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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 28

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 028 / Decembre 2016

    ANTOINE BOURDELLE

     

    BOURDELLE ET L'EROTISME GREC.

    100 EPIGRAMMES GRECQUES.

    MICHEL DUFET.

    Aquarelles d'ANTOINE BOURDELLE.

    Traduction par PAUL-LOUIS COUCHOUD et RENE MAUBLANC.

    136 pp. L'OEIL DU TEMPS. 1976.

     

    Un petit trésor à un 1 euro que vous dénicherez en occasion près de Beaubourg. L'on connaît le sculpteur, mais l'on oublie qu'il avait aussi un sacré coup de crayon. Un peu comme Rodin dont il fut le praticien mais de qui il sut s'écarter pour devenir lui-même. Mais ceci est une autre histoire.

    C'est Paul-Louis Couchoud ( rappelons que nous avons déjà consacré dans notre cent cinquante-et-unième livraison du 19 novembre 2008 une chronique sur un de ses ouvrages tant soit peu similaire intitulé Sur des tombeaux grecs ) qui demanda à son beau-frère d'illustrer ce choix d'épigrammes qu'il avait traduites avec René Maublanc. Nos deux compères ont plutôt tapé sur les valeurs sûres, Platon, Callimaque, Simonide, Anacréon, en puisant à de tels tonneaux l'on ne risque pas d'impair. Michel Dufaut s'est contenté de nous donner lecture de l'ensemble. Pour les illustrations, tant pis pour nous, nous n'avons droit qu'à une cinquantaine de reproductions. En noir et blanc. Attention ces deux couleurs se changeront en un gris marasmique si vous vous obstinez à poser votre livre à plat sur votre table. Un petit truc : il suffit de tenir le volume incliné pour que les dessins vous apparaissent en toute limpidité. En plus comme les Dieux de l'antique Hellade ne sont jamais tout à fait méchants pour peu que vous vous intéressiez à leur sort, nous sommes gratifiés d'un splendide hors-texte de 16 planches couleur à damner tous les saints du paradis. L'on aurait préféré feuilleter in extenso l'in-quarto original paru aux Editions de l'Ibis, mais le rêve ne nous interdit aucune opération analogique.

    Dans sa préface Michel Dufet s'excuse du terme aujourd'hui un peu trop galvaudé d'érotisme grec associé à l'art d'Antoine Bourdelle. C'est le terme « grec » qui pose problème. La statuaire de Bourdelle est d'une chasteté absolue, la beauté du corps y est toujours traduite dans l'expression de la force, chaque parcelle de bronze reposant dans le creuset d'une énergie, d'une dynamique qui transcende toute bestialité. Ce qui ne veut pas dire que Bourdelle spiritualise ses modèles, au contraire il les rassemble en leur propension à être pleinement eux-même. Mais dès que l'on parle de sculpture, la Grèce s'impose à l'idée. Telle un tic. Incontrôlable. Bourdelle était au-delà de toute préférence. L'artiste n'était pas de parti pris. Il fit son miel de tout ce qui lui semblait beau. Au tympan d'une église romane comme au fronton d'un temple. Il ne possédait pas ce regard que nous qualifierons d'idéologique. Qui nous caractérise tant, ( et qui est pourtant notre moindre défaut ).

    Il existe comme une inconséquence entre la sculpturale grandeur des oeuvres de Bourdelle et son penchant longtemps manifesté à illustrer des livres. Près d'une trentaine, le nombre dénote une certaine volition à poursuivre ce type d'activité. Ce n'est pas comme le chat qui s'amuse avec la souris mais plutôt l'éléphant qui voudrait se faire plus petit que la souris. Pourquoi vouloir rentrer en un si maigre volume ? Et se plier au jeu de l'a-plat par-dessus le marché ! En cette fin du dix-neuvième siècle – autant que dans les débuts Renaissant – durant laquelle le jeune Bourdelle affirma sa personnalité d'artiste, nous étions en des temps de plus vaste culture, d'art total, dessiner, peindre et écrire était alors conçu en tant que le seul et même geste de la main. Pensons à Mallarmé qui fut l'ami indispensable des peintres et le rêveur élaboratif d'un Livre qui devait se lire selon l'espace architectural de sa mise en scène seigneuriale.

    Nous serions prêt à parier que Bourdelle n'est pas allé au livre par le pinceau mais par la plume. Sa correspondance trahit l'écrivain. Nous sommes en face d'une confrontation. L'illustration est contre le texte. Et pas n'importe lequel. Celui mythique, indépassable, que les Grecs gravaient sur les stèles de leurs intentions intérieures. Quelques vers qui ricochent sur le cours paisible ou mouvementé d'une existence pour en souligner le sens ultime ou l'exquise frivolité. Car nous ne sommes pas plus égaux dans la vie que dans la mort.

    Tout est une question d'espace. A occuper ou à défendre. Qu'il les place en haut, en bas, sur la gauche ou à droite, assis, debout, ou couché, le résultat est sempiternellement le même, le corps prend toute la place. Du rectangle de la page ou de l'ovale de notre oeil. Par contre il ne dépasse jamais. Pas question d'aller jouer la fille de l'air ou l'Apollon du belvédère ailleurs que dans le lieu imparti. Même Priape avec son zizi – perchoir pour mouettes rieuses - qui pointe en avant comme un orgue de Staline, se souvient qu'il n'est qu'un bout ( mais le bon ) de statue que l'on ne peut décemment décrire comme mutilée, mais rongée par le sel du temps et de la mer. Achias le poëte l'affirme. Sans lui nous n'en saurions rien. De visu nous l'aurions peut-être intitulé, jeune homme en chasse, mais nous ne pouvons nous tromper sur les nécessités de l'appendice, car Bourdelle le confirme.

    Question archer Bourdelle ne peut être mis en doute. Mais il parvient encore à nos étonner en évoquant les Amours de la belle Irénion. Point de petits anges joufflus au derrière pompadour aussi grassouillet qu'un tableau de Boucher. Bourdelle vise à l'archaïque essentiel : il les signifie par leur symbole, la flèche. Imaginez la scène, Irénion, debout, pâmée les yeux levés en direction de l'Olympe, drapée dans sa robe, qui laisse voir ses seins nus, seule, entourée de traits pas du tout menaçants. Bourdelle a dû rembobiner le film à l'envers. Il s'est trompé de sens. Zénon n'avait pas entrevu la chose. La flèche qui vole en arrière. Tonton Freud n'avait pas non plus prévu le truc. Le désir ne vient pas de l'inconscient mais de l'objet. De nos voeux, pour user d'un langage racinien. Réminiscence anacréontique de l'amour mouillé ou des arroseurs cinématographiques arrosés ?

    Chaque dessin attire le commentaire. Gloire aux héros nous terminerons sur les vignettes dévolues à la célèbre inscription de Simonide de Céos, ici, une fois n'est pas coutume excellemment traduite en son interprétation «  Passant, va dire aux Lacédémoniens qu'ici nous gisons, conformément aux ordres. » La première, dans le port-folio, ressemble au pathétique de nos monuments aux morts. Des lances traversent l'image et l'amoncellement des cadavres. Le bouclier est au centre, oblong comme un cercueil, mais protecteur. L'hoplite qui le porte si haut, est à terre, assis, sa tête sans vie repose sur son épaule. Plus que le dessin Bourdelle a saisi l'idée emblématique du sacrifice des soldats qui montent encore la garde des Termopyles de leurs corps défaits.

    Mais il y a le second. Noir et blanc, mais l'on imagine un simple crayonné sur fond jauni. Des trois cents, il n'en reste qu'un, seul à genoux au milieu de la page. Il n'est pas Atlas qui supporte la voûte stellaire sur son dos. Seulement deux boucliers. Ronds, qu'il brandit de ses deux bras écartés. Deux énormes couilles boursouflées et tout son corps n'est plus qu'un sexe fripé après l'effort. L'image est d'une force extraordinaire. Comment se fait-il que Bourdelle n'ait pas pensé à la statufier ? Telle qu'elle, elle ressemble à l'esquisse, au projet de cette statue que l'on pressent posée en face de l'Héraclès vainqueur.

    La troisième est une reprise de la précédente. Elle est d'ailleurs en-dessus, comme en filigrane, avec en dessous l'hoplite tracé à l'encre noire, toujours à genoux mais les boucliers à terre. L'oiseau ouvre et referme ses ailes. Est-ce vol abattu que Bourdelle a désiré noter ? Une légende spécifie : encre et lavis. Nous serions tentés de rajouter : entre lavis, la mort.

    Du beau Bourdelle. Et nous n'avons même pas évoqué les couleurs. Amateurs de beauté, procurez-vous cet opuscule !

    André Murcie.

    TÊTES HURLANTES.

     

    Où avais-je la tête ? C'est en regardant sur Internet les images consacrées aux sculptures de Bourdelle que cela m'est revenu d'un coup. Ces trois têtes hurlantes, je les avais déjà vues. En bronze et en airain. Ni dans le musée parisien, ni dans le musée-jardin d'Egreville ( 77 ). Elles m'avaient sauté à la gorge, et m'avaient causé une si forte impression que je ne me souvenais plus que d'elles. Elles avaient bouffé le lieu, l'endroit, la circonstance. Atroces, je n'avais même pas songé à déchiffrer les inscriptions sur le piédestal. Non, elles étaient là comme trois têtes coupées, abandonnées au bord du chemin. Qui ? Pourquoi ? Certainement pas les trois Parques ( encore moins les Grâces ) puisque d'hominiens mâles, quoique terriblement têtes donc grammaticalement féminines. A me gueuler dessus. Comme si je leur avais marché sur les pieds. Vindicatives, mauvaises, méchantes. De véritables harpies. Le pire c'est qu'elles manquaient de sens. Un peu comme si l'improbable sortait de terre et se mettait en travers du sentier. Un film d'horreurs verdâtres. L'on devrait interdire de déposer de tels objets en pleine nature. Songez à la frousse bleue d'un gamin qui se retrouve nez à nez(s) avec de telles teignes. De quoi en attraper une jaunisse.

    Il me suffit de lire la légende pour que toute ma tête me revienne. En Ariège, sur mes terres natales donc, dans le charmant village de Junac-Capoulet. De caput legionis, tête ( encore ! ) de légion, preuve que César ou Manlius, est passé par là. Ouf, me voici rassuré, en terre conquise de connaissance.

    Par quel miracle ce chef-d'oeuvre de Bourdelle a-t-il atterri au fin-fond de l'Ariège préhistorique – nous sommes à quelques kilomètres de Niaux – je l'apprendrai vite. Par l'entremise de Paul Voivenel qui était un de ses amis. Maintenant si tu ne vois de Paul dans la venelle obscure qui te sert de cerveau, ami je ne peux rien pour toi. Documente-toi.

    Ces trois têtes furent une étude réalisée par l'artiste pour le projet du monument aux morts de Montauban. Comme les quatre cavaliers de l'Apocalypse ou le chevalier à la triste figure elles portent bien leur nom : elles incarnent la peur, la souffrance et la mort. Qui dit pire ? Un joyeux programme en perspective ! En plus c'est comme le chiendent ou les têtes de l'hydre de Lerne, ça n'arrête pas de repousser et de se multiplier. Une fois que c'est entré dans votre tête, impossible de leur trancher le cou pour les jeter dehors. Elles vous collent à la rétine intérieure ( le fameux troisième oeil ) et n'en font qu'à leur tête. Bonne nuit le petits et bonjour les cauchemars. Merci du cadeau, monsieur Bourdelle. Grand guignol ('s band dirait Céline ) et happening guillotine. Je n'ose imaginer ce que Mallarmé aurait fait de cette trinité de baptistes dans son Hérodiade. Reprenons tous en coeur avec Apollinaire. Soleil cou coupé. Zone noire.

    Les esprits optimistes relativiseront en rappelant que la guerre de 14-18 est terminée depuis belle-lurette et que ce n'est plus la peine de s'inquiéter. Le problème c'est que Bourdelle lui, tout comme moi, savait très bien que nous sommes tous en guerre avec la vie.

    André Murcie.

     

    BOURDELLE.

    DES MAINS POUR CREER.

    MARIE SELLIER.

    44 pp. Paris-Musées. 2002.

     

    Pour enfants. Le texte est succinct et policé en très grosses lettres. Les pages sont colorées bleu franc, vert appuyé, rouge magenta, orange mordoré... les sculptures s'y détachent plus ou moins bien. Mais l'ensemble permet une première approche synthétique de l'artiste. Le texte de Marie Sellier mesure l'essentiel d'un caractère et l'essence fragmentée d'une oeuvre colossale.

    Petite remarque iconographique : étrange de retrouver dans les yeux de Bourdelle le magnétisme du regard de Klimt. Pour la petite histoire indiquons qu'ils furent tous deux torturés et exaltés par le personnage de Beethoven. La force du génie n'appose jamais son coin au hasard. Il existe des réseaux de créativité, des méridiens de rencontre tutélaire sur lesquels les plus grands se branchent selon des efficiences indistinctes à la commune humanité.

    Premier arrêt sur image : La tête d'Apollon. Ce n'est pas la représentation d'une tête proprement dite mais la pétrification volcanique d'une vision énigmatique. Le Dieu ne parle pas. Il ne dit ni oui, ni non. Mais il ne signifie rien non plus des diversités humaines. Il est au-delà des hommes et des Dieux. Il est la solitude magistrale de la totalité. La tête du Dieu se retranche du corps que Bourdelle a dédaigné d'ajouter. Car l'on ôte et l'on additionne rien à l'absolu, ni le zéro ni l'infini. Auto-suffisance de la pluralité. Cette sculpture dépourvue de toute représentation anecdotique nous aide à comprendre la concrétude de la première pensée grecque. Si ce que nous nommons fort fallacieusement les présocratiques sont si difficiles à comprendre ce n'est pas que nous serions en peine d'entendre le cheminement logique de leur rationalité, ce sont les cailloux du chemin qui nous font défaut.

    Avec cette tête Bourdelle nous offre la première pierre, fondatrice et originaire en quelque sorte. Une stratification lithéenne de ce que plus tard Platon définira en tant qu'eidos. Forme sur laquelle vingt siècles de philosophie plus ou moins chrétienne ont tant pesé que nous l'avons usée et épurée. Déformée pour employer une terminaison au plus proche de son étymologie. Non plus l'objet mais la forme de l'objet que nous avons séparée de l'objet même.

    La sculpture de Bourdelle ne sera jamais conceptuelle. En cela elle est une outrance réversible à l'art moderne qui ne conçoit l'objet que pour en appréhender la forme. Encore que celle-ci nous est rarement restituée en dehors de toute accointance idéologique. Pour ne pas dire moralisatrice. Malgré sa débauche éjaculatoire de coups publicitaires notre modernité reste puritaine. Ce n'est pas un hasard si elle est commandée par des modes opératoires venues des USA.

    Il manque toutefois une chose à cet Apollon : l'insolence jeunesse des Dieux. Bourdelle a quarante ans quand il donne la tête Apollon et le Dieu porte son âge. Auto-portrait de l'artiste en Apollon. Mais à part le portrait d'Alexandre ( celle conservée à Boston ) quelle tête pourrait se permettre de rivaliser avec ce visage immobile ?

    Après Apollon, Bourdelle est revenu vers les Hommes. Ses figures, et il en décapite ( faut-il pour autant parler d'art révolutionnaire sous prétexte de tous ces chefs décorporéisés ) du néant par dizaines, sont des empreintes d'émotivité pure. Bourdelle s'adonne aux sentiments primaux, la peur, la folie, la souffrance, autant de bornes à l'expressivité des coquetteries existentielles, comme à un retour vers notre animalité générative. Toute sculpture de Bourdelle est une insémination artificielle du vide vers le plein.

    André Murcie ( in Bourdelle de Bourdelle )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES SCEPTIQUES GRECS.

    JEAN-PAUL DUMONT.

    240 pp. 1966. PUF.

     

    La même thématique que Long & Sedley ont traité dans le chapitre de leurs Philosophes Hellénistiques dans la partie consacrée à La renaissance du pyrrhonisme mais en total contre-pied avec la méthode de Jean-Paul Dumont. Nos universitaires anglais auront en effet pris soin, ainsi qu'ils l'expliquent dans leur préface de limiter au maximum les citations de Sextus Empiricus préférant donner la parole à de plus illustres inconnus. Jean-Paul Dumont ne s'en cache guère : son livre aurait pu être sous titré Exposé de la pensée de Sextus Empiricus, car à part les passages de Diogène Laërce, repris dans volume, qui traitent de notre auteur empirique, les citations de ses devanciers sont des plus rares.

    Comme toujours, dès qu'il parle des penseurs grecs, Jean-Paul Dumont fait montre d'une clarté ensoleillante. Notre présentateur possède ce don inné de parfaite humilité de savoir s'effacer devant son sujet. Inutile de l'accuser de tirer la couverture à lui : son oeuvre est dévoilement. Montage de textes certes, mais d'une précision absolue, qui met à nu l'articulation de la pensée. Jean-Paul Dumont n'expose pas, il donne à voir la logique unifiante qui structure tout effort cognitif de longue haleine.

    Affirmer quelque chose est d'une extrême facilité, le premier imbécile venu y pourvoie sans peine. Mais développer les enchaînements de toutes les contradictions et de leurs résolutions successives qui se déploient en un vertigineux réseau de contre-argumentations relève d'une tâche subtile car il ne suffit pas de décrypter le simple sens déductif d'un raisonnement qui tire à hue et à dia, mais il faut parvenir à restreindre et accomplir la signifiance phénoménale de l'exercice de la pensée au vouloir dire de ce qu'elle prétend nommer.

    L'on a l'habitude de réduire la philosophie sceptique à l'énoncé d'un relativisme opiniâtre d'opinions diverses difficilement conciliables. Ne possédant aucun savoir particulier qui lui permettrait de trancher en un sens ou en un autre, le philosophe sceptique adopte sa position de repli préférée et vous laisse vous débrouiller tout seul quant à démêler l'insoluble problématique. Et pendant que vous vous prenez la tête, il se balance paisiblement telle une perruche moqueuse sur le perchoir de son jugement suspendu. Rien à voir avec l'épée de Damoclès, le sage vaque à ses occupations en toute tranquillité d'esprit.

    La philosophie sceptique est d'une toute autre radicalité. Votre opinion ne l'intéresse guère : accrochez-vous à vos idées si vous y tenez, elles ne sont que l'écume de la mer dispersée aux quatre coins cardinaux de notre monde par la moindre brise inopérante. Le sceptique ne bavarde pas : pensez ceci, croyez cela, assurez-vous du contraire, si cela vous fait plaisir. Il place ses bâtons de dynamite à des endroits hautement plus stratégiques. Ce ne sont pas vos petites boursoufflures mentales qui le dérangent.

    La certitude dont le sceptique songe à vous débarrasser, c'est le siège sur lequel vous êtes assis. Je ne parle point du coussin où vous couchâtes votre postérieur auguste, encore moins du fondement conceptualo-métaphysique de votre pensée, mais de cette bonne vieille terre d'univers sur laquelle vous fîtes vos premiers pas.

    Le sceptique coupe les ponts qui vous relient au monde. Il ne peut décider de la véracité de l'existence de notre bonne vieille planète et de tout ce qui l'entoure. Il existe bien quelque chose mais le sceptique est incapable d'en découper les pointillés qui rattachent le phénomène à votre humble personne. Aucune séparation n'est possible entre les corps. Aristote avait obvié la difficulté en surmontant la régression à l'infini de toute conceptualisation hominienne en décrétant qu'il fallait bien admettre, pour couper court à cette vis rétrogradable sans fin, un moteur immobile originel. Repos, tout le monde respire. Mais Sextus Empiricus dénonce la supercherie truismique. Le moteur inénarrable est de fait appelé par la logique de la pensée qui introduit la nécessité de sa présence pour établir une congruence séparative entre le monde et l'intellectualisation qui le pense.

    De même Platon pour opérer une coupure franche et radicale entre le monde de l'Intelligible idéal et le devenir incessant de la matière établira celle-ci comme une montée infinie et tangentielle avec la sphère de l'Être. La chose, réelle ou intelligible, pactise-t-elle avec son reflet nominéen ? Sextus ne nous laisse aucune illusion, nous n'en saurons jamais rien. Vaut mieux suspendre son jugement en attente de plus amples informations. En ce paragraphe le lecteur attentif et judicieux ne manquera de rapporter notre métaphore à la vision élémentalement liquide de Thalès. De même il s'apercevra, en se souvenant des écrits de Luc-Olivier d'Algange, que c'est à cette essentialité nodale de Platon que s'enta toute la postérieure réflexion néo-platonicienne.

    Ironiquement, le sceptique se retranche du monde en arguant qu'il ne peut établir s'il en est oui ou non retranché. Selon nous, nous touchons ici à l'apport le plus important de la pensée sceptique à la pensée occidentale. Le sens se détache parce qu'il fait sens, et non parce qu'il nie ou qu'il affirme. Héraclite l'avait déjà dit : certes mais pour affirmer l'incessant devenir de toute chose, de toute pensée. Le sceptique sort du fleuve et refuse de s'y baigner.

    Mais l'on revient à Gorgias comme le berger de l'être à ses chèvres capricieuses. Jean-Paul Dumont n'oublie pas de nous souffler en note que Sextus n'a pas manqué de recopier en plein milieu de son oeuvre le fabuleux Traité du Non-Être. L'on pourrait accroire que le sophiste et le sceptique s'équivalent. En quelque sorte oui, puisque tous deux enferment le monde entre parenthèses munies de gros cadenas. Peut-être est-on davantage certain du vide sidérant que renferment les crochets gorgiens, mais ce n'est point-là la différence. Cette dernière est de l'ordre éthique. Sextus en est soulagé. L'on sent que pour lui avoir réduit la chimère du monde est une action marquée de gravité métaphysique.

    Gorgias s'en rengorge. Le magicien a enfermé le volatile dans le chapeau et l'a fait disparaître en un tour de main. L'on palpe sa fierté de nous avoir pigeonnés. Son rire démontre à l'excès qu'il ne voit en son geste aucune recherche sapientale. Gorgias fait le pas de plus que le « rien de plus » des sceptiques leur empêche de tenter.

    Très prudemment Empiricus se défend de sa dévotion envers les Dieux. Ceux-ci existent puisque le sentiment religieux en est la preuve. Démonstration risible puisque Sextus passe son temps à décréter que ce n'est pas parce que quelque chose existe qu'elle serait la conséquence d'une vérité quelconque. Mais très vite il entre en contradiction avec lui-même en nous rappelant que croire en la providence est une impiété. C'est bien sûr le stoïcisme qui est visé, mais auparavant il a pris soin d'arracher la tapisserie qu'il vient de poser en démontrant qu'il ne saurait y avoir d'idée de dieu. Il va de soi que si dieu n'est pas une idée il peut difficilement être !

    En fait le dieu des sceptiques est auto-sceptique. L'on a l'impression qu'il suspend lui-même son propre jugement quant à son existence et à son efficience ! En bout de chaîne le philosophe sceptique traîne deux boulets évanescents, un monde fantomatique et un dieu en proie à des interrogations métaphysiques. Sextus a raison de terminer en glorifiant l'adepte de la sagesse sceptique qui n'a pas de mal à garder son équilibre malgré le plancher fondamental qui se dérobe sous lui. Le sceptique fait au mieux et ça ne lui réussit pas trop mal.

    Sachez goûter la différence avec Gorgias, qui abolissant le non-être, se retrouve seul avec l'idée que le dieu pourrait tout aussi bien s'appeler Gorgias. Grands éclats de rire !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LE DOUTE.

    Dossier du MAGAZINE LITTERAIRE. N° 499.

    Juillet-Août 2010.

    CARLO LEVY. JOSEPH MACE-SCARON. MAXIME ROVERE. PHILIPPE SELLIER. LAURENT NUNEZ. GILBERT ROMEYER DHERBEY. PHILIPPE BOULANGER.

    JEAN-CLAUDE VUILLEMIN. PIERRE-MARC DE BIASI. GUILLAUME METAYER. JEAN-PIERRE COMETTI. JEAN ALLOUCH. FLORIAN PENNANECH. BRUNO BLANKEMAN.

     

    Nous n'avons pas coupé en deux la liste des auteurs par hasard. Nous avons respecté l'ordre idoine du dossier mais avons tenu à marquer une séparation symbolique entre les deux groupes généalogiques. Le premier nous mène des Grecs à Valéry en culminant dans les modélisations paradoxales de la mathématologie moderne, il serait le chemin philosophique par excellence. Nous pourrions le surnommer : une courte histoire du scepticisme.

    Le second serpente et s'abaisse vers les sables mouvants de la mise en scène littéraire : de Flaubert à Anatole France, de Lacan à Genette, pour finir par se perdre chez Modiano... Nous l'intitulerions Splendeurs et Misères du Doute Européen. Obligez-vous à ne pas confondre cette tournure d'esprit si relativiste des bourgeoises causeries des salons parisiens avec le nihilisme européen et radical de Nietzsche. Ce dernier est arme de destruction pure, la précédente jeu stérile d'intellectuels qui se font mousser.

    Qu'est-ce que le scepticisme ? Ne pas donner de réponse, serait la meilleure réponse, mais cette manière de faire – si orientale – induit un interlocuteur, car le doute métaphysique présuppose l'altérité existentielle de quelque chose qui est la condition même de sa prophylaxie dubitative. Ce qui nous explique en quoi le christianisme est une terrible maladie dégénérative de l'âme humaine puisqu'il nécessite la déréliction altérique d'une divine unicité spirituelle qui ne peut se corrompre qu'en prenant figure humaine.

    La pensée sceptique est un peu comme le célèbre couteau sans manche auquel il manque la lame. En dubitoc. Cette matière si peu organique ne l'empêche point d'être efficiente. Le scepticisme est une pensée de volition et de guerre. Historialement, elle fut mise au point par ceux-là mêmes qui étaient à même de moins douter. Le scepticisme est par ricochet inattendu la résultante de la foi platonicienne en le monde des idées. Si celles-ci constituent le monde réel, on ne peut que douter du déploiement de la réalité de notre monde.

    C'était pour les tenants de l'Académie une façon un peu paradoxale de revenir au questionnement originel du vieux maître Socrate. Nous l'analysons aussi comme un effet de la loi gravitationnelle de la pensée grecque dont le point focal n'est pas la pensée platonicienne, comme durant plus de quinze siècles les développements christianologiques de sa doxa théologique ont pu le laisser entendre, mais la pensée sophistique.

    Car le doute est venu après. Scorpio sphinx in a scepticot dress, dirons-nous pour parodier un vers de Bob Dylan, dans l'idée évidente que la philosophie est avant tout à entrevoir en tant que désir(e). Mais revenons-en à des citations plus classiques. La sophistique ignore le doute. Elle s'en écarte de par sa seule implantation dans le domaine chaotique du possible.

    Il suffit de ne pas nier pour nier. Nous résolvons du même coup l'aporie du menteur, car il suffit de penser hors du paradoxe pour être de nature et d'essence affranchi de toutes les jongleries verbales et menteries êtrales auxquelles l'on ne participe point. La seule chose dont on puisse douter c'est de l'unicité de toute brillance. La sophistique est autant en dehors de son ombre que de son éclat.

    A postériori l'on peut considérer la pensée sophistique comme celle du refus absolu de toute circonstance extérieure à elle-même. Et souvent se présente-t-elle ainsi selon sa déclinaison athéïque. Mais cette représentation si emplie de véhémence romantique, si belle et si enthousiasmante soit-elle, n'est qu'une représentation dont on pourrait en toute logique remettre les images en doute.

    Mais c'est justement parce qu'elle pense d'ailleurs, que la sophistique remet en doute de par sa seule essentialité d'être au-delà de l'être – et nous voyons ici la limitologie que nous imposons à l'historialité ontologique du Dasein heideggerien – que le concept d'être est lui-même mis en cause par le mouvement inhérent – entéléchique dirions-nous si la pensée d'Aristote n'était pas, par son effort à casser la gangue platonicienne, quelque peu entachée de débris hypermnésiques – par le seul fait que l'être n'est plus pensé en tant que globalité englobante mais en tant que concept.

    La pensée grecque pervertie qu'Heidegger stigmatisera comme l'oubli de la pensée de l'être est avant tout l'oubli de la pensée de l'être en tant que conceptualisation du concept d'être. La dialectisation de la pensée sophistique en opposition avec la dialectique socratique si vous préférez.

    L'on a l'habitude d'expliciter l'essor du scepticisme antique en assurant que la méthode de la systématisation questionnante des a priori axiomatiques de toute proposition était la meilleure fin de non recevoir de toute la théorétique stoïcienne. Une arme imparable dont l'efficacité était d'autant plus étonnante qu'elle ne nécessitait qu'un très court apprentissage. Existe-t-il une certitude, qui ne se présenterait pas comme théologique, capable de s'opposer à un principe d'incertitude généralisé ?

    Il est étrange de voir comment Descartes, alors qu'il ne mesure pas la portée a-théologique de son propre mode opératoire – ré-institue au fondement de sa pensée la nécessité de l'existence du doute, dont le seul fait qu'il ne puisse douter de son existence suffit à poser sur son abîme sans fond un plancher a-aporétique des plus solides.

    Pour combien de temps le doute est-il cadenassé au fond de ses propres abysses ? Pour toujours, affirme Descartes, pour mille ans répond Pascal qui fait le pari de rouvrir incessamment sous peu le puits apocalyptique de la destruction programmée. L'on comprend mieux pourquoi Valéry s'est obstiné avec tant de hargne à pousser Pascal au fond de son trou dont les espaces infinis l'effrayaient. C'est que Valéry nous a défini avec une exactitude démoniaque le lieu exact de la pensée sophistique. Au plus près du corps, au plus loin des étoiles.

    Qui pleure-là parmi les diamants extrêmes ? Répondez tous en choeur : la Jeune Parque ! La mort dont on ne peut douter qu'elle annihile la vie. Attention : si vous doutez, c'est que vous croyez et si vous croyez c'est que vous ne pensez pas. Donc vous doutez ! La vie et la mort comme phases d'un même processus. Valéry ne pense jamais des entités métaphysiques, il conçoit des phénoménisations du réel. Ce n'est pas le lampyre photophore qui éclaire le monde mais l'oeil qui voit la lumière. Aucun doute là-dessus, n'est-ce pas clair !

    ( 2010 / in Fosses Sceptiques )

     

    LES PHILOSOPHIES HELLENISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 1 : PYRRHON.

    Traduction de JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 641. GF. Avril 2001.

     

    De l'oeuvre monumentale de Long et Sedley consacrée aux philosophes hellénistiques, en cette modeste chronique nous ne nous intéresserons qu'aux soixante premières pages du premier des trois volumes de la traduction française publiée chez Garnier-Flammarion.

    Pyrrhon n'est plus qu'un nom. Mais il était déjà une légende vivante du temps d'Epicure, de Zénon et d'Arcésilas. Jugez du peu ! Il nous reste si peu de lui que l'on est forcément déçu lorsque l'on feuillette la dizaine de pages dans lesquelles sont réunies les maigres bribes doxographiques qui font allusion à sa pensée.

    Oui, mais quelle réputation ! Victor Hugo lui a taillé un costume d'une noirceur absolue. Pyrrhon est devenu le symbole du négationisme par excellence. Certes bien avant Hugo nous avions eu Montaigne et son scepticisme souriant. Mais la réputation de Pyrrhon est au-delà du nihilisme. Pyrrhon est l'homme qui refuse de croire même raisonnablement, sans trop d'ardeur ou d'illusions, en la raison. De croire, comme en celle de ne pas croire.

    Pyrrhon en a imposé aux grecs. Il apparut à ses contemporains comme un élément bien plus perturbateur que Diogène le scandaleux car il fut un Socrate radical, ce que Socrate lui-même eut peur d'être. Car Socrate, jusqu'au dernier moment de son existence resta un grec bavard et discutailleur et un citoyen d'Athènes convaincu.

    Pyrrhon fut un véritable sage. Le jeu du guru attractif auquel se livrait Socrate vis-à-vis de ses disciples, il ne le pratiqua jamais. Pour Pyrrhon le monde ne valait pas une chandelle. Les choses étant ce qu'elles sont ou ce qu'elles ne sont pas, il ne faut s'étonner de rien et ne pas s'efforcer à comprendre. Toute préhension du monde par l'intellect ou la sensation est sujette à caution.

    Il retenait son jugement. La formule fit florès. Elle était loin de cette honnêteté foncière, de cette scrupuleuse prudence à ne pas vouloir avantager un camp plus que l'autre que nous lui prêtons aujourd'hui. Pyrrhon n'était pas un adepte de la cauteleuse respectuosité démocratique. Il ne prenait pas parti car il était déjà parti ailleurs, dans le retrait de l'implication publique et privée.

    L'on ne peut rien attendre de la vérité et atteindre du fondement. L'Homme passe comme l'oiseau dans le ciel sans laisser de trace. Tout au plus peut-il s'astreindre à ses seuls prolégomènes. Il s'agit tout simplement d'être bien dans sa tête. Tout le reste n'est que fumée et roupie de sansonnet. Pyrrhon n'a rien écrit. Ses disciples immédiats ou plus lointains se sont chargés d'exposer sa pensée.

    Son existence fut nécessaire. Elle aida à dégonfler bien des baudruches et en protégea beaucoup des risques outrecuidants des dérives sectaires. Il agit en creux et nul Platon ne s'avisa de détourner à son profit le message du Maître. Il fut un sujet en retrait. Ce n'est pas lui qui se serait prêté à la dialectique cartésienne du renversement des valeurs. L'on ne pose rien sur le doute, car Pyrrhon étaient de ceux qui douteraient de leur doute sans rechercher pour autant à se saisir au plus vite de la plus proche marotte conceptuelle qui passerait sous leur nez en cet instant.

    Notons que Pyrrhon ne dit pas que le monde est inconnaissable mais que nous ne pouvons rien saisir du monde. Affirmer l'inconnaissabilité du monde serait en effet une démarche anti-pyrrhonienne. La preuve en sera donnée plus tard avec la fabrication de la notion mystique de l'Inconnaissable. L'Inconnaissable sera le dernier avatar de la vision christo-athéïque du Dieu chrétien. Mais c'est-là un chemin qui mène du néo-platonisme aux théories d'inconnaissance d'un Joe Bousquet. Renaissance catharique d'un prométhéosisme suspect – si l'on me permet ce vilain mot-valise – fruit d'une étrange greffe hybridée qui emprunta autant de surgeons aux hérésies chrétiennes qu'au romantisme allemand, à l'oeuvre de Percy Bysse Shelley qu'à l'histoire, disons naturelle, de la philosophie antique.

    Pyrrhon est notre dose d'anti-délire. Il n'interdit rien mais il ne permet rien non plus. Ce faisant, il ouvre tous les champs du possible. La vieille évocation pindarique prend tout son sens. L'esprit ne s'envole pas. Il explore. Pyrrhon est le garde-fou de la conscience occidentale. Il semble que depuis deux mille cinq cents ans, il soit resté fidèle à son poste. La pragmacité romaine qui unifia l'Imperium est l'exemple parfait de ce que nous avançons.

     

    Encore convient-il d'entendre cette phrase en sa juste résonance.

     

    Mais il convient de comparer Pyrrhon et Gorgias. Entre le Traité du Non-Être et les assertions de Pyrrhon la distance est immense. Ils disent pourtant tous deux que l'on ne peut appréhender le Monde, avec en plus cette affirmation de la présence ou de l'absence de l'Être chez Gorgias, comme une réalité première, invisible mais théoriquement nécessaire à l'intelligibilité du monde.

    Pyrrhon n'a plus besoin de l'Être. Il sait que l'on peut se saisir du monde. Alexandre l'a fait. Etrangement notre père du scepticisme ne doute pas de la réalité phénoménale du monde. Gorgias provient d'un autre monde, d'un monde mis en pensée, comme l'on met un tonneau en perce pour le boire jusqu'à la lie. Long & Sedley n'ont pas intitulé leur ouvrage Les philosophes hellénistiques par hasard. Les conditions ont changé. La philosophie grecque change de braquet. Elle ne sera plus jamais la même. Elle n'a plus à s'interroger sur le mystère du monde mais à y vivre dedans. Les pieds en plein dans le plat.

    Le scepticisme de Pyrrhon provient de ce que la philosophie grecque ne désire plus rien. L'anabase est terminée. Gorgias se devait d'être d'une autre trempe. Le monde était encore en projet. La sophistique était une philosophie de l'action immédiate, de l'action directe. Tout était encore à prendre et à réaliser.

    Le pyrrhonisme c'est un peu le retour à la case départ, mais une fois que tout ce que l'on escomptait a été accompli. Et que l'on sait que l'on ne repartira plus jamais. Il y a de la frilosité chez un Pyrrhon. Un peu comme Segalen qui découvre qu'il n'y a plus d'extrême lointain.

    Le pyrrhonisme est aussi une philosophie du repli sur soi. Les attitudes antithétiques d'un Pyrrhon et d'un Gorgias sont éloquentes. Le premier est dans le refus du monde, le second s'efforce d'y briller et d'être un meneur d'hommes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )

     

    LES PHILOSOPHES HELLINISTIQUES.

    LONG & SEDLEY.

    Tome 3 : LES ACADEMICIENS.

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME.

    Traduction : JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.

    N° 643. GF. Avril 2001.

     

    LES ACADEMICIENS

     

    Platon a dû s'en retourner dans son urne. A la mort d'Arcésilas, un petit siècle après la remontée du fondateur au royaume des Idées, l'Académie n'est plus l'université des doctrines platoniciennes. Arcésilas et Carnéade lui avaient imprimé une orientation des plus discutables. L'affaire est bien plus grave qu'un retour aux sources socratiques.

    Certes Platon avait annexé la figure du Sage athénien. Si dans ses premiers dialogues nous avons droit au « vrai » Socrate, c'est revêtu de l'autorité morale et légendaire du vieux maître dont il avait lui-même contribué par ses écrits à forger le mythe que plus tard, la maturité venue, l'auteur de La République et du Téétète asséna ses redoutables théories idéales.

    En sa jeunesse Socrate fut un véritable sophiste, vous prouvant par A + B que vous avez tort, tout en reconnaissant que la thèse contraire débouche elle aussi sur une inconséquence. Pour être plus exact, Socrate était beaucoup plus vicieux que la phrase précédente pourrait le laisser accroire. En fait Socrate vous démontrait de A à Z que quelle que soit votre manière de procéder vous n'arriverez jamais à avoir raison. Les chemins de recherche de la Vérité, heideggeriens avant l'heure, ne conduisaient nulle part. Toutes les pistes, les unes après les autres, se révélaient fausses.

    Plus tard, Platon dont le voyage à Syracuse avait formé la jeunesse, devenu grand et responsable, éteignit la mèche de ce ferment d'anarchie intellectuelle. Il s'éteignit paisiblement laissant à ses disciples une oeuvre suffisamment vaste et retorse pour leur occuper l'esprit durant des siècles et des siècles. Sans doute s'en fut-il persuadé que son école n'embaucherait plus que des répétiteurs.

    C'était sans compter sur la malignité du public avide de sensations nouvelles et la jalousie de ses futurs collègues. L'Académie suscita très vite des convoitises. La concurrence fut plus rude que prévue. Les successeurs du maître intangible se virent dépassés et sur leur droite et sur leur gauche. Aristote et son Lycée, Zénon et son Portique, Epicure et son Jardin, encore tenons-nous pour nul et non advenu Diogène et son tonneau.

    La rentrée des classes s'annonçait rude. Arcésilas et son successeur Carnéade comprirent qu'ils avaient intérêt à rénover leur enseignement s'ils voulaient attirer de nouvelles têtes. Plus question de refiler du Platon lyophilisé aux nouvelles générations ! Les choses n'ont d'importance que par les déductions que l'on en tire. Tout est dans l'empaquetage.

    Prenez l'intangible théorie des Idées, sans la nommer une seule fois, n'est-ce pas lui être absolument fidèle à ne pas s'en écarter d'un iota, que par rapport à l'immuabilité des Formes Premières, dont on taira l'existence, tout discours, toute opinion, toute thèse ne sont que foutaises. Le chemin de la Vérité n'est pas la Vérité.

    Nos deux compères surent y faire. Leurs plus proches amis en vinrent à douter quant à leur position idéale. Avaient-ils encore une Idée derrière la tête lorsqu'ils disaient que l'on ne pouvait que suspendre son jugement devant toute assertion puisque l'on était incapable d'apporter la preuve de sa véracité ou de sa fausseté. Sous-entendu allez saisir le soleil dans le reflet d'une vitre !

    Ils étaient encore plus malins que cela. Ils attaquèrent leur ennemis à la base. Avec leur volontarisme logico-politique les stoïciens leur apparaissaient comme une dangereuse secte aux dents trop longues. Pas besoin d'aller très loin. Prenons le problème à la racine. Dans notre tête, dès que notre cerveau perçoit une sensation, comment affirmer la justesse de notre ressenti ?

    Berkeley ne fera que reprendre la problématique treize siècles plus tard ! L'on a du mal à le concevoir, mais la querelle fit rage. Un peu comme celle des universaux qui secoua le moyen-âge, et que plus personne n'ose reprendre à son compte aujourd'hui. Carnéade fut un superbe stratège. Il n'empêcha pas le triomphe du stoïcisme mais il en retarda la victoire de tout un siècle. Et encore dut-il passer avec armes et bagages chez l'ennemi romain pour parfaire sa suprématie.

    Le dogmatisme platonicien sauvé par les thèses Pyrrhoniennes ! La machine métaphysique ne tournait plus Pyrrhon ! Comme toujours l'on s'affronta sans être totalement conscient des enjeux ! Les disputes philosophiques ont ceci en commun au travers des siècles qu'il ne faut point s'attarder au contenu même des opinions professées par les uns ou les autres.

    Ce qui importe c'est de comprendre ce que signifie le retour de telle position à tel moment et ce qu'il symbolise. L'alignement du mouvement officiel du platonisme sur une problématique sceptique ne veut pas dire que platonisme et scepticisme s'équivalent, mais que la pensée platonicienne n'était plus capable de rendre compte de la nouvelle réalité historiale en devenir de l'espace méditerranéo-hellénistique. La grécité se mettait à douter de sa suprématie. Le temps de prendre conscience qu'Alexandre était mort et que la Grèce entrait dans une lente période de déclinaison. La pensée précède, accompagne, et rejoue toujours le déploiement des faits historiaux. Elle est plus rapide et en même temps plus longue à prophétiser, à deviner, et à rappeler la réalité qu'elle suscite et rejette. Nous parlons de la pensée conçue en tant, en temps, qu'historialité hégélienne de sa propre histoire de pensée.

     

    LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME

     

    A trop vouloir jouer avec le feu, certains finissent par s'y brûler. C'est Enésidème académicien des plus respectables qui s'en fut créer ce mouvement de pensée que nous appelons sceptique et que lui-même avait intitulé renaissance pyrrhonienne dont Sextus Empiricus du deuxième siècle après J. C. reste le plus célèbre représentant.

    Les sceptiques recherchaient l'ataraxie à leur manière. Disons plutôt qu'ils essayaient de se retrancher de toute prise de tête. Le sceptique n'affirme pas plus qu'il ne nie car il n'en sait rien. Mais peut-être sait-il tout ou du moins croit-il savoir quelque chose. De toutes les manières ce n'est pas grave, ce peut-être un cas plutôt que l'autre. Du moins pour maintenant. Après l'on verra. Tout est relatif, même la relativité. Du coup l'absolu en devient hypothétique et l'hypothèse absolue.

    La nature des choses nous échappe. Mais peut-être pas tant que ça ! Que dire de plus ? Le moins assurément ! Le doute est beaucoup plus une question de méthode que de fondement. L'on ne doute pas. L'on construit son doute. Comme un soldat prêt à liquider le premier qui oserait lever la main sur son officier. Le scepticisme est une anti-phénoménologie en puissance. L'on ne construit pas une citadelle intérieure, l'on retire les murs de sa tour d'ivoire, pierre par pierre.

    L'on a l'impression que le pyrrhonisme cherche à nous protéger. Non pas de nos contemporains, mais des objets qui nous entourent. Il est donc un superbe antidote à la fétichisation des marchandises. Il fonctionne comme une hygiène mentale. Une espèce de rituel matinal, non plus dédié à un dieu, mais à notre solitude d'Homme. Le roi est nu et nous pouvons mirer notre nudité dans notre solitude exemplaire.

    Mais nous aimons aussi revêtir d'autres oripeaux aux couleurs plus éclatantes.

    ( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 27

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 027 / Decembre 2016

    UN AGENT LITTERAIRE TRES SPECIAL

     

    deux dossiers secrets du Service Défense Territoire Littéraire National …

     

    2

    LODEVE 2009

     

    «  Murcie, nous ne sommes pas dans la merde ! » Certes l'accueil du Chef ne respirait pas l'imparfait du subjonctif et je discernais même dans son rugissement de bouledogue enragé comme un zeste d'acrimonie personnelle.

    «  Et tout cela de votre faute, Murcie ! » Par Zeus, le danger se précisait, le Chef avait dû s'apercevoir que la veille au soir j'avais fait main basse sur la moitié de sa provision de Coronados N° 4 qu'il planquait dans le deuxième tiroir gauche de son secrétaire.

    D'ailleurs après m'avoir intimé l'ordre de m'asseoir tout en me regardant dans les yeux avec une froideur hypnotique des plus comminatoires, le Chef entreprit d'ouvrir... le deuxième tiroir gauche de son bureau avec une lenteur exaspérante.

    Mais non je faisais fausse route. Tel un crotale plantant ses crochets mortifères dans la chair tremblante d'une innocente proie, le Chef me jeta sur les genoux un mince dossier cartonné de couleur rouge.

    «  Lodève 2005, vous connaissez Murcie, c'est vous qui aviez rédigé le rapport !

    _ Bien sûr Chef, mais c'est de l'histoire ancienne et je ne vois pas...

    _ Vous ne voyez pas Murcie, mais si vous croyez que le S(ervice) D(e défense du) T(erritoire) L(ittéraire) N(ational) vous paie pour voir, vous vous trompez Murcie, vous êtes ici pour aplanir les difficultés que la République pourrait rencontrer. Discrètement Murcie, vous entendez, discrètement ! »

    J'entendais mais je ne comprenais pas. Le Chef leva des yeux exaspérés vers le ciel et me mit en quelques mots au parfum.

    «  Vous n'êtes pas sans savoir que nous venons de changer de Ministre de la Culture. En fouillant dans le bureau de son prédécesseur le nouvel impétrant est tombé comme par hasard sur votre rapport. Entre nous soit dit, l'on ne l'avait pas laissé traîner par inadvertance. Nous sommes dans un premier temps en présence d'une tentative avérée de déstabilisation du Gouvernement, et par ricochet de la position internationale de notre Pays, ce qui est infiniment plus grave. Bref Murcie, il faut agir au plus vite ! »

    Les yeux du Chef virèrent au bleu cobalt et sa voix se fit plus sourde. Sans s'en rendre compte il enfourna dans sa bouche un Coronado N° 4 dont il exhala quelques ronds de fumée qui montèrent se perdre sous les lambris dorés du plafond élyséen. Je ne pipais mot. Le Chef réfléchissait. Comme tous les agents du S.D.T.L.N. je savais que c'était en ces instants de forte concentration intérieure que le Chef peaufinait ses plans secrets de riposte fulgurante qui avaient hissé nos services secrets au premier rang mondial.

    « Résumons la situation, Murcie. Dans votre satané rapport vous affirmiez en toutes lettres qu'il n'y avait aucune chance de rencontrer la Poésie à Lodève. Sur ce, le nouveau Ministre pond une circulaire interdisant aux Communes, au Département, à la Région et à l'Etat de subventionner Les voix de la Méditerranée de Lodève. Et ce dès l'année prochaine. En plein dans le piège ! Vous imaginez la levée des boucliers «  La France renonce à la Culture et à la Civilisation! » Il faut arrêter cela au plus vite avant que la presse internationale ne relaie la campagne. N'oubliez pas que les pays méditerranéens producteurs de pétrole envoient des représentants à Lodève. Je n'ose pas entrevoir les ruptures diplomatiques fatales à nos approvisionnements énergétiques. Vous partez tout de suite Murcie ! »

    Le Chef me poussait déjà vers la porte. «  Dépêchez-vous Murcie. Nous n'avons pas lésiné sur les moyens : trois nuits à l'hôtel deux étoiles et là-bas nous avons activé nos correspondants. Attention, il se peut qu'il y ait déjà des services étrangers sur place. Vous avez carte blanche. N'hésitez pas à liquider la moitié de la ville si nécessaire. Tout ce que l'on vous demande c'est de trouver un poète, un seul, mais un vrai. Devant cette évidence le ministère sera obligé d'annuler sa circulaire avant qu'elle ne paraisse au Journal Officiel. Mais comment Murcie, vous n'êtes pas encore parti ! »

     

    Voilà pourquoi quelques heures plus tard au volant de ma 104 Peugeot je roulais à tombeau ouvert vers Lodève. J'étais inquiet. Certes j'emmenais avec moi mon commando de choc de prédilection. Celui-là même qui était à mes côtés lors de la mission 2005. Je savais pouvoir compter sur le charme ibérien et les nerfs d'acier de la pulpeuse Béatriz G... Je possédais aussi une confiance aveugle en le flair de Molossa. Mais les derniers coups fourrés auxquels nous avions été mêlés avaient été particulièrement éprouvants. Molossos n'en était pas revenu vivant... Il repose maintenant sous le vert gazon de son dernier sommeil. Depuis ce temps, quoi qu'elle en montre Molossa n'est plus au mieux de sa forme...

     

    Ce fut pourtant elle qui la première pressentit le danger. Je n'avais pas coupé le contact qu'elle émit un bref jappement. Un seul mais ô combien instructif ! Ça sentait mauvais, très mauvais. On avait intérêt à jouer serré : nous n'étions pas les seuls sur la place ! Le Chef avait raison. De la discrétion avant tout ! Pas de panique, nous avions tout prévu et chacun connaissait son rôle par coeur.

    Féline Beatriz G... s'extirpa de la voiture avec la grâce titubante d'une touriste ankylosée par une longue route, enfin parvenue à destination. Elle esquissa quelques pas sur le parking tandis que sur ses lèvres se dessinait une moue de surprise. Quelle chance, semblait-elle dire, s'arrêter juste en face de la longue travée des étals des éditeurs ! Personne ne fit attention à sa silhouette d'intellectuelle en manque de lecture qui se mêla aux files des clients potentiels en train de reluquer les bouquins. En moins de trente secondes, ni vus ni connus, nous avions lancé une torpille à tête chercheuse en plein coeur du dispositif adverse...

    Trois heures plus tard elle me rejoignait à l'hôtel. Mission accomplie. Je sifflais d'admiration lorsqu'elle m'énuméra l'équipe de soutien que le S.D.T.L.N. avait planquée sur les lieux. Liron, Roque, Giraud ! Le Chef n'avait pas ergoté sur la qualité. Le haut du panier de la Cellule d'Action Poétique. L'affaire était encore plus importante que ne l'avais crue !

    Toutefois sur le papier l'opération semblait d'une facilité déconcertante. Acte 1 : nous rendre à la soirée d'ouverture du festival durant laquelle les 90 poètes invités se présenteraient à tour de rôle. Acte 2 : repérer la bête rare. Acte 3 : ramener à Paris la preuve de l'existence de cet Olibrius improbable. L'acte 4 ne nous incombait pas. Notre mission s'arrêtait là.

     

    A vingt-trois heures tapantes nous étions tous à nos postes, sur la place centrale de Lodève transformée pour la cause en vaste terrasse de café. Parmi la foule nous n'étions qu'un groupe de convives des plus banals, amicalement attablés, face à la scène centrale, autour de quelques pichets de vin rouge.

    Une voix grésilla dans le micro «  Chers festivaliers, nous sommes heureux bla... bla... bla... bla... bla... bla... laissons donc le champ libre à notre premier artiste ! »

    Tu parles d'un champ libre. A peine la voix s'était-elle tue que crac, boum, hue ! Toutes les lumières s'éteignirent d'un coup. Il y eut des oh ! et des ah ! amusés, le public prenait l'incident à la rigolade. Pas nous ! Allez reconnaître quelqu'un dans le noir absolu ! L'ennemi venait de marquer un point.

     

    Rendons grâce aux organisateurs qui pallièrent au désastre. Chaque poète lirait son texte, de l'endroit où il se trouvait, comme il pourrait. A chacun de tirer son épingle du jeu !

    Ce fut dantesque. De l'obscurité la plus profonde s'élevait de temps en temps une voix. Des spectateurs attentionnés allumaient leur briquet, de sacrés veinards bénéficièrent du halo clignotant d'une lampe de poche. Certains martyrisaient une pauvre guitare et d'autres vociféraient à qui mieux mieux. Les histrions de la poésie sonore s'en donnèrent à coeur joie, sûrs de rafler in fine la mise.

    On ne voyait rien, on n'entendait rien. C'était Babel, chacun hurlait comme un chacal en rut dans sa langue. Nombreux sont les idiomes méditerranéens : italien, syrien, marocain, hébreu, espagnol, bosniaque, malgré les efforts conjugués des traducteurs, il y avait de quoi en perdre son latin.

    C'est alors que dans ce brouhaha, de ce pandémonium monstrueux, surgit la lyre d'Orphée. Toute droite sortie de l'antique Hellade. Je ne saisis que quelques vocables sacrés jetés aux vents de l'immémoire contemporaine «  Alexandre... Byzance... ». Mais le doute n'était plus possible. Il était là. C'était lui. Le Poëte, le Seul, le Vrai, l'Unique.

    Etais-je le seul à le percevoir ? Il fallait à tout prix détourner l'attention de l'ennemi au plus vite. Pistolero Roque alhouma le feu en scandant à tue-tête quelques unes de ses odes amoureuses qui attirèrent l'esprit du public sur des sentes brûlantes. Je profitai de l'émotion suscitée pour décrocher avec serval Beatriz, Molossa sur nos talons. Pour protéger notre retraite Trappeur Giraud entonna un chant de noire anarchie qui souleva l'enthousiasme de la foule. Nous regagnâmes notre hôtel sans encombre.

     

    Au téléphone le Chef était furieux.

    « Comment ça, ils n'hésitent pas à dynamiter le transformateur de l'éclairage public de Lodève, et vous laissez filer le fromage. Continuez comme ça, Murcie, et d'ici deux jours vous retrouverez votre Orphée dans un caniveau, criblé de balles. Vous croyez qu'ils vont le laisser vivre longtemps ? Murcie, vous êtes un incapable. Je vous rends personnellement responsable de sa survie. Action ! »

    Le Chef avait raison. Encore fallait-il identifier notre aède. Depuis son stand des Editions Clapas – quelle meilleure couverture pour un agent du Service d'Action Poétique que d'être l'éditeur qui avait été chargé de rédiger l'Anthologie 2009 du festival – Tête Chercheuse Liron se livra à de savants recoupages. Son ordinateur cérébral nous indiqua enfin le nom de Klitos Ionnanides, né à Chypre en 1944. Puis il ajouta : « Prochaine apparition publique : lundi 20 juillet ; 18 H 30 ; Cour du Musée. »

     

    Ca sentait le coup fourré à plein nez, pas besoin du pif de Molossa pour le diagnostiquer ! Lors du dernier briefing j'avais été très clair : « Molossa, Lionne Beatriz et moi-même en première ligne. En arrière Roque et Giraud, en ultime position Liron qui depuis son stand possède par le plus pur hasard providentiel une vision panoramique sur toute la Cour. Je rappelle la problématique : le problème n'est pas de savoir si l'on doit tirer ou pas, mais la solution est de savoir sur qui l'on doit tirer. »

    Bordel ! Une demi-heure que nous étions-là et impossible d'identifier l'ennemi. Dans la vingtaine de festivaliers sagement assis sur leur chaise, personne n'offrait le profil adéquat. Allaient-ils nous descendre le Klitos au fusil à lunette depuis le toit du musée ? Je n'en menais pas large, un simple tireur d'élite peut faire à lui tout seul plus de mal qu'un commando aéroporté. Molossa tira sur sa laisse. Je la libérai. Traînant la patte, la langue pendante, elle se dirigea sans même me jeter un regard vers l'entrée du musée. Un gardien que le porche intérieur avait caché s'interposa pour lui barrer l'entrée. Nous étions refaits !

