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dätcha mandala

  • CHRONIQUES DE POURPRE 557 : KR'TNT 557 : LENNY KAYE / NICK WATERHOUSE / FAMOUS / GRAND MAL / PEMOD / TROMA / DÄTCHA MANDALA / PATRICK GEFFROY YORFFEG + OM

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 557

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR’TNT KR’TNT

    02 / 06 / 2022

    LENNY KAYE / NICK WATERHOUSE

    FAMOUS / GRAND MAL

    PEMOD / TROMA / DÄTCHA MANDALA

    PATRICK GEFFROY YORFFEG + OM

     

    Sur ce site : livraisons 318 – 557

    Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur : http://krtnt.hautetfort.com/

     

    Mon Kaye business

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             Pour tous les kids qui consommaient déjà activement du vinyle dans les early seventies, la parution de Nuggets fut à la fois la voix de l’oracle et le déclencheur d’un crash financier. Ce fut la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un messie était à la fois un sauveur et un danger pour la société. Oui, on adorait ET on haïssait Lenny Kaye, il devint cette espèce de créature bicéphale, d’un côté une tête charmante chantait les louanges des Standells et des Shadows Of Knight et de l’autre, une tête grimaçante te disait : «Ah si tu veux les albums, sors tes sous !», et si par malheur tu lui répondais : «J’en ai pas !», la tête sifflait comme un serpent et crachait une injonction du genre : «Attaque une banque, alors !».

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             Toute plaisanterie mise à part, Nuggets (Original Artyfacts From The First Psychedelic Era 1965-1968) fut un double album révolutionnaire, encore plus révolutionnaire que le White Album, Blonde On Blonde ou Electric Ladyland. On doit cette parution à une autre créature bicéphale : Lenny Kaye et Jac Holzman. Nuggets ne pouvait paraître que sur Elektra : objet parfait, pochette superbe, contenu irréprochable, pur spirit vinylique. C’est l’un des objets les plus réussis de l’histoire des objets. Avoir ça dans les pattes en 1972, c’était une façon de découvrir un monde et éventuellement de se mettre sur la paille, ce qui ne manqua pas de se produire.

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             Lenny Kaye parle un peu de Nuggets dans une longue interview accordée à Ugly Things en 2019.  Il indique que Jac Holzman avait une idée assez vague du projet - A record that compiled the one good track from random albums - Il ajoute qu’il avait 50 ou 60 titres sur sa liste initiale. Ce qui pourrait nous renvoyer sur deux pistes : ‘The Rejected 12’ qu’on trouve dans Ugly Things # 46, et bien sûr la Nuggets Box parue en 1998. C’est José Vincente Neglia qui raconte l’histoire  des ‘Rejected 12’, c’est-à-dire des noms barrés sur le document officiel qui est à cette époque tapé à la machine. Parmi les barrés, on trouve Blue Cheer («Summertime Blues»), les Paupers («Magic People») et des love ballads, a big no-no for Nuggets : Rationals («I Need You», cover de Chuck Jackson, pas celui des Kinks), Nazz («Hello It’s Me» qui sera remplacé par «Open Your Eyes»), Wayne Cochran («Going Back To Miami», trop R&b), Pearls Before Swine («Drop Out», trop folk-rock). C’est vrai que Nuggets sonne comme du trié sur le volet.

             Lenny Kaye se souvient aussi d’avoir vu la liste de Jac. Il ne se souvient que d’un cut de Little Anthony & the Imperials from their psychedelic album, Reflections. Lenny Kaye est à cette époque ce qu’on appelle un rock writer et Jac adorait les rock writers, c’est pourquoi il s’est rapproché du Kaye, lui proposant même de devenir talent scout pour Elektra, comme Danny Fields. Mais ça n’a pas marché, nous dit Kaye - Nothing I recommanded to him he used - The Stalk-Forest, the Sandy River Band, même pas les Sidewinders ! Lenny Kaye en profite pour rappeler qu’il était bien pote avec Andy Paley. Ah sob !

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             Il est temps de replonger dans Nuggets. On y replonge chaque fois comme dans un lagon. Car c’est la compile la plus réussie de l’histoire des compiles. Il faut imaginer la gueule qu’on tirait en 1972 en découvrant le «Dirty Water» des Standells. Ça devenait tout simplement une raison d’être gaga. L’intro parfaite, avec l’I wanna tell you story et ça va te coller à la peau comme le «Baby Please Don’t Go» des Them ou le «1969» des Stooges. «Dirty Water» fit tout de suite partie du patrimoine génétique. Comme d’ailleurs l’«Oh Yeah» des Shadows Of Knight qui ouvrait le balda du disk 2 : la perfection gaga, l’excelsior définitif, with a lotta fun, encore plus proche du héros Van The Man, said yeah yeah, qu’on écoutait jusqu’au vertige. Au point de se réveiller le matin en chantant l’Everything’s gonna be alright this morning. Et le balancement qui suit te suit toute ta vie, où que tu sois, dans les mauvaises passes comme dans les bonnes. Cette façon de gratter l’accord et de poser la voix devient le mètre étalon. Et bien sûr, en 1972, tu pars tout de suite à la chasse aux albums. Ils sont tous aux États-Unis, en vente sur l’auction list de Bomp!, alors tu mises et tu reçois ces disques qui deviennent les prunelles de tes yeux trois semaines plus tard, Standells & Shadows of Knight forever ! Le problème c’est que Nuggets grouille de pépites, tu te prends un petit shoot d’énormité avec le «Night Time» des Strangelove, puis tu rêves d’avoir un gros cul pour danser le jerk avec Leslie West et Aretha sur la reprise de «Respect», et ça continue avec un shoot de pur jus Dylanex, Mouse & The Traps et leur fameux «Public Execution». Ils sont en plein dans «Like A Rolling Stone». Jac & Lenny te soignaient car tu avais en prime des petites révélations sidérales comme le «Sit Down I Think I Love You» des Mojo Men, giclée de Beatlemania infestée d’accordéon et, encore plus fascinant, l’exhilarating «My World Fell Down» de Sagittarius, la pop la plus spectaculaire de tous les temps, avec celle de Brian Wilson. On ne savait pas à l’époque qu’un black chantait le «Let’s Talk About Girls» des Chocolate, mais quand on a su, ça paraissait évident : c’est une vraie voix de blackos. Todd Rundgren superstar et son «Open My Eyes» nous collait des sueurs froides. Il était déjà en avance sur tout le monde au temps de Nazz, c’est une sorte de génie prématuré, il détenait déjà tout le power du rock d’Amérique, il bombardait tout le son qu’il pouvait dans la pop, tout le jus était déjà là, tension maximale, vrilles de notes, démesure absolutiste ! Et les trois albums de Nazz allaient faire trembler les murs de la ville. Oh et puis cette version extraordinaire de «Farmer John» par les Premiers, sans doute le hit gaga le plus sauvage de l’histoire avec le «96 Tears» de ? & The Mysterians. Pas de génie plus pur que le génie pur des Premiers. Du coup, les Seeds semblaient inoffensifs avec leur «Pushing Too Hard», comparé à tous ces masterful mavericks. Le disk 2 ramenait aussi son petit lot de bombes atomiques, comme par exemple les Remains avec «Don’t Look Back» et ses dynamiques qui valent tout l’or de Rintintin, et puis «You’re Gonna Miss Me» qui déclencha à l’époque une addiction de plus : 13th Floor forever. Raaaahhhh ! Le seul endroit à Paris où tu trouvais les trois pressages américains du 13th Floor, c’était Music Action au Rond-point de l’Odéon, bon, tu devais sortir un gros billet, mais tu pouvais ensuite les ramener dans ta cave pour t’en goinfrer. Gnarf gnarf ! Une véritable orgie de pornographie sonique. Musique Action vendait aussi les pressages américains des trois Velvet. Alors tu ne vivais plus que de «Levitation», de «Sister Ray» et d’eau fraîche. L’intro du «Psychotic Reaction» des Count Five est l’une des plus belles de l’histoire des intros :  fuzz, coups d’acou, basse, big beat et roule ma poule. Pas étonnant que les Cramps aient flashé là-dessus. Puis tu avais les autres, les lumineux Cryan Shames et puis cette cover spectaculaire du «Baby Please Don’t Go» des Them par les Detroiters d’Amboy Dukes. Si tu es bassiste dans un groupe qui décide de rejouer cette version, tu vas droit en enfer. Ça se joue sur une note et ça dure une éternité. Seuls le batteur et le guitaristes s’amusent.

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    Lenny Kaye avait tellement de choses à dire qu’Ugly Things dut faire paraître l’interview en deux parties. C’est presque un roman, et c’est d’ailleurs ce qui fait la force d’un tel fanzine : la nature quasi exhaustive des articles. Chaque numéro fait 160 pages et sort en dos carré collé, comme un livre au format A4. Alors accroche-toi quand un nouveau numéro arrive, car ça va te prendre des heures si tu cèdes à la curiosité et que tu décides de partir à la découverte de groupes qui n’ont pour la plupart aucun intérêt, sinon celui d’avoir existé voici cinquante ans. Ugly Things tombe dans le travers des revues scientifiques faite par des experts et destinées à des experts. Il y grouille une vie de rock scientifique, même si Mike Stax continue de jeter tout son poids dans la balance. Mais à force de vouloir raconter dans le détail des histoires de groupes oubliés, il perd de vue l’essentiel : le rock est un art vivant. Depuis que les Pretties ont disparu, Ugly Things semble avoir perdu et son âme et sa caution. Il n’empêche qu’on continuera de le lire. 

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             La deuxième partie de l’interview fait dix pages. Cette fois, l’interviewer Phil Milstein oriente Kaye sur ses débuts de rock writer, lorsqu’il travaille pour Richard et Lisa Robinson et qu’il publie une chronique du premier album des Stooges. C’est là que Danny Fields qui a signé les Stooges chez Elektra appelle Kaye : «Who are you?». Et Kaye lui répond que c’est une bonne question, car il se l’est lui-même posée. On est en 1969, ne l’oublions pas. Richard Robinson avait alors six magazines auxquels Kaye participait, puis il va écrire pour Rolling Stone. Richard Robinson bosse aussi comme A&R pour Kama Sutra. C’est lui qui sort le Flamingo des Groovies, puis il bosse pour RCA et c’est grâce à lui que Kaye peut sortir l’album des Sidewinders. Personnage très clé que ce Richard Robinson qui supervise également l’arrivée de Bowie et de Lou Reed chez RCA. Kaye revient aussi longuement sur sa passion pour Waylon Jennings qu’il accompagne en tournée pour pouvoir écrire sa bio. Il a dit-il 50 ou 60 heures d’interviews avec l’Outlaw et Jessi Colter, sa compagne. L’interview est passionnante. Kaye veille à rester précis et recadre souvent l’interviewer d’un ton sec.

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             Jon Mojo Mills lui accorde cinq pages dans Shindig!. La double d’ouverture s’orne à gauche d’une vieille photo de Kaye qui n’est pas à son avantage : allure de grand Duduche avec des cheveux extrêmement longs de gonzesse mal coiffée, des lunettes à grosses montures et les dents pourries. Kaye revient sur ses débuts de rock writer, avec une première chronique d’un concerts de Fugs à Greenwich Village en 1966, et en 1968, Patricia Kennealy l’invite à écrire pour le canard qu’elle édite, Jazz & Pop. Mais attends, Patricia Kennealy... Mais oui, la petite gonzesse qui a épousé Jimbo en noces païennes ! La première chro qu’écrit Kaye pour Kennealy est celle d’Odgen’s Nut Gone Flake des Small Faces - How does one describe an aesthetic experience ? - Puis c’est la chro du premier album des Stooges pour Fusion, évoquée plus haut. Le plus marrant, c’est qu’il emploie avec Mills exactement les mêmes mots que ceux employés pour Ugly Things. Des Stooges et de Danny Fields, Mills saute à Nuggets. Mills insinue que Greg Shaw a joué un rôle capital dans cette histoire. Kaye commence par rectifier le tir en disant que c’était son idée de compiler «those tracks from albums that had one strange track on them». Jac dit-il lui donne alors carte blanche. Kaye précise encore qu’à l’époque, les cuts choisis n’avaient que trois ou quatre ans d’âge, mais qu’ils avaient en commun un côté «adventurous and anything-goes attitude». Bien sûr nous dit Kaye, Greg Shaw et lui sont alors sur la même longueur d’onde, ils sont d’ailleurs en contact. Kaye dit aussi son regret de n’avoir pu obtenir les licences pour le «Talk Talk» de Music Machine, l’«I See The Light» des Five Americans et surtout «96 Tears». Un Volume 2 était alors envisagé, mais comme les ventes du Volume 1 n’étaient pas concluantes, Jac décida d’en rester là. Il faudra attendre 1998 et la fameuse box Rhino. 

             Kaye revient aussi sur le punk new-yorkais, citant Tom Verlaine - Each band was like an idea - alors qu’à Londres c’est plus un look et une façon de jouer. En fait il n’a pas grand-chose à dire sur le punk étant donné qu’il n’a jamais été punk. Le Patti Smith Group est tout sauf punk. Mills sort Kaye de ce guêpier en lui demandant d’évoquer sa carrière de producteur. Alors les noms tombent : Microdisney, James, Soul Asylum, Weather Prophets, Martin Stephenson & the Daintees, Suzanne Vega. Son préféré étant le Mayflower des Weather Prophets - «Naked As The Day» is to me a perfect song - Kaye adore Peter Astor - He just won my heart

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             Comme cette interview accompagne la parution de Lightning Striking, il ne reste qu’une seule chose à faire : s’y plonger. Alors attention, c’est un gros morceau. 500 pages d’une rare densité. Kaye a du souffle. C’est un marathonien du rock-writing. Prévois un gros paquet d’heures, si tu te lances dans l’aventure de cette lecture. Tu as dix chapitres. Chacun d’eux traite d’une «scène» déterminante dans l’histoire du rock et dont il fut parfois témoin et même parfois acteur (Memphis, New Orleans, Liverpool, San Francisco, Detroit, New York 1975, London 1977, pour ne citer que les plus intéressantes). Tout est incroyablement bien documenté. Kaye a du souffle, c’est même un virtuose de l’érudition, avec à la clé une bibliographie/discographie de tous les diables. Un chapitre qui peut encore une fois te mettre sur la paille, comme le fit jadis Nuggets.

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             La grande spécialité de Kaye, ce sont les chapitres vertigineux, comme s’il faisait danser le jerk aux références. Ainsi trouve-t-on ceci dans le chapitre New Orleans 1957 : «Richard Berry entend ‘El Loco Cha Cha’ par Rene Touzet et le transforme en ‘Louie Louie’ en 1956, l’année même où Chuck Berry se retrouve sous the ‘Havana Moon’. Il y a un extra wood block overdub dans ‘La Bamba’ de Ritchie Valens paru en 1958, pour le cas où on n’aurait pas compris, avec le drumming d’Earl Palmer. On retrouve la ‘pincée de Spanish’ dans le Bo Diddley famous beat qu’on appelle aujourd’hui le Diddley Beat, ainsi que dans le ‘Not Fade Away’ de Buddy Holly. Et puis il y a les mambo rock records : ‘Tequila’ des Champs, ‘Daytripper’ des Beatles, ‘Break On Through (To The Other Side)’ des Doors. ‘Une fois que tu l’entends’, dit Ned Sublette, ‘tu le retrouves partout.’»

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             Autre exemple dans Philadelphia 1959 : «Kenny Gamble et Leon Huff se rencontrent chez Cameo lorsqu’ils bossent tous les deux sur ‘The 81’ de Candy & the Kisses. Ils sont blacks et réalisent qu’ils n’auront jamais accès au management, aussi vont-ils monter leur boîte. Ça va donner les luxuriantes Soul fantasias de Philadephia International, dont les rythmes de hit-hat annoncent l’arrivée de la disco et dont les groupes - O’Jays, Harold Melvin & The Bluenotes et surtout les Intruders (‘Cowboys To Girls’) - vont incarner le son de Philly. Le producteur Thom Bell qui à l’origine bossait avec Gamble, poursuit the Philadelphia’s high-tenor tradition en produisant les Delfonics (l’ineffable ‘Didn’t I Blow Your Mind This Time’) sur son Philly Groove label, et les Stylistics (‘You Made Me Feel Brand New’). Et avec un twist of fate qui va donner entière satisfaction à Mitch Thomas, le somptueux string-driven ‘TSOP’ va devenir le générique de Soul Train.» Kaye s’amuse aussi avec les Searchers dans Liverpool 1962 : «Les Searchers ont aussi fait leur temps au Star Club de Hambourg en 1962 et ont suivi les Beatles dans le charts en adaptant des hits américains comme ‘Sweet For My Sweet’ et ‘Sweet Nuthins’, mais c’est avec the more jingle-than-jangle folkish rock of ‘Needles And Pins’ (composé par ces west coast scousers liverpuldiens Jack Nitzsche et Sonny Bono), et plus tard ‘When You Walk In The Room’ et le ‘What Have You Done To The Rain’ de Malvina Reynolds qu’ils vont trouver a chiming ring that would preflyte the Byrds.» C’est fin et juste, Kaye tape à chaque fois en plein dans le museau du mille. Ailleurs, Kaye se paye un bon délire avec la génuflexion - Go down on one knee, agenouille-toi, Our genuflect to the lineage of which we are becoming a part - Dans New York 1975, Il repart des impros de sa copine Patti Smith, avec un poème qui débouche sur «Hey Joe» - Patti points Joe’s gun : Charlie Beaudelaire gets it in the spleen, goes down on one knee, Arthur Rimbaud bang in the groin, down on one knee, the T.A.M.I Show sur le siver screen, Jan & Dean glissent sur leurs surfboards, come down on one knee, the silver lamé Supremes down on one knee, Chuck Jackon, Marvin Gaye, James Brown, those boys who sing ‘Time In On My Side’ attendent dans les coulisses, Arthur Lee, all bow down on one knee, Huey Newton abattu qui tombe to one knee, Lee harvey Oswald courant into the Texas movie theater T.A.M.I. Show on screen, our generation come down on one knee. Comme un ange, Jime Hendrix he falls down on both knees, kérosène, une allumette, his huitar in flames kisses the sky, annonçant la prophétie à des enfants désespérés qui attendent a new language, a new rhythm, a new tongue - Voilà de quoi Kaye est capable : recréer par les mots la transe scénique de l’early Patti Smith. Il est aussi capable de paroles d’évangile, comme lorsqu’il évoque le concert annuel en souvenir de Johnny Thunders, au Bowery Electric : «À l’angle de Bowery et de Joey Ramone Place, à deux pas de son ancien appart. The annual Johnny Thunders’ Birthday Bash. J’y suis chaque année. C’était un très bon ami, a never-say-die-until-you-do rock and roller. Il me manque. Strike the chord, sing the song, as Gloria walks through the door.» D’ailleurs, il rappelle un peu plus loin qu’il n’existe «qu’une seule chanson avec laquelle on peut entrer en communion et qu’il joue depuis 1966 : Gloria, in excelsis deo.» Dieu au plus haut, est-il besoin de traduire ?

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             Alors on entre dans les chapitres par la grande porte, celle de Memphis 1954. Kaye se veut implacable, il a décider de striker des esprits déjà bien strikés. Il te fait entrer derrière Elvis au Memphis Recording Studio et tu assistes à la scène : «La femme qui est assise derrière le bureau est impressionnée par l’homme qui vient d’entrer. Elle pense qu’il est très beau, avec un curieux mélange de timidité et de bravado. Ses rouflaquettes...» Elle lui demande ce qu’il chante et il répond : «I sing all kinds». Et ajoute : «I don’t sing like nobody.» Sacrée façon de s’exprimer. Il parle déjà comme un noir. C’est ainsi qu’Elvis entre dans l’histoire. Puis il se pointe chez Scotty Moore en pantalon rose et chemise blanche, un Scotty nous dit Kaye «qui joue comme Chet Atkins et Merle Travis on the country side, et comme Tal Farlow on the jazz, développant une technique de pick-and-fingers that double stops and inverts chords.» Chaque détail est d’une importance capitale. Ouvre bien les yeux. Bill Black nous dit encore Kaye a son propre style, «his own get-up-and-go, slapping at his instrument as if he’s behind a trap set.» Ils entrent ensuite tous les trois en studio et déroulent «That’s Alright Mama» sous l’œil rond d’un «Sam C. Phillips qui vérifie ses niveaux, qui ajuste ses rhéostats et qui trouve le réglage exact pour mettre en boîte la folie qu’il entend. Lightning in a bottle. Phillips knew what it was like.» Kaye remarque qu’Uncle Sam est attiré par les oddball characters, c’est-à-dire les personnages hors normes, comme «Harmonica Frank qui jouait de l’harp du coin de la bouche ou du nez, ou encore Doctor Isaiah Ross with a boogie vengeance.» Kaye s’amuse des déboires d’Uncle Sam qui passe un deal avec Saul et Joe Bihari : «cut four songs in the summer  of 1950 with local disc jockey Riley ‘B.B.’ King.» Ça sort sur Modern, le label des Bihari. Mais pour les Bihari, un handshake n’est pas un contrat et Uncle Sam se fait baiser la gueule en beauté. C’est une bonne façon d’apprendre. En fait, Uncle Sam n’arrête pas de se faire rouler. Il découvre Rosco Gordon, mais Rosco tape dans tous les râteliers : Sun, Chess, Modern, puis Don Robey lui met le grappin dessus, parce qu’il louche sur Bobby Blue Bland qui fait partie du groupe de Rosco. Uncle Sam perd donc Rosco. Il lance aussi Jackie Brenston avec «Rocket 88», «but adding insult to injury, Jackie Brenston moved over to the Biharis, joined by Ike Turner as talent scout and producer.» Kaye ajoute que le coup de grâce fut le départ de Wolf pour Chicago, pour aller signer chez Chess. Final blow. Kaye rend un hommage fabuleux à Wolf : «Chester had sat at the feet of Charley Patton on his way to lycanthopy, tirant son howl du blue yodell de Jimmie Rogers.» Ainsi Kaye connaît Petrus Borel, puisqu’il cite le Lycanthrope. Et nous n’en sommes qu’au début de cette somme pharaonique. Après l’âge d’or de Sun, Kaye raconte qu’Uncle Sam construit un nouveau studio un peu plus loin et l’équipe d’un quatre pistes, où il enregistre des «disques qui sonnent comme tous les autres.» Uncle Sam a perdu son son. Après Elvis, il y a Jerry Lee que Kaye décrit au Steve Allen Show en 1957, «grabbing the bull by the horn, peroxide hair and piano stool flying, that explodes him, makes him a star. And a target.» Oui on l’a vu au Bataclan, le coup du piano stool flying, lorsque Jerry Lee s’est levé brutalement et a shooté du talon dans son siège qui a traversé la scène. Jerr foreverr !

             Lightning Striking est certainement l’un des livres rock les plus complets du point de vue référentiel, il ne manque rien ni personne, si l’on s’en tient au dix chapitres, et Kaye ramène en prime sa passion, ce qui donne à certaines descriptions un pouvoir quasi-cinématographique. Ce qu’il écrit de Jerry Lee en est le parfait exemple.

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             Pour illustrer musicalement son ouvrage, Kaye propose en collaboration avec Alec Palao une compile du même nom, Lenny Kaye Presents Lightning Striking, sur Ace, évidemment. C’est le «Lightnin’ Strikes» de Lou Christie qui donne son titre à la compile, du early mais plein d’énergie. L’«I’m So Happy» de Danny Cobbs with The Paul Williams Orchestra préfigure tout. Fantastique take de fat hot rock’n’roll enregistré en 1952. Tout est déjà là. Puis on entre dans l’âge d’or avec Elvis et «That’s All Right». Oh le slap ! Oh la voix ! Wolf arrive à la suite avec «How Many More Years». Le roi des punks, c’est Wolf. Puis arrive la magie de Memphis avec Jerry Lee et «High School Confidential». Tout est là, avec Elvis, Pat Hare, Wolf, Jerr et le swing. 

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             On retrouve Jerry Lee dans le chapitre New Orleans 1957. C’est chez Cosimo Matassa qu’il tenta sa chance pour la première fois, à l’été 1952. Il a 16 ans et il a entendu jouer du piano, alors il est entré. Il paye deux dollars pour enregistrer deux cuts et Cosimo lui donne l’acétate : «Don’t Stay Away» de Lefty Frizell et «Jerry’s Boogie». Cosimo chez qui nous dit Kaye Little Richard trouva sa voix, chez qui Fats enregistra son premier hit, où Lloyd Price enregistra «Lawdy Miss Clawdy» et Smiley Lewis «I Hear You Knocking». Ils viennent tous chez Cosimo parce que c’est le seul studio en ville. «Cosimo se débrouillait, il demandait 15 $ de l’heure, travaillait avec les moyens du bord et rêvait de se payer a new Ampex magnetic tape recorder. Il n’avait que quelques micros, mais de bons micros, il avait racheté un Telefunken (Neuman) U-47 à la congrégation juive qui pensait que ce n’était pas bien d’utiliser des micros allemands, et un assistant tournait son Altec M11 de la batterie vers le sax quand arrivait le moment du solo.» Kaye fait aussi l’éloge de Fes, c’est-à-dire Professor Longhair, et de son cross-chording, «a result of having learned to play on pianos with broken keys.» Pour Kaye c’est clair, le Nouvelle Orleans, c’est le piano : «The primacy of the piano. It sets New Orleans apart in the early years of rock and roll, with a beat all its own».» Chaque mot sonne juste. Chaque mot semble pesé. Quelqu’un d’autre aurait dit «with a beat of its own», et Kaye préfère all its own. Il enveloppe l’image. Puis il passe de Fes à Fats en sautant comme un cabri d’une page à l’autre : «Fats Domino est l’un des architectes du rock’n’roll. Ses manières aimables et sa réserve naturelle lui faisaient perdre un peu de sa crédibilité, sur scène, sa nature enjouée masquait sa concentration et sa virtuosité, mais les soixante millions de disques qu’il va vendre en dix ans vont sublimer les rythmes qu’il a su développer avec Dave Bartholomew, et tout ça va faire d’eux an essential part of rock and roll’s percussions and repercussions.» Non seulement Kaye rend hommage, mais il s’amuse comme un gamin avec les percussions et les répercussions. C’est bien que des gens saluent le génie de Fats Domino. «Bartholomew s’arrangeait pour que les chansons soient courtes et simples, et il avait avec Domino un singer with a gift for making the most prosaic couplets into sung poetry.» L’équivalent français de l’artiste qui transforme les couplets prosaïques en poésie chantée, c’est bien sûr Charles Trénet. Kaye se souvient d’avoir vu Fatsy pour la dernière fois en janvier 70 au Fillmore East, «opening for Ike & Tina Turner and Mongo Santamaria.» Fatsy proposait un medley de ses hits, penché sur la droite vers le micro puis «bumping his grand piano across the stage with his considérable girth, all the weight of his contributions to rock and roll’s formulation pushing behind him.» Voir Fatsy pousser le piano du ventre à travers la scène, ça devait être quelque chose.

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             Kaye rend aussi hommage à Guitar Slim qui portait des costard de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et qui traversait la salle du Drew Drop Inn sur les épaules du public, blaring his guitar, et Kaye ajoute que Jimi Hendrix et Stevie Ray Vaughn reprendront le flambeau de Guitar Slim, playing Slim’s blues. À ce niveau d’avancement de la lecture, on patauge dans le mythe et ça fait du bien. Les pages sonnent bien, les personnages sont réels, Kaye abat un sacré boulot. Quand on parle de Guitar Slim, Little Richard n’est jamais loin - he is flamboyant, flaunting and seems to embrace all genders and proclivities - Kaye observe qu’il a emprunté sa pompadour et son frontal piano style à Esquerita et quand il est viré de chez lui, à Macon, pour conduite impudique, il a du pot car «fortunately, New Orleans is just down the road». Il devient un personnage de légende, Kaye n’y va pas de main morte, il en fait «the satyr with the beguiling flute», nous voilà dans l’Après-Midi d’Un Faune, «he could hardly contain his pansexualities, his madcap exuberance - all those falsetto  whoooo - alors qu’il sème le chaos en excitant la foule, allant même jusqu’à s’effrayer lui-même de son jusqu’au-boutisme, dans une quête ultime pour the purity of sensation. Richard pense au péché et à la rédemption et se demande quelle est la distance entre les deux faces de sa personne, la face A et la face B de son propre disque.» Et Kaye le lâche pour qu’il aille claquer ses notes de piano, alors il y va, «banging the keys, launching into his last-call crowd pleaser. Tutti Frutti! Big booty! A wopbopaloomopagooggoddamn! Nothing more need to be said.» Que peut-on ajouter après Little Richard ? Kaye salue aussi Allen Toussaint, les Neville Brothers, Ernie K. Doe, Lee Dorsey et le «Land Of Thousand Dances» de Chris Kenner que reprendront deux ans plus tard à East Los Angeles Thee Midnighters et Cannibal & The Headhunters. Tu sors de New Orleans 1957 à quatre pattes, le souffle court. Et ce n’est pas fini. 

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             Pour illustrer musicalement le chapter, Kaye et Palao n’y vont pas de main morte : Roy Brown With Bob Odgen & Orchestra, avec «Good Rocking Tonight» - Oh I heard the news ! - Puis Fes avec «Look What You’re Doin’ To Me» - Oooh darling/ ooohh ooohh ouie - Puis ça prend feu avec Little Richard & His Band, «Tutti frutti», et Lee Allen qui allume le même genre de brasier sonique que Jr Walker à Detroit, puis la magie de Fatsy avec «Walking To New Orleans».

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             Avec le chapitre Philadelphia 1959, Kaye s’enfonce dans un épisode américain qui nous échappe complètement : le Bandstand de Dick Clark et puis Bob Crewe qui allait présider aux destinées des Four Seasons et plus tard de Mitch Ryder, dont bizarrement Kaye ne parle pas dans ce chapitre. Kaye raconte qu’il achète ses premiers disques en 1958, à l’âge de 12 ans : «Purple People Eater» de Sheb Wooley, «It’s All In The Game» de Tommy Edwards et «It’s Only Make Believe» de Conway Twitty. Et puis une chanson lui revient constamment en tête, «A Teenager In Love» de Dion & the Belmonts - Dion comes from the Bronx. So close and yet so far.

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             Et hop, on traverse l’Atlantique pour aller directement à Liverpool 1962. Kaye évoque Larry Parnes et ses poulains Marty Wilde et Billy Fury. Puis il saute sur Joe Meek - Meek fut le premier producteur indépendant en Angleterre, un marginal obsessionnel qui se rebellait contre les usages, notamment les sessions de trois heures et le break de 15 minutes pour le thé, les ingés-son en blouses blanche qui bougonnaient lorsque Meek disait qu’il pouvait faire mieux, des ingés-son qui lui piquaient ses idées et si jamais la propriétaire montait encore une fois lui dire qu’elle ne voulait plus de lui dans l’immeuble... - C’est l’époque du fameux studio d’Holloway Road. Kaye raconte que Meek expérimentait des sons, qu’il plaçait le chanteur dans la salle de bains, les musiciens en haut des marches de l’escalier et le batteur derrière un écran doublé d’une couverture en laine - More than anyone, he dragged British recording tenchniques into a new decade - Et Kaye ajoute que Meek tournait à plein régime : «Dire que Meek était prolifique serait un euphémisme. Dans le temps que mit Phil Spector à enregistrer 24 disques sur Phillies, Joe produisit 141 sides, comme le rappelle John Repsch dans The Legendary Joe Meek.» Des luminaries comme Steve Howe, Ritchie Blackmore, Tom Jones, Rod Stewart, et Mitch Mitchell sont passés nous dit Kaye par Holloway Road - Dans les années 90, j’ai visité Holloway Road to pay my respects, standing in the doorway of 304, stepping in his vanished footprints - Kaye passe d’un géant à l’autre, il saute de Joe Meek aux Big Three - The Big Three made the loudest noise of all, powered by coffin-sized amplifiers built by guitarist Adrian Barber. Les murs en briques de the Cavern amenaient un peu de réverb naturelle, ce qui allongeait le volume de la pièce. Avec le batteur Johnny Hutch et le bassman Johnny Gustafson, the Big Three étaient considérés comme Liverpool’s most hard-driving combination, un power trio avant la lettre - Quand Adrian Barber quitte le groupe to stage-manage le Star Club de Hambourg, Brian Griffith le remplace. Kaye cite en référence leur live At The Cavern EP qui est effectivement une merveille. Après Hambourg, Adrian Barber ira bosser aux États-Unis où il produira le Velvet. Comme quoi... Puisqu’on est à Liverpool, Kaye en profite pour évoquer les Beatles. Le 9 février très exactement, il fait partie des 73,7 millions  d’Américains qui regardent à la télé l’arrivée du vol Pan Am à l’aéroport qui vient d’être rebaptisé JFK - I’m in the sweet spot of adolescence, just seventeen you know what I mean - Mais ce qu’il voit à travers les Beatles, c’est the concept of a band. Comme des millions d’autres kids d’Amérique, il sent que c’est à portée de main. À travers les Beatles, il développe sa curiosité, il veut savoir comment ils ont fait, «comment quatre musiciens peuvent faire une musique si intéressante et transformer la musique populaire.» - Ça m’a poussé à chercher, ou tout au moins feel what it felt like. À l’été 1964, après avoir patiemment appris les accords que me montrait un copain qui savait jouer les progressions d’accords de Paul sur «Till There Was You», j’ai acheté a cherry red Gibson Les Paul Special and a Magnatone 280 amp (true vibrato, the same kind Buddy Holly played) - Kaye a trouvé sa vocation. Il est entré en religion. Comme des millions de kids à travers le monde à la même époque. Quand on dit que le rock change la vie, ce n’est pas une vue de l’esprit.

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             Kaye et Palao illustrent Liverpool 1962 avec des tas de choses, dont Joe Meek & The Blue Men avec «I Hear A New World». Il fait le show avec ses machines. C’est bien que Kaye le mette là-dedans, Meek fait chanter ses machines, il est complètement cinglé. Avec le «Cavern Stomp» de The Big Three, tu entres dans le heavy beat de Liverpool. Wild as fuck ! Pur proto-punk, fabuleux, avec le wild solo cracked-out. Kaye et Palao ramènent aussi le «Stupidity» des Undertakers, c’est-à-dire l’early Jackie Lomax - From around the world - Pur jus de wild r’n’b à l’Anglaise, Jackie le chante à la renverse, aw yeahhh ! Gerry & The Pacemakers ramènent tout le pathos de Liverpool dans «Ferry Cross The Mersey». Une pure merveille de clarté mélodique.

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             Hop ! Back in the USA ! Avec Ken Kesey et son Vol Au Dessus d’Un Nid De Coucous paru en 1962, une sorte de mini-révolution en soi, conduite par son alter-ego Randle McMurphy et puis voilà Chief Broom, who lives on the other side of madness et qui, comme chacun sait, parvient à retrouver le chemin de la liberté. Même chose pour Kesey qui écrit les trois premières pages de son Vol sous peyote. Kaye raconte que pour se rendre to a publication party à New York, Kesey achète un 1939 International Harvester D-50 school bus pour $1,350, y installe des frigidaires pour y stocker son LSD et sa Dexedrine, embarque des misérables dont un Vietnam vet nommé Ken Rabbs et demande au héros d’On The Road, Neal Cassady, de prendre le volant - Intrepid Travellers all. On the front of the paint-spashed bus is lettered FURTHUR; two U’s. You and You. Rhymes with Cuckoo, that nest where left and right sides of the brain U-nite, and off the Merry (Band of) Pranksters go... - Kaye fait littéralement jerker ses phrases. On sent chez lui un enthousiasme irrépressible. Il place Ken Kesey au niveau des géants du rock. Et il a raison. Retour en Californie pour les Acid Tests et Kesey intègre des Hell’s Angels et tous les drop-outs d’Amérique en quête de sensations fortes et de gratuité. Mais la loi brise les reins de la dernière grande utopie du XXe siècle, en rendant le LSD illégal. Kesey pensait à juste titre que le LSD pouvait changer le monde. Il parlait de psychedelic revolution, une révolution qui n’aura hélas jamais lieu. Puis Kaye passe directement à son concept du Gar Age qui selon lui débute avec the British Invasion, «American bands forming in the role model of the BeatlesRollingStonesPrettyThingsKinksYardbirds, mais la transplantation a pris une nouvelle tournure, fuzz atonal and full of yowl», Kaye parle d’un phénomène purement américain, boosté «by the mass production of cheap electric guitars and emulative television shows like Shindig and Hullabaloo, pharmaceutical indulgence, a willing audience of their peers and a yearning self-bravado.» Ils poussent le bouchon des influences anglaises - For a «My» generation, the garage band - un terme utilisé de manière rétroactive quand on parle de l’étincelle d’un moteur V8 - is like a fine-tuned engine. Here’s the key. Start the motor. Play a song - Et Kaye entre dans son pré carré, évoquant les Standells, le Chocolate Watch Band, Ed Cobb qui les manipule et qui éviscère le groupe au moment du troisième album, One Step Beyond, en faisant appel à des musiciens de studio, mais il parle aussi d’un scopitone du Watch Band dans Riot In Sunset Strip, «wailing «Don’t Need Your Lovin’» as Mimsy Farmer se tortille dans la pièce in psych-splendor, hair like Medusa, the Cramps waiting in the wings.» Comme on est à San Francisco 1967, Kaye ne peut pas s’empêcher d’évoquer le Grateful Dead dont il est assez friand, ce n’est un secret pour personne. Il parle d’un free-thinking qui va devenir la marque du Frisco Sound. Alors les voilà, ils arrivent, l’Airplane (condensend from Jorma’s secret identity, Blind Lemon Jefferson Airplane) Jorma Kaukonen et son «finger-picked edge, the r&b bassist Jack Casady from Washington DC», un Airplane qui enregistre avec Dave Hassinger, un Hassinger qui vient tout juste d’enregistrer Aftermath avec les Stones in early 1966. Kaye a un talent fou pour les rapprochements magistraux. En tant que guitariste, il s’intéresse de près aux très grands guitaristes. Après Jorma, il attaque James Gurley, le prodigieux guitar slinger de Big Brother, un Gurley «who fixates on John Coltrane, spending hours in a closet with a stethoscope attached to his unplugged electric guitar, trying to find his own heartbeat.» Kaye dit que les Big Brother font partie des pires, il parle d’«agressive and roughhewn blast of sonics». Et voilà Cipollina - He is my favorite guitarist. What more can I say? - Rien que pour le chapitre San Francico 1967, ce book vaut le rapatriement. Kaye parle de ses autres chouchous, Moby Grape, Sons Of Champlin, Serpent Power, Steve Miller Band, Santana, United States Of America, Flamin’ Groovies et pour chacun il développe. Puis il salue Creedence qui vont devenir «le plus grand groupe américain des late 1960s and early 1970s». Et tiens, voilà Sly Stone et son relentless downbeat et boom !, le texte explose car Kaye cite les Temptations, les Chambers Brothers, Funkadelic et Miles Davis. Il est partout. Le book se met à vibrer.

             Pour illustrer le chapter, Kaye et Palao enfilent les perles : Quicksilver, The Great Society (ça sent bon les hippies), l’Airplane, plus sérieux, avec «3/5 Of A Mile In Ten Seconds», embarqué par une section rythmique démente, Cas mène le bal. Kaye réussit à caser son cher Grateful Dead, mais on en pense toujours autant de mal.

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             Re-Boom ! Badaboom ! Detroit 1969. Kaye n’a même plus besoin d’écrire. Detroit 1969 tombe sous le sens. Hooky débarque à Detroit en 1948, «bosse le jour chez Comco Steel et joue le soit à l’Apex Bar on Monroe». Il enregistre «Boogie Chillen» nous dit Kaye et comme ça tombe dans les pattes des Bihari brothers, boom, number one in 1949 - C’est presque trop rudimentaire et pourtant c’est la fondation sur laquelle Bo Diddley, Chuck Berry et tout le rock’n’roll va se construire. Original sin - Kaye saute d’Hooky à Fortune qui démarre avec du rockabilly, «Fortune meets Sun» avec Pete De Bree et Dell Vaughn, puis Fortune monte une filiale Hi-Q «devoted to rebel-rousers like Loyd Howell, Don Rader et Johnny Powers» que Sun va alpaguer. En échange, Deborah Brown récupère Dr Ross dont le «Cat Squirrel» fera le bonheur de Cream. Bien sûr, Kaye connaît le film tourné par les Demolition Doll Rods dans les ruines de Fortune, en 2001, sur Third Avenue. Kaye saute de Fortune à Motown et nous brosse un beau portrait de Berry Gordy, ancien boxeur qui conserve un goût pour le pugilat et qui démarre avec un autre ancien boxeur, Jackie Wilson. En 1959, il achète une baraque au 3648 West Grand Boulevard et s’installe au deuxième étage. Il enregistre dans la cave. On connaît la suite de l’histoire, mais Kaye nous la raconte quand même, rappelant que les Supremes on conquis l’été 1964 avec «Where Did Our Love Go», permettant à Motown d’offrir «a viable alternative to the Beatles’ chart dominance».

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             Pour introduire la partie explosive de son Detroit 1969, ce vieux renard de Kaye écrit : «Meanwhile, back in the garage...». Boom !, «Hanky Panky» de Tommy James & the Shondells, et «96 Tears» de ? & The Mysterians. Boom ! The Rationals, basés à Ann Arbor. À l’époque personne ne savait rien du Michigan, mais tout le monde connaissait Ann Arbor. Les Rationals démarrent avec le «Money» de Barrett Strong qu’ils ont appris des Beatles, s’amuse Kaye. Et puis voilà les Detroit Wheels et l’insubmersible Mitch Ryder, suivi de «Bob Seger & The Last Heard, Ted Nugent & The Amboy Dukes, Terry Knight & The Pack, the all-femme Pleasure Suckers with the Quatro sisters, Suzi, Patti, Arlene, and the Ball Sisters, Nancy and Mary Lou.» Kaye est increvable, incollable, il connaît tout dans les moindres détails. Boom le MC5 ! Et son premier single «Looking At You/Borderline», «a blurred chaos of overload and distorsion. Ignore no more.» Kaye dit encore que le MC5 «kick-started like any other disaffected teen combo in the Midwest, with Fred Smith and Wayne Kramer, from blue-collar Lincoln Park, channeling their penchant for troublemakin into learning the guitar.» Pour Kaye, le MC5 mixait James Brown avec des «accelerate takