CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 028 / Decembre 2016
ANTOINE BOURDELLE
BOURDELLE ET L'EROTISME GREC.
100 EPIGRAMMES GRECQUES.
MICHEL DUFET.
Aquarelles d'ANTOINE BOURDELLE.
Traduction par PAUL-LOUIS COUCHOUD et RENE MAUBLANC.
136 pp. L'OEIL DU TEMPS. 1976.
Un petit trésor à un 1 euro que vous dénicherez en occasion près de Beaubourg. L'on connaît le sculpteur, mais l'on oublie qu'il avait aussi un sacré coup de crayon. Un peu comme Rodin dont il fut le praticien mais de qui il sut s'écarter pour devenir lui-même. Mais ceci est une autre histoire.
C'est Paul-Louis Couchoud ( rappelons que nous avons déjà consacré dans notre cent cinquante-et-unième livraison du 19 novembre 2008 une chronique sur un de ses ouvrages tant soit peu similaire intitulé Sur des tombeaux grecs ) qui demanda à son beau-frère d'illustrer ce choix d'épigrammes qu'il avait traduites avec René Maublanc. Nos deux compères ont plutôt tapé sur les valeurs sûres, Platon, Callimaque, Simonide, Anacréon, en puisant à de tels tonneaux l'on ne risque pas d'impair. Michel Dufaut s'est contenté de nous donner lecture de l'ensemble. Pour les illustrations, tant pis pour nous, nous n'avons droit qu'à une cinquantaine de reproductions. En noir et blanc. Attention ces deux couleurs se changeront en un gris marasmique si vous vous obstinez à poser votre livre à plat sur votre table. Un petit truc : il suffit de tenir le volume incliné pour que les dessins vous apparaissent en toute limpidité. En plus comme les Dieux de l'antique Hellade ne sont jamais tout à fait méchants pour peu que vous vous intéressiez à leur sort, nous sommes gratifiés d'un splendide hors-texte de 16 planches couleur à damner tous les saints du paradis. L'on aurait préféré feuilleter in extenso l'in-quarto original paru aux Editions de l'Ibis, mais le rêve ne nous interdit aucune opération analogique.
Dans sa préface Michel Dufet s'excuse du terme aujourd'hui un peu trop galvaudé d'érotisme grec associé à l'art d'Antoine Bourdelle. C'est le terme « grec » qui pose problème. La statuaire de Bourdelle est d'une chasteté absolue, la beauté du corps y est toujours traduite dans l'expression de la force, chaque parcelle de bronze reposant dans le creuset d'une énergie, d'une dynamique qui transcende toute bestialité. Ce qui ne veut pas dire que Bourdelle spiritualise ses modèles, au contraire il les rassemble en leur propension à être pleinement eux-même. Mais dès que l'on parle de sculpture, la Grèce s'impose à l'idée. Telle un tic. Incontrôlable. Bourdelle était au-delà de toute préférence. L'artiste n'était pas de parti pris. Il fit son miel de tout ce qui lui semblait beau. Au tympan d'une église romane comme au fronton d'un temple. Il ne possédait pas ce regard que nous qualifierons d'idéologique. Qui nous caractérise tant, ( et qui est pourtant notre moindre défaut ).
Il existe comme une inconséquence entre la sculpturale grandeur des oeuvres de Bourdelle et son penchant longtemps manifesté à illustrer des livres. Près d'une trentaine, le nombre dénote une certaine volition à poursuivre ce type d'activité. Ce n'est pas comme le chat qui s'amuse avec la souris mais plutôt l'éléphant qui voudrait se faire plus petit que la souris. Pourquoi vouloir rentrer en un si maigre volume ? Et se plier au jeu de l'a-plat par-dessus le marché ! En cette fin du dix-neuvième siècle – autant que dans les débuts Renaissant – durant laquelle le jeune Bourdelle affirma sa personnalité d'artiste, nous étions en des temps de plus vaste culture, d'art total, dessiner, peindre et écrire était alors conçu en tant que le seul et même geste de la main. Pensons à Mallarmé qui fut l'ami indispensable des peintres et le rêveur élaboratif d'un Livre qui devait se lire selon l'espace architectural de sa mise en scène seigneuriale.
Nous serions prêt à parier que Bourdelle n'est pas allé au livre par le pinceau mais par la plume. Sa correspondance trahit l'écrivain. Nous sommes en face d'une confrontation. L'illustration est contre le texte. Et pas n'importe lequel. Celui mythique, indépassable, que les Grecs gravaient sur les stèles de leurs intentions intérieures. Quelques vers qui ricochent sur le cours paisible ou mouvementé d'une existence pour en souligner le sens ultime ou l'exquise frivolité. Car nous ne sommes pas plus égaux dans la vie que dans la mort.
Tout est une question d'espace. A occuper ou à défendre. Qu'il les place en haut, en bas, sur la gauche ou à droite, assis, debout, ou couché, le résultat est sempiternellement le même, le corps prend toute la place. Du rectangle de la page ou de l'ovale de notre oeil. Par contre il ne dépasse jamais. Pas question d'aller jouer la fille de l'air ou l'Apollon du belvédère ailleurs que dans le lieu imparti. Même Priape avec son zizi – perchoir pour mouettes rieuses - qui pointe en avant comme un orgue de Staline, se souvient qu'il n'est qu'un bout ( mais le bon ) de statue que l'on ne peut décemment décrire comme mutilée, mais rongée par le sel du temps et de la mer. Achias le poëte l'affirme. Sans lui nous n'en saurions rien. De visu nous l'aurions peut-être intitulé, jeune homme en chasse, mais nous ne pouvons nous tromper sur les nécessités de l'appendice, car Bourdelle le confirme.
Question archer Bourdelle ne peut être mis en doute. Mais il parvient encore à nos étonner en évoquant les Amours de la belle Irénion. Point de petits anges joufflus au derrière pompadour aussi grassouillet qu'un tableau de Boucher. Bourdelle vise à l'archaïque essentiel : il les signifie par leur symbole, la flèche. Imaginez la scène, Irénion, debout, pâmée les yeux levés en direction de l'Olympe, drapée dans sa robe, qui laisse voir ses seins nus, seule, entourée de traits pas du tout menaçants. Bourdelle a dû rembobiner le film à l'envers. Il s'est trompé de sens. Zénon n'avait pas entrevu la chose. La flèche qui vole en arrière. Tonton Freud n'avait pas non plus prévu le truc. Le désir ne vient pas de l'inconscient mais de l'objet. De nos voeux, pour user d'un langage racinien. Réminiscence anacréontique de l'amour mouillé ou des arroseurs cinématographiques arrosés ?
Chaque dessin attire le commentaire. Gloire aux héros nous terminerons sur les vignettes dévolues à la célèbre inscription de Simonide de Céos, ici, une fois n'est pas coutume excellemment traduite en son interprétation « Passant, va dire aux Lacédémoniens qu'ici nous gisons, conformément aux ordres. » La première, dans le port-folio, ressemble au pathétique de nos monuments aux morts. Des lances traversent l'image et l'amoncellement des cadavres. Le bouclier est au centre, oblong comme un cercueil, mais protecteur. L'hoplite qui le porte si haut, est à terre, assis, sa tête sans vie repose sur son épaule. Plus que le dessin Bourdelle a saisi l'idée emblématique du sacrifice des soldats qui montent encore la garde des Termopyles de leurs corps défaits.
Mais il y a le second. Noir et blanc, mais l'on imagine un simple crayonné sur fond jauni. Des trois cents, il n'en reste qu'un, seul à genoux au milieu de la page. Il n'est pas Atlas qui supporte la voûte stellaire sur son dos. Seulement deux boucliers. Ronds, qu'il brandit de ses deux bras écartés. Deux énormes couilles boursouflées et tout son corps n'est plus qu'un sexe fripé après l'effort. L'image est d'une force extraordinaire. Comment se fait-il que Bourdelle n'ait pas pensé à la statufier ? Telle qu'elle, elle ressemble à l'esquisse, au projet de cette statue que l'on pressent posée en face de l'Héraclès vainqueur.
La troisième est une reprise de la précédente. Elle est d'ailleurs en-dessus, comme en filigrane, avec en dessous l'hoplite tracé à l'encre noire, toujours à genoux mais les boucliers à terre. L'oiseau ouvre et referme ses ailes. Est-ce vol abattu que Bourdelle a désiré noter ? Une légende spécifie : encre et lavis. Nous serions tentés de rajouter : entre lavis, la mort.
Du beau Bourdelle. Et nous n'avons même pas évoqué les couleurs. Amateurs de beauté, procurez-vous cet opuscule !
André Murcie.
TÊTES HURLANTES.
Où avais-je la tête ? C'est en regardant sur Internet les images consacrées aux sculptures de Bourdelle que cela m'est revenu d'un coup. Ces trois têtes hurlantes, je les avais déjà vues. En bronze et en airain. Ni dans le musée parisien, ni dans le musée-jardin d'Egreville ( 77 ). Elles m'avaient sauté à la gorge, et m'avaient causé une si forte impression que je ne me souvenais plus que d'elles. Elles avaient bouffé le lieu, l'endroit, la circonstance. Atroces, je n'avais même pas songé à déchiffrer les inscriptions sur le piédestal. Non, elles étaient là comme trois têtes coupées, abandonnées au bord du chemin. Qui ? Pourquoi ? Certainement pas les trois Parques ( encore moins les Grâces ) puisque d'hominiens mâles, quoique terriblement têtes donc grammaticalement féminines. A me gueuler dessus. Comme si je leur avais marché sur les pieds. Vindicatives, mauvaises, méchantes. De véritables harpies. Le pire c'est qu'elles manquaient de sens. Un peu comme si l'improbable sortait de terre et se mettait en travers du sentier. Un film d'horreurs verdâtres. L'on devrait interdire de déposer de tels objets en pleine nature. Songez à la frousse bleue d'un gamin qui se retrouve nez à nez(s) avec de telles teignes. De quoi en attraper une jaunisse.
Il me suffit de lire la légende pour que toute ma tête me revienne. En Ariège, sur mes terres natales donc, dans le charmant village de Junac-Capoulet. De caput legionis, tête ( encore ! ) de légion, preuve que César ou Manlius, est passé par là. Ouf, me voici rassuré, en terre conquise de connaissance.
Par quel miracle ce chef-d'oeuvre de Bourdelle a-t-il atterri au fin-fond de l'Ariège préhistorique – nous sommes à quelques kilomètres de Niaux – je l'apprendrai vite. Par l'entremise de Paul Voivenel qui était un de ses amis. Maintenant si tu ne vois de Paul dans la venelle obscure qui te sert de cerveau, ami je ne peux rien pour toi. Documente-toi.
Ces trois têtes furent une étude réalisée par l'artiste pour le projet du monument aux morts de Montauban. Comme les quatre cavaliers de l'Apocalypse ou le chevalier à la triste figure elles portent bien leur nom : elles incarnent la peur, la souffrance et la mort. Qui dit pire ? Un joyeux programme en perspective ! En plus c'est comme le chiendent ou les têtes de l'hydre de Lerne, ça n'arrête pas de repousser et de se multiplier. Une fois que c'est entré dans votre tête, impossible de leur trancher le cou pour les jeter dehors. Elles vous collent à la rétine intérieure ( le fameux troisième oeil ) et n'en font qu'à leur tête. Bonne nuit le petits et bonjour les cauchemars. Merci du cadeau, monsieur Bourdelle. Grand guignol ('s band dirait Céline ) et happening guillotine. Je n'ose imaginer ce que Mallarmé aurait fait de cette trinité de baptistes dans son Hérodiade. Reprenons tous en coeur avec Apollinaire. Soleil cou coupé. Zone noire.
Les esprits optimistes relativiseront en rappelant que la guerre de 14-18 est terminée depuis belle-lurette et que ce n'est plus la peine de s'inquiéter. Le problème c'est que Bourdelle lui, tout comme moi, savait très bien que nous sommes tous en guerre avec la vie.
André Murcie.
BOURDELLE.
DES MAINS POUR CREER.
MARIE SELLIER.
44 pp. Paris-Musées. 2002.
Pour enfants. Le texte est succinct et policé en très grosses lettres. Les pages sont colorées bleu franc, vert appuyé, rouge magenta, orange mordoré... les sculptures s'y détachent plus ou moins bien. Mais l'ensemble permet une première approche synthétique de l'artiste. Le texte de Marie Sellier mesure l'essentiel d'un caractère et l'essence fragmentée d'une oeuvre colossale.
Petite remarque iconographique : étrange de retrouver dans les yeux de Bourdelle le magnétisme du regard de Klimt. Pour la petite histoire indiquons qu'ils furent tous deux torturés et exaltés par le personnage de Beethoven. La force du génie n'appose jamais son coin au hasard. Il existe des réseaux de créativité, des méridiens de rencontre tutélaire sur lesquels les plus grands se branchent selon des efficiences indistinctes à la commune humanité.
Premier arrêt sur image : La tête d'Apollon. Ce n'est pas la représentation d'une tête proprement dite mais la pétrification volcanique d'une vision énigmatique. Le Dieu ne parle pas. Il ne dit ni oui, ni non. Mais il ne signifie rien non plus des diversités humaines. Il est au-delà des hommes et des Dieux. Il est la solitude magistrale de la totalité. La tête du Dieu se retranche du corps que Bourdelle a dédaigné d'ajouter. Car l'on ôte et l'on additionne rien à l'absolu, ni le zéro ni l'infini. Auto-suffisance de la pluralité. Cette sculpture dépourvue de toute représentation anecdotique nous aide à comprendre la concrétude de la première pensée grecque. Si ce que nous nommons fort fallacieusement les présocratiques sont si difficiles à comprendre ce n'est pas que nous serions en peine d'entendre le cheminement logique de leur rationalité, ce sont les cailloux du chemin qui nous font défaut.
Avec cette tête Bourdelle nous offre la première pierre, fondatrice et originaire en quelque sorte. Une stratification lithéenne de ce que plus tard Platon définira en tant qu'eidos. Forme sur laquelle vingt siècles de philosophie plus ou moins chrétienne ont tant pesé que nous l'avons usée et épurée. Déformée pour employer une terminaison au plus proche de son étymologie. Non plus l'objet mais la forme de l'objet que nous avons séparée de l'objet même.
La sculpture de Bourdelle ne sera jamais conceptuelle. En cela elle est une outrance réversible à l'art moderne qui ne conçoit l'objet que pour en appréhender la forme. Encore que celle-ci nous est rarement restituée en dehors de toute accointance idéologique. Pour ne pas dire moralisatrice. Malgré sa débauche éjaculatoire de coups publicitaires notre modernité reste puritaine. Ce n'est pas un hasard si elle est commandée par des modes opératoires venues des USA.
Il manque toutefois une chose à cet Apollon : l'insolence jeunesse des Dieux. Bourdelle a quarante ans quand il donne la tête Apollon et le Dieu porte son âge. Auto-portrait de l'artiste en Apollon. Mais à part le portrait d'Alexandre ( celle conservée à Boston ) quelle tête pourrait se permettre de rivaliser avec ce visage immobile ?
Après Apollon, Bourdelle est revenu vers les Hommes. Ses figures, et il en décapite ( faut-il pour autant parler d'art révolutionnaire sous prétexte de tous ces chefs décorporéisés ) du néant par dizaines, sont des empreintes d'émotivité pure. Bourdelle s'adonne aux sentiments primaux, la peur, la folie, la souffrance, autant de bornes à l'expressivité des coquetteries existentielles, comme à un retour vers notre animalité générative. Toute sculpture de Bourdelle est une insémination artificielle du vide vers le plein.
André Murcie ( in Bourdelle de Bourdelle )
FRAGMENCES D'EMPIRE
LES SCEPTIQUES GRECS.
JEAN-PAUL DUMONT.
240 pp. 1966. PUF.
La même thématique que Long & Sedley ont traité dans le chapitre de leurs Philosophes Hellénistiques dans la partie consacrée à La renaissance du pyrrhonisme mais en total contre-pied avec la méthode de Jean-Paul Dumont. Nos universitaires anglais auront en effet pris soin, ainsi qu'ils l'expliquent dans leur préface de limiter au maximum les citations de Sextus Empiricus préférant donner la parole à de plus illustres inconnus. Jean-Paul Dumont ne s'en cache guère : son livre aurait pu être sous titré Exposé de la pensée de Sextus Empiricus, car à part les passages de Diogène Laërce, repris dans volume, qui traitent de notre auteur empirique, les citations de ses devanciers sont des plus rares.
Comme toujours, dès qu'il parle des penseurs grecs, Jean-Paul Dumont fait montre d'une clarté ensoleillante. Notre présentateur possède ce don inné de parfaite humilité de savoir s'effacer devant son sujet. Inutile de l'accuser de tirer la couverture à lui : son oeuvre est dévoilement. Montage de textes certes, mais d'une précision absolue, qui met à nu l'articulation de la pensée. Jean-Paul Dumont n'expose pas, il donne à voir la logique unifiante qui structure tout effort cognitif de longue haleine.
Affirmer quelque chose est d'une extrême facilité, le premier imbécile venu y pourvoie sans peine. Mais développer les enchaînements de toutes les contradictions et de leurs résolutions successives qui se déploient en un vertigineux réseau de contre-argumentations relève d'une tâche subtile car il ne suffit pas de décrypter le simple sens déductif d'un raisonnement qui tire à hue et à dia, mais il faut parvenir à restreindre et accomplir la signifiance phénoménale de l'exercice de la pensée au vouloir dire de ce qu'elle prétend nommer.
L'on a l'habitude de réduire la philosophie sceptique à l'énoncé d'un relativisme opiniâtre d'opinions diverses difficilement conciliables. Ne possédant aucun savoir particulier qui lui permettrait de trancher en un sens ou en un autre, le philosophe sceptique adopte sa position de repli préférée et vous laisse vous débrouiller tout seul quant à démêler l'insoluble problématique. Et pendant que vous vous prenez la tête, il se balance paisiblement telle une perruche moqueuse sur le perchoir de son jugement suspendu. Rien à voir avec l'épée de Damoclès, le sage vaque à ses occupations en toute tranquillité d'esprit.
La philosophie sceptique est d'une toute autre radicalité. Votre opinion ne l'intéresse guère : accrochez-vous à vos idées si vous y tenez, elles ne sont que l'écume de la mer dispersée aux quatre coins cardinaux de notre monde par la moindre brise inopérante. Le sceptique ne bavarde pas : pensez ceci, croyez cela, assurez-vous du contraire, si cela vous fait plaisir. Il place ses bâtons de dynamite à des endroits hautement plus stratégiques. Ce ne sont pas vos petites boursoufflures mentales qui le dérangent.
La certitude dont le sceptique songe à vous débarrasser, c'est le siège sur lequel vous êtes assis. Je ne parle point du coussin où vous couchâtes votre postérieur auguste, encore moins du fondement conceptualo-métaphysique de votre pensée, mais de cette bonne vieille terre d'univers sur laquelle vous fîtes vos premiers pas.
Le sceptique coupe les ponts qui vous relient au monde. Il ne peut décider de la véracité de l'existence de notre bonne vieille planète et de tout ce qui l'entoure. Il existe bien quelque chose mais le sceptique est incapable d'en découper les pointillés qui rattachent le phénomène à votre humble personne. Aucune séparation n'est possible entre les corps. Aristote avait obvié la difficulté en surmontant la régression à l'infini de toute conceptualisation hominienne en décrétant qu'il fallait bien admettre, pour couper court à cette vis rétrogradable sans fin, un moteur immobile originel. Repos, tout le monde respire. Mais Sextus Empiricus dénonce la supercherie truismique. Le moteur inénarrable est de fait appelé par la logique de la pensée qui introduit la nécessité de sa présence pour établir une congruence séparative entre le monde et l'intellectualisation qui le pense.
De même Platon pour opérer une coupure franche et radicale entre le monde de l'Intelligible idéal et le devenir incessant de la matière établira celle-ci comme une montée infinie et tangentielle avec la sphère de l'Être. La chose, réelle ou intelligible, pactise-t-elle avec son reflet nominéen ? Sextus ne nous laisse aucune illusion, nous n'en saurons jamais rien. Vaut mieux suspendre son jugement en attente de plus amples informations. En ce paragraphe le lecteur attentif et judicieux ne manquera de rapporter notre métaphore à la vision élémentalement liquide de Thalès. De même il s'apercevra, en se souvenant des écrits de Luc-Olivier d'Algange, que c'est à cette essentialité nodale de Platon que s'enta toute la postérieure réflexion néo-platonicienne.
Ironiquement, le sceptique se retranche du monde en arguant qu'il ne peut établir s'il en est oui ou non retranché. Selon nous, nous touchons ici à l'apport le plus important de la pensée sceptique à la pensée occidentale. Le sens se détache parce qu'il fait sens, et non parce qu'il nie ou qu'il affirme. Héraclite l'avait déjà dit : certes mais pour affirmer l'incessant devenir de toute chose, de toute pensée. Le sceptique sort du fleuve et refuse de s'y baigner.
Mais l'on revient à Gorgias comme le berger de l'être à ses chèvres capricieuses. Jean-Paul Dumont n'oublie pas de nous souffler en note que Sextus n'a pas manqué de recopier en plein milieu de son oeuvre le fabuleux Traité du Non-Être. L'on pourrait accroire que le sophiste et le sceptique s'équivalent. En quelque sorte oui, puisque tous deux enferment le monde entre parenthèses munies de gros cadenas. Peut-être est-on davantage certain du vide sidérant que renferment les crochets gorgiens, mais ce n'est point-là la différence. Cette dernière est de l'ordre éthique. Sextus en est soulagé. L'on sent que pour lui avoir réduit la chimère du monde est une action marquée de gravité métaphysique.
Gorgias s'en rengorge. Le magicien a enfermé le volatile dans le chapeau et l'a fait disparaître en un tour de main. L'on palpe sa fierté de nous avoir pigeonnés. Son rire démontre à l'excès qu'il ne voit en son geste aucune recherche sapientale. Gorgias fait le pas de plus que le « rien de plus » des sceptiques leur empêche de tenter.
Très prudemment Empiricus se défend de sa dévotion envers les Dieux. Ceux-ci existent puisque le sentiment religieux en est la preuve. Démonstration risible puisque Sextus passe son temps à décréter que ce n'est pas parce que quelque chose existe qu'elle serait la conséquence d'une vérité quelconque. Mais très vite il entre en contradiction avec lui-même en nous rappelant que croire en la providence est une impiété. C'est bien sûr le stoïcisme qui est visé, mais auparavant il a pris soin d'arracher la tapisserie qu'il vient de poser en démontrant qu'il ne saurait y avoir d'idée de dieu. Il va de soi que si dieu n'est pas une idée il peut difficilement être !
En fait le dieu des sceptiques est auto-sceptique. L'on a l'impression qu'il suspend lui-même son propre jugement quant à son existence et à son efficience ! En bout de chaîne le philosophe sceptique traîne deux boulets évanescents, un monde fantomatique et un dieu en proie à des interrogations métaphysiques. Sextus a raison de terminer en glorifiant l'adepte de la sagesse sceptique qui n'a pas de mal à garder son équilibre malgré le plancher fondamental qui se dérobe sous lui. Le sceptique fait au mieux et ça ne lui réussit pas trop mal.
Sachez goûter la différence avec Gorgias, qui abolissant le non-être, se retrouve seul avec l'idée que le dieu pourrait tout aussi bien s'appeler Gorgias. Grands éclats de rire !
( 2010 / in Fosses Sceptiques )
LE DOUTE.
Dossier du MAGAZINE LITTERAIRE. N° 499.
Juillet-Août 2010.
CARLO LEVY. JOSEPH MACE-SCARON. MAXIME ROVERE. PHILIPPE SELLIER. LAURENT NUNEZ. GILBERT ROMEYER DHERBEY. PHILIPPE BOULANGER.
JEAN-CLAUDE VUILLEMIN. PIERRE-MARC DE BIASI. GUILLAUME METAYER. JEAN-PIERRE COMETTI. JEAN ALLOUCH. FLORIAN PENNANECH. BRUNO BLANKEMAN.
Nous n'avons pas coupé en deux la liste des auteurs par hasard. Nous avons respecté l'ordre idoine du dossier mais avons tenu à marquer une séparation symbolique entre les deux groupes généalogiques. Le premier nous mène des Grecs à Valéry en culminant dans les modélisations paradoxales de la mathématologie moderne, il serait le chemin philosophique par excellence. Nous pourrions le surnommer : une courte histoire du scepticisme.
Le second serpente et s'abaisse vers les sables mouvants de la mise en scène littéraire : de Flaubert à Anatole France, de Lacan à Genette, pour finir par se perdre chez Modiano... Nous l'intitulerions Splendeurs et Misères du Doute Européen. Obligez-vous à ne pas confondre cette tournure d'esprit si relativiste des bourgeoises causeries des salons parisiens avec le nihilisme européen et radical de Nietzsche. Ce dernier est arme de destruction pure, la précédente jeu stérile d'intellectuels qui se font mousser.
Qu'est-ce que le scepticisme ? Ne pas donner de réponse, serait la meilleure réponse, mais cette manière de faire – si orientale – induit un interlocuteur, car le doute métaphysique présuppose l'altérité existentielle de quelque chose qui est la condition même de sa prophylaxie dubitative. Ce qui nous explique en quoi le christianisme est une terrible maladie dégénérative de l'âme humaine puisqu'il nécessite la déréliction altérique d'une divine unicité spirituelle qui ne peut se corrompre qu'en prenant figure humaine.
La pensée sceptique est un peu comme le célèbre couteau sans manche auquel il manque la lame. En dubitoc. Cette matière si peu organique ne l'empêche point d'être efficiente. Le scepticisme est une pensée de volition et de guerre. Historialement, elle fut mise au point par ceux-là mêmes qui étaient à même de moins douter. Le scepticisme est par ricochet inattendu la résultante de la foi platonicienne en le monde des idées. Si celles-ci constituent le monde réel, on ne peut que douter du déploiement de la réalité de notre monde.
C'était pour les tenants de l'Académie une façon un peu paradoxale de revenir au questionnement originel du vieux maître Socrate. Nous l'analysons aussi comme un effet de la loi gravitationnelle de la pensée grecque dont le point focal n'est pas la pensée platonicienne, comme durant plus de quinze siècles les développements christianologiques de sa doxa théologique ont pu le laisser entendre, mais la pensée sophistique.
Car le doute est venu après. Scorpio sphinx in a scepticot dress, dirons-nous pour parodier un vers de Bob Dylan, dans l'idée évidente que la philosophie est avant tout à entrevoir en tant que désir(e). Mais revenons-en à des citations plus classiques. La sophistique ignore le doute. Elle s'en écarte de par sa seule implantation dans le domaine chaotique du possible.
Il suffit de ne pas nier pour nier. Nous résolvons du même coup l'aporie du menteur, car il suffit de penser hors du paradoxe pour être de nature et d'essence affranchi de toutes les jongleries verbales et menteries êtrales auxquelles l'on ne participe point. La seule chose dont on puisse douter c'est de l'unicité de toute brillance. La sophistique est autant en dehors de son ombre que de son éclat.
A postériori l'on peut considérer la pensée sophistique comme celle du refus absolu de toute circonstance extérieure à elle-même. Et souvent se présente-t-elle ainsi selon sa déclinaison athéïque. Mais cette représentation si emplie de véhémence romantique, si belle et si enthousiasmante soit-elle, n'est qu'une représentation dont on pourrait en toute logique remettre les images en doute.
Mais c'est justement parce qu'elle pense d'ailleurs, que la sophistique remet en doute de par sa seule essentialité d'être au-delà de l'être – et nous voyons ici la limitologie que nous imposons à l'historialité ontologique du Dasein heideggerien – que le concept d'être est lui-même mis en cause par le mouvement inhérent – entéléchique dirions-nous si la pensée d'Aristote n'était pas, par son effort à casser la gangue platonicienne, quelque peu entachée de débris hypermnésiques – par le seul fait que l'être n'est plus pensé en tant que globalité englobante mais en tant que concept.
La pensée grecque pervertie qu'Heidegger stigmatisera comme l'oubli de la pensée de l'être est avant tout l'oubli de la pensée de l'être en tant que conceptualisation du concept d'être. La dialectisation de la pensée sophistique en opposition avec la dialectique socratique si vous préférez.
L'on a l'habitude d'expliciter l'essor du scepticisme antique en assurant que la méthode de la systématisation questionnante des a priori axiomatiques de toute proposition était la meilleure fin de non recevoir de toute la théorétique stoïcienne. Une arme imparable dont l'efficacité était d'autant plus étonnante qu'elle ne nécessitait qu'un très court apprentissage. Existe-t-il une certitude, qui ne se présenterait pas comme théologique, capable de s'opposer à un principe d'incertitude généralisé ?
Il est étrange de voir comment Descartes, alors qu'il ne mesure pas la portée a-théologique de son propre mode opératoire – ré-institue au fondement de sa pensée la nécessité de l'existence du doute, dont le seul fait qu'il ne puisse douter de son existence suffit à poser sur son abîme sans fond un plancher a-aporétique des plus solides.
Pour combien de temps le doute est-il cadenassé au fond de ses propres abysses ? Pour toujours, affirme Descartes, pour mille ans répond Pascal qui fait le pari de rouvrir incessamment sous peu le puits apocalyptique de la destruction programmée. L'on comprend mieux pourquoi Valéry s'est obstiné avec tant de hargne à pousser Pascal au fond de son trou dont les espaces infinis l'effrayaient. C'est que Valéry nous a défini avec une exactitude démoniaque le lieu exact de la pensée sophistique. Au plus près du corps, au plus loin des étoiles.
Qui pleure-là parmi les diamants extrêmes ? Répondez tous en choeur : la Jeune Parque ! La mort dont on ne peut douter qu'elle annihile la vie. Attention : si vous doutez, c'est que vous croyez et si vous croyez c'est que vous ne pensez pas. Donc vous doutez ! La vie et la mort comme phases d'un même processus. Valéry ne pense jamais des entités métaphysiques, il conçoit des phénoménisations du réel. Ce n'est pas le lampyre photophore qui éclaire le monde mais l'oeil qui voit la lumière. Aucun doute là-dessus, n'est-ce pas clair !
( 2010 / in Fosses Sceptiques )
LES PHILOSOPHIES HELLENISTIQUES.
LONG & SEDLEY.
Tome 1 : PYRRHON.
Traduction de JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.
N° 641. GF. Avril 2001.
De l'oeuvre monumentale de Long et Sedley consacrée aux philosophes hellénistiques, en cette modeste chronique nous ne nous intéresserons qu'aux soixante premières pages du premier des trois volumes de la traduction française publiée chez Garnier-Flammarion.
Pyrrhon n'est plus qu'un nom. Mais il était déjà une légende vivante du temps d'Epicure, de Zénon et d'Arcésilas. Jugez du peu ! Il nous reste si peu de lui que l'on est forcément déçu lorsque l'on feuillette la dizaine de pages dans lesquelles sont réunies les maigres bribes doxographiques qui font allusion à sa pensée.
Oui, mais quelle réputation ! Victor Hugo lui a taillé un costume d'une noirceur absolue. Pyrrhon est devenu le symbole du négationisme par excellence. Certes bien avant Hugo nous avions eu Montaigne et son scepticisme souriant. Mais la réputation de Pyrrhon est au-delà du nihilisme. Pyrrhon est l'homme qui refuse de croire même raisonnablement, sans trop d'ardeur ou d'illusions, en la raison. De croire, comme en celle de ne pas croire.
Pyrrhon en a imposé aux grecs. Il apparut à ses contemporains comme un élément bien plus perturbateur que Diogène le scandaleux car il fut un Socrate radical, ce que Socrate lui-même eut peur d'être. Car Socrate, jusqu'au dernier moment de son existence resta un grec bavard et discutailleur et un citoyen d'Athènes convaincu.
Pyrrhon fut un véritable sage. Le jeu du guru attractif auquel se livrait Socrate vis-à-vis de ses disciples, il ne le pratiqua jamais. Pour Pyrrhon le monde ne valait pas une chandelle. Les choses étant ce qu'elles sont ou ce qu'elles ne sont pas, il ne faut s'étonner de rien et ne pas s'efforcer à comprendre. Toute préhension du monde par l'intellect ou la sensation est sujette à caution.
Il retenait son jugement. La formule fit florès. Elle était loin de cette honnêteté foncière, de cette scrupuleuse prudence à ne pas vouloir avantager un camp plus que l'autre que nous lui prêtons aujourd'hui. Pyrrhon n'était pas un adepte de la cauteleuse respectuosité démocratique. Il ne prenait pas parti car il était déjà parti ailleurs, dans le retrait de l'implication publique et privée.
L'on ne peut rien attendre de la vérité et atteindre du fondement. L'Homme passe comme l'oiseau dans le ciel sans laisser de trace. Tout au plus peut-il s'astreindre à ses seuls prolégomènes. Il s'agit tout simplement d'être bien dans sa tête. Tout le reste n'est que fumée et roupie de sansonnet. Pyrrhon n'a rien écrit. Ses disciples immédiats ou plus lointains se sont chargés d'exposer sa pensée.
Son existence fut nécessaire. Elle aida à dégonfler bien des baudruches et en protégea beaucoup des risques outrecuidants des dérives sectaires. Il agit en creux et nul Platon ne s'avisa de détourner à son profit le message du Maître. Il fut un sujet en retrait. Ce n'est pas lui qui se serait prêté à la dialectique cartésienne du renversement des valeurs. L'on ne pose rien sur le doute, car Pyrrhon étaient de ceux qui douteraient de leur doute sans rechercher pour autant à se saisir au plus vite de la plus proche marotte conceptuelle qui passerait sous leur nez en cet instant.
Notons que Pyrrhon ne dit pas que le monde est inconnaissable mais que nous ne pouvons rien saisir du monde. Affirmer l'inconnaissabilité du monde serait en effet une démarche anti-pyrrhonienne. La preuve en sera donnée plus tard avec la fabrication de la notion mystique de l'Inconnaissable. L'Inconnaissable sera le dernier avatar de la vision christo-athéïque du Dieu chrétien. Mais c'est-là un chemin qui mène du néo-platonisme aux théories d'inconnaissance d'un Joe Bousquet. Renaissance catharique d'un prométhéosisme suspect – si l'on me permet ce vilain mot-valise – fruit d'une étrange greffe hybridée qui emprunta autant de surgeons aux hérésies chrétiennes qu'au romantisme allemand, à l'oeuvre de Percy Bysse Shelley qu'à l'histoire, disons naturelle, de la philosophie antique.
Pyrrhon est notre dose d'anti-délire. Il n'interdit rien mais il ne permet rien non plus. Ce faisant, il ouvre tous les champs du possible. La vieille évocation pindarique prend tout son sens. L'esprit ne s'envole pas. Il explore. Pyrrhon est le garde-fou de la conscience occidentale. Il semble que depuis deux mille cinq cents ans, il soit resté fidèle à son poste. La pragmacité romaine qui unifia l'Imperium est l'exemple parfait de ce que nous avançons.
Encore convient-il d'entendre cette phrase en sa juste résonance.
Mais il convient de comparer Pyrrhon et Gorgias. Entre le Traité du Non-Être et les assertions de Pyrrhon la distance est immense. Ils disent pourtant tous deux que l'on ne peut appréhender le Monde, avec en plus cette affirmation de la présence ou de l'absence de l'Être chez Gorgias, comme une réalité première, invisible mais théoriquement nécessaire à l'intelligibilité du monde.
Pyrrhon n'a plus besoin de l'Être. Il sait que l'on peut se saisir du monde. Alexandre l'a fait. Etrangement notre père du scepticisme ne doute pas de la réalité phénoménale du monde. Gorgias provient d'un autre monde, d'un monde mis en pensée, comme l'on met un tonneau en perce pour le boire jusqu'à la lie. Long & Sedley n'ont pas intitulé leur ouvrage Les philosophes hellénistiques par hasard. Les conditions ont changé. La philosophie grecque change de braquet. Elle ne sera plus jamais la même. Elle n'a plus à s'interroger sur le mystère du monde mais à y vivre dedans. Les pieds en plein dans le plat.
Le scepticisme de Pyrrhon provient de ce que la philosophie grecque ne désire plus rien. L'anabase est terminée. Gorgias se devait d'être d'une autre trempe. Le monde était encore en projet. La sophistique était une philosophie de l'action immédiate, de l'action directe. Tout était encore à prendre et à réaliser.
Le pyrrhonisme c'est un peu le retour à la case départ, mais une fois que tout ce que l'on escomptait a été accompli. Et que l'on sait que l'on ne repartira plus jamais. Il y a de la frilosité chez un Pyrrhon. Un peu comme Segalen qui découvre qu'il n'y a plus d'extrême lointain.
Le pyrrhonisme est aussi une philosophie du repli sur soi. Les attitudes antithétiques d'un Pyrrhon et d'un Gorgias sont éloquentes. Le premier est dans le refus du monde, le second s'efforce d'y briller et d'être un meneur d'hommes.
( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )
LES PHILOSOPHES HELLINISTIQUES.
LONG & SEDLEY.
Tome 3 : LES ACADEMICIENS.
LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME.
Traduction : JACQUES BRUNSCHWIG & PIERRE PELLEGRIN.
N° 643. GF. Avril 2001.
LES ACADEMICIENS
Platon a dû s'en retourner dans son urne. A la mort d'Arcésilas, un petit siècle après la remontée du fondateur au royaume des Idées, l'Académie n'est plus l'université des doctrines platoniciennes. Arcésilas et Carnéade lui avaient imprimé une orientation des plus discutables. L'affaire est bien plus grave qu'un retour aux sources socratiques.
Certes Platon avait annexé la figure du Sage athénien. Si dans ses premiers dialogues nous avons droit au « vrai » Socrate, c'est revêtu de l'autorité morale et légendaire du vieux maître dont il avait lui-même contribué par ses écrits à forger le mythe que plus tard, la maturité venue, l'auteur de La République et du Téétète asséna ses redoutables théories idéales.
En sa jeunesse Socrate fut un véritable sophiste, vous prouvant par A + B que vous avez tort, tout en reconnaissant que la thèse contraire débouche elle aussi sur une inconséquence. Pour être plus exact, Socrate était beaucoup plus vicieux que la phrase précédente pourrait le laisser accroire. En fait Socrate vous démontrait de A à Z que quelle que soit votre manière de procéder vous n'arriverez jamais à avoir raison. Les chemins de recherche de la Vérité, heideggeriens avant l'heure, ne conduisaient nulle part. Toutes les pistes, les unes après les autres, se révélaient fausses.
Plus tard, Platon dont le voyage à Syracuse avait formé la jeunesse, devenu grand et responsable, éteignit la mèche de ce ferment d'anarchie intellectuelle. Il s'éteignit paisiblement laissant à ses disciples une oeuvre suffisamment vaste et retorse pour leur occuper l'esprit durant des siècles et des siècles. Sans doute s'en fut-il persuadé que son école n'embaucherait plus que des répétiteurs.
C'était sans compter sur la malignité du public avide de sensations nouvelles et la jalousie de ses futurs collègues. L'Académie suscita très vite des convoitises. La concurrence fut plus rude que prévue. Les successeurs du maître intangible se virent dépassés et sur leur droite et sur leur gauche. Aristote et son Lycée, Zénon et son Portique, Epicure et son Jardin, encore tenons-nous pour nul et non advenu Diogène et son tonneau.
La rentrée des classes s'annonçait rude. Arcésilas et son successeur Carnéade comprirent qu'ils avaient intérêt à rénover leur enseignement s'ils voulaient attirer de nouvelles têtes. Plus question de refiler du Platon lyophilisé aux nouvelles générations ! Les choses n'ont d'importance que par les déductions que l'on en tire. Tout est dans l'empaquetage.
Prenez l'intangible théorie des Idées, sans la nommer une seule fois, n'est-ce pas lui être absolument fidèle à ne pas s'en écarter d'un iota, que par rapport à l'immuabilité des Formes Premières, dont on taira l'existence, tout discours, toute opinion, toute thèse ne sont que foutaises. Le chemin de la Vérité n'est pas la Vérité.
Nos deux compères surent y faire. Leurs plus proches amis en vinrent à douter quant à leur position idéale. Avaient-ils encore une Idée derrière la tête lorsqu'ils disaient que l'on ne pouvait que suspendre son jugement devant toute assertion puisque l'on était incapable d'apporter la preuve de sa véracité ou de sa fausseté. Sous-entendu allez saisir le soleil dans le reflet d'une vitre !
Ils étaient encore plus malins que cela. Ils attaquèrent leur ennemis à la base. Avec leur volontarisme logico-politique les stoïciens leur apparaissaient comme une dangereuse secte aux dents trop longues. Pas besoin d'aller très loin. Prenons le problème à la racine. Dans notre tête, dès que notre cerveau perçoit une sensation, comment affirmer la justesse de notre ressenti ?
Berkeley ne fera que reprendre la problématique treize siècles plus tard ! L'on a du mal à le concevoir, mais la querelle fit rage. Un peu comme celle des universaux qui secoua le moyen-âge, et que plus personne n'ose reprendre à son compte aujourd'hui. Carnéade fut un superbe stratège. Il n'empêcha pas le triomphe du stoïcisme mais il en retarda la victoire de tout un siècle. Et encore dut-il passer avec armes et bagages chez l'ennemi romain pour parfaire sa suprématie.
Le dogmatisme platonicien sauvé par les thèses Pyrrhoniennes ! La machine métaphysique ne tournait plus Pyrrhon ! Comme toujours l'on s'affronta sans être totalement conscient des enjeux ! Les disputes philosophiques ont ceci en commun au travers des siècles qu'il ne faut point s'attarder au contenu même des opinions professées par les uns ou les autres.
Ce qui importe c'est de comprendre ce que signifie le retour de telle position à tel moment et ce qu'il symbolise. L'alignement du mouvement officiel du platonisme sur une problématique sceptique ne veut pas dire que platonisme et scepticisme s'équivalent, mais que la pensée platonicienne n'était plus capable de rendre compte de la nouvelle réalité historiale en devenir de l'espace méditerranéo-hellénistique. La grécité se mettait à douter de sa suprématie. Le temps de prendre conscience qu'Alexandre était mort et que la Grèce entrait dans une lente période de déclinaison. La pensée précède, accompagne, et rejoue toujours le déploiement des faits historiaux. Elle est plus rapide et en même temps plus longue à prophétiser, à deviner, et à rappeler la réalité qu'elle suscite et rejette. Nous parlons de la pensée conçue en tant, en temps, qu'historialité hégélienne de sa propre histoire de pensée.
LA RENAISSANCE DU PYRRHONISME
A trop vouloir jouer avec le feu, certains finissent par s'y brûler. C'est Enésidème académicien des plus respectables qui s'en fut créer ce mouvement de pensée que nous appelons sceptique et que lui-même avait intitulé renaissance pyrrhonienne dont Sextus Empiricus du deuxième siècle après J. C. reste le plus célèbre représentant.
Les sceptiques recherchaient l'ataraxie à leur manière. Disons plutôt qu'ils essayaient de se retrancher de toute prise de tête. Le sceptique n'affirme pas plus qu'il ne nie car il n'en sait rien. Mais peut-être sait-il tout ou du moins croit-il savoir quelque chose. De toutes les manières ce n'est pas grave, ce peut-être un cas plutôt que l'autre. Du moins pour maintenant. Après l'on verra. Tout est relatif, même la relativité. Du coup l'absolu en devient hypothétique et l'hypothèse absolue.
La nature des choses nous échappe. Mais peut-être pas tant que ça ! Que dire de plus ? Le moins assurément ! Le doute est beaucoup plus une question de méthode que de fondement. L'on ne doute pas. L'on construit son doute. Comme un soldat prêt à liquider le premier qui oserait lever la main sur son officier. Le scepticisme est une anti-phénoménologie en puissance. L'on ne construit pas une citadelle intérieure, l'on retire les murs de sa tour d'ivoire, pierre par pierre.
L'on a l'impression que le pyrrhonisme cherche à nous protéger. Non pas de nos contemporains, mais des objets qui nous entourent. Il est donc un superbe antidote à la fétichisation des marchandises. Il fonctionne comme une hygiène mentale. Une espèce de rituel matinal, non plus dédié à un dieu, mais à notre solitude d'Homme. Le roi est nu et nous pouvons mirer notre nudité dans notre solitude exemplaire.
Mais nous aimons aussi revêtir d'autres oripeaux aux couleurs plus éclatantes.
( 2009 / Ôte-moi d'un Doute )