    Je n'eus pas le temps de sortir mon Uzzi. Une légère effervescence de robe froufroutante à l'autre bout de la cour trahit l'arrivée d'un petit groupe. Klitos au beau milieu. Tant pis pour Molossa, je ne devais à aucun prix quitter Klitos des yeux.

     

    Je récapitulai dans ma tête les fiches anthropométriques fournies par Liron. Sur la tribune à ma gauche Issa Samaa et Saleh Al'Ami, au centre Catherine Fahri la présentatrice, fort belle jeune femme par ma foi, et à ma droite, Eleni Kelafa et Ioannidès. Jusque là tout va bien. On échange des politesses, on tapote les micros, on se cale sur sa chaise.

    J'en profite pour lancer un regard en coin à Molossa. Le gardien se penche pour déposer une écuelle d'eau devant son museau. L'imbécile ! D'un bond Molossa lui saute à la gorge et lui tranche d'un coup de dent acéré la carotide. Son cadavre roule dans un épais massif de bégonia. Je respire. La scène n'a pas duré trois secondes. Pas un bruit, pas un cri. Molossa est passée à l'action. Elle a commencé les opérations de nettoyage. Je me sens mieux.

    Devant ça ronronne doucement. Catherine Fahri présente les deux premiers invités qui viennent de l'Emirat d'Oman. Nous avons droit à un véritable dépliant touristique, le soleil brûlant, le merveilleux désert, le golfe persique si bleu... C'est maintenant à Klitos de présenter la paradisiaque île de Chypre. Mais où sont les tueurs ? Je croise le visage anxieux de panthère Beatriz. Pourvu que Roque, Giraud et Liron soient parvenus à les neutraliser !

     

    Bien sûr je me suis fait avoir comme un bleu. L'ennemi était devant moi et je n'avais rien vu. C'est Klitos qui a sorti son colt le premier et qui a commencé à canarder sans sommation. Je ne peux que l'imiter. C'est qu'il y va fort de la pastille, le Klitos, il descend tout ce qui bouge, placidement, systématiquement. Le genre de gars qui n'est pas habitué à salopéger le travail.

    « Chypre, pan ! pan ! Envahie par les Turcs, pan ! Pan » La Fahri essaie de parer les coups. Mais le Klitos use d'un gros calibre «  la culture occidentale, pan ! Pan ! L'Orient, pan ! Pan ! La grande catastrophe, pan ! Pan ! ». Puis il lâche les pruneaux qui fâchent « la pensée philosophique, pan ! pan ! La soumission musulmane, pan ! pan ! » La belle Fahri n'y tient plus elle tire de son écharpe qu'elle agitait comme un étendard une kalachnikov et se met à arroser l'assistance. Le public se rebiffe, Tigresse Beatriz distribue des grenades à qui qu'en veut et mène l'assaut. Ça tire de partout. Derrière Giraud, Roque, et Liron cartonnent à tout berzingue. Catherine Fahri en perdition hisse le drapeau blanc de l'amour soufi. Mais Klitos est un jusqu'au boutiste qui ne fait pas de prisonniers. «  Soufisme, pan ! pan ! mon maître Corbin pan ! Pan ! Les soufis pourchassés par les islamistes, pan ! Pan ! »

    Pour corser le tout Molossa traverse la cour en trombe et aboie comme une sauvage sur un mini fouillis d'arbustes à dix pas de Klitos. Je pige à la seconde. Elle vient de repérer un drone-cat, un de ces terribles robots à tout faire que la CIA télécommande depuis son centre secret de Houston.

    Je l'annihile de trente-six coups de pétoire droit au but. La victoire est de notre côté. La Fahri s'enfuit en pleurant. Le poëte Issa Samaa qui ne parle pas un mot de français mais qui ne doit pas aimer les américains a tout compris : il déclare solennellement qu'il va lire en l'honneur de Molossa un de ses poèmes intitulé « Le chien ». Klytos quitte la scène porté en triomphe par le public tandis que les gentils organisateurs un peu gênés aux entournures profitent des vivats pour faire disparaître les cadavres des agents ennemis qui jonchent le sol. Nous avons gagné.

     

    Le Chef repousse d'un doigt dégoûté les deux livres de Klitos Ioannides que j'ai ostensiblement déposés sur son bureau.

    «  Et vous êtes fier de vous Murcie ! Et vous croyez avoir accompli votre mission sous prétexte que vous rapportez les preuves indubitables de ce que je vous avais demandé. Vous ne voulez pas aussi une médaille pour avoir montré à la face du monde qu'en vingt ans d'existence le Festival de Lodève a été enfin honoré de la présence d'un véritable poëte. Un certain Klitos Ioannides ! Et vous rêviez peut-être en plus que j'allai vous offrir un Coronado N° 4 pour couronner le tout. Murcie, vous êtes un imbécile !

    • Mais enfin Chef, j'ai parfaitement rempli le cahier de charges de ma mission !

    • Votre mission, Murcie ? Vous pensiez qu'elle avait pour but de rallumer la guerre entre la Grèce et la Turquie ! Vous imaginez nos approvisionnements de pétrole si par le jeu des alliances la Communauté Européenne se trouvait obligée de se ranger au côté de la Grèce comme les accords statutaires le définissent. Tous les pays musulmans se feraient le plaisir de couper le robinet. Nous serions alors pieds et poings liés aux mains des Américains. Est-ce ainsi que vous entrevoyez l'indépendance de votre Pays, Murcie !

    • Mais Che...

    • Et l'Europe de la Méditerranée, vous n'en avez jamais entendu parler ? Notre Président travaille comme un madurle à créer une vaste zone commerciale de libre-échange centrée sur la Méditerranée, à l'abri des revendicatives turbulences culturelles et vous jetez ce boute-feu de Klitos Ioannides en plein milieu de l'édifice, vous êtes fou, Murcie ! »

     

    J'allai répliquer lorsque le téléphone rouge sonna. Le Chef s'empara du combiné :

    «  Mes hommages, Monsieur le Président... Bien sûr Monsieur le Président... Oui Monsieur le Président... Exactement Monsieur le Président... Ne vous en faites pas Monsieur le Président, nous retiendrons sur sa paye le prix d'un drone-cat... quinze millions de dollars ! Je comprends qu'Obama fasse la gueule comme vous dites si pittoresquement Monsieur le Président... ah ! uniquement pour le principe de franche amitié entre les peuples, entièrement d'accord avec vous Monsieur le Président... l'Amérique ne saurait se montrer mesquine d'autant plus comme vous me l'apprenez Monsieur le Président que ce malheureux drone-cat appartenait à l'Otan... ah ! c'était la France qui l'avait payé... n'ayez crainte Monsieur le Président je me charge en personne de veiller à ce que l'agent Murcie soit rétrogradé en ses fonctions, au revoir Monsieur le Président... Je vous remercie Monsieur le Prés... »

    L'on avait raccroché à l'autre bout assez sèchement.

    «  Désolé Murcie, mais je n'y peux rien. »

    Toutefois en un geste empli d'une profonde humanité que je n'aurais jamais soupçonnée chez lui, le Chef me tendit un de ses Coronados N° 4. Puis il soupira longuement :

    «  Vous savez Murcie, entre nous soit dit, c'est vous qui avez raison ! »

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LES CYNIQUES GRECS.

    FRAGMENTS ET TEMOIGNAGES.

    Choix, traduction, et notes : LEONCE PAQUET.

    Avant-propos : MARIE-ODILE GOULET-CASE.

    N° 4614. Le Livre de Poche. 437 pp. 1992.

     

    Reprise d'un gros livre édité au Canada, mais allégé l'on ne sait trop pourquoi. Les animateurs de la Collection Les Classiques de la philosophie ont sans aucun doute jugé que le public français n'était pas apte à se confronter avec la version intégrale ! C'est d'autant plus regrettable que la quatrième de couverture nous avertit que « ce recueil est le premier du genre qui soit aussi complet ». Nous ne savons pas si le lecteur est habilité à reconnaître en cette assertion publicitaire un magnifique exemple de cynisme commercial.

    La postérité a mal agi avec le cynisme. Diogène accapare le devant de la scène. Dommage pour Antisthène qui fut le véritable fondateur de la secte. Il semble que la doxa se soit un peu entremêlée les calames et que l'on attribue au disciple, sans grand mérite préféré puisqu'il fut le seul, quelques anecdotes vécues par le maître.

    Antisthène était un élève de Socrate qui prit au pied de la lettre les préceptes de son professeur. Socrate conseillait à chacun de ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres, ni des institutions tant étatiques que coutumières. Antisthène radicalisa le discours de Socrate. Alors que l'inventeur de la maïeutique entrevoyait derrière le faux-semblant des opinions une vérité fondamentale intangible, Antisthène s'érigea en intraitable censeur du comportement sociétal de ses contemporains. Socrate éduquait, Anthisthène persifflait.

    Survint Diogène qui corrigea. A coups de lazzis, et de bâtons. Sans carotte. Diogène réduisit l'homme à sa plus simple expression : l'individu. Si l'homme se doit d'être un loup pour l'homme ce sera un loup solitaire. Il est effrayant de penser que Diogène fut le contemporain de Platon. Selon Diogène La République de Platon est une absurde utopie. Le cynique ne goûte guère la proximité de ses semblables. Sa société se réduit à sa modeste personne. Réfréner ses désirs, se contenter du strict minimum vital, et basta !

    Le cynique est comme ces chiens errants qui vivent de poubelles et d'os à moelle récupérés en de douteuses circonstances. Diogène ne fut-il pas accusé de trafiquer la monnaie ! Le cynique se rit de tout, de vos préventions les plus assurées comme les plus secrètes, et aussi de lui-même. Ricanements idiots de la hyène, s'émouvront les âmes sensibles.

    Diogène fut l'anarchiste par excellence. C'est en cela qu'il nous est resté, en dépit des siècles, singulièrement attachant. Diogène ne croit pas aux simagrées du corps social. Sa grossièreté est notre miroir. Celui qui méprise les lois et les traditions nous semble l'être libre par excellence.

    Aujourd'hui Diogène nous parle d'autant plus que sa frugalité nous renvoie à notre haine du consumérisme. Diogène n'a besoin que de lui-même. Un peu d'eau et un quignon de pain lui suffisent. Diogène vit en quasi autarcie. Ayant limité ses besoins à presque rien, il n'est redevable à personne de son bonheur et peut parler d'égal à égal, avec quiconque, fût-il Alexandre.

    Mais le Sage rigolard n'est qu'un clown triste. Diogène est incapable de rester seul. Sans les autres, il n'est rien. Un pauvre hère anonyme qui mendie au coin de la rue, un esclave invisible que personne ne voit. Si par magie la population entière d'Athènes suivait ses préceptes, le monde deviendrait ennuyeux car Diogène ne pourrait plus endosser son rôle de bateleur public. Un peu comme le gendarme qui se sent inutile quand il n'y a plus de voleurs !

    Certes Diogène ne dit pas que des stupidités. Notre bouffon habille le citoyen pour l'hiver. Nous nous tordons de rire à chacune de ses réparties. Mais en y réfléchissant un peu, il y a de la graine de tyran en notre philosophe. Diogène est un moraliste. Notre homme qui se masturbe et fornique sur la place publique est un sacré puritain. L'Homme se doit de lui ressembler. Nous ne nions pas les nombreux travers de nos contemporains, mais celui qui se définit par la négation de ses semblables dépend totalement de leur pitoyable existence pour parvenir à être ce qu'il désire vouloir être.

    Julien qui écrivit Contre les Cyniques, et dont nous retrouvons en le livre des extraits de deux de ses discours, ne s'y trompe pas. Si dans un premier temps il dresse Diogène sur un piédestal - et à quelles circonvolutions se livre-t-il pour expliquer que si notre philosophe ne se soucie guère des Dieux c'est justement parce que révérant trop leur vénérable grandeur il prend soin de ne pas les importuner par sa médiocre petitesse ! – il est beaucoup plus incisif quant à ses sectateurs qu'il accuse de ressembler un peu trop à des chrétiens.

    C'est que si les chiens n'accouchent pas de chats, tous les moralistes, par-delà les siècles et les cultures se ressemblent. Le monachisme ne diffère pas profondément du sectarisme cynique. Quoi qu'en veuille Julien, Diogène et nombre de ses acolytes se moquaient éperdument des Dieux. S'ils ne l'ont pas proclamé aussi haut et aussi fort que l'on aurait pu s'y attendre, c'est que guidés par une saine prudence ils tenaient à ne pas couper le cordon ombilical de la citoyenneté antique. Déjà qu'ils s'extrayaient de la communauté municipale par leur mode de vie de renonçant, en crachant sur les Dieux mythiques et fondateurs de la ville, ils auraient signé dans bien des cas signer leur arrêté d'expulsion.

    Les Cyniques répugnaient à prêcher dans le désert. Les moines chrétiens s'y résoudront lorsque l'insécurité apportée par les invasions barbares les poussera à se réfugier dans les contrées les plus reculées, à l'écart des grands axes de pénétration et de conquête.

    Julien nous dresse le portrait d'un Diogène respectueux des Dieux, en accord avec sa volonté politique de repaganisation des esprits. Dans un même ordre d'idée il prend un soin extrême à revendiquer la figure philosophique de Diogène qu'il hisse à l'égal de Socrate. Il ne fallait pas laisser à l'Eglise l'opportunité de récupérer un personnage si populaire dont elle se serait fait un plaisir de travestir en un annonciateur inconscient du Christ.

    L'Empereur avait le nez creux. Il a subodoré bien avant Nietzsche tout ce qu'il pouvait y avoir de décadence dans les postures cyniques. Diogène est bien l'un des pères fondateurs du nihilisme philosophique et européen. Un nihilisme d'autant plus exaltant qu'il ne se réduisait pas à un catéchisme théorique, mais qu'il exigeait de la part de celui qui le professait un engagement êtral des plus profonds qui comblait les attentes et les déceptions existentielles de ses sectateurs les plus sincères.

    Le principal défaut du livre réside d'ailleurs en le manque d'explications articulatoires quant au déploiement du second cynisme, que nos présentatrices se contentent de qualifier de Césarien sans même chercher à exposer les conditions historiales de cette résurgence philosophique dans les dernier siècles de l'Imperium Romanum.

    Pour notre part nous y voyons la conséquence de la prise de conscience, par toute une partie cultivée de l'élite de cette société déliquescente et déjà crépusculaire, de l'inéluctable catastrophe de son écroulement programmé.

    Nous avons plus d'une fois en nos purpurales chroniques insisté sur les effets délétères de la pensée platonicienne qui fut un peu le cheval de Troie que le christianisme utilisa pour phagocyter la pensée grecque et étayer sa propre théologie. La pensée diogénique, si éloignée de celle de Platon - nous enjoignons le lecteur à se reporter à toutes les réparties assassines que Diogène se livra à l'encontre de l'auteur des Lois – peut aussi être envisagée selon d' identiques modalités.

    Avec toutefois cette différence essentielle : un rire dévastateur qui emporte tout sur son passage. Au contraire du dogme chrétien, la pensée de Diogène n'est pas coincée du cul. Elle reste roborative et jouissive.

    Socrate, Antisthène, Diogène, Cratès. Ce dernier fut le disciple de Diogène. Il n'hésita pas à distribuer sa fortune aux pauvres pour endosser son idéal. Il fut le maître d'un certain Zénon, non pas l'archer souverain, mais le fondateur du stoïcisme. Quand on se rappelle que nombre d'esprits éminents ont affirmé qu'il n'y aurait jamais eu de christianisation des élites romaines si les intelligences n'avaient pas été au préalable préparé à sa réception par la haute tenue morale de l'éthique stoïcienne, l'on en vient à s'interroger sur cette philosophie grecque censée avoir eu tant d'idée à suivre...

    ( 2009 / in Cyniques ta Mère ! )

     

    DIOGENE LE CYNIQUE

    FRAGMENTS INEDITS

    Textes traduits et présentés par ADELINE BALDACCHINO

    Préface de MICHEL ONFRAY

    ( Editions Autrement / Octobre 2014 )



    Des inédits de Diogène le Cynique, grands Dieux comment est-ce possible ? L'on nous l'explique en long et en large. Par deux fois. Sont malins chez Autrement. Adeline Baldacchino, célèbre inconnue. Pas fous, ils ont confié la préface à Michel Onfray. Gros porteur. Gros vendeur. Le philosophe radiophonique par excellence. Difficile de faire meilleur choix. Depuis trente ans s'est toujours présenté comme le sybarite en chef du rayon philosophique. Imaginez que l'on ait exhumé d'une bibliothèque un dialogue perdu de Platon, le faire préfacer par ce contempteur breveté de l'idéalisme platonicien n'aurait pas été très crédible. Mais pour Onfray qui n'en finit pas de se réclamer des Cyrénaïque, Diogène c'est du tout cuit. Je n'ose dire du pain bénit. Pourtant Onfray se hâte d'en beurrer la tartine nous présentant Diogène comme le grand inspirateur de nos philosophes lybiens, le maillon fort qui permet la jonction entre Antisthène et le chant des Cyrènes... L'oublie au passage qu'Antisthène reçut avant celui de Socrate l'enseignement de Gorgias. Un peu trop métaphysicien pour Onfray qui reste un moraliste dans la grande tradition française... Mais ceci est un autre débat que nous reprendrons un autre jour.

    C'est Michel Onfray lui-même qui nous y invite. Les vieilles barbes philosophiques antérieurement millénaristes ne font pas le poids face à une merveilleuse jeune fille toute charnelle de notre siècle. Nous la couvre de compliments cette Adeline Baldacchino. Pour un peu nous en tomberions amoureux ! Une enfant si intelligente, qui connaît toutes les langues que notre paresse nous interdit d'apprendre. Le grec, le latin, l'arabe et quelques autres idiomes n'ont aucun secret pour elle. N'imaginez pas la forte en thème boutonneuse. Non une aventurière, qui refuse de continuer sa khâgne après avoir lu par hasard un volume de Cioran. Du jour au lendemain elle se lance dans une anabase conquérante à la recherche du continent perdu du corpus philosophique grec.

    Mais à chacun ses démons. Onfray a encore quelques comptes à régler avec la valetaille fonctionnariste des professeurs d'université qui n'ont pas été capables de nous livrer dument traduits et commentés ces fragments retrouvés de Diogène dont ils connaissaient l'existence mais qu'ils ont négligés, trop occupés qu'ils étaient à atteindre les plus hauts grades de leur pédagogique carrière de chercheur étatistes appointés...

    L'abandonne donc notre demoiselle pour mieux souffleter les sorbonnards galonnés. Laquelle ne s'en offusque guère et en profite pour nous conter la suite de ses péripéties. Qui ne nous agréent guère. Se finissent très mal. Quand fièrement elle nous apprend qu'après avoir réussi son concours elle s'en va pantoufler tout à son aise comme Conseillère à La Cour des Comptes. Je pense deviner combien Diogène le tonnelier se serait raillé de cette fin si bourgeoise. C'est donc derrière les lambris de cette honorable institution qu'elle mena à bien la traduction et la présentation de ces fragments de Diogène.

    Partait d'une idée toute simple : décortiquer les textes du corpus arabe afin d' y retrouver au hasard des citations, de rares extraits provenant d'auteurs grecs... C'est ainsi qu'elle s'aperçut qu'un professeur d'université canadienne le vénérable Dimitri Gutas avait déjà réalisé cette entreprise de fourmi et donnait dans un de ces ouvrages tout le matériel qu'il avait réuni quant à Diogène. Ne restait plus à notre Adeline chérie qu'à traduire et présenter. Le résultat de son travail et de ses analyses, non dénués d'esprit de finesse et de talent, encadre la cinquantaine de pages des phrases rendues à Diogène... Elle-même reconnaît que ces lignes par miracle et grande patience offertes à notre curiosité n'altèrent et n'améliorent en rien l'ensemble des textes de Diogène déjà à notre disposition. Confirment ce que nous connaissions.

    Le Chien devait savoir aboyer très fort et fort à propos. Diogène ne ménageait ni ses moqueries, ni ses impertinences, ni ses provocations. L'on ne badine pas avec les puissants. Les retours de bâton peuvent être mortels. Combat du sage à la jarre de terre contre les pots d'or et d'argent des riches. Sa lutte de classe n'était pas dangereuse. Persifflait beaucoup mais ses acerbes et virulentes critiques étaient davantage tournées vers l'exemplarité de sa rude pauvreté que vers la confiscation effective des biens d'autrui. Se moquait de la gloutonnerie des fortunés mais ne leur retirait pour cela ni le pain de la bouche ni les pièces d'or de leurs coffres. Leur désignait l'ascétique voie à suivre sur laquelle ils se gardaient bien de poser le pied.

    Il y a pire chez ce premier contempteur de la société de consommation de son époque. Bien frugale encore je vous l'accorde, mais c'est le médecin qui prescrit le médicament idoine alors même que la maladie n'est pas même pas déclarée qui n'en est que plus estimable. Diogène nous enseigne à rejeter le superflu, à ne pas nous créer de besoins artificiels. Ces admonestations nous paraissent raisonnables. La possession d'objets inutiles nous éloigne de nous-mêmes et nous écarte de notre moi le plus profond.

    Mais Diogène nous agace prodigieusement quand de la restriction des besoins surnuméraires il en vient à réfréner ses désirs. La liberté résiderait d'après lui dans le renoncement à nos plus grandes passions. Pour libérer l'âme il occulte son corps. Des deux moitiés de l'orange il n'en mange qu'une. Ce qui était une éthique de la protection devient une morale de la privation. De Diogène le goguenard qui fait semblant de chercher un homme en plein midi lanterne allumée à la main l'on passe à l'ermite christophile qui s'enfuit de ses semblables et s'en va mortifier sa chair au fond de bois inatteignables.

    Diogène est un homme de représentation. L'a besoin d'un public. Sans une troupe de curieux pour s'esbaudir ou s'horripiler de ses farcétiques exploits, il n'est plus rien. Lui qui dévoile les dessous de la comédie humaine est en quelque sorte, le clou du spectacle, le clown de la pièce. Le fou dont l'absence nuit à la réussite de son théâtre. Quant à la perte du désir, il n'en dit rien. Le garde immergé au fond de lui. Se masturbe sur l'agora pour plus tard ne pas éprouver la lâche nécessité d'un ou d'une partenaire. Mais l'aspect solitaire de son action n'apparaît pas, cette castration auto-érotique devient un plaisir partagé puisqu'il jouit davantage du scandale qu'il produit que de son éjaculation.

    Diogène le grec, homme de cité qui ne serait rien sans le concours provoqué de ses concitoyens à son déploiement individuel. L'Homme en tant qu'animal collectif qui réside dans l'horizontalité de son troupeau. Nous sommes encore loin de l'ataraxie stoïcienne telle qu'elle se déploiera plus tard chez les romains des derniers siècles. Cette décadence – non pas de l'Empire, mais des hommes – qui se profile déjà et que certains se dépêcheront de présenter comme une préparation morale au futur triomphe du christianisme.

    Le pouvoir impérial est alors devenu si prégnant que la parole a perdu de sa valeur libératrice. L'homme qui reconnaît l'inutilité de ses efforts se referme sur-lui-même, comme l'huître désireuse de celer sa viscosité sous la rugosité de ses écailles. La religion comme un ultime recours. Mais les Dieux se détournent et refusent cette mésalliance. N'en reste qu'un, petit, souffreteux et périssable, qui ne survivra pas à tous les espoirs que les larves humaines tendent en vain vers sa croix où l'on fut obligé de le clouer à seule fin qu'il ne tombât point à terre. Le rire de Diogène était beaucoup plus roboratif.

    ( Chroniques de Pourpre - 08 / 01 / 14. )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 26

     

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 026/ Decembre 2016

     

    UN AGENT LITTERAIRE TRES SPECIAL

     

    deux dossiers secrets du Service Défense Territoire Littéraire National …

     

    1

    LODEVE 2005

     

    VOIX DE LA MEDITERRANEE / FESTIVAL DE POESIE DE LODEVE. 23 / 31 JUILLET 2005.

     

    Je m’étais juré de ne plus écrire une chronique de tout l’été. J’étais en train de boucler mes valises lorsque le téléphone sonna. Convocation dans le bureau du rédac chef. Déjà je pressentais le coup tordu, je ne me trompais guère. Patrice Blanc m’accueillit avec sa tête des mauvais jours et ses dents de carnassier  : «  Une mission Oblique pour vous Murcie ! Non vous ne pouvez pas refuser. L’heure est grave. Il paraît qu’à Lodève, chaque été, la Poésie sort des livres et se promène à poil dans la rue ! C’est inadmissible ! » Je ricanai stupidement : «  Chef je m’en fous, dans deux heures je suis en vacances ! » Je n’aurais pas dû. Blanc devint plus blanc que lui-même : «  Et dans deux mois vous êtes au chômage ! dois-je vous rappeler que vous gagnez votre vie en chroniquant des recueils de poésie ? Réfléchissez un peu ! Si la Poésie profite de sa liberté pour jouer la fille de l’air, il ne s’écrira plus un seul livre de poésie dans ce foutu pays, et si vous croyez que je continuerai à vous payer à ne rien faire ! » Le chef avait raison, vu sous l’angle de la raison dévorante le problème changeait de nature. Mais la voix du chef me rappela à mes devoirs : «  Murcie, nous sommes avant tout des soldats. Chassez de votre esprit l’aspect purement sentimental de cette affaire. Songez que dans la bataille planétaire pour le contrôle des marchés que livre en ce moment la France, l’on vend plus facilement un recueil de poésie, fût-il d’un imbécile sans nom, qu’un porte-avions ! Bien sûr c’est une question de volume mais si nous perdons l’exploitation de cette ultime ressource naturelle la balance commerciale est foutue ! Ce sera le début de la fin ! » Je voulus riposter, mais le chef est un vrai meneur d’hommes, sa voix s’infléchit et devint presque amicale : «  Murcie pour cette affaire, nous avons une ligne de crédit illimité au ministère de la culture, je vous signe un chèque en Blanc, écoutez-moi ça : camping une semi-étoile en bord d’autoroute avec bocal de nescafé pour les petits dèjes du matin ! Et en plus on est prêt à mettre le paquet : vous avez l’autorisation d’emmener vos deux chiens avec vous ! »

     

    Je redescendais l’escalier avec ce flegme précipité qui est la marque de tous les agents en mission lorsque la porte du bureau se rouvrit : « Murcie, cette fois-ci je ne me contenterai pas d’un rapport fumeux, s’il est vrai que la gamine court les rues, je la veux ici dans mon bureau, avant huit jours. Vous vous rendez compte de tout ce qu’on pourra faire avec ! Nous serons la seule vraie revue de poésie de tout le continent ! »

     

    Nous arrivâmes à Lodève en fin d’après-midi. L’affaire était plus grave qu’on ne le pensait. Imaginez un maire de droite qui débourse des millions pour héberger tous frais payés, durant dix jours, plus de soixante dix poëtes de tous les pays de la Méditerranée, autrement dit un fou furieux qui paye pour faire rentrer sur le territoire national un charter entier de poëtes immigrés à prédominance levantine. Un véritable défi à la logique sarkosienne !

     

    Nous décidâmes de garder l’incognito, d’un même geste nous mîmes nos trois paires de lunettes noires. Au demeurant nous n’étions pas trop inquiets, nous ne sommes jamais Mall armé dans un festival de poésie. D’abord nous crûmes que la chance nous souriait, c’était en marge du festival, mais c’était écrit en toutes lettres sur les prospectus : ENAN / Le retour des Muses. Y avait même l’adresse 12, rue Baudin.

    Pour cette entourloupe, d’office on s’est adjugé deux grosses pointures du lieu de ce que dans notre milieu on appelle le réseau dormant, le trompettiste fou Patrick Geffroy, un pro qui ne s’emmêle jamais les pinceaux et Léa Ciari l’égérie d’ascendance italienne qui joue aussi bien du charme que du couteau. Elle pose toujours une griffe sanglante, sur le cœur de ses victimes comme sur ses toiles. Un autre jour je vous conterai leurs méfaits. A nous cinq on a conciliabulé un plan d’enfer. Un, on la repère. Deux, on y saute dessus. Trois, on la fourre dans le coffre de la voiture. Quatre, on la ramène ficelée comme un saucisson dans le bureau du chef. Cinq, on reçoit la légion d’hon… Geffroy s’est foutu devant la porte, en trois notes il a sonné la charge, le hallali et entonné le chant de la victoire. On les a eus par surprise, on a déboulé à l’heure de la fermeture. Ils étaient faits comme des rats ! On a cherché partout : on a arpenté les trois étages, on a sondé les murs, on s’est même payé le luxe de torturer en petit comité le sieur Enan. Il est vite passé à table devant un verre de Bordeaux et une soucoupe d’olives. Il a tout dit, même ce qu’on ne voulait pas savoir sur sa peinture, il a même cité Aristote et Hegel. De la peinture tant que vous en voulez, plutôt de la bonne d’ailleurs, mais nous c’est la Poésie que l’on recherchait. On a laissé tomber.

     

    C’est après qu’on a commencé à barjoter. Enfin surtout moi, parce que les chiens eux ils s’amusaient à pisser sur les stands. Imaginez le cardo maximus de la cité. Cinq cent mètres d’exposants, en une seule ligne, d’un seul tenant, des libraires, des éditeurs, des associations, des revues, des poëtes du dimanche, et de tous les autres jours de la semaine, tous autant les uns que les autres, retranchés derrière des piles et des piles de livres, la Poésie elle était là, par cartons entiers, elle était tellement-là, on y avait le nez et la truffe tellement dessus qu’on en a perdu la trace. Elle pourra se vanter de nous avoir fait marcher, on a tant marché que bientôt on a plus vu que le marché. De la poésie plus aucune nouvelle, elle était pas plus dans les livres que dehors. Elle avait disparu.

    On a failli l’avoir. C’est les chiens qui ont manigancé le coup. Suffit de se mettre en chasse qu’ils ont exposé. On repère deux vrais poëtes, on ne les quitte plus, et dès que la poésie vient les visiter on y saute dessus et on l’embarque. Le pire c’est qu’ils ont failli réussir. Ils ont utilisé leur internationale canine. En l’occurrence la propre chienne de Jean-Pierre Roque, de là ils sont remontés jusqu’à Christophe Liron. De mon côté j’ai pas perdu mon temps pendant que nos deux poëtes caressaient les deux beaux toutous, je suis passé sous le stand et ai pillé les réserves : rien que du bon des anciens numéros de Loess, les premiers textes de Roque, les poèmes affiches de Liron, jusqu’à un recueil de Luc-Olivier d’Algange, bref un demi-camion de documents de première importance sur lesquels plus tard nous aurons d’importantes révélations à faire, mais venons-en à la souricière elle-même.

    Les clebs avaient vu juste. Brutalement Jean-Pierre Roque et Christophe Liron ont commencé à s’agiter. Le délire prophétique s’emparait d’eux. Z’ont barré la rue avec une table, et ont invectivé la foule, et comme par miracle des verres de petit blanc et de gros rouges se sont multipliés… nous qui ne buvons jamais durant les opérations l’on s’est contenté de vider trois écuelles de cacahuètes salées, sans perdre nos deux poëtes du coin de l’œil, et ne voilà-t-il pas qu’ils dégainent de leur poche revolver deux revues de poésie ! Pas de doute Elle était là, on ne la voyait pas mais on la sentait entre eux deux, on s’est concerté du coin de l’œil, on les a laissé s’enfoncer dans leur lecture et puis hop ! après une dernière lampée d’amuse-gueules on y est tombé sur le paletot en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Nos doigts et nos dents se sont refermés comme sur une ombre, ce n’était pas elle, mais le fantôme de Marcel Chinonis, le fondateur des éditions Clapàs que les gendarmes ont retrouvé l’année dernière dans sa voiture sur le bord de la route endormi et souriant comme un enfant, pour toujours. Pour sûr que la Poésie devait être en train de discuter avec Marcel, mais pour nous c’était tout de même un fiasco.

     

    Le lendemain nous avons lancé l’opération quadrillage. On nous a vus partout. Pas un seul endroit de cette maudite ville où l’on déclame des vers et de la prose où nous n’aurions pas été présents. Autour des estrades, au coin des rues, mollement allongés dans les transatlantiques, juchés sur des chaises dont les pilotis trempaient dans l’eau de la rivière, dans les arrières-cours, sur les trottoirs, au café des officiels, à l’affût des micros, bref partout où l’on lut et où l’on dit de la poésie, nous fûmes là. Mes fidèles acolytes canins poussèrent le vice jusqu’à glisser discrètement leur museau dans le verre qu’acheva de vider pour s’éclaircir la voix l’un des invités du festival. Nous entendîmes des dizaines de poèmes, mais celle que nous attendions, la divine Poésie, elle ne daigna même pas montrer le plus petit bout de son nez. Ou alors nous ne sûmes pas la voir.

    « Faut frapper à la tête ! » grommela Molossus, le meilleur lance-roquet des opérations spéciales du pays, « Pas de souci dès que la vois je la ferre  ! » aboya Molossa la spécialiste des coups fourrés, la débusqueuse sans égale et sans pitié des taupes planquées dans nos services. «  Ce ne sera pas du gâteau, ajouta Geffroy, paraît qu’ils ont recruté l’agent Flippo qui sous couvert de ventes de tableaux se fait payer par les Amerloques ! Méfions-nous, ce gars sait faire parler la poudre. » J’haussais les épaules : « A partir de maintenant l’on délaisse le off, l’on couvre le in, rien que les grosses soirées, les payantes, comme les gratuites, feu à volonté si nécessaire , ah j’oubliai ! on a reçu du renfort de Taverny, ai-je besoin de présenter Panther Béatriz G... ? »

    Ce n’était pas la peine, c’est elle qui a déclenché les hostilités en coinçant dans une ruelle sordide trois gros poissons de l’Organisation, Julien Blaine, Christofer Kiss ou quelque chose comme ça, et Jean-Pierre Faye. Se congratulaient d’avoir renversé le communisme à eux trois, elle a remis les pendules à l’heure la panthère, faut pas cracher dans la soupe refroidie, surtout quand on a puisé dans la soupière du temps qu’elle était pleine. Nos trois chevaliers de la liberté feraient mieux de se placer aux premières lignes du combat antilibéral. Cet argument très capital les a refroidis comme des cadavres.

    Mais on n’avait pas de temps à perdre ! L’on a couru toutes les soirées ! Je vous raconte pas les horreurs que je me suis fadé : Sapho, Angélique Ionatos, Cheb Mami, Lhasa, Marie-Paule Belle, Jean Guidoni, Esther Lamandier et d’autres véreux dont j’ai oublié l’existence. Je soupçonne certains de mes co-équipiers d’avoir goûté quelques uns de ces concerts ! Il y a des traîtres partout ! Pour moi, vieux rescapé du rock’n’roll des années cinquante, tous ces chanteurs à prétention culturelle et poétique m’insupportent. J’ai souffert stoïquement. Mais les demi-sels qui m’accompagnaient ont dû se rendre à l’évidence, de la musique oui ! à gogo ! mais la Poésie on ne l’a pas vu passer !

     

    Nous n’étions pas au fond de l’horreur, restait encore les deux grandes soirées de clôture ! En face ils avaient compris qu’on était là. Ils n’ont pas hésité à pratiquer la politique de la terre brûlée. Z’ont sacrifié trois hectares de terrain qu’ils ont recouvert d’une bâche de plastique transparente. Molossa a soupiré, cette manière d’ asphyxier taupes et rongeurs somme toute peu écologique ne lui semblait pas conforme aux lois de la guerre. Là dessus ne voilà-t-il pas que se rapplique l’artificier Flippo qui se lance dans une perf éhontée. Durant des heures il va balancer au petit hasard la chance des centaines de kilos de pigments colorés, bref il va barbouiller en direct et à pleines poignées une grosse merdouille brunâtre sur une surface aussi vaste qu’un aéroport pour hélicoptères. On était loin du geste auguste du semeur cher à Victor Hugo, alors pour nous ravigoter le cœur on a eu droit au chœur des musiciens. On se serait cru dans un festival de musique ethnique ! Moi vous savez, la world music à part les groupes de hillbilly du Tennessee, ça me gonfle vite ! De toutes les manières on était là pour la Poésie ! Nos cœurs se sont arrêtés de battre un instant lorsque l’on nous annonça qu’entre deux orchestres l’on aurait droit à des poëtes qui liraient leur textes. A les écouter on a dû convenir que l’Organisation n’avait pas tort de minimiser leurs présences. Ce fut une litanie de niaiseries et de platitudes sans fin auprès desquelles les discours d’un conseiller municipal pour l’inauguration de la statue élevée à la gloire de l’industrie de la sardine à Concarneau vous prend des allures d’épopée homérique.

    Le dernier soir rebelote. On prend les mêmes et on recommence. Mêmes musicos, mêmes poétereaux de vingt cinquième zone. Je ne peux même pas dire que la qualité était médiocre puisqu’il n’y avait pas de qualité ! Par contre c’était poétiquement très correct : les droits de l’homme, les vertus du féminisme, la contrition auto-culpabilisante : je suis poëte mais je ne l’ai pas fait exprès, je suis poëte mais je tiens à m’excuser et à vous rassurer, je n’écris pas de la poésie, seulement des textes ou des poèmes… on a eu droit à tous les couplets… On est repartis en douce rendre compte de la mission…

     

    D’un air lassé le rédac chef laissa retomber d’une main excédée les notes que je venais de lui remettre.

    «  Alors Murcie, toujours aussi partiel et partial à ce que je vois !

    • Chef ! je ne dis pas qu’on ne peut pas s’amuser à Lodève. L’ambiance est plutôt sympa, les participants souriants, les restos pas trop chers, les filles jolies, mais question poésie, vos informations c’était du pipeau, je peux vous affirmer que vous trouverez tout ce que vous voulez à Lodève, sauf la Poésie qui n’y court pas les rues !

    • Je le savais Murcie ! ( Le chef se leva, c’est ainsi que l’on s’aperçoit que le chef est chef parce qu’il est plus grand que nous. ) Voyez-vous Murcie je n’avais besoin que d’une confirmation. Ils sont gentils vos organisateurs, mais retenez bien ceci, Murcie : la poésie ne s’institutionnalise pas. C’est contre sa nature. Avec la plus pure des intentions, vous n’arriverez jamais à rien de bon. La poésie c’est de de la rupture, de la rébellion, du casse-dogme ! Je n’en veux pas à tous ces clampins, il faut bien qu’ils croûtent et qu’ils émargent quelque part, mais Rimbaud avait raison, la poésie c’est comme la vraie vie, c’est ailleurs !

    • Je vous remercie de m’avoir fait perdre huit jours de ma vraie vie !

    • Allons Murcie, vous êtes jeune encore ! Et puis il faut bien que vous sortiez vos chiens quelque part ! »

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ARISTOTE AU MONT SAINT-MICHEL.

    SYLVAIN GOUGENHEIM.

    LES RACINES GRECQUES DE L'EUROPE CHRETIENNE.

    282 pp. Mars 2008.SEUIL.

     

    Avant de nous attaquer ( mot bien mal venu ) à Sylvain Gougenheim faisons un tour de bicyclette. Je vous en prie, remisez votre petite reine au garage, je parlais de Vélo. Eclairons votre lanterne puisque vous pédalez dans la choucroute. Vélo, ce chercheur qui eut maille à partie avec les autorités de notre pays pour avoir défendu devant la justice les faucheurs d'OGM. Comment un enseignant-chercheur payé par l'Etat eut-il la stupide idée de dénoncer sur la place publique les dangers de l'expérimentation biologique in situ ! C'était obligatoirement se mettre quelques multinationales et toute la filière agricole française à dos. Entre le principe de précaution et la course au profit, le coeur de nos dirigeants n'a pas balancé une demi-seconde. Je vous laisse rechercher sur internet tous les ennuis qui s'accumulent depuis deux ans sur le parcours professionnel de Monsieur Vélo.

    Sylvain Gougenheim n'est pas un écologiste acharné. Du moins il n'en donne guère l'impression. Il a dernièrement publié un énorme pavé sur Les chevaliers teutonniques. Autant dire que les sujets traités par notre historien ne passionnent pas les larges foules. Notre innocent professeur à l'ENS de Lyon spécialiste du Moyen-Âge devait se croire à l'abri des turpitudes médiatiques. Disons-le tout clair pour nos concitoyens la transmission de la pensée d'Aristote entre les sixième et douzième siècle d'une ère très chrétienne est nettement moins enthousiasmante que les derniers rebondissements de la santé de Johnny Hallyday, au mois de décembre de l'année précédente.

    Attention, au retour du boomerang que l'on n'a pas lancé. Sylvain Gougenheim n'avait pas l'intention de lever un lièvre, tout au plus de bousculer quelques idées reçues. Il ne cache pas que la thèse qu'il expose et défend dans son Aristote au Mont Saint-Michel, repose sur de récentes – mais aussi de faits connus depuis longtemps – recherches effectuées ces dernières années. Travail d'érudition, de mise en ordre, de mise en perspective, de vulgarisation presque.

    Mais que dit-il au juste ? Pas grand-chose. Nous avons à plusieurs fois dans Littera-Incitatus émis des idées, sinon semblables, du moins parallèles. Les textes grecs ne nous ont pas été principalement transmis par le paradisiaque enclos espagnol des trois religions sis à Tolède sous le califat bienveillant des Omeyades.

    Nous-mêmes avons à plusieurs fois expliqué que ce sont les intellectuels byzantins qui voyant se profiler la fin programmée de la deuxième Rome ont déserté peu à peu leur capitale pour s'installer, les malles bourrées de manuscrits, dans des contrées moins menacées de l'Occident. Ce que l'on a plus tard nommé Renaissance aurait donc été préparée par cette fuite transhumanique des cerveaux.

    Sylvain Gougenheim n'ignore rien de Byzance. Entre l'Empire de la Corne d'Or et celui de Charlemagne les échanges furent fréquents, mais à l'inverse de nous, il soutient que dès le sixième siècle, de minuscules groupes d'érudits s'employèrent à préserver le savoir grec originel. A tel point que par exemple sur le Mont battu des flots de Saint Michel, un certain Jacques de Venise avait traduit en franc latin l'essentiel de l'oeuvre d'Aristote, bien avant que les premières traductions d'Espagne ne soient parvenues en nos terres.

    Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Sylvain Gougenheim cite un lot inépuisable de savants européens qui se seraient employés à sauver de l'oubli tel ou tel traité du stagirite ou autre écrivain grec. Sur le fond, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Et sans doute ne se serait-il rien passé si notre auteur n'avait eu droit, un mois après la parution de l'ouvrage, à un bel article élogieux dans le journal Le Monde. Imaginez la jalouse colère des confrères qui en temps normal peinent à glaner trois lignes d'entrefilet bourrées d'inexactitudes.

    Pas moins de deux cents professeurs et étudiants se bousculèrent au portillon pour signer la pétition qui dénonçait l'ignominie innommable de Sylvain Gougenheim qui ne demandait pas tant d'honneur. Encore une fois cliquez sur le net pour être édifiés. Ces Messieurs-dames font de bien-entendu suivre leur identité de la liste exhaustive de leurs diplômes comme quoi la différence entre un âne bâté et un âne titré n'est pas bien grande. Je vous épargne la liste des articles comminatoires rédigés au lance-flamme de la bêtise humaine ( trop humaine ) par les incontournables spécialistes auto-proclamés de la question. La conjuration des imbéciles et des envieux nous étonnera toujours par sa virulence et la stupidité de son aveuglement.

    Pourquoi tant de haine, s'exclameront les esprits non prévenus ! Sylvain Gougenheim a commis deux grosses horreurs. Premièrement il a osé jeté quelques doutes sur les certitudes du savoir établi. Depuis quarante ans l'Histoire Officielle a proclamé qu'Aristote a été sauvé par les Arabes, ceux qui oseront déclarer le contraire auront tort, même si par hasard il se trouverait qu'ils émettraient une plausible hypothèse ...

    Deuxièmement, comme dans les romans policiers il faut d'abord entrevoir à qui profite le crime, pour découvrir les mobiles du tueur et hâter sa neutralisation. La plupart de nos pétitionnaires se moquent éperdument de la manière dont les livres d'Aristote nous sont réellement parvenus. Ce qui est tout à fait normal puisque les neuf dixièmes ( nous sommes généreux ) d'entre eux sont dans l'incapacité intellectuelle de les comprendre. Ainsi, s'ils avaient intégré L'Ethique à Nicomaque, ils ne se seraient jamais adonnés à cette pitoyable démarche de ratonnade intellectuelle.

    Par contre nos aficionados de la délation de groupe adorent les pseudo-syllogismes des raisonnements foireux. Vous dites du mal des arabes, or tous les arabes sont des musulmans, donc vous êtes anti-islamiste, et si vous êtes anti-islamiste c'est parce que vous pensez que votre civilisation est supérieure à la civilisation arabo-islamisto-musulmane. Déduction logique : vous êtes un méchant blanc colonisateur raciste et fascistoïde. Et pour rajouter à votre propre honte, vous n'éprouvez aucun sentiment de repentance.

    Là, il faut avouer que Sylvain Gougenheim n'a pas pris toutes les précautions nécessaires à sa survie intellectuelle. Certes il ne dit pas que la conquête musulmane ne fut pas plus fondée sur le droit international que l'épisode des croisades mais il trace une limite intangible entre la pensée grecque et la religion musulmane. Ce sont-là pour lui, deux entités inconciliables. Et en toute tranquillité il évoque la supériorité de la rationalité grecque sur la foi monothéique de l'islam. Nous lui donnons entièrement raison.

    Ce n'est pas que nous en serions persuadés, c'est que nous posons la pensée grecque comme essentiellement et absolument supérieure à la croyance monothéique, qu'elle soit juive, chrétienne ou musulmane. Même si la première doit beaucoup à son long compagnonnage avec la philosophie grecque dans la bonne ville d'Alexandrie, et si la deuxième s'est dotée d'une ossature métaphysique platonicienne.

    Evidemment affirmer cela, c'est dénigrer les origines chrétiennes de l'Europe libérale et démocratique actuelle et mettre en avant le modèle révolutionnaire, d'une autre Europe, impérieuse et romaine. Nos pétitionnaires ont d'autant plus tort de s'en prendre à Sylvain Gougenheim que tout plaide en son oeuvre pour la réhabilitation d'une Europe chrétienne à racines grecques, pas très éloignée du royaume théorisé par les Pères de l'Eglise. Mais c'est déjà trop pour nos censeurs.

    Nos chiens de garde du système capitaliste, se parent souvent de belles plumes rougeoyantes du meilleur effet, mais le fond de leur vertueux plumage est d'un rose pâle maladif. L'élite poussive de nos démocrates ségolonisiens – quel trait plus cruel pourrait-il les blesser ! - tire à vue et s'en prend à tout ce qui dépasse. Certains colloques universitaires ont fait sentir à Sylvain Gougenheim qu'il était persona non grata, l'habilitation à préparer des étudiants à rédiger une thèse lui a été retirée... Démocratie de la misère intellectuelle et misère de la démocratie politique !

    C'est encore chez Littera Incitatus que l'on est le mieux ! Sans doute parce que nous sommes indépendants et autonomes.

    ( 2010 / in Réception d'Aristote )

     

    ARISTOTE ET LE DESIR DES SAVOIRS.

    ARNAUD MACé. MICHEL CRUBELLIER. MAXIME ROYERE. MARGARET DOODY. REMI BRAGUE. PIERRE PELLEGRIN. MAXIME ROVERE. PIERRE-MARIE MOREL. ANNICK JAULIN. ANNE MERKER. FREDERIQUE WOERTHER. PIERRE CHIRON. CHARLES DANTZIG.

    Dossier de LE MAGAZINE LITTERAIRE. N° 472. Février 2008.

     

    Il est des numéros plus difficiles que d'autres. Sur beaucoup d'auteurs l'on peut dire tout, son contraire et n'importe quoi : la littérature a le dos rond. Mais en philosophie, c'est toujours un peu l'exercice nietzschéen de la corde raide. L'on se casse très souvent la figure et à plus idiot que moi tu meurs, l'on s'aperçoit que nos congénères persistent dans la déplorable habitude de rester vivants.

    Arnaud Macé s'en tire avec les honneurs de la guerre épistémologique : expliciter la pensée d'Aristote en trente cinq pages relève d'un parcours du combattant particulièrement difficile. Mais notre maître-d'oeuvre a su sérier les problématiques et articuler les participations de chacun avec un doigté de signifiance indiscutable. Nous ne lui reprocherons que les trois pages de Penser aujourd'hui avec Aristote qui risquent de rester bien sibyllines pour la majorité des lecteurs. Trois des quatre contributions sont bien trop courtes pour que l'appréhension d'une véritable pensée en action puisse être dégagée par un large public non prévenu.

    Et puis penser aujourd'hui avec Aristote ne signifie-t-il tout simplement pas que de nos jours le dernier des imbéciles qui n'a jamais pris conscience de la possibilité de l'existence d'une pensée réflexive use pour relayer par le langage ses actes quotidiens d'une grammaire, d'une grammatologie, pour employer une expression derridienne, qui obéit à la une catégorisation logique mise au point selon les schèmes actanciels issus tout droit de la Métaphysique d'Aristote. En d'autres termes l'effort de pensée occidental s'est modelé sur l'empreinte descriptive des outils de langues tels qu'ils ont été fondamentalisés dans la Métaphysique. Nous disons bien dans la Métaphysique et point dans la Poétique car une des distorsions de l'enseignement de la littérature actuelle réside justement en le fait que toute une génération d'intellectuels structuralistes aient confondu la description d'un phénomène avec sa fondamentalisation.

    Le vingtième siècle a raisonné sur l'apparence de l'étant comme si ce discours nominatif de l'étendue phénoménale était porteur d'une vérité. Ce n'est pas un hasard si symptomatiquement la figure du philosophe dans l'enseignement pseudo-philosophique prêché à nos lycéens soit celle de Socrate. Certes une partie du fourvoiement structuraliste, devenu fourberie une fois qu'il fut institutionnalisé, dévie de la lecture obviante de l'existentialisme sartrien. Une fois que vous avez tué la transcendance de toute limitation physique à un retournement heideggerien sur la chose même et non plus sur le cheminement même de la pensée, la tâche philosophique se trouve menée à son terme et ne peut plus s'exercer que dans le cul-de-sac des pures formes de la mise en présence structurelle de l'étant. S'en suit obligatoirement une idolâtrie du réel.

    Mais nous voudrions attirer l'attention sur l'article d'Annick Jaulin consacré à La Métaphysique. Premièrement parce que cette docte dame fut notre professeur de philosophie en des temps si antiques que nous sommes d'après le contenu de son enseignement dispensé en ces époques lointaines fort surpris de la retrouver traductrice et spécialiste d'Aristote, vu qu'elle ne semblait pas spécialement attirée par l'héritage grec, mais surtout parce qu'elle nous fait part d'une réflexion d'une très rare pertinence.

    C'est l'histoire du moteur premier. Nous devrions être moins désinvolte et employer l'expression de théorie du moteur premier. Mais ce serait user là d'un vocable par trop noble à laquelle les monothéistes ont donné une importance exagérée faisant du philosophe de la complétude auto-suffisante de la matière le chantre de la transcendance.

    Le moteur immobile n'induit pas le raisonnement vers l'avancée du raisonnement mais au contraire en terme de closure et de finition de l'acte de pensée. Toute une tradition monothéique a interprété ce malheureux moteur qui n'en est pas un puisqu'il n'impulse de lui-même aucun mouvement, à la lumière du Fiat lux biblique.

    Il n'y a pas un moteur immobile chez Aristote. Mais des milliers. Chaque fois que la pensée d'un objet finit s'actualise en sa propre réflexion il faut bien que le philosophe délimite le champ de son raisonnement, qu'il arrête la généalogisation de sa pensée en un point précis, sans quoi notre penseur perdrait l'objet de son étude pour errer sans fin dans l'interminable subjectivisation de la totalité du monde. C'est pour échapper à une telle confusion que Parménide en est venu à exposer sa pratique du double chemin.

    Aristote ne parle pas en terme de vérité transcendantale. C'est exactement ce qui le différencie de Platon qui tout comme Parménide éprouve la nécessité de prêcher le faux pour dissocier le vrai. Que le faux soit l'autre, le néant, le mensonge, le non-être ou le cheval noir, n'a pas en notre chronique lieu à discussion.

    Aristote nous parle d'un monde fini aux contours délimités. C'est-à-dire de la multiplicité des choses fondées sur leur propre différenciation. L'échappée vers le haut, la réélisation de l'unité n'est pas du domaine du possible dans la pensée d'Aristote. Certes vous pouvez penser une chose en tant qu'un dieu, et de par la multiplicité des choses, certaines choses en plusieurs dieux, mais la divinité n'englobe qu'une infime partie du réel. C'est plutôt la réalité apparente des choses qui est l'englobant de la divinité. Celle-ci n'a donc pas à être sous cette appellation que nous nommerions platonicienne mais seulement en l'exacte proportionnalité du divin répandu dans le système du monde. Que celui-ci soit ouvert ou fermé.

    Pour que cela fût plus clair il aurait été sans doute souhaitable qu'Aristote pensât l'être selon une déclivité beaucoup plus affirmée de son propre devenir. Peut-être l'a-t-il fait : n'oublions pas que toute une partie de son oeuvre ne nous est pas parvenue.

    Reste maintenant à circonvenir la pensée des mondes sublunaire et supralunaire. Ironie de la ronde des concepts : c'est le monde supralunaire aux mouvements rotatoires incessants qui donnera à Aristote l'idée du moteur immobile. Le paradoxe s'explique facilement : ce qui bouge sans arrêt semble se fixer en sa parfaite régularité. Un peu comme la vis sans fin du trépan qui creuse la terre tout en devant être en son principe mathématique parfaitement immobile sans quoi l'on aurait à faire à deux pinces ou deux marteaux articulés selon un couple mécanique irréductible.

    En d'autres termes Aristote pense l'apparence d'une chose selon la substance même de son apparence. Le mensonge vrai est celui qui ment vraiment. Nous ne sortirons pas de cette zénonade si nous n'arrêtons pas la chaîne concaténatoire du raisonnement infini par la mise en branle d'un moteur d'arrêt. Si vous ne posez pas l'arbitraire équationnel d'une ligne d'arrivée, ni la tortue, ni Achille ne finiront par emporter la course.

    Merci à Annick Jaulin de sonner le départ de cette course métaphysique. Il est des coups de pistolet qui vous pousse à courir plus vite que l'ombre de votre esprit.

    ( 2010 / in Réception d'Aristote )