulement nous ne connaissons aucune autre approximation de la prosodie grecque rendue en langue française qui soit aussi ferme. Même les inimitables versions de Chénier en paraissent comme humidifiée, plus près de l'argile que du marbre, plus proches de l'élégie romaine que de l'inscription grecque.

    Chaque poème, une petite trentaine en tout, est un monde en soi. Un tableau symbolique, un chemin de croix en quelque sorte, même si au bout de la route ce n'est pas le Christ qui est descendu en son séjour pré-résurrectionnel mais le paganisme qui est définitivement enterré. Ce qui frappe le plus, malgré la charge emblématique des situations exposées c'est la précision historique du récit. Une illusion certes, mais savamment entretenue par l'auteur. L'on ressent que le Vicomte de Guerne pourrait à chaque fois nous en dire plus et apporter une foule de détails complémentaires. Mais il y a, de chaque côté des strophes, comme d'invisibles marginalia, une espèce d'aura d'érudition retenue qui annonce et prolonge le vers de telle manière que le lecteur le reçoit en tant que l'écho – sonore dirait Hugo – d'un fourmillement vital imprescriptible. Grattez l'écorce des jours écoulés et vous vous apercevrez que les siècles morts bruissent de vie.

    Le paganisme se meurt. Il n'en est pas pour autant paré de toutes les vertus. Si Marc-Aurèle remporte tous les suffrages, nous ne tiendrons pas un discours similaire envers Héliogabale. Les vainqueurs n'ont pas tous les torts. Même si le christianisme a su refiler avec une diabolique efficacité la monnaie de sa pièce à César, l'idéalité platonicienne du polythéisme grec était peut-être un peu trop éloigné du quotidien des individus. Mais le problème réside avant tout en une autre sorte de loi : le zénith de la perfection ne peut que décliner vers son propre nadir. Ainsi tournent les cycles de l'éternel retour de la présence.

    Les chrétiens ne l'emporteront pas au Paradis, à peine ont-ils pris le pouvoir que Constantin doit fixer le dogme afin de couper court aux interprétations hérétiques. Si la nouvelle religion a pu inspirer en ses premiers temps une certaine sympathie par sa critique impitoyable de la domination sociale du politique, et même plus tard attirer à elle bien de nouveaux adeptes grâce à l'indomptable courage de quelques rares martyrs, elle va instaurer en quelques siècles un totalitarisme religieux et idéologique sans précédent.

    Le troisième tome des Siècles Morts conte et le déploiement historial du rouleau compresseur du monothéisme christologique et la longue et agonique résistance des derniers Dieux et des derniers païens. La lutte est inégale, pour une Hypathie ou un Proclus qui tentent de préserver l'élaboration d'une pensée libre, de sordides nuées de moines mènent une véritable révolution culturelle de la bêtise et de l'ignorance : temples abattus, livres brûlés, dénonciations, tortures, condamnations... La religion d'amour se mue en religion de mort.

    Mort du corps qui se doit de s'emprisonner dans une gangue de chasteté castratrice mais surtout haine farouche de tout ce qui touche de près ou de loin à l'Esprit. Et si encore ce raidissement avait eu une efficacité politique : l'Imperium ne tombera que lorsque les barbares auront été christianisés. L'Eglise aura joué et le rôle des quatre cavaliers de l'apocalypse et celui de la cinquième colonne !

    Difficile de faire mieux, mais cette attitude suicidaire qui consiste à aller à l'encontre de ses propres intérêts est encore appliquée aujourd'hui par nos dirigeants européens qui poursuivent à l'intérieur comme à l'extérieur du continent des visées politiques en totale contradiction avec l'affirmation d'une puissance politique européenne. Cette poésie parnassienne que nos contemporains décrivent comme trop éloignée de leurs préoccupations recèle une réflexion historiale des plus actuelles !

    Le Vicomte de Guerne devait en avoir l'intuition. Le dernier poème ne souhaite pas la fin de notre planète. Le Vicomte ne professait pas le pessimisme radical de son maître Leconte de Lisle, le titre de l'ultime poème du recueil en apporte la preuve Le dernier survivant. Qu'il afflige du difficile sobriquet d'Adam ! Après cette charge contre le monothéisme judéo-chrétien que constitue le livre, une telle nomination ne manque pas de sel ( de la terre ) !

    Bref, l'Homme est toujours là et les Dieux sont morts. Le véritable Dieu ne serait-il pas l'Homme en fin de compte ? Mais le Vicomte de Guerne ne prophétise pas un nouvel humanisme titanesque. Les Siècles Mort s'achèvent à l'Est avec la renaissance d'un soleil qui na pas le cou coupé, mais en qui l'on devine un futur Sol Invictus... A vous d'entendre le phénomène selon votre convenance. Pour notre part, nous dirons, aussi tordu qu'Héliogabale !

    Si ces quelques pages devaient aider à redécouvrir le Vicomte de Guerne, nous en serions très heureux.

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'IMPERIUM

     

    LA METAPHYSIQUE.

    ARISTOTE.

    Introduction, notes et index : J. TRICOT.

    LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J VRIN.

    452 p. Tome I.

     

    Le couronnement de l'oeuvre d'Aristote, le livre fondateur de la pensée philosophique occidentale. Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de cette présentation. Nous tenons bien les penseurs présocratiques pour le noyau originel et essentiel de la pensée grecque en accord complet en cela avec Nietzsche et Heidegger, mais notre vision de la pensée occidentale est une chose et l'histoire de la philosophie une autre. C'est sur cet ouvrage que s'enteront les sommatives théologies chrétiennes du Moyen-Âge et le déploiement historial de la philosophie européenne en restera tributaire. Pour le meilleur et le pire ! Et pour longtemps ! quand l'on pense comment par exemple ces dernières années une armada de «  philosophes » contemporains s'en est retournée aux racines monothéiques de ces surgeons moyenâgeux d'obscurantisme religieux qui ont perverti la visée initiale de la pensée aristotélicienne, nous pouvons nous faire du souci quant à la proximale émergence d'une pensée métaphysique opératoire et efficiente ! Mais revenons à Aristote, nous avons maintes fois, en d'autres chroniques, tiré la sornette d'alarme pour dénoncer ce dévoiement.

     

    LIVRE A :

     

    Eliminons d'emblée le faux problème du titre accordé à ces pages célèbres. Aristote eût peut-être choisi une appellation générique différente à cette masse de notes et de cours compilés par les étudiants et la tradition. Il nous suffit de comprendre, et les premiers paragraphes du Livre A ne laissent planer aucun doute sur la finalité du projet, que le Stagirite considérait cette partie de son oeuvre comme l'aboutissement de toutes ses précédentes théorisations conçue en tant qu'élaboration récapitulatoire de toutes les connaissances et avancées théoriques ordonnées par ses études et recherches antérieures, en même temps que le dégagement méthodique d'une méthode même qui soit et l'objet du savoir total et le sujet actif de sa propre quête de connaissance.

    Dès ses premières lignes Aristote n'y va pas par quatre chemins. Où plutôt il y va uniquement par les quatre chemins de causalité qu'il a définis dans sa Physique. Aucune discussion possible, lui seul a raison. Tout ceux qui l'ont précédé n'auront droit de survie que pour les parties de leur pensée qui pourront s'articuler en ses propres définitions. Du passé philosophique, Aristote entend faire table rase. L'assassin ne se contentera pas d'un vulgaire parricide, c'est la lignée entière depuis les plus lointains aïeux qu'il entend guillotiner à tour de rôle.

    Aristote coupe au plus près. La première causalité d'un objet quelconque, point besoin de la chercher à l'autre bout de la planète. Ce n'est ni plus ni moins que l'objet lui-même. L'objet existe parce qu'il veut exister. Pas de romantisme heideggérien s'il vous plaît ! Ne vous perdez pas dans la notion de présence. Restez le nez collé sur la chose elle-même.

    Aristote juge sévèrement ses prédécesseurs qui n'ont pas été capables de penser la quadrature de la substantifique moelle sphérique. Chacun a proposé sa solution, cet objet c'est de l'eau, du feu, de l'air, de la terre. Buffet à volonté, vous prenez tout ce dont vous avez besoin et vous le disposez sur votre assiette ronde. Une fois que vous avez modelé le monde avec un, ou plusieurs, ou l'ensemble des éléments à votre disposition, il vous reste encore à désigner l'énergie qui vous a permis de confectionner votre semoule préférée.

    Chacun expose son explication, le Nombre pour Pythagore, le couple Haine / Amitié pour Empédocle, le Nous pour Anaxagore, et Parménide qui se la joue plus malin que les autres en affirmant que son Un se suffit à lui-même. Aristote pose une question embarrassante : s'il ne bouge pas d'un iota comment l'Un parménidien peut-il se transformer en Être ?

    De même il s'interroge sur la manière dont le principe pythagoricien se matérialisera ? Quant aux forces agissantes, d'où procèdent-elles ? Les explications de nos physiciens ne sont pas assez précises. Trop d'indétermination. L'on est contraint de tirer en dernier ressort un lapin de sa poche pour étoffer le civet que l'on voulait servir.

    Ne pensez surtout pas qu'entre temps Platon ricane dans son coin. La deuxième partie du livre est consacrée à numéroter ses abattis. Qu'est-ce que ces Idées qui ne sont qu'une resucée intelligible des Nombres de Pythagore ou des atomes démocritéens qui batifolent dans le vide sidéral ( ou sidéal ? ) ? Et puis ce problème incontournable : comment un être vivant pourrait-il participer de plusieurs Idées ?

    Platon ne se laisse pas démonter, l'on peut passer du Un au Multiple pour la simple et bonne raison qu'entre le Un et le Deux, il existe la dyade, qui comporte l'Idée germinative du Grand et celle non moins prolifique du Petit. C'est ce que l'on pourrait appeler le principe de dissémination. Parce que vous avez le Grand et le Petit, votre Un se fragmentera en tous les éléments que vous désirerez, avec toujours entre eux ce rapport de plus grand ou plus petit qu'un autre.

    Le monde pré-aristotélicien est informel. Il oscille sans cesse entre un principe de finitude et un principe d'infinitude. Entre les deux, du vide qui demande une causalité extérieure pour être mis en mouvement, ou alors du plein qui ne peut pour s'animer que devenir sa propre cause. Mais alors il devient autre que lui-même !

    La phusis pré-aristotélicienne a des problèmes de quiddité. C'est-à dire des problèmes d'identité. La chose, objet inanimé ou être vivant, a du mal à s'assumer. Elle ne se suffit pas à elle-même. Si elle veut être en elle-même, elle ne peut pas être sans se mélanger à une élémentalité matérielle adjacente ou à un principe idéel. Par la simple logique de son vouloir- être elle ne peut jamais se reposer dans la stabilité de sa propre unicité.

    Pour se comporter avec ses collègues en entrepreneur de démolition, Aristote n'en est pas pour autant cruel. Sa magnanimité professorale ne saurait résister au désespoir dans lequel il plonge les philosophes les plus renommés de son temps. Ces mauvais élèves ont fait de leur mieux, souvent ils ont fait preuve d'ingéniosité, dans le fond(ement) leur erreur est assez simple. Obnubilés par leur problématique systémique, ils ont avant tout cherché à construire ou une phusigonie ou une philogonie.

    Ils ont introduit dans leur mécano sans s'en apercevoir le facteur temps. La dyade platonicienne n'est que la finalisation sophistiquée et géométrique du couple antérieur / postérieur, borne consensuelle selon laquelle ils ont déployé les ailes de leur machine pensante. En fait ils ont inversé les pièces essentielles : ce qui devait être dehors il l'ont importé à l'intérieur, et ils ont exilé à l'extérieur ce qui devait rester dedans. Un peu comme ces piles dont on a inversé les polarités et qui du coup ne produisent aucun courant.

    Quoi qu'ils fassent ils n'arriveront jamais à s'abstraire de leur bévue. Un peu comme s'ils tentaient une démonstration théorémique à partir d'une figure mal tracée. Leur erreur est simple, ils n'ont pas su compter jusqu'à quatre. Dans leur recherche ils ont oublié que toute explication causale se devaient d'emprunter quatre chemins. Si vous en oubliez un seul, vous n'atteindrez jamais votre but. Surtout si c'est la partie qui comporte le panneau d'arrivée.

     

    LIVRE a.

     

    C'est un peu la solution du livre précédent. Les systèmes des pré-aristotéliciens sont tous composés sur un même schéma. A suscite B qui entraîne C dont dépend D qui nécessite E qui renvoie à E...... Z qui exige A, et c'est reparti pour un tour. Régression à l'infini, chaque principe se transformant en autre principe. Ce n'est même pas l'éternel retour du même mais l'exploration sans fin d'un labyrinthe démuni de sortie...

    Pour rompre ces errements sempiternels il faut se résoudre à poser un principe sur lequel on ne pourra jamais revenir, pour la simple raison que ce principe n'est motivé par rien. Le principe premier est une absence de cause. Telle chose est, non pas parce qu'elle est ( ce qui est déjà nécessaire mais non suffisant ) mais parce qu'il existe un principe qui n'est pas sa cause.

    Notons que le christianisme aura beau jeu de transformer cette notion de principe premier en Dieu monothéique très chrétien. Mais le divus aristotélicien, n'est guère créateur ! Une cause première ne peut-être que justement parce qu'elle n'a pas de cause. Il serait tout aussi impropre de bâtir une théologie négative sur un tel théos, dont l'absence ne sera jamais le signe de Sa présence.

    De même Aristote coupe très vite les chaînes destinales de la nécessité. Une cause n'entraîne pas obligatoirement une autre cause. Il existe des séries prédéterminées qui se closent dès qu'elles ont atteint leur propre but. Le monde n'est pas un enchaînement sans fin, mais une pluralité d'existants en devenir qui naissent et meurent, sans que leur engendrement s'inscrive dans une même suite temporelle. La concomitance et la transmission des existants ne créent pas une interminable série de causes à effets. Il peut y avoir des dépendances relatives mais il n'y a pas d'interdépendance absolue. Le monde aristotélicien est polynodal.

     

    LIVRE B.

     

    Les choses ne sont jamais aussi définitives qu'elles en ont l'air. D'ailleurs une chose peut-elle être et en même temps n'être pas ? Pire, une chose peut-elle être et être en même temps autre chose ?

    Traduisons : un chat est un chat en même temps qu'il est un animal. Traduisons : le chat qui ronronne sur mes genoux est-il aussi en même temps l'eidos platonicienne du chat. Traduisons : le chat qui boit son lait est-il en même temps le chat dont je suis en train de dire qu'il est en train de boire son lait.

    Aristote est au coeur de l'interrogation sophistique. Un chat ne peut-il être qu'un chat ? N'est-il pas le résultat de ses composés : 4 pattes + une queue + une tête + miaou = un chat ? Mais laissons notre adorable bestiole pour en caresser une autre bien plus délicate. L'Un est-il l'Un ou est-il aussi en même temps l'Être ?

    L'Un et l'Être sont-ils des intelligibles ou des substances, ou encore un appareillage conceptuel ? S'ils sont intelligibles rien ne pourra être. Ce qui n'est pas le cas. S'ils sont substance, rien ne sera non plus car rien ( en le sens d'aucune substance ) ne pourra être intelligiblement saisi en son unité. Ce qui n'est pas le cas. Et si nous manions les substances et les intelligibles en tant que concepts, substances et intelligibles deviennent, au mieux indéterminés, au pire n'existent plus dès que je cesse d'utiliser leur concept.

    Ce troisième livre est bien l'aporétique par excellence. Toute connaissance paraît impossible. Nous ne sommes pas loin du Traité du Non-Être de Gorgias.

     

    LIVRE G

     

    Il faut donc une autre science que la philosophie habituelle pour parler de l'Être. Aristote la nomme Métaphysique, elle aura pour but d'étudier l'Être en tant qu'Être, c'est-à-dire l'Être qui n'est ni considéré en tant que simple substance, ni en tant que seul intelligible, ni en tant que discours. « En tant que » c'est le rapport intelligibilisé à la substance qui sera appréhendé en tant que logos. Le logos étant ici une forme du discours qui se pare d'une volonté, Aristote en ses mauvais jours dirait de vérité, mais nous de préhension.

    En tant qu'Être et non en tant qu'Un. L'Un se doit de disparaître. Il sera éliminé très facilement. Ajoutez Un à l'Être, vous obtenez l'Être. L'Un n'apporte rien de plus. Il n'est pas zéro non plus. Car ce serait affirmer que seul le Non-Être serait ! L'Un est exactement semblable à l'Être, il se confond tellement à lui que l'Être est Un. L'Un est l'Identique de l'Être. Et pour que l'Identique puisse être, il faut que le Non-Être soit le Non-Être. Sans quoi il n'y aurait pas d'Identique.

    L'Être qui n'est pas en tant qu'Être, sera du domaine de l'Existant. L'Un apportera l'unicité à l'Existant, c'est-à-dire la croissance générationnelle de la surmultiplication de la substance : le Multiple.

    Il y aura toujours la possibilité de faire de l'Intelligible la substance même de l'Être, ce qui revient à attribuer une chair christique à Dieu. C'est ainsi que dans les notes qui entourent le texte d'Aristote, Tricot n'arrête pas d'emmitoufler d'une petite laine théologique l'Être en tant qu'Être d'Aristote. Ainsi il met souvent en parallèle le texte d'Aristote avec des citations des pères de l'Eglise ! Sainte Récupération priez pour nous !

    D'autre part cette coexistence de l'Être et du Non-Être fonde le principe de non-contradiction, qui par ricochet fonde l'existence des contraires. Il y a un corolaire à cela. Si les contraires existent l'on ne peut les remettre en cause par la parole.

    La réalité n'est pas comme je la ressens, ou comme je voudrais qu'elle soit. Je ne saurais être la mesure de toutes choses. Attaque directe contre la sophistique. Deux chapitres à réfuter Protagoras ! Aristote enfile les syllogismes. Ce n'est qu'à la dernière ligne du Livre que l'on comprend les raisons qui ont motivé sa pugnacité. Il lui faut empêcher que les atermoiements du sensible n'enlèvent les rieurs de son côté.

    Deux observateurs postés à deux endroits différents peuvent disputer du navire à l'horizon : est-il arrêté, ou est-il en train d'avancer ? Avec un peu de bagout celui qui le voit tailler de la route de l'avant peut s'amuser à démontrer qu'il recule ! Et même serait-il convaincu de son erreur, trompé par ses sens, il ne faudrait pas qu'un manque de préparation logique lui interdise d'entendre l'immobilité absolu du premier moteur.

    Y aurait-il quelque chose de premier par rapport à l'Être ? L'on a un peu l'impression qu'Aristote navigue à vue, et que sa Métaphysique est faite de morceaux rapportés ! La suite au prochain numéro.

     

    ( 2008 / in A. B. C. d'Aristote )

     

     

    METAPHYSIQUE D'ARISTOTE.

    Suite de notre chronique consacrée aux quatre premiers Livres.

     

    NOTES SUR LES QUATRE PREMIERS LIVRES.

     

    Aristote débute sa Métaphysique par une revue des diverses théories proposées par ces premiers penseurs grecs que l'on nomme parfois les Physiciens. La Métaphysique se présente en ses premiers chapitres comme une Physique raisonnée. Elle est ancrée dans la substance du monde. Lorsqu'il aborde la dialectique platonicienne, la gangue substantielle se désagrège peu à peu. Notre philosophe élude l'Intelligible pur de l'eidos platonique et poursuit sa critique par la seule porte de secours qu'il lui reste. Sa physique devient discours. La métaphysique de l'Être en tant quÊtre se transforme en discours sur l'Être. La logique assure la relève de la Physique. Alors qu'il désignait ses premiers ennemis comme étant les Pythagoriciens et les Eléates et tous les originels penseurs qui dérivent d'eux, il se mesure désormais avec les Sophistes. Redoutables concurrents à qui l'on ne peut faire prendre les vessies du Logos pour les lanternes du Principe Premier. C'est au nom de cette suprême autorité qu'Aristote essaie de leur couper la parole, espérant qu'ils en avaleront de travers leurs mots dans leurs gorges.

    Aristote enfouit ses adversaires potentiels sous une pluie d'arguments, il essaie de les noyer sous le déluge d'une argumentation croisée, à répétitions. A l'inverse, il avance ses propres concepts en fin de chapitre, avec une feinte tranquillité, comme s'il s'agissait d'évidences partagées par le commun des mortels.

     

    LIVRE D :

     

    Livre de préparation des forces : révision du vocabulaire. Définition des termes, ceux déjà employés et ceux qui serviront pour la suite. Logique d'une démarche, qui a porté le combat sur le dire de l'Être, dans le but de contourner la sophistique par l'apport provisionnel logistique.

    Les mots ne sont pas classés par ordre alphabétique, leur énumération détaille encore une fois l'articulation des quatre précédentes parties. De l'Être à la substance – celle-ci décomposée en ses éléments finement analysés, comme si l'on allait du plus grand au plus petit par une imitation inconsciente de la dyade platonicienne. Mais on ne descend pas dans l'atome – ni matériel, ni intelligible – l'on quitte la dénomination de la préhension substantielle pour remonter la concaténation sémantique des nominations qui permettent de désigner l'analyse de la substance avec un appareillage conceptuel sans faille. L'on revient au tout. Avec en plus la proposition prédicative qui s'inscrira selon la falsifiabilité du Non-Être et la Vérité de l'Être. L'on prévoit même que le tout pourrait se casser comme une assiette au rebord ébréché.

    De l'Être au Tout en revenant par le Mot. Avec cette idée initiale qu'antérieurement à l'Être se trouve le Principe. Et si l'on passe du Principe à l'Être c'est grâce au mouvement qui exprime la volonté de Bien et de Beau. La flèche de Zénon traversera l'espace, tirée en avant par sa propre finalité.

    Aristote tourne le dos à Platon, certes. Il a eu beau se débarrasser de l'Idée il a tout de même gardé le principe du Beau et du Bien. L'Idée n'est pas loin. Foutue à la porte de l'Être à coups de pompes dans son auguste postérieur elle est prête à rentrer par la fenêtre entrebâillée du Principe.

     

    LIVRE E :

     

    Il arrive un moment où il faut couper la poire en deux parties nécessairement inégales. D'un côté l'être accidentel qui sera le domaine de chasse favori de la sophistique. De l'autre l'Être principiel, qui sera à l'accidentel ce que les Dieux sont à l'homme. La métaphysique est la science suprême qui s'intéresse au divin, nous n'emploierons pas pour traduire le mot théologie qui nous semble trop corrodé par vingt-siècles de théologie catholique mais le néologisme de divinologie qui a selon nous l'avantage de dépersonnaliser et d'impersonnaliser, le radicelle « théos » en le rendant plus authentiquement et étymologiquement proche de la langue grecque originelle. Le théos n'a rien à voir avec le Père christique, il est ce qui participe de l'immortalité, vision humaine du temps conçu en tant qu'existence sans fin sur laquelle sera bâtie le concept d'éternite qui ne veut pas traduire la notion de la plénitude temporelle en tant que totalité, mais l'idée de quelque chose d'aternel, qui ne participe pas du temps.

    La sophistique se contentera donc de la plus petite part. Celle qui est constituée de la chair ferme du fruit. Mais attention, trouée de toutes parts par le crible du Non-Être. Les êtres sont en cet endroit séparés. La sophistique énonce des descriptions justes de faits isolés. Mais elle n'accède jamais à une dialectique platonicienne généralisée – la fameuse thèse / antithèse / synthèse des scholastiques modernes - qui lui permettrait au moins de voir les contours de séparation de Non-Être qui englobe chacune de ses énonciations, et d'établir ainsi de véritables relations entre les choses.

     

    LIVRE Z :

     

    Si l'Être est ce que la chose est, il reste encore à définir l'accidentalité de la chose ou sa nécessité absolue. Nous sommes aux deux bouts du déploiement de l'Être. Pour le moment nous nous contenterons d'étudier l'Être en sa matérialité substantielle. Que l'Être nous soit donné sous cette forme, nous ne pouvons qu'en constater l'évidence. Mais pourquoi la substance de l'Être est-elle séparée en milliers d'êtres divers semblables et dissemblables ?

    Platon avait résolu le problème en posant entre la substance et l'Être ces fameuses Idées multireproductrices. Il avait même soutenu que la véritable substance était l'Idée de l'Idée. Aristote rentre l'Idée platonicienne dans la substance même de l'objet en en faisant sa quiddité. En d'autres termes, toute chose existe pour soi, en sa propre forme, en toute indépendance. Si certaines choses se ressemblent c'est parce qu'une essence individuelle mais similaire participe de leur être en soi.

    Retour à la sophistique. Les choses ne portent pas le nom de ce qu'elles sont. Parler des choses en employant leur incertaine appellation c'est fixer sa pensée sur l'incertain devenir des choses et des mots. De toutes les manières une chose ne correspond pas à sa substance, elle est le résultat, le mélange de sa propre forme avec sa propre substance. Les mots de la sophistique ne jouent que sur des réalités mélangées. Donc inatteignables de par leur seule dénomination.

    L'on ne parlera pas avec des mots, mais sous une forme syllogistique, la seule capable de disjoindre et de rejoindre les différents composés d'une réalité mélangée : exemple : homme / mortel – Socrate / homme – Socrate / mortel, nous présente tout Socrate en son essence et en ses parties. Ou ses participations.

    Une chose est une. En donner deux définitions justes est logiquement invraisemblable. Et pourtant ! Mais Aristote use subtilement de la sophistique quand il faut éradiquer la pensée platonicienne. Une chose est une : elle ne saurait être elle-même et en même temps le reflet de sa propre Idée, car elle serait elle-même et autre chose qu'elle-même. Ce qui n'est pas possible, comme ont l'habitude de terminer leurs péroraisons les sophistes !

    Coup de grâce au système platonicien : l'Idée est toujours l'Idée de quelque chose qui n'est pas elle. Il est donc impossible de définir une Idée en soi. Double donc : les Idées ne participent d'aucune substance, même idéale, elles ne sont, au sens parménidien du terme, que des mensonges !

    Mais Aristote retourne sa démonstration contre les applications de sa propre théorie. L'unicité et l'êtralité d'un individu quelconque ne sont pas constitutives de sa substance. Il termine sur ce son chapitre sans se demander si l'Être en tant quÊtre et si l'Un en tant qu'Un sont encore substance. Est-ce une manière de les fonder en Intelligible ?

     

    LIVRE H :

     

    Nous abordons avec ce livre le Tome II de notre édition ( VRIN 1974 ).

     

    Juste quelques pages pour définir l'unicité d'une chose non parce qu'elle participe à l'Un, mais simplement parce qu'elle est une.

     

    Nous remarquons une rapide allusion au sophiste Lycophron qui résolvait la problématique de l'unicité de toute chose en la rattachant à l'unicité de l'Etre. Différence entre nos deux penseurs ? Aristote affirme qu'une chose est par ce qu'elle est de l'Être et Lycophron que les choses parce que choses. Toute la différence entre l'unicité et la pluralité !

     

    LIVRE Q :

     

    Rester dans l'unicité de la chose aurait signifié que la pensée d'Aristote aurait effectué un long détour pour revenir s'échouer lamentablement dans l'Unité immobile parménidienne.

    Comment et pourquoi s'extraire de ce marécage dans lequel il semblerait que l'on soit venu s'enfoncer de notre plein gré ? Ce n'est pas parce que nous n'en bougeons pas, que nous ne pouvons pas en sortir. Le mouvement est au-dedans de la chose. La flèche peut voler comme elle peut ne pas voler. Si elle ne veut pas elle trouvera tous les semi-prétextes possibles pour ne pas avancer d'un demi-centimètre. Mais si elle veut, elle volera d'un seul trait vainqueur vers son but.

    L'acte est toujours possible. L'immobilité aussi. Mais ceci dépend de ce que nous modernes appelons notre liberté absolue de faire ou de ne pas faire. Les Anciens étaient plus pessimistes, ils évoquaient la chose par son absence, parlant de l'absolue nécessité de tout acte accompli. Si la flèche perce sa cible nous crions victoire, les anciens s'exclamaient que les Dieux l'avaient voulu ainsi.

    Quoiqu'il en soit Aristote a bien marqué un point.

     

    LIVRE I :

     

    Posons le Un dans sa relation à l'Être et au Multiple. Dans le Multiple, l'Un se décline sous la forme de l'objet en soi – en français ce serait l'article défini le – ou en tant qu'abstraite unité insécable

    Mais dans sa relation à l'Être, l'Un et l'Être sont à concevoir comme des ensembles vides, universaux et insubstantiel. Dire l'Être est ceci ou cela, est une impropre locution coutumière du langage. Il ne faut pas dire l'Être est mais il est l'être, et l'Être est de la nature de cette insubstantielle neutralité indéfinie de l'impersonnel « il ». Le prédicat se confond avec un pronom impersonnel. Pensons pour mieux saisir à ce que pourrait être un prénom impersonnel. Rappelons-nous Ulysse se donnant le prénom de Personne. Quand je dis l'Être est mon Être, « est » ne signifie pas davantage que le « il » de il pleut.

    Il en sera de même pour l'Un dont Aristote sous-entend qu'il ne serait qu'un synonyme équivalent de Être n'ayant pratiquement aucune raison d'exister séparé de l'Être. Un doublon malheureux en quelque sorte comme quand l'on s'amuse à compter quatre doigts sur notre main pour ébahir un petit enfant : un, deux, second, trois, quatre !

    Pour le Multiple, l'Un est dans chaque objet en soi, mais comme une nature morte, une coquille d'oeuf vide qui ne comporte aucun blanc ni aucun jaune. La preuve c'est l'Un ne teinte jamais le rouge en rose ou orange.

    Une question invisible parcourt ce livre. Aristote la pose comme si elle concernait les rapports de l'Un avec le Multiple alors que fondamentalement elle nous intéresse dans les rapports de l'Un avec l'Être : l'Un est-il le même que l'Être ou le Un est-il autre que l'Être ou l'Un est-il l'autre de l'Être ? Pour ne pas retomber sur la discussion de l'Autre en tant que Non-Être, nous demanderons simplement si l'Être et l'Un sont mêlés ou séparés. Ou alors car la simplicité à ses limites : l'Un est-il la goutte de néant qui manque à l'Être ? Igiturienne question par excellence.

    Si le Multiple est le contraire de l'Un, l'Un est-il pour autant le contraire de l'Être, ce qui nous amènerait à dire que le le Multiple serait égal à l'Être ? Relation un peu stupide qui nous amènerait à décréter que l'Un serait égal au Multiple. C'est le Multiple qui est différent de la pluralité qui elle est la répétition multiplicative de l'Un.

    Aristote introduit ici, la relation que les nombres entretiennent entre eux : en d'autres termes les rapports intermédiaires qu'ils peuvent entretenir entre eux : le simple, le double, le tiers, la moitié... Nous ne sommes pas loin de la relativité protagorienne des choses entre elles, et l'homme étant en cette matière la chose pivot et relationnelle par excellence. Protagoras retranche l'être des choses.

    L'on sent la différence. Aristote s'oppose à Platon. Il dénie l'existence des Idées. Pour lui les choses sont, un point c'est tout. Mais autant il est facile d'imposer l'évidence des choses, autant la nécessité de l'Être en celle-ci ne s'impose plus et n'apparaît point au commun des mortels comme une évidence. Très logiquement Protagoras remet en doute l'êtralité pure des Dieux. Ne pas croire aux Dieux est une chose, mais se passer de la nécessité de l'Être Un est impossible pour Aristote.

    Il existe donc une altérité fondamentale entre l'Être et la chose qui serait au fondement de l'Être et de la chose, et de l'Être en tant que chose et de la chose en tant qu'Être. Cette altérité fondamentale est celle qui sépare le corruptible de l'incorruptible, le mortel de l'immortel, le théos de l'athéos. Aristote sauve les Dieux et le Divin. L'Homme ne participe pas du Divin, donc il ne peut participer en même temps et de lui-même être mortel et de l'Idée Immortelle. Et pan ! Platon prends-toi ça dans les dents pour finir le chapitre en beauté.

    ( 2008 / in Méta-Aristote )

    DERNIER TIERS

     

    Dernier tiers de La Métaphysique d'Aristote. Nous commençons à entrevoir les subtilités du scénario. C'est un magnifique western qui narre les multiples combats que la bande à Aristote a dû livrer contre l'implacable shérif Platon et ses acolytes afin devenir maîtresse de la ville Philosophia. Comme ce serait trop simple il y a en plus les sophistiques tribus séminoles qui par les nuits de grand brouillard sortent des marécages pour répandre la mort rouge et la terreur noire.

    L'histoire est évidemment rapportée par le vainqueur qui la trafique un peu à sa façon, mais lorsqu'il s'attable le soir, dans le saloon, avec ses cheveux blancs et sa bouteille de whisky l'on se presse autour de lui, car même les jeunes tueurs aux colts encore plus longs que leurs dents reconnaissent en lui, une des plus fines gâchettes de l'Occident.

    Attention ce n'est pas un récit qui débute au point A pour finir au point B, L'on ne parcourt pas à chaque soirée un segment de droite différent de stations C, D, E... intermédiaires en stations intermédiaires. C'est selon l'humeur, logique mais capricieuse, un raid par ci, un duel par là, une galopade ici, une embuscade maintenant, mais à chaque tournée l'on rembobine le fil de la remémoration... Un peu comme l'Odyssée qui n'est pas racontée dans l'ordre chronologique, mais les flèches d'Ulysse filent toutes, tout droit, vers la cible, même si en tant qu'archer Ulysse a dû accomplir quelques détours...

     

    LIVRE K :

     

    Cest le livre du repli. L'on a tué l'Idée platonicienne mais l'auteur du Théétête possède encore une arme absolue. Les objets mathématiques ne sont-ils pas comme des Idées nécessaire à l'établissement de toutes les opérations numérales et géométriques ? Aristote ne répond pas directement.

    Il opère un mouvement tournant. L'infini ne saurait être une substance, voici une notion qui n'est pas une Idée mais dont on ne peut nier la prégnance. Il existerait donc des objets intellectuels capables d'appréhender le réel. Ce qui pose la question du mouvement. Se mouvoir ne saurait se limiter au parcours du ballon de foot qui entre dans la cage.

    Le ballon avance en lui-même. Premièrement pour devenir ballon. Deuxièmement pour devenir but. En fait il ne se donne même pas la peine d'avancer autant que la flèche zénonienne qui file toujours vers la moitié de la moitié. Le ballon reste toujours en soi. Il devient ballon lorsque les ouvriers le confectionnent, et il devient but lorsque le footballeur shoote juste. Mais lui-même ne bouge pas d'un poil de quart de millimètre.

    Le mouvement aristotélicien est une addition finie d'objets différents, le cuir, la fabrication, le shoot, le but... L'objet fomente l'Être en lui-même, un être objectal soumis au processus de maturation de l'engendrement et de la corruption.

    C'est Héraclite et son devenir fou qui était visé. Une balle entre les deux yeux. Le devenir n'est pas un torrent furieux, mais un long fleuve tranquille qui s'écoule lentement et s'accumule dans la chose pour l'aider à imposer sa présence mondaine. Objet force sereine et intérieure. La désagrégation viendra en son temps.

     

    LIVRE L :

     

    Le repli n'était qu'une ruse. Voici le livre de l'attaque finale. L'on a défini le mouvement. D'où procède-t-il ? Il ne peut venir d'un autre mouvement, car nous n'aurions pas avancé d'un pas. Tout comme la flèche de Zénon nous nous mettrions à reculer ad libitum.

    Force est d'en finir par le Principe Premier.

    Remarquons comment La Métaphysique ondoie sans cesse du plus concret au plus abstrait. C'est sans arrêt une reculade. L'objet est sa propre cause, mais il possède aussi une détermination antérieure qui elle-même une fois que l'on aura étudié sa détermination catégorique nous entraînera en arrière, en une prédestination étrangère à sa quiddité.

    Il n'y a que lorsque l'on atteint l'Un et l'Être que l'on repart substantiellement en avant car l'Être et l'Un sont vidés de toute substance. Ce sont eux qui déclenchent la série des causalités. Ils ne sont pas pour cela ce que Platon appellerait l'Âme du Monde ou le Démiurge. Car quelque part du fait que l'on puisse dissocier l'Un de l'Être, ils sont déjà contaminés par le mouvement. L'Être même s'il est unique et garant de son unicité n'est pas suprême.

    Bye, bye le monothéisme. Tricot notre M. Loyal pro-chrétien s'en étrangle de rage. Il paraîtrait que la Somme de Saint Bernard serait plus aristotélicienne qu'Aristote. C'est que Saint Bernard vous prend l'Un, l'Être et le Principe Premier et vous met les trois ( sans doute en préfiguration de la Sainte Trinité ) dans le même paquet-cadeau qui servira de berceau au petit Jésus.

    Aristote refuse de mélanger les genres. En second il monte le circuit du petit train électrique : disposez bien les wagon dans l'ordre, la locomotive de l'Être avec son tender Un, qui contient le charbon producteur d'énergie mouvementée, ensuite la substance dans le wagon citerne, une ribambelle de wagons marchandises avec cause à effets catégoriel, les cages avec les animaux du cirque Amar et pour finir les voitures voyageurs. Le coffret est livré avec toute une panoplie de déraillements accidentels du meilleur aloi.

    Mais laissons les enfants déballer leurs joujoux. Les adultes rendus philosophes par les aléas de la vie n'auront d'oeil que pour le Principe Premier. Rien à voir avec le papi furax de la Bible. Il ne bouge pas de son fauteuil, il n'a même pas de jambes ! C'est juste un cerveau préoccupé de lui-même : il se fout du voisinage comme de sa première chaussette qu'il n'a jamais eue. L'Être et l'Un peuvent faire leurs petites cachoteries matérielles à côté de lui. Peu lui chaut, peu lui froid. Perdu dans son propre rêve, depuis toujours sa pensée est arrêtée sur sa propre pensée. Tous les trains de l'univers peuvent partir à l'heure ou arriver en retard, il ne s'en moque même pas car il ne pense que de lui-même. De fait il est la plénitude parfaite de sa propre pensée.

    Ce dieu qui est l'objet onaniste de son propre désir ne satisfait nullement les amateurs christophilesques. Pourquoi cette absence totale d'amour envers sa créature gémissent-ils. D'abord parce qu'il n'a rien créé : l'Être et l'Un lui sont co-éternel, et il n'est vraiment pas du genre à se salir les mains pour des gens comme nous sans qualités ! Ensuite parce que sorti tout droit du cerveau d'Aristote il est grec jusqu'au bout des ongles. C'est-à-dire intelligent.

     

    LIVRE M :

     

    L'on aurait pu croire que l'on était arrivé au terminus. La victoire nous semblait totale après cette expédition au coeur de la citadelle du Premier Principe. Puisqu'il n'a pas su jouer un rôle de premier plan aux côtés d'Alexandre lors de son anabase triomphatrice, Aristote s'est tout de même offert un rôle de choix. Il sera le maître de son maître, et dans ses deux derniers chapitres il se revêt des armes étincelantes forgées par Héphaïstos et nous interprète la fameuse danse d'Achille autour de la ville de Troie traînant derrière son char le corps atrocement mutilé du meurtrier de Patrocle. Cest Platon qui est désigné pour endosser les vêtements d'Hector. Aristote point trop magnanime ne peut résister au plaisir de cracher une deuxième fois sur son cadavre.

    C'est avec une fureur quasi nietzschéenne qu'il va écrabouiller jusqu'à la réduire en poussière la théorie des Idées et des universaux mathématiques du chef de l'Académie. S'en prendre aux nombres c'est faire deux coups d'une même pierre. Si vous lapidez les universaux idéels de la géométrie vous vous débarrassez en même temps et de Platon et de l'innombrable clique des Pythagoriciens. Les nombres aristotéliciens seront donc des abstractions mathématiques, un peu comme des mots qui exprimeraient non la concrétude des choses mais leur dénombrement logique.

    C'est un peu fatiguant. On a l'impression qu'Aristote refait toutes les additions de ceux qui l'ont précédé pour prouver qu'ils ont fait des erreurs ou que les opérations sont mal posées, car mélangeant les nombres idéaux avec les nombres numéraux de nos écoliers. On ne peut pas dire Un, dyade, deux, trois.... mais Un, dyade 0, dyade 1, dyade 2, dyade 3.... ou alors Un, dyade, triade, tétrade, pentrade... Pour simplifier l'écriture nous avons remplacé le vocable « indéterminé » par la valeur zéro.

    L'on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. Notre sentiment profond d'homme moderne est qu'Aristote apporterait plutôt de l'eau au moulin de Platon. Sa façon si rationnelle de vouloir séparer les numéraux des idéaux nous rappelle les Aleph de Cantor qui sont énumérés sous forme d'Aleph 0, Aleph 1, Aleph 2... Bref pour parler comme Platon, Aleph nous semble tout autant participer de la suite des Aleph que de la numération arithmétique...

    Aristote refuse à tous les philosophes numérateurs de poser l'Un en premier et de s'en servir pour former par addition tous les nombres suivants Un + un + un +un... = ... Cela n'est pas possible pour lui, car si vous posez l'Un en premier, selon sa propre pensée celui-ci sera déterminée par une autre unité antérieure Un + un n'égalera pas Deux ou Dyade, mais trois ou triade. De plus quand on se rappelle que la dyade n'est pas exactement l'addition du Un et du un, mais l'addition du grand et du petit, l'on voit dans quel marasme l'on se trouve. Nos instituteurs nous l'ont mainte fois répétés l'on n'additionne pas des vaches et des cochons ! Régression causale, ad animalem !

    Nous retombons sur le va-et-vient incessant de la pensée grecque. Un coup dans les étoiles, représentation de l'Intelligible non métaphorique : l'idée du mouvement continu et universel, cyclique et donc quelque part éternel et immuable a été donné aux grecs par l'observation du monde supra-lunaire des astres et de la voûte étoilée. Un coup dans la boue terrestre.

    Il est de bon ton d'accuser les philosophes grecs d'avoir été chercher, voler et confisquer dans les pays orientaux les principaux éléments de leur philosophie. S'ils ont ramené certains éléments de ces régions d'Outre-Bosphore, ce seront surtout des relevés de la course des planètes et de l'observance calendrière des mille yeux de l'ouranos étoilé. Pour le reste ils avaient l'esprit assez délié pour s'en tirer tous seuls comme des grands. S'ils s'étaient contentés de recopier des théories déjà formées en des pays étrangers, cela se saurait. Premièrement parce qu'il n' aurait pas manqué dans ce peuple de chicaneurs invétérés de petits futés à l'affût de leur collègue qui se seraient fait un extrême plaisir d'apporter les preuves des tricheries de leurs susdits collègues. Certes nous avons des médisances mais qui reposent uniquement sur des on dit. Deuxièmement, la pensée grecque n'est pas sorti de la cervelle de nos intellectuels par miracle comme Athéna casquée et bottée de la tête de Zeus. Il a fallu des conditions historiques, économiques, politiques, idéologiques et culturelles qui se sont retrouvées en cet endroit géographique précis que l'on appelle la Grèce et point en d'autres pays, d'autres royaumes, d'autres situations.

     

    Après cet aparté, passons au dernier livre.

     

    LIVRE N :

     

    Le livre ne se termine pas sur une véritable fin. L'on sent très bien qu'Aristote aurait pu encore discourir jusqu'à épuiser tout l'alphabet grec et égyptien. Le serpent se mord un peu la queue puisque l'on repart sur les apories philosophiques de l'Un et du Multiple telles que les pythagoriciens et les platoniciens ne les résolvent point.

    L'on épuise pas La Métaphysique en douze pages comme nous nous sommes permis de la faire. Mais notre but n'a pas été de résumer le contenu de cette somme colossale. Nous l'avons parcourue selon une certaine volonté notre : celle de la prééminence de la sophistique sur le reste de la pensée grecque. Vision partiale et donc partielle. Qui pour l'étude de ce titre est en grande partie jubilatoire ! Aristote y démolit systématiquement la pensée du contempteur des sophistes par excellence. La Métaphysique c'est une charge de cavalerie sans équivalent contre la pensée platonicienne.

    Tous les Idéaux au nom desquels Socrate et Platon barrent la route à la pensée sophistique, ce beau, ce bon, ce bien, ce juste, sont jetés à terre et piétinés. Aristote devait avoir une piètre opinion de la justice de son temps car il n'en pipe mot. Pour le reste il ressort deux ou trois fois l'épouvantail du Bien, mais dans le dernier livre, après en avoir agité durant trois secondes la marionnette, il l'abandonne en cours de page et personne n'a encore réussi à savoir ce qu'il était devenu.

    Plus d'Idée, rien que la Chose, et comme notre homme est philosophe il ajoute à la chose un post-it autocollant en guise d'avertissement au client. Aucune révélation exceptionnelle, simplement le rappel que lorsque vous saisissez la Chose vous amenez en même temps la pensée de la chose.

    Aristote n'est pas un sophiste. L'on se doit d'avoir de la dignité ! Il ne dit pas le discours sur la chose, mais la pensée de la chose. Sachez juger de la différence. La pensée exige la noblesse et la lenteur. Ce sont les qualités traditionnellement imparties aux Dieux grecs : la lenteur comme le signe distinctif de la noblesse.

    Ce qui ne les empêche pas, nos immortels en vadrouille, de filer à toute vitesse le grand et parfait amour dyadide avec la première mortelle venue qui fait de l'autostop sur le bord de l'autoroute dans l'espoir insensé, mais parfois récompensé, de voir s'arrêter un de ces bolides pétaradants...

    Un livre a trois fonctions. Premièrement, il dit ce qu'il dit. Deuxièmement, il sert à son auteur à signifier ce qu'il veut dire en disant ce qu'il a dit. Troisièmement : il sert à son lecteur à dégager : a : ce que le livre dit, b : ce que l'auteur a voulu signifier, c : ce que l'auteur a réellement dit en voulant signifier ce qu'il avait dit dans son livre.

    Un livre est un acte opératoire, le lecteur se doit d'en signifier le sens. Nous ne nous en sortirons pas. Voici que le Un vient encore d'engendrer le Multiple !

    ( 2008 / in Fin de la Métaphysis )

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 24

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 024 / Decembre 2016

    LECONTE DE LISLE & FRIENDS

     

    LES ERINNYES.

    LECONTE DE LISLE.

    Tragédie antique.

    Bois dessinés et gravés par A. BOUCHET.

    PETITES CURIOSITES LITTERAIRES. PARIS.

    EDOUARD – JOSEPH. 31, rue Vivienne.

    121 p. 1920.

     

    Aiguillonné par la lecture de Jacqueline de Romilly raconte l’Orestie nous sommes allés fouiner dans notre bibliothèque pour en ressortir cette petite curiosité littéraire de Leconte de Lisle. Leconte de Lisle est le grand païen ignoré notre littérature. L’on ne se souvient plus que du titre de ses deux plus célèbres recueils, Poèmes Antiques et Poèmes Barbares. La postérité actuelle n’est guère tendre avec ce colossal poëte du dix-neuvième siècle. Nous nous contenterons de remarquer que la mémoire collective nationale a éliminé de son champ de référence axiomatique tout un groupe de penseurs et de littérateurs qui à des degrés divers furent les chantres d’un athéisme philosophique plutôt militant. Nous ne pouvons garder présence de tout. Il est des œuvres qui sont destinées à disparaître, mais la sélection est beaucoup plus souvent idéologique que l’on ne pourrait l’accroire.

    Pour de tristes besoins pécunieux Stéphane Mallarmé rédigea ses délicieux Mots Anglais, Leconte de Lisle se jeta à corps perdu dans la traduction des poëtes antiques. Homère, Hésiode, Théocrite, Anacréon, Horace, Euripide, Sophocle, jugez du travail accompli, surtout si l’on ajoute que sa traduction de l’Iliade est une véritable merveille, la seule qui soit parvenue à égaler la noire splendeur sanguinolente de l’original aux dires de nombreux amateurs.

    Evidemment vous ferez attention à ne pas confondre sa translation des sept pièces d’Eschyle publiée chez Lemerre en un fort volume de près de quatre cent pages avec cette Tragédie Antique, directement inspirée de l’auteur d’Agamemnon, des Khoéphores et des Euménides, qui fut rédigée en 1872 et présentée non sans succès au Théâtre de l’Odéon en 1873.

    Dès le titre Leconte de Lisle annonce la couleur. Rouge sang. Pas de quartier, pas de prisonnier. De la trilogie eschylienne notre poëte a banni l’épisode final. La bienveillance n’est pas une de ses vertus favorites. Erinnyes, oui. Euménides, non. La roue de secours et la solution de rechange n’est pas fournie avec le scénario-catastrophe. Notre farouche Républicain ne croit point en la mission rédemptrice et civilisatrice de la Démocratie.

    Clytaimnestra tue Agamemnon. Orestès tue Clytaimnestra. Les Erinnyes se ruent sur Orestès. Point à la ligne. Le spectacle est terminé. Les trois actions se suivent et se ressemblent. Toutes trois sont au-delà du mal et du bien. C’est juste une suite de malheurs qui s’enchaînent sans que l’un soit plus ou moins monstrueux que l’autre. Ce n’est pas le sang des Atrides, mais la malédiction des Atrides. Sachez apprécier la différence.

    Le sort s’acharne sur une malheureuse famille. Quand il n’y a plus personne à tuer l’on perpétue l’épouvante sous une autre forme : les Erinnyes prennent la relève des hommes pour que la terreur ne s’achève pas encore. Quant à Oreste ne vous inquiétez pas trop pour lui. Jusqu’à la fin de sa dernière tirade il revendique hautement et clairement son crime. Comme il ne faut pas trop affoler la morale publique, Leconte de Lisle concède en son ultime hémistiche quatre syllabes pour déclarer par deux fois l’horreur. De la situation ?

    Vous n’y êtes pas. De la laideur extrêmes de ces harpies qui se jettent sur notre jeune héros. Leconte de Lisle reste fidèle à lui-même et sa célèbre pièce La tête du Comte dans Les Poèmes Barbares où le jeune Rui Diaz , le Cid de Corneille, déjeune de fort bon appétit avec son père devant le chef tranché de Don Gormas posé sur la table. La vengeance est un plat qui se mange froid !

    Ce qu’il y a de plus terrible c’est qu’en helléniste forcené le maître du Parnasse reste très proche du texte d’Eschyle et tout en étant considérablement raccourci son écriture reprend si finement les péripéties essentielles et les tirades les plus expressives du drame original qu’il paraît en être plutôt une traduction en alexandrins qu’une réécriture libre. Le lecteur peut aussi s’amuser à le comparer avec le précieux résumé de l’Orestie opéré par Jacqueline de Romilly. Les deux analyses se superposent très étonnamment comme si à un siècle et demi de distance les deux écrivains se retrouvaient par-delà leurs profondes divergences théoriques dans une même vision des deux premières pièces de la tétralogie originelle. Leur évocation s’accorde sur l’horreur fondamentale des prémisses du drame. Mais alors que Jacqueline de Romilly en éprouve une aversion quasi incontrôlable, Leconte de Lisle ne cache pas sa satisfaction…

    Justifiés au centre, dépourvus de majuscules initiales sauf si une phrase y débute, les vers de Leconte de Lisle n’ont pas l’apparente et habituelle roideur marmoréenne des strophes empilées les unes sur les autres des grands poèmes du maître. Le poëte a très bien compris que la déclamation solennelle de longues laisses frappées dans l’airain ne conviendrait sur une scène de théâtre à l’expression des émotions fortes de ses héroïques personnages en proie à des tourments extraordinaires. Il a su assouplir son vers, y prêter une plasticité étonnante, et s’autoriser des coupes et des rythmes que Victor Hugo aurait osés et qui risquent de déconcerter les collectionneurs d’idées reçues :

     

    C’est quelque mendiant vagabond, plein de honte

    ou de frayeur. – Approche, Etranger. On raconte

    que tu nous portes le bruit de sa mort. Est-il vrai ?

    Je suis Klytaimnestra. Parle, je t’entendrai.

     

    Le chef du Parnasse est à redécouvrir. Nous promettons de relire quelques unes de ses œuvres dans de proximales chroniques. Par contre nous réservons notre jugement sur les illustrations de A. Bouchet. Il vaut mieux ne pas lui dire de quels bois nous nous chauffons.

    André Murcie.

     

    RÊVERIES D’UN PAÏEN MYSTIQUE.

    LOUIS MENARD.

    Introduction de Gilbert Romeyer Dherbey.

    171 p. Guy Trédaniel Editeur. 1990.

     

    A peine si l’on cite, dans les histoires littéraires contemporaines, le nom de Louis Ménard, parmi les influences de Leconte de Lisle. Il fut pourtant une figure marquante de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, mais la postérité est souvent injuste et cruelle. L’on a sans doute jugé que son évocation faisait double emploi avec celle d’Ernest Renan. Au pays de Descartes l’on prise davantage la prudente pondération des démarches positivistes de l’auteur de La Vie de Jésus que les rêveries exaltées et communardes d’un Louis Ménard.

    Né en 1822, mort en 1901, l’existence de Louis de Ménard épouse parfaitement la vie de son siècle qui débute par Les Méditations Poétiques de Lamartine, pour culminer dans l’effondrement de Nietzsche. Parues en 1876 chez Lemerre Les Rêveries d’un Païen Mystique connurent leur heure de gloire. Augmentées d’une trentaine de pièces en 1890, republiées en orthographe simplifiée, une des marottes de Ménard, elles furent une dernière fois offertes au public en 1909. Ensuite ce fut le trou noir, et il fallut attendre la fin du deuxième millénaire pour que le public ait enfin accès à un des recueils les plus mythiques de la lyrique française. Soyons franc, la déception fut amère. Louis Ménard n’est ni un magicien du vers, ni un maître de la prose, et si dans les années soixante-dix la réédition de L’Album d’un Pessimiste d’Alphonse Rabbe, avait procuré un fort plaisir esthétique aux curieux, et orienté les esprits les plus entreprenants à emprunter les sentes quasi-clandestines d’une relecture grécisante et paganisante de la poésie du dix-neuvième siècle, la publication de ces Rêveries d’un Païen Mystique n’aidèrent en rien à l’efflorescence d’une renaissance polythéiste.

    C’est que paradoxalement le recueil de Louis Ménard qui causa, en son époque, quelque scandale par son parti pris idéologique pro-païen, apparaît de nos jours baigné d’un syncrétisme christianophilosofiaque insupportable. A lire les Rêveries d’un Païen Mystique l’on comprend pourquoi Nietzsche s’est lancé dans la rédaction de sa Généalogie de la Morale, sitôt après Ainsi Parlait Zarathoustra. Homme de gauche, Louis Ménard ne s’est jamais départi des impératifs catégoriques de la morale kantienne qui se peut définir comme un effort obstinément raisonnable de laïcisation des commandements décalogiques du christianisme. En cela Louis Ménard est un fidèle représentant de ce socialisme à la Française qui depuis deux siècles corrompt insidieusement, en en sapant la base conceptuelle, toutes les avancées révolutionnaires de la réédification de l’Europe impériale. Nous en connaissons les multiples avatars qui vont de la théorisante adoration de l’Être Suprême durant les temps tumultueux de Robespierre, à cette déification stérilisante du concept intangible de démocratie en notre époque actuelle.

    Bref Louis Ménard ne dépasse jamais l’insipide niveau de ces insupportables globalisations hugoliennes qui s’acharnent à nous démontrer par l’absurde de A et de B qu’un jeune homme athée qui se jette à l’eau, en pleine tempête, pour sauver de la noyade une gente dame et son enfant malencontreusement emportés par une vague criminelle, est, en son âme de superbe héros désintéressé, inconsciemment habité par l’idée de Dieu. Le jeune homme est mort, mais Dieu est sauvé. Ouf ! Ou plouf ?

    Les Rêveries d’un Païen Mystique ont beau se terminer par La Dernière Nuit de Julien, un Julien bien découragé qui admet et reconnaît un peu trop vite à notre gré la victoire du christianisme, Louis Ménard participe davantage d’Alexandre Sévère que de l’Apostat. Beaucoup des admirateurs de Julien lui dénient ce titre d’Apostat que l’Eglise accola à son nom. Certes Julien n’apostasia point puisqu’il ne fut jamais chrétien de cœur. Mais l’épithète infamante que l’Eglise s’est complu à accrocher à son nom n’est point sans signifiance. L’Eglise admet que l’on puisse se tromper et que l’on tente de se soustraire à son enseignement, mais jamais elle n’a accepté que l’on pût lui dénier la nécessité de sa présence. En se revendiquant des anciens dieux, Julien commettait le plus horrible des péchés : il refusait à l’Eglise tout espace fondationnel métaphysique. Comme l’on était loin d’un Alexandre Sévère qui dans son laraire particulier honorait aussi bien une représentation de Socrate ou d’Apollon qu’une statuette du Christ !

    De nos jours les chrétiens intégristes ne manquent pas de fustiger Vatican 2 et la modernisation forcenée de l’Eglise. Il s’agit pourtant-là d’une des pratiques les plus anciennes de l’Eglise qui a pour principe de déploiement ontologique et géographique, de phagocyter les consciences et les institutions. Ainsi des milliers d’athées, de néo-païens, voire de catholiques, pratiquent de subtils distinguos entre la personne du Christ et le christianisme. Le doux berger serait un homme de bonne volonté, ou un sage supérieurement initié, qui aurait été le premier horrifié de voir les crimes et les abominations que ses disciples ont perpétré, en son nom, sans défaillir, depuis sa mort. A les en croire si Jésus avait ressuscité, il ne serait jamais devenu chrétien.

    Si le dogme affirme que le Christ s’est fait homme, les hommes l’ont transformé en doctrine humaniste. Exit le faiseur de miracles : aux réjouissances nuptiales de Cana notre thaumaturge n’a qu’à apporter sa bouteille de Bordeaux comme tout un chacun. Les mariés eux en ont assez de faire la noce, ils n’attendent de sa part que son supplément d’épithalame. Quelques mots bien sentis sur les petits enfants qui crèvent de faim, une condamnation sans équivoque de toutes les violences, et la répétition insensée que si tout le monde y met un peu du sien, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes...

    Etrange que dans ses écrits théoriques, Ménard qui avant Nietzsche, a fustigé le christianisme et, selon sa propre expression, sa morale d’esclaves, se soit dans la partie lyrique de son œuvre abandonné à tous les poncifs pro et post chrétiens des hommes de bonne volonté. Ménard qui connut Proudhon, Blanqui, Marx, et prit fait et cause pour la Commune, n’a pas réussi à s’extraire de la gangue moralisatrice du christianisme. Lui qui se pencha sur l’étude de la Grèce et en arriva à la conclusion que le monothéisme était à la racine de nos errements philosophiques, lui qui fut un des tout premiers à prôner le retour au polythéisme pour s’opposer à la destruction écologique de la terre, et nous sommes en cette problématique bien plus près de Heidegger qu’il n’y paraîtrait à courte vue, lui qui fonde les formes sociales de l’appropriation collective et sociétaire sur des affects implantatoires du religieux, que nous préfèrerions qualifier de métaphysique, et non pas sur des pratiques économiques, est tombé à pieds joints dans le panneau christologique des patenôtres démagogiques.

    Louis Ménard fut vraisemblablement un penseur en avance sur son époque. Par bien des côtés ses analyses éclairent notre situation présente d’une manière assez extraordinaire. Mais si sa pensée s’est avérée si peu opérative nous devons en chercher la raison en les manquements de son étude. Ménard fut un passionné de l’Antiquité et surtout de la Grèce. L’on aurait envie de dire que son antiquité finit là où commence la nôtre. Après Alexandre, d’après Louis Ménard, le monde entre en décadence. Avec la disparition de la Grèce classique, la mort de la cité démocratique signe l’arrêt du progrès humain. L’Imperium et le christianisme sont des catastrophes qui s’abattent sur l’humanité. Il faudra des siècles pour s’en relever. La révolution française est le premier acte de la renaissance démocratique.

    Mais à faire l’impasse sur le concept d’Imperium Louis Ménard se lie les mains. Son itinéraire est symbolique de toute cette gauche française et européenne qui ne jure que par le concept éculé de démocratie. La résurgence incessante et sempiternelle des idéologies de nos sociaux-démocrates ou de nos chrétiens-démocrates qui depuis deux siècles entravent tout effort révolutionnaire européen s’explique magnifiquement par la lecture de Ménard.

    Tant que l’on n’aura pas extirpé de nos doctrines politiques les fondements ou les pré-supposés monothéistes, plus ou moins consciemment admis par la majorité de nos concitoyens, la confusion gouvernera les esprits. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne des volitions révolutionnaires des générations précédentes, s’enflent et gonflent d’une manière des plus inquiétantes, les signes de plus en plus évidents du déploiement totalitaire des idéologies monothéistes. A tel point qu’aujourd’hui le débat ne consiste pas à traquer les fermentations philosophiques de celles-ci dans le non-dit des intentions encore inavouables, mais à s’opposer fermement à toutes les dérives religieuses du politique. Si l’Europe pense faire barrage au front islamo-américain qui la menace en intégrant en sa future Constitution le rappel de son origine chrétienne, elle se trompe lourdement quant au sens de son combat ! Sans doute vaudrait-il mieux réactiver en les esprits de sa population les ferments révolutionnaires de l’Imperium !

     

    André Murcie. ( 19 / 04 / 03 ).

     

    SALAMINE.

    SEBASTIEN CHARLES LECONTE.

    1897. MERCURE DE FRANCE.

     

    Il fut surnommé le dernier des parnassiens. Né en 1865, mort en 1932, il clôt la série des grands comites du Parnasse, Leconte de Lisle, une oreille tant soit peu avertie reconnaîtra une frappe du vers similaire, le Vicomte de Guerne auteur des prestigieux Siècles Morts, ( auxquels nous consacrerons une prochaine livraison de Littera-Incitatus ) et enfin Sébastien Charles Leconte dont Le bouclier d'Arès, son recueil le plus connu, serait un peu comme une épique réduction des susdits Siècles Morts. Mais attention, il est davantage un continuateur qu'un suiveur, un créateur qu'un imitateur.

    La postérité poétique ne lui aura pas rendu raison. La petite anthologie Seghers de La Poésie Parnassienne de Luc Decaunes parue en 1977 ne le cite même pas. Pourtant répétons-le le dernier de la liste n'est pas obligatoirement le dernier de la classe. Le fait en est d'autant plus ironique qu'un des thèmes constants de la poésie de notre auteur réside en la suprématie mémorielle du rôle du poëte. Vous le retrouverez dans le Tome III de l'Anthologie des Poètes Français Contemporains de George Walcht et sur Wikipedia qui offre l'entière lecture du Bouclier d'Arès.

    Mais restons-en à ce Salamine. Qui aurait pu s'intituler Après la bataille. Le recueil ne conte pas en effet le récit de l'affrontement des flottes grecque et perse, plus subtilement il essaie de répondre à une interrogation essentielle, quels sont les Dieux qui ont aidé les Grecs à remporter la victoire ? La question est beaucoup moins naïve qu'on ne pourrait l'accroire.

    Les fiers à bras, qui n'ont pas toujours le muscle du cerveau aussi développé que leurs biceps, se hâtent de répondre. Qui l'eût cru ? Arès dieu de la guerre pour les guerriers, Poseidon dieu de la mer pour les marins ! Au moins c'est clair, net et précis. Nous pouvons leur prêter quelque créance, ils furent les premiers témoins et les premiers acteurs. Mais même chez les Dieux antiques, chacun prêche pour sa paroisse.

    Les Chefs du peuple ont une vue plus large de la problématique. Ce ne sont pas seulement les Olympiens qui se rangèrent aux côtés de leurs adorateurs mais les Héros, que l'on imagine délaissant l'île des Bienheureux, et les Ancêtres, revenus des cercles infernaux. C'est un peu l'invocation eschyléenne inversée en elle-même, il ne s'agit plus de défendre les tombeaux des anciens, ce sont les pères qui sortent des tombes pour se porter au secours des fils. Ce n'est plus ad patres, mais ad filia !

    Très belle métaphore du passé s'extirpant des limbes de l'oubli pour s'en venir assurer la présence grecque du monde au monde, redoublée en quelque sorte par la déclaration finale du poëte, qui impose au premier plan, non plus la victoire aléatoire d'un rencontre navale, mais la plectrique survie fondatrice d'une culture à qui nous devons l'essentiel de nos assises civilisationnelles.

    Ce genre de discours est difficilement recevable par nos contemporains et nous serions prêt à parier que plus que l'excellente facture des vers de Sébastien Charles Leconte, c'est le contenu idéologique du poème qui les gêne. Nous vivons une époque fabuleuse où l'Europe a peur d'affronter et de revendiquer son propre passé. Nous savons toutefois que des peuples sans Histoire ne durent jamais bien longtemps.

    Cette déshérence littéraire qui nous stigmatise n'est pas due comme on le prétend très souvent à une coupure générationnelle. Ce ne sont pas les « jeunes » qui ne liraient plus parce que de multiples nouvelles activités plus ludiques, et d'un abord moins rébarbatif, les tiendraient éloignés des vieux livres poussiéreux, mais nos élites qui ont sciemment scié la planche de la culture sur laquelle les nations européennes étaient assises depuis Homère.

    Les attraits de la globale marchandisation libérale ne peuvent être contrecarrés que par une réflexion ancrée sur notre devenir le plus profond, en d'autres termes sur cette spécificité impérieuse qui s'oppose du tout au tout aux valeurs comptables de la société moderne. La lecture de Sébastien Charles Leconte est peut-être symboliquement plus importante qu'il n'y paraîtrait !

    André Murcie.

    FRAGMENCES D'IMPERIUM

    PLATON

    FRANCOIS CHÂTELET.

    FOLIO ESSAIS. N° 115. MAI 1995.

     

    Publié pour la première fois en 1965, en une époque où l'on croyait encore en la pérennité du système soviétique. Rappelons que François Châtelet est mort en 1985, et qu'il fit partie, à leur corps et âme défendant de ces générations qui connurent leur acmé sous l'horizon indépassable du socialisme étatisé. A l'époque l'on appelait cela le danger communiste, mais il s'agit là d'une autre Histoire qui dépasse notre propos.

    Nous n'en sommes pourtant pas si loin que l'on ne pourrait le croire puisque en ces deux cent cinquante pages nous passons insensiblement de l'antique Athènes populeuse, hantée de ses étroites venelles à ses plus larges péristyles par la silhouette faunesquement camuse de Socrate, aux plans idéaux de la Cité idéale.

    L'affaire Socrate fut avant tout politique. Platon en fut phagocyté toute sa vie. Nous pouvons résumer en une seule question cette problématique qui l'obséda. Quel est le type de ville qui ne serait pas mortel pour Socrate ? Vraisemblablement pas Syracuse ! La réponse s'avèrera d'une déconcertante facilité. La seule cité qui ne fut pas nocive à notre empêcheur de tourner en rond en nos propres pensées, serait celle dans laquelle sa place ne serait pas définie.

    Autrement dit, les cités modèles de La République et des Lois. Rien que ces deux-là, mais pas davantage. Encore que, nous ne soyons pas très sûrs qu'il ne s'y soit point ennuyé comme un rat mort. Car les modèles idéaux platoniciens sont des intensifications intellectuelles portées à leur plus haut degré. Tout y est réglé comme sur du papier à musique à tel point que Socrate dérangerait s'il lui prenait fantaisie de piquer son petit solo, tout seul, là-bas au beau milieu de la sourdine harmonique généralisée.

    Pire, il commettrait le seul et même attentat pour lequel il fut déjà condamné à mort. Non quod corrumpet juventum – il faut bien que les enfants soientt un jour ou l'autre déniaisés – mais poursuivi pour crime de lèse-majesté de fragmentation de l'unité totalisante de l'oikouméné citadine. Impardonnable !

    Platon veut bien admettre que Socrate ait passé sa vie à pourchasser, chez les individus qui y consentaient, les faux semblants de leur existence ou de leur pensée, mais pas question qu'il interroge les vrais-véritants de la ville d'or. Ce n'est pas seulement les poëtes que Platon, rejette loin des portes de fer de sa cité idéale. Socrate lui-même n'aurait pas le droit d'y glisser le plus petit de ses orteils.

    La nouvelle Magnésie relève d'une accumulation philosophique sans précédent. Toute l'expérience et toute la réflexion politiques de Platon trouvent refuge en cette citadelle théorique. Qu'il convient de ne pas bousculer. Elle n'est pas bâtie sur les sables mouvants de l'imagination mais sur les miroirs auto-déformant de l'être et du non-être. Car il a fallu faire feu de tout bois et de toutes pierres afin d'y donner des assises les plus larges possibles. Platon y a brûle ces derniers vaisseaux, ces belles et grandes Idées qu'il a sacrifiées à une espèce d'empirisme théorique militant.

    Platon a tué – non pas le père Parménide comme l'on se plaisait à le raconter dans les anciens temps de la psychanalyse triomphante – mais Socrate, son géniteur. C'était un travailleur à la petite semaine qui traficotait les individus par tout petits groupes dans l'espoir insensé d'en faire une multiplication de petits Socrate. Fallait-il s'y méconnaître en l'âme humaine pour être aussi peu productif ! Platon a préféré tiré des plans sur la comètes du devenir.

    Avec sa lanterne illuminante en plein midi, ce n'est pas un homme qu'il s'est mis à chercher, mais une ville entière ! Rien que çà. Malgré ses écrits nous doutons qu'il ait trouvé. Et puis surtout ce phénomène indécent pour l'esprit humain. C'est que le même ne peut rester le même indéfiniment car il se désavoue à chaque instant qui passe, n'étant plus jamais le même, s'accroissant dans le temps même qu'il se nie. Tant de temps et temps de tant !

    La lourdeur philosophique a eu raison de la légèreté sophistique. En reléguant Socrate hors les murs Platon l'a rejeté – étrange ironie du hasard - avec toute la clique sophistique. Il a cru couper l'herbe folle, mais Aristote et Alexandre viendront rajuster les plateaux de la balance. Alors que Platon opte pour l'enfermement, Aristote ouvrira de nouveau les champs des possibles de la phusis. Et Alexandre fera voler en éclats le statut de la Cité Grecque. Elle sera remplacée par l'anabase d'un Empire à l'orbe incessant.

    Platon avait imaginé une Grèce anti-décadente, mais les années qui suivirent démontrèrent le contraire. La Grèce avait vécu. Elle n'était déjà plus qu'un glorieux souvenir. Ce ne sont pas de hâtives modifications de la dernière heure jetées sur un bout de papyrus qui changeraient la donne fondamentale. Comme toujours ce n'était pas la globalité des hommes qu'il fallait vouloir changer mais simplement repérer les individus capables de par leur seul enthousiasme, de par leur seule énergie, d'entraîner les vastes foules amères qui ont renoncé depuis trop longtemps à elles-mêmes.

    François Châtelet, en sa conclusion, ne va pas plus loin que nous. Ou plus précisément, sur un strict plan géographique exactement au même endroit que nous, mais pas aussi en avant dans le temps dynastique. Point d'Alexandre mais un de ces prédécesseurs, Archélaos qui pour Platon – à rebours du jugement porté par les historiens modernes - représente le tyran dans son déchaînement le plus infâme... Il semblerait que dans les années soixante la cote d'Alexandre le Grand n'ait pas été à son zénith...

    Par contre au niveau philosophique il ne fait pas l'impasse sur l'anti-platon par excellence. Le seul grand philosophe, sous les sabots duquel l'herbe des Idées ne repousse pas quand il pense, Nietzsche. La cité platonicienne ne serait-elle pas celle des esclaves, regroupés sous le bouclier de la raison raisonnante ? L'Etat n'asservit-il pas ? François Châtelet n'hésite pas à pousser le bouchon du ressentiment jusque sur les dalles sacrées de la callipolis platonicienne ! Joli courage pour cet universitaire que nous avons pour notre part toujours considéré comme un folliculaire sans envergure.

    Tout de même nous aurions préféré, en ce genre d'ouvrage, un Platon plus biographique, qui, même s'il délimite assez bien les problématiques, de la façon dont elles se posent et de la façon dont elles sont résolues, aurait insisté sur les échanges entre la vie de l'individu et les sauts de sa pensée. Et non pas cet être transparent réduit à n'être plus qu'une tête pensante.

    ( 2008 / in Général Platon )

     

    PLATON ET L'ACADEMIE.

    JEAN BRUN.

    128 pp. 1986. ( Première édition : 1960 ).

    QUE SAIS-JE ? N° 880.

     

    Beaucoup plus Platon que l'Académie, encore Jean Brun n'évoque-t-il principalement que les trois plus importantes figures de ce que l'on appela la Nouvelle Académie, celle d'Arcésilas, Carnéade et Philon de Larisse. Etranges continuateurs platoniciens qui devant le succès du stoïcisme eurent plus à coeur de combattre les théories de cette nouvelle école que de perpétuer les enseignements de leur fondateur.

    Cela peut nous paraître un peu étonnant. Le stoïcisme véhicule une austère réputation. Nous modernes, avons tendance à en faire un des jalons philosophiques annonciateurs du christianisme alors que ceux qui le virent éclore le critiquèrent pour son optimisme volontariste. Face aux affirmations sans ambages de Zénon, qui instituaient sans l'ombre d'un doute les hommes au milieu du monde, comme des fruits déposés dans un panier, les post-platoniciens firent machine arrière. Le royaume des Idées interdisait une telle acceptation de la prégnance de la réalité des apparences, mais comme il était impossible de se réfugier - en ce que Mallarmé nommera bien plus tard l'éden – et que nous nous contenterons d'entrevoir comme un sanctuaire interdit de par sa nature et sa définition mêmes d'accès impossible – les nouveaux maîtres dans l'incapacité d'ordonner une paisible retraite dans une île entourée de trop hauts récifs, préférèrent couper la voie des colonisateurs du réel en décrétant le manque de réalité du monde sensible sur lequel ils déclaraient construire leurs nids.

    Platon avait ouvert une route vers l'intelligible inaccessible, ses lointains disciples coupèrent les ponts qui menaient graduellement à la congruence de la multiplicité sensible des apparences. Il ne convenait plus de convoyer les âmes vers la voie lactée supra-lunaire, mais d'empêcher toute descente efficiente en la phusis. Les Académiciens se cantonnèrent en un no man's land métaphysique stérilisant de moindre attrait. Par un injuste retournement du logos, la philosophie platonicienne qui avait haut et fort préconisé la vérité idéale de toute manifestation êtrale était désormais reléguée dans un scepticisme de bas-étage quant à l'effet miroir idéel. Nier le reflet du soleil sur la surface d'un cours d'eau, ne préserve pas l'existence de l'astre lumineux, mais participe de la relégation négatrice de l'hélios originel. La philosophie en tant qu'oubli de l'Idée, dirait Platon s'il revenait parmi nous !

    Le surgissement du stoïcisme ne saurait être qu'une cause adjacente. Si les écoliers du jardin d'Académos en vinrent progressivement à trahir les leçons du Maître, la faute en revint d'après nous davantage au contenu des cours du professeur qu'aux élèves eux-mêmes. La présentation des différentes étapes de la pensée de Platon par Jean Brun est assez éloquente. Ce dernier mot n'est peut-être pas le mieux-venu pour définir l'effort platonicien que l'on pourrait définir comme une insurrection intellectuelle contre la sophistique, mais il n'est pas arrivé sous notre plume d'une manière totalement incidente.

    Les derniers écrits de Platon ont du mal à convaincre leurs lecteurs. Nous ne désignons pas par ces mots le fréquent recours au mythe de la pensée platonicienne. Cette manière de s'exprimer n'est pas due à une impuissance initiale du dire. Platon savait manier plus que quiconque le langage discursif, il lui aurait été facile de continuer ses démonstrations logiques jusqu'au bout s'il en avait décidé ainsi.

    En s'exprimant mythiquement Platon ne fait que s'inscrire dans la grande tradition pédagogique de ses prédécesseurs, qu'il entend achever - au même titre que Hegel, Nietzsche et Heidegger eurent chacun l'illusion d'apporter la dernière pièce à l'édifice de la pensée philosophique occidentale - celle qui débute avec Homère et se poursuit par le poème de Parménide. L'on a beaucoup glosé sur la République de Platon exilant de ses remparts le poëte qui refuserait d'être la voix de la raison d'Etat. Le mythe du poëte maudit s'articule en partie sur cette incongruité philosophique – et aussi sur Ovide rejeté au pays des Scythes – alors que d'après nous il nous faut surtout y voir le rejet de la poésie épique en tant qu'intercession souveraine des Dieux au profit de la dialectique batailleuse des hommes. A quoi bon des philosophes, en temps de manque et de détresse si les poëtes sont de bien meilleures voies de communication et d'intercession avec la partie inhumaine du surgissement de la phusis que le cheminement difficultueux, lent et incertain, des professionnels de la philosophie ?

    Il est des tâches dont on se charge et qui se révèlent plus difficile à accomplir qu'on ne se l'imaginait. Chassez le poëte, il revient au galop ! La pensée platonicienne retourne au mythe chaque fois que la pierre – étymologiquement théos en grec – est trop lourde à porter, chaque fois que la pensée pressent que ce que Nietzsche appelait la plus lourde et la plus difficile des pensées, pourra être portée par la pensée mais restera entourée d'un halo de difficultés conceptuelles – non pas incompréhensibles mais insignificatives - pour ceux-là mêmes qui en décrypteraient la signification.

    La pensée platonicienne décrit une hyperbole. Elle s'approche de sa cible, la suit, l'effleure, l'arase, mais ne s'y maintenant pas retombe, sur elle-même. Elle est la fille d'un long détour. Et non pas d'un long retour, ce qui change tout. Elle part du politique pour revenir au politique. Entre temps elle est passée par les Idées mais s'en est revenue. Non pas un retour qui serait sa propre accumulation, mais un retour qui est sa propre déperdition et s'institue donc en tant que détour de sa visée initiale.

    La mort de Socrate emmène Platon à combattre les sophistes qu'il accuse de pervertissement démocratique pour avoir permis la condamnation du seul juste que comptait Athènes. Mais ses attaques contre les sophistes à qui il reproche d'avoir abandonné le dire de la phusis pour s'adonner au discours du politique culminent en son oeuvre sur une tentative d'écrire par deux fois une nouvelle constitution. Idéale certes, mais trop idéale. De la République aux Lois c'est au retrait, au recul de la pensée platonicienne que l'on assiste. Peut-être même faudrait-il parler de déroute.

    L'on dit Platon, comme si on disait Dieu ! Mais plus la pensée platonicienne avance, plus elle se gauchit, se charge, se perd en d'embrouilleuses sinuosités interminables. L'on n'ose pas le proclamer mais les derniers dialogues sont emplis de récits extraordinairement compliqués, qui n'apportent rien aux démonstrations. Quand l'on regarde les exposés d'un Héraclite ou d'un Parménide, l'on peut éprouver quelques difficultés de compréhension, mais la réflexion que l'on opère sur ces résistances conceptuelles aide à y voir plus clair, chez Platon, une fois que l'on a débrouillé l'écheveau, l'on s'aperçoit qu'il vaut mieux pour suivre la logique de la pensée passer par-dessus ces obstacles qui n'ont d'autre but que de retarder l'énoncé des évidences. Et cela se passe chaque fois que le discours discursif se donne à lire comme une théodicée poétique.

    Il existe même chez Platon des difficultés d'énonciation troublantes. Ainsi évoquant la nature de l'Âme du Monde il nous instruit de sa composition, un tiers du Même, un tiers de l'Autre, un tiers du mélange de l'Autre et du Même. Mélange qu'il ne nomme pas, entendez qu'il ne lui donne pas de nom servant à le désigner. La saumure est bien formée de moitié d'eau douce et de moitié d'eau de mer, mais si vous mélangez un tiers de saumure, un tiers d'eau de mer, un tiers d'eau douce, vous n'obtiendrez pas mathématiquement parlant cinquante pour cent d'eau de mer et cinquante pour cent d'eau douce car 1/ 3 A + 1/ 3 B + 1/3 AB n'a rien à voir avec 1/3 A + 1/3 B + 1/3 C. Il semble que notre géomètre en chef ait eu quelques ennuis avec les notations algébriques. Ou plutôt qu'il ait oublié que s'il y a une idée de la boue il doit bien y avoir aussi une idée de ce mélange de Même et de l'Autre. Qui ne saurait être ni le Même, ni l'Autre, mais un étrange hippogriffe philosophique. Quel dommage que Platon ne nous ait pas entretenu plus longtemps de ce fabuleux animal philosophique que pour notre part nous définirions comme le composé initial de l'Eros et de l'Arès empédocléen, et que pour notre part nous nommons en d'autres écrits Eris.

    ( 2008 / in Général Platon )

     

    CRATYLE.

    PLATON.

    Présentation et notes par EMILE CHAMBRY.

    In N° 184. GARNIER FLAMMARION. 1967.

     

    Un des dialogues les plus plaisants de Platon mais pas le moindre en importance. Peut-être même un des plus essentiels puisqu'il traite de l'essence du mot. Lorsque l'on se rappelle que les oeuvres de Platon sont écrites uniquement avec des mots, l'on comprend sans peine que notre philosophe ait tenu à s'assurer de la nature de son matériau de base. Les peintres se soucient que les poils de leurs pinceaux ramassent toute la couleur désirée sur les ais de la palette.

    Evidemment l'on parle en vue d'un sujet précis mais l'on vise un tout autre but. Platon ne fait guère mystère de ses intentions ; analyser les fondements du langage c'est avant tout, une fois de plus, mener la charge contre la sophistique et l'irréductible ennemi du philosophe, le sophiste. En fait c'est déjà envisager la problématique à l'aune du platonisme. Le sophiste n'existe pas, il n'y a que des sophistes. Tous différents. Mais Platon, au fur et à mesure que se préciseront ses théories personnelles aura de plus en plus besoin de fonder l'unicité de la sophistique pour la réduire à sa propre idée.

    Cratyle fut l'initiateur du jeune Platon à la philosophie. Il fut un disciple d'Héraclite, mais son illustre élève l'abandonna assez vite pour Socrate. Ce n'est vraisemblablement pas un hasard si Platon a donné à ce livre le nom de son premier maître. Il y aborde pour la première fois la nécessité de sa théorie des Idées sans se résoudre à prononcer le mot ultime. La présence de Cratyle comme une borne du chemin parcouru et l'absence de l'eidos comme si avant de lâcher le gros mot fatidique il voulait s'assurer une dernière fois de la solidité de son matériel !

    Parents n'appelez pas votre fils Richard s'il doit devenir chômeur, ne baptisez point Belle votre fille si elle arbore un visage de laideron. Le trait est peut être cruel, mais ne vous en prenez qu'à vous si vous mésusez des milliers de prénoms que vous offrent les éphémérides et les dictionnaires et les employez à contresens.

    Mais qu'en est-il des mots que nous usons tous les jours pour désigner les dieux, les choses, les êtres vivants et les notions idéelles. La bête fidèle s'appelle chien et nous nommons courage cette volonté que nous avons à faire front à l'adversité. Pour Hérmogène les mots sont pures conventions, et nous pourrions siffler notre courage pour sa promenade vespérale et prendre notre chien à deux mains pour demander une augmentation à notre patron.

    Pour Cratyle les mots chien et courage doivent ressembler à la réalité de ce qu'ils désignent. Mais pas plus Cratyle qu'Hermogène ne sauront trouver des arguments convaincants à l'appui de leur thèse. Ce sera Socrate qui se fera tour à tour un malin plaisir de les appuyer pour mieux les combattre.

    Un mot ne saurait trop ressembler à ce qu'il désigne sans quoi il se confondrait avec la chose qu'il nomme. Vous ne pourriez prononcer le mot éléphant sans que la satanée bestiole ne sorte de votre bouche entrouverte. Jugez du désordre. D'où l'adage de tourner sept fois sa langue...

    Platon n'a jamais été un démocrate convaincu. Les mots n'ont pas été, par un long processus historial, peu à peu élaborés par les communautés humaines. Ce sont des législateurs particulièrement doués en la matière qui ont dressé les listes de mots nécessaires à notre langage. Ne croyez pas pour autant qu'ils ont agi sous la seule impulsion de leur autorité.

    Les mots sont bien en accord avec leur signifié. Les mots sont héraclitéens, ils expriment l'impermanence des choses de ce monde. Les législateurs qui les ont fabriqués possédaient assez de sagesse pour faire entendre que ce qui est du côté des Dieux est stable et ce qui préside au destin des hommes, emporté à vau l'eau par un tsunami incessant.

    Certes nous n'en sommes pas à une lettre près. Mais il faut tout de même prendre le sens des mots aux pieds des bonnes lettres. Voici Socrate lancé dans quarante pages d'étymologie sauvage qui en rabotant de-ci, de-là, quelques consonnes et en déplaçant quelques syllabes vous prouve que tous les mots, des noms augustes des Dieux aux phénomènes de la nature, signifient ou « qui se laisse emporter par le courant », ou « qui résiste à ce même courant »...

    Pour les amateurs de curiosités littéraires ce sera un régal de se rapporter à l'ouvrage de Mallarmé Les mots anglais qui s'appuie sur l'expressivité singulière des glyphes alphabétiques pour expliciter le sens des mots. Le français étant plus proche de l'idiome de nos voisins d'Outre-Manche que du grec, la démonstration d'une telle méthode n'en sera que plus parlante.

    Mais c'est Socrate lui-même qui montre les limites de sa théorie : entre le T de tendresse et le T de tuer, il y aurait tout de même incompatibilité d'humeur. De toutes les manières comment peut-on donner son nom à une chose puisque la chose exprime justement ce que le nom désignera et que malheureusement on n'a pas ce nom-là à notre disposition puisqu'il nous faut l'inventer. C'est l'histoire du serpent à deux têtes qui ne peut totalement mordre sa queue unique.

    A Cratyle d'apporter la solution. Premièrement : comment désigner une chose par son nom quand on ne connaît pas le nom ? Deuxièmement comment donner un nom pérenne à un objet qui change en permanence. Nous disons un homme : mais quid du bébé, de l'enfant, de l'adolescent, de l'adulte, du vieillard, du cadavre ?

    Et Socrate s'en va tout seul emportant la clef de l'énigme. A la coulée héraclitéenne du monde il suffit d'opposer l'immuabilité des Formes platoniciennes.

    Mais il reste un défaut dans la cuirasse socratique. C'est d'ailleurs ce qui fait que les les théoriciens du langage y reviennent toujours. Le Cratyle c'est un peu la quadrature du texte de la linguistique. Si les mots ne parviennent pas à saisir l'impermanence des choses en perpétuel devenir, c'est parce que les mots eux aussi sont en perpétuel devenir qu'ils parviennent à fixer de par leur imperfection même l'inessence volatile des choses.

    En d'autres termes lorsqu'ils dénient à leur parole toute préhension d'une quelconque vérité les sophistes sont certainement plus proches d'une vérité qui n'existe pas que ceux qui proclament rechercher cette même vérité, qui n'existe pas plus en ce cas que dans l'autre. Mais si les philosophes enfoncent une porte ouverte à dénoncer les sophistes en les accusant de proférer des mensonges alors qu'ils n'ont jamais prétendu enseigner la vérité, les sophistes se contentent de remarquer que les philosophes qui estiment chercher la vérité n'en sont pas plus proches qu'eux, puisqu'ils ne la détiennent pas encore. Quant à ceux qui décrèteraient la détenir, apparemment leur vérité n'est guère aveuglante puisqu'elle ne provoque guère l'unanimité des contemporains...

    Les mots de la vérité sont les mots du mensonge. Le philosophe s'exprime avec les mêmes vocables que le sophiste. Et comment les mêmes mots pourraient-ils exprimer et le mensonge et la vérité ? Platon préfère se taire et ne pas exhiber de sous sa tunique son mot magique. A l'échanger avec les sophistes il a peur que sa pièce ne se démonétise. Il serait si facile qu'un Protagoras quelconque lui rétorque que l'homme est aussi la mesure de l'eidos.

    Car si l'eidos ne s'impose pas, l'homme en disposera avec la même facilité qu'il dispose des Dieux. Il manque encore une pièce au mécano idéel de Platon, une espèce de canal de dérivation qui rejettera la sophistique dans le trop plein des bavardages futiles. Soyons sûr qu'il y travaillera d'arrache-pied dans la suite de ses recueils.

    ( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

     

    SOPHISTE.

    PLATON.

    Présentations et notes par Emile Chambry.

    In N° 203. GARNIER FLAMMARION. 1969.

     

    Où nous nous retrouvons en pays de connaissance, pour le duel final. A trois, comme dans Le bon, la brute et le truand. A vous de choisir le casting. Il n'est pas obligatoire, malgré la gueule de sa théorie pour l'emploi, que Platon hérite de la place du bon. Pour ceux qui auraient manqué les épisodes précédents : au terme d'une fantastique chevauchée le pistolero inconnu venu ( comme par hasard ) d'Elée va-t-il enfin arriver à égarer ses sophistes poursuivants en une faute piste au fond d'un désert sans fin où une tempête de sable les ensevelira à tout jamais ? Revenu à Athènes le mystérieux et si peu zénonien Eléate règlera-t-il définitivement son compte à ce vieux cheval de retour Parménide ? Le suspense est à son comble.

    Plein feu sur les sophistes, ce sont des êtres malfaisants qui recherchent de jeunes élèves riches pour leur vendre des connaissances. Ce n'est pas dit, mais l'on sent dans cette critique indirecte la morgue des aristocrates fortunés qui n'ont pas besoin de proposer leurs bons ou loyaux services à quiconque pour gagner leur vie. L'on a gardé l'argument massue pour la fin : les sophistes se prévalent de pouvoir enseigner n'importe quel sujet, n'importe quelle matière. Ce qui est impossible, car aucun homme ne peut acquérir toutes les connaissances.

    Mais les sophistes possèdent aussi leur grosse bertha : un mensonge participe de la vérité puisqu'il est réellement un mensonge ! En plus ils jouent sur du velours : Parménide n'a-t-il pas dit que le mensonge n'existe pas puisque ce qui n'existe pas n'existe pas. Si l'on veut convaincre les sophistes de mensonge, il faut d'abord prouver que Parménide s'est trompé. Le mystérieux éléate va jusqu'à parler de parricide. Qu'il se propose d'accomplir sous les yeux de l'assemblée, en direct et en public.

    Si l'Être est, il est par une suite logique du langage quelque chose. On se complaît à dire qu'il est Un. Mais quel est ce monstre à deux têtes qui ne peut pas être lui-même à partir du moment où il veut être ? Si l'Être restait égal à lui-même, serait-il lui ou lui-même ? L'identité est une quête, l'identité est une séparation, l'identité est un mouvement, l'identité est une première exigence d'altérité.

    Parménide emploie les deux termes comme s'ils étaient de parfaits synonymes, l'Un et l'Autre paraissent une seule et même chose. L'Intelligible et la Matière se confondent. La seconde n'existe pas, elle n'est que le reflet de l'Un sur lui-même. La matière se confond avec l'étant et l'Un avec l'Être. Peut-être même que l'étant se confond avec l'Être ! De toutes les façons l'Être ne sort pas de l'Un.

    Mais si l'Un est l'Être ou si l'Être est l'Être, l'Être n'est pas le Non-Être pour la simple et bonne raison que le Non-Être n'est pas. L'Être n'est pas le Non-Être car ce serait donner vie au Non-Être. A la limite Parménide peut interdire la formule prédicative de l'Être qui est Être, mais il ne peut s'opposer à la logique de l'Être qui n'est pas le Non-Être.

    La faille est là dans cette fêlure du raisonnement. L'Etranger ne raisonne pas ainsi, mais en toute immodestie murcienne nous affirmerons que notre transcription est plus métaphysique que la sienne, en le sens où nous la réalisons à l'intérieur de l'orbe parménidien, alors que l'Eléate s'en va chercher le secours d'autres doctrines.

    Le Non-Être est introduit au coeur de l'Être. La citadelle n'en est pas pour autant prise. Elle est même dégagée de l'étau du même, qui du coup, s'en va participer du Non-Être. Du Non-Être qui devient l'autre de l'Être et, par cela même, acquiert son statut d'être le Non-Être.

    L'on n'est jamais trahi que par les siens. Heureusement que Paparménide avait passé l'arme à gauche depuis quelque temps. Il serait certainement mort de chagrin d'avoir vu dilapider son héritage conceptuel par ses propres enfants ! Et tout ça, pour ces rigolos de sophistes !

    Car si le Non-Être existe, le discours devient très logiquement porteur de mensonge. Et de menteries qui ne pourront plus se cacher derrière la réalité de leur mensonge. Il est sûr que les mensonges n'en seront que plus vrais. Sachez apprécier la différence entre un vrai mensonge et un mensonge entrevu dans sa propre réalité de mensonge.

    Le discours est certes devenu porteur de mensonge mais il est aussi devenu gésine de vérité. Mensonge et vérité sont entremêlés mais ils ne forment plus du tout uniquement l'Un solitaire. Ils sont irréductiblement deux. Lorsque le monde était unifié le discours de vérité et le discours de mensonge s'équivalaient, mais désormais la vérité sera du côté du philosophe et le mensonge du côté du sophiste.

    L'on est grec, l'on ignore donc encore la diabolisation mortifère du christianisme. Les sophistes n'auront pas toujours tort, leur discours comportera quelques véritables paillettes d'or le plus fin et le philosophe accouchera de la vérité difficilement. L'opération sera dure, longue et difficile.

    La philosophie grecque vient tout de même d'accomplir un bond en arrière que notre modernité ne parviendra jamais à effacer malgré la tentative désespérée d'Aristote. Socrate triomphe : son discours de recherche de la sagesse débouche sur de la moraline. Le bien sera du côté du Philosophe et le Mal du côté du Sophiste.

    Les Grecs eux-mêmes n'en tirèrent pas d'aussi hâtives conclusions que nos contemporains ( les nôtres et ceux des deux siècles précédents ). Il restait encore toute une praxis guerroyante à développer autour de la Méditerranée. Alexandre et plus tard les Romains s'attelèrent à cette tâche gigantesque. Mais le ver était dans le fruit.

    Cela nous montre les limites de la philosophie. Platon fut un esprit subtil. Il comptait agir au mieux des intérêts de la Grèce en poussant sa pensée. Il n'a pas du tout entrevu que celle-ci pourrait être utilisée bien plus tard à l'encontre des intérêts du peuple grec. Ne dites pas, que nous sommes innocents après notre disparition de ce que l'on pourra faire de nos oeuvres. Les choses ne se prêtent qu'à leur propre destin. Il est parfois secret et même clandestin. Les Dieux se sont joués de la sagesse de Platon. Il les a souverainement respectés et eux l'ont aveuglé. L'oiseau nocturne d'Artémis n'est point venu chuchoter à son oreille pour le mettre en garde contre certaines inflexions religieuses de sa pensée.

    ( 2008 / Les Pieds dans le Platon )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 23

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 023 / Decembre 2016

    SOULET RUINES D'APAMEE

     

    HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE D'APAMIA.

    JEAN-JACQUES SOULET.

    Antiquité et Moyen-Age du Pays de Pamiers. (Ariège).

    206 pp. Février 2002. Editions LACOUR.

     

    J'aime les livres. Particulièrement ( j'ai failli écrire exclusivement, mais ma légendaire modestie m'en a empêché ) ceux qui parlent de moi. Non, chers lecteurs, je ne cède point à un délire monomaniaque aggravé, ma misérable personne ne représente qu'une des infimes parcelles de l'agrégat humain séculaire dont il est question dans ce livre. Ne le cachons point : mes ennemis auraient le droit de me dénier de toute appartenance originaire à l'essaim embryonnaire ici étudié. Je dois l'avouer, je ne suis qu'une misérable branche rapportée, un étranger venu d'ailleurs que les aléas de l'Histoire ont planté dans cette terre qui me fut natale.

    Encore que je m'interroge. Le droit du sol me satisfait aussi peu que le droit du sang. L'on n'est pas ce que l'on naît. L'on est ce que l'on veut devenir. Tout se passe dans la tête. La plupart de nos semblables dépourvus de la moindre imagination, ou cédant trop facilement à la loi multi-généralisée du moindre effort, se contentent de revêtir les oripeaux qu'ils trouvent sur les lieux de leur naissance et s'en prévalent comme d'un droit et d'une identité inaliénables, innéliénables pourrait-on dire.

    L'on ne compte plus les millions d'imbéciles qui se proclament français par le simple fait qu'ils soient nés en France. Mais il est des esprits pervers qui finassent : français de nationalité mais auvergnats de coeur. Certains poussent le vice jusqu'à se revendiquer de l'ETA basque. A jouer avec les nationalités, les ethnies et les origines la situation devient vite explosive ! Nous touchons à un des rouages essentiels de la grande politique : se définir c'est déjà se séparer. Cette formule peut aussi s'énoncer autrement. Diviser pour régner, par exemple. Ainsi César passe davantage la majeure partie de son De Bello Gallica à dénombrer les différentes peuplades gauloises qu'à raconter ses exploits militaires. Et pourtant le divin Jules n'a jamais revendiqué le titre d'ethnographe. Ne cherchez pas l'erreur !

    L'étymologie est une science merveilleuse. Elle ne répond pas à toutes les questions. Surtout aux plus insidieuses. Si l'on écoute une tradition communément admise, la commune de Pamiers, charmante bourgade de 15 000 habitants sise à 60 kilomètres au sud-est de Toulouse à quelques encablures du piémont pyrénéen, tirerait son nom de l'unification de quatre à cinq pams, comprenez ce vocable pré-occitan comme l'équivalent du mot quartiers, en une seule et unique Cité d'Apamée, aux temps obscurs du premier moyen-âge que certains s'obstinent à appeler antiquité tardive...

    De Pams à Pamiers, il n'y a qu'un pas que la raison raisonnante franchit allègrement. A ceci près que depuis toujours les habitants de Pamiers furent certifiés apaméens. Préfixe enquiquinant. L'on trouva une explication : de retour de croisade le Comte de Foix eut la fantaisie de nommer la bourgade de Frédélas empêtrée à 18 kilomètres de son château dans le lit marécageux de l'Ariège , du nom grandiose d'Apamée en souvenir de l'Apaméa syriaque en laquelle l'on suppose qu'il aurait fendu le crâne de milliers de Maures peu réceptifs au message d'amour christique.

    Pesé et emballé. Tout le monde s'est contenté durant des siècles de cette mouture. Cela aurait pu continuer jusqu'à aujourd'hui. Mais non il a fallu qu'un certain Jean-Jacques Soulet s'en vienne faire des siennes et bousculer des incertitudes établies depuis des lustres par les sociétés savantes du canton et les instances supérieures de la recherche universitaire. Le problème avec les éléphants qui rentrent dans les magasins de porcelaine, c'est qu'ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Pour Jean-Jacques Soulet, ce serait plutôt avec la pelleteuse tout terrain.

    Ne vous fiez pas aux premières pages. Si vous croyez tomber dans une oisive et sombre querelle clochemerlesque quant aux circonstances de la réhabilitation des ruines de l'Abbaye Saint-Antonin sur la rive gauche de l'Ariège, préparez-vous à quelques tsunamis historiques...

    Inutile de courir jusqu'en Syrie pour découvrir l'antique Apamia. Examinez les rives de l'Ariège... le fleuve capricieux a moulte fois changé de lit. Apamia est là sous les eaux et plusieurs mètres d'alluvions rocailleux. Depuis quand ? Trois siècles après J. C.

    Voici un genre de présomptions que les autorités n'aiment guère. La découverte de Jean-Jacques Soulet au début des années 80 fit localement quelque bruit. Elle était argumentée : textes anciens, photos aériennes, vestiges in situ... Le tout se termina par une mise en examen de notre découvreur coupable de ne pas suivre les sentiers battus des Antiquités Historiques.

    A peine avez-vous arraché son os au chien qu'il en retrouve un autre encore plus gros et plus malodorant. Jean-Jacques Soulet n'a pas abandonné la partie. Il fouilla plus avant. Et pas n'importe où. Dans le livre culte et fondateur de la nation française. Qui oserait remettre en cause la parole de César ? Certes les chercheurs se battent encore comme des chiffonniers à décrypter les lignes par trop énigmatiques de La Guerre des Gaules. L'herméneutique césarienne reste encore de nos jours conflictuelle.

    Notre auteur n'a pas manqué d'y porter avec ses gros sabots d'Ariégeois une main sacrilège. Comme tout un chacun il s'aide des historiens grecs et latins qui précédèrent et suivirent le tombeur de Cléopâtre. Et puis bien sûr la confrontation avec le terrain et l'auxiliariat indispensable de la toponymie.

    La moisson est bonne fructifiante. L'Ariège s'en sort avec les honneurs de la guerre. A lire entre les lignes, les textes et les chroniques médiévales, il appert que nos ancêtres les Sotiates, tribu gauloise nichée sur l'antique ville d'Apamée reconstruite, furent les plus glorieux opposants au fondateur de l'Imperium Romanum. Ils s'étaient d'ailleurs déjà illustrés en imposant un honteux traité de paix à Lucius Manlius proconsul de la Narbonnaise en 78...

    Un bonheur n'arrive jamais seul. Sous la plume de Jean-Jacques Soulet les Sotiates sortent de l'ombre. Cette peuplade quasi-inconnue se pare des plumes du paon romain. Pardon du Pont Romain. Un bien grand mot pour une sorte de passerelle de briques voûtée qui enjambe l'embêtant Crieu. Une espèce de rivière tellement toujours asséchée que l'on prétend dans le pays qu'il s'agit d'un canal d'irrigation creusé par les Romains.

    Jean-Jacques Soulet en remonte le cours et en tant qu'architecte professionnel se livre à d'étranges ruminations. Le Crieu est l'oeuvre des Sotiates. Nos ancêtres avaient poussé l'art de l'aménagement fluvial à un niveau inégalé à leur époque. Le lecteur en apprendra un peu plus en parcourant la chronique adjacente.

    André Murcie.

     

    LES ARCADES.

    JEAN-JACQUES SOULET.

    Un pont aqueduc antique méconnu, l'origine de Perpignan.

    64 pp. Avril 2006. Auto-édité.

     

    Un aqueduc romain de 210 mètres de long, 13, 50 mètres de hauteur, avec le train qui passe sous l'arche principale. Vous ne pouvez pas le manquer. Enfin si, c'est déjà fait. Nous parlons bien du même. Près de Perpignan. Juste un détail. Comme le Pont du Gard. Il n'est pas romain.

    Lecteurs, ne m'imputez pas une malheureuse erreur de frappe. Jean-Jacques Soulet est formel. Ces deux monuments n'ont pas été construits par ces fous de romains. Mais par les Sotiates. L'on peut même dire que pour des ouvrages chargés de véhiculer de l'eau, il argumente sec. La dimension des briques au centimètre près et la technique des arches pas perdue pour lui. Avec en plus la relecture des inscriptions oubliées.

    Il est comme cela Soulet. Tout pour les Sotiates, rien pour les Romains. Avant les méchants envahisseurs il existait dans le sud de l'Aquitaine et jusque sur les contreforts de la Narbonaise une civilisation qui n'avait rien à envier à la Rome Républicaine. Aussi ancienne qu'elle, et même plus, et en avance sur bien des points. Espionnage industriel ou récupération du savoir des vaincus, les romains s'y prirent si parfaitement qu'ils ont effacé jusqu'à la mémoire de leurs prédécesseurs...

    Est-il besoin de préciser que la capitale des Sotiates se trouvait à Apamia, ville encore aujourd'hui traversée par de nombreux canaux ? En tant que natif de la ville de Pamiers je ne peux que m'esbaudir d'une aussi illustre origine. Pour la grande Histoire il faut encore ajouter que le premier des Capétiens n'est qu'un imposteur hâtivement oint par l'archevêque de Reims qui ne prisait guère l'héritier carolingien sotiate...

    Jean-Jacques Soulet n'y va pas de main morte : le coeur originel de l'Europe se trouve bien à Pamiers. Les fondements de notre civilisation européenne ne sont pas à chercher ailleurs que dans cette filiation pro-gauloise et sotiate, anti-romaine et chrétienne. C'en est hélas trop pour nous, pro-romains et anti-chrétiens. Rappelez-vous ce nous avons déclaré en liminaire. Nous sommes ce nous voulons devenir et non ce que nous sommes. L'origine est donc toujours mythologique et politique.

    Ce qui n'empêche pas que la construction mythographique de Jean-Jacques Soulet au travers de ces deux livres soit passionnante. Même si nous ne pouvons y souscrire. Ne dites pas : à chacun sa vérité. Ni plutôt à chacun ses mensonges. L'important est de faire sens. Et nous ne pensons point que Jean-Jacques Soulet ait remonté à l'amont de sa pensée. Rien ne sert de creuser le passé si par la même occasion l'on n'en profite pas pour remblayer le présent.

    André Murcie.

    PS : Pour tout ce qui est de l'étude toponymique de ce livre nous conseillerions d'établir une lecture parallèle avec les chapitres adéquats d'Arsène Lupin, supérieur inconnu de Patrick Ferté. Nous ne pensons pas que JJ Soulet ait lu ce livre de mais toutefois le village de Rennes-le-Château, en territoire sotiate, pourrait être vu comme un point focal d'inspiration druidistique !

     

    LES EAUX D’APAMIA…

    ( La Cité Hellénisique Disparue )

     

    JEAN-JACQUES SOULET

    ( ISBN : 2 - 9524454-3-5 / 2014 )

     

    L’est des écrivains qui sont des sorciers. Des magiciens du verbe. Et d’autres des sourciers. Font jaillir des réalités cachées aux yeux du plus grand nombre. Jean-Jacques Soulet s’inscrit parmi ceux-là. Ne sont guère aimés par la science officielle. Souvent leurs dires vont à l’encontre des certitudes inébranlables des institutions savantes. Le premier ouvrage de Jean-Jacques Soulet Histoire et Archéologie d’Apamia ( ED Lacour / Nîmes / 2OO2 ) fut accueilli par des ricanements offusqués et des rires de mépris. Il n’en est pas de même avec ce troisième volume : ce qui au début de ce siècle ressemblait à une théorie tant soit peu fumeuse est devenue une hypothèse des plus sérieuses si solidement étayée qu’elle remet en cause des vulgates établies depuis plus de deux cent ans. Les critiques les plus acerbes des milieux académiques se sont tues, du bout des lèvres l’on admet que les assertions de Jean-Jacques Soulet méritent respect, discussion et confrontations.

    Mais de quoi s’agit-il au juste ? Des origines la cité de Pamiers, certes la plus importante ville de l’Ariège mais qui à l’échelle nationale n’est qu’une grosse bourgade de quinze mille âmes… Pas de quoi fouetter un chat diront les esprits pondérés, n’y a-t-il pas dans notre pays d’autres problèmes plus immédiats ? Nous en convenons, mais il est des points de fixation symboliques qui possèdent une portée opératoire bien plus importante qu’il n’y paraitrait de prime abord. Remettre en cause les fondements historiaux de la nation est une entreprise déstabilisante que les relais intellectuels représentatifs des pouvoirs gouvernementaux n’apprécient guère. Celui qui redéfinit - ne serait-ce qu’une parcelle - des présupposés fondamentaux culturels sur lesquels repose l’assentiment global des élites intellectuelles ébranle un des cubes indispensables à l’équilibre de la pyramide. Les batailles politiques les plus décisives se jouent souvent sur les terrains les plus inattendus.

    Il serait facile d’affirmer que ce livre n’offre qu’un intérêt local. Longtemps que j’ai quitté Pamiers, mais en tant qu’appaméen de naissance le livre de Jean-Jacques Soulet me parle de mon enfance. Souvent les lieux qu’il évoque me renvoient à d’innocentes scènes de baignade familiale, mêlées je dois l’avouer, à de criminelles pêches aux têtards. Mais aussi à ces aventureuses pérégrinations dans le lit asséché du Crieu qu’un peu d’imagination transformait rapidement en saga de trappeurs à la recherche du filon aurifère maudit… D’autant plus que le Crieu et son fameux pont « romain » était entouré d’un halo de mystère propre à enflammer les jeunes imaginations. Il se colportait cette étrange histoire de cette rivière qui n’en était pas une, qui serait un canal artificiel creusé par les légions de l’Imperium Romanum. Marcher dans le lit du Crieu c’était déjà revêtir la pourpre impériale, établir un trait d’union avec un passé d’une grandeur incommensurable.

    Je suppose que comme bien des générations de jeunes appaméens Jean-Jacques Soulet a dû lui aussi batifoler de ses pieds imaginatifs dans les nombreux cours d’eau appaméens. Peut-être ne les a-t-il jamais quittés, mais ce qui est sûr c’est qu’il y est revenu dévoré d’une inlassable curiosité.

    C’est que l’histoire de Pamiers est un peu étrange. La ville se serait d’abord appelée Frédélas - la cité du lac frais - avant de prendre son nom actuel qui proviendrait de l’antique Appamea sise en Syrie. En souvenir d’une participation aux croisades ? De la conquête romaine ? De qui, quand, comment, pourquoi ? Nul n’en sait trop rien, mais reconnaissons que ce genre de légende vous refile d’emblée une noblesse historiale des plus distinguées.

    Donc voici Jean-Jaques Soulet en action. Direction rivières et canaux qui irriguent la ville et la plaine de Pamiers. Nous l’imaginons droit dans ses bottes caoutchoutées, muni d’une pioche et d’un double-mètre. Un attirail digne des anciens orpailleurs ariégeois. Mais ce n’est pas tout. Ne part pas sans munitions. Des années qu’il remue le problème dans sa tête. L’a déjà publié deux brochures et deux livres aux contenus surprenants. Un réseau cumulatifs de faits étonnants et d’hypothèses audacieuses. S’agit maintenant d’étayer les arguments en apportant des preuves. L’a aussi son arme secrète, ne s’embarque pas sans biscuits, l’est un architecte de métier. Possède l’œil et les connaissances précises nécessaires à ses investigations.

    Explore les berges, depuis le talus surplombant de la rive ou de l’intérieur du cours d’eau. Retrouve des maçonneries oubliées durant des décennies, en découvre d’autres qu’il arrache à la végétation ou à la glaise alluvionnaire. A la limite ce genre de trouvailles est à la portée du premier fureteur venu. Jean-Jacques Soulet ne s’inscrit pas dans la catégorie des farfouilleurs patentés, il lit, il décrypte, il traduit, il donne signifiance à ce qui pour nous resterait courbes de paysage, assemblages de briques, amoncellement aléatoires de pierres. Son intelligence est le produit d’une vision d’ensemble d’une complexité inouïe qui mêle aperçus historiques et géographiques, savoir architectural et dextérité étymologique troublante. Suffit de l’écouter, de suivre le savant entrelacs de ses déductions pour saisir la cohérence absolue de ses raisonnements. Nul besoin d’être un acharné inconditionnel de la région appaméenne pour apprécier la rigueur de la démarche. Nous pourrions la qualifier par opposition à ce travail de dé-construction philosophique entrepris par l’intelligentsia française des années 60 - 70 comme une œuvre de sapience re-constructive.

    Faut se pencher sur ce livre qui s’apparente à une espèce de nouveau discours de méthode expérimentale qui ne s’appuie sur aucun des pré-supposés théologico-scientifiques en honneur chez la plupart de nos universitaires. Ce sont les faits confrontés à la logique de leur insert artefactique géographico-historial qui guident les tours et détours de la pensée en action. Point le lacet montagnard, mais ici le méandre fluvial.

    Attention, Jean-Jacques Soulet bouscule diverses traditions établies par des lignées respectables et séculaires d’érudits antiques et modernes. Nous parle par exemple de Posidonios non pas originaire de l’Appamea antique, mais natif du Royaume d’Apamia, qui resta indépendant jusqu’à son annexion par les troupes de Philippe le Bel… du détournement du cours de l’Ariège en l’an 506... de la préséance temporelle de la supériorité technique des druides gaulois sur les ingénieurs romains quant à la domestication des cours d’eau et aux pratiques d’irrigation… Bref cet ouvrage de cent cinquante pages est une bombe à fragmentation atomique sur tout ce qui relève l’histoire de l’antiquité et du moyen-âge d’un sud-est languedocien qui s’étendrait de Perpignan à Pamiers. Voici du grain à moudre pour les moulins des cervelles contemporaines qui tournent souvent à vide ! Jean-Jacques Soulet bouscule et malmène les certitudes. Détartre les cerveaux, vous oblige à réfléchir. C’est ce véritable crime de lèse-majesté contre la tranquillité de l’esprit satisfait de lui-même qui lui fut dès sa première brochure reproché. Les conjurations du silence s’établissent toujours autour de ceux qui dérangent. Il est sûr que celui qui ne cherche pas, ne trouve pas. Ne pense pas non plus. Ce qui le met en parfait accord avec les renoncements collectivisés de notre époque délétère. Pour ne pas dire, moribonde.

    André Murcie.

     

    P. S. : un seul regret que les soixante-seize photographies qui accompagnent le déroulement du récit n’aient pu bénéficier d’une surface beaucoup plus grande et de la couleur. La beauté quadrichromique de la couverture avive notre curiosité.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    CYROPEDIE

    XENOPHON

    Traduction notices et notes de

    PIERRE CHAMBRY.

    LIBRAIRIE GARNIER FRERES. 1932.

     

    La cote de Xénophon décroît lentement mais sûrement. L’on a oublié qu’il fut l’autre disciple de Socrate et qu’il a lui aussi écrit son Apologie et son Banquet. Mais cet intellectuel ne se contenta pas de manier les Idées comme son grand rival. Il se salit les mains dans la réalité de son époque et d’une manière nettement moins idéaliste que Platon à qui l’on pardonne trop facilement, en omettant de s’y attarder trop longtemps, ses déconvenues syracusaines.

    Xénophon fut un homme de guerre, et non des moindres puisqu’il dirigea la célèbre expédition des Dix mille. Notre époque qui a posé une croix ( christique ) sur la violence ne saurait tolérer de telles pratiques. Quand on aura ajouté qu’il s’en fut servir sous les ordres du général spartiate Agésilas l’on comprendra mieux la défiance conjurationnelle dont désormais l’on enveloppe cette personnalité aux penchants si peu démocratiques !

    La Cyropédie est aujourd’hui entrée dans les limbes de l’oubli. C’est dommage, car il s’agit d’un texte d’une modernité étonnante qui se dévore comme un roman. Pas du tout ennuyant et qui eut un retentissement certain au cours des siècles. Si vous désirez savoir par exemple où Shakespeare a trouvé sa célèbre réplique «  Mon royaume pour un cheval ! » et Louis XIV la théorique nécessité d’inviter la noblesse à Versailles, ne cherchez pas c’est dans la Cyropédie !

    Aussi étrange que cela puisse paraître la Cyropédie n’est pas un livre d’Histoire. Nous risquons de faire hurler dans les chaumières mais n’en déplaise à la tradition littéraire ce livre s’apparente davantage à L’Emile de Rousseau qu’à la République de Platon. A part qu’évidemment Emile est un monsieur tout le monde qui n’offre aucun intérêt et Cyrus un prince exceptionnel qui unifiera toute l’Asie autour de la Perse son royaume initial.

    C’est du moins ainsi que nous le présente Xénophon. L’on s’est souvent demandé les raisons qui avaient poussé notre auteur à prendre son modèle héroïque chez les barbares. La Grèce ne pouvait-elle pas lui offrir d’aussi glorieux exemples ? Et pourquoi chez les Perses, les ennemis héréditaires des grecs en quelque sorte ?

    Il semble qu’il faille répondre. Certes l’Histoire grecque ne manquait pas de caractères admirables, mais il est à craindre que Xénophon possédât un vision politique en avance sur ces contemporains. Quoiqu’on ait pu dire du parallèle entre la Cyropédie et la République, l’intention de Xénophon n’était pas de dresser la constitution de la Cité Idéale. Xénophon a dû ressentir la Grèce des cités comme l’ébauche fragmentale d’une future grande Grèce hégémoniale.

    Parler de l’unification de l’Asie autour de la Perse c’était pour Xénophon un moyen des plus simples pour démontrer la puissance de cet encombrant voisin et la nécessité d’unir la Grèce devant une telle menace.

    Il serait facile de se moquer du Cyrus xénophonial en soulignant qu’il parle beaucoup plus qu’il n’agit. A peine a-t-il pris une décision qu’il s’oblige d’expliciter à ses commensaux les motivations de son choix. La Cyropédie conte bien la conquête de l’Asie par Cyrus mais l’on assiste à un incessant plaidoyer pro domo du monarque qui s’évertue à démontrer à ses amis et à ses soldats qu’il ne peut s’attirer leur dévouement que s’il parvint à leur prouver qu’il n’accèdera à leur fidélité qu’en se comportant de la manière la plus droite, la plus juste et la plus généreuse envers eux.

    Socrate n’est jamais loin. Le disciple Xénophon a bien retenu les leçons du maître sur le souverain bien que l’on se doit de rechercher au travers du moindre de ses actes. Cette manière d’agir devient si systématique chez Cyrus qu’elle se teinte au fur et à mesure que le roi étend son pouvoir d’une espèce d’utilitarisme philosophique totalitaire de moins en moins attractif et de plus en plus coercitif. Ce que l’on pourrait appeler la séparation des pouvoirs administratifs et militaires au sein des satrapies s’apparente de fait à une sorte d’espionnage et de délation généralisée…

    Nous ne sommes pas certain que Xénophon ait été dupe de la plénière efficacité d’un telle systémisation. Le chapitre huit et épilogue du livre huitième se termine sur la décadence contemporaine des Perses. L’on y verra certes un discret encouragement aux grecs sur la faiblesse de la Perse et un appel souterrain à la possibilité d’une anabase victorieuse, si par miracle les Hellènes parvenaient à se mettre d’accord sur une invasion programmée, mais aussi une prise de position anti-platonicienne sur la pérennité des constructions théoriques.

    Les choses s’usent plus vite que les Idées. Le réel se transforme et nécessite de sempiternelles remédiations. Tout comme Cyrus a dû modifier la structure et améliorer l’armement des chars de combat hérités des antiques techniques de combat troyennes pour les rendre aptes à enfoncer les lignes assyriennes, l’art de gouverner se déclinera d’appréciations eidétiques en approximations pragmatiques.

    Plus que la Bible, la Cyropédie fut un écrit prophétique. Il est évident aujourd’hui que le jeune Cyrus est une préfiguration d’Alexandre. Comment une telle prescience fut-elle possible chez Xénophon ? Ce stratège possédait une véritable vision métapolitique qui lui permit de dessiner le futur de la Grèce. Alors que Platon tirait des plans sur la comète, Xénophon inscrivait à même la terre de ses futurs exploits l’orbe étincelant de la fulgurante trajectoire d’Alexandre.

    Inutile d’aller quérir en d’oisifs questionnements l’origine des décisions d’Alexandre quant à la nécessité de mêler le sang grec et le sang perse lors des noces de Suse. En rédigeant la Cyropédie, Xénophon nous a apporté la réponse. Les droits du sol et du sang ne sont que des leurres. Ce qui compte c’est l’exigence de l’Idée de la Conquête. Extérieure et intérieure. L’une n’étant que l’image de l’autre. Le monde comme reflet solipsiste de l’exigence.

    Et contrairement à Cyrus, Alexandre a su prendre le temps de ne pas vieillir….

    ( 2008 / in Xénophon à fond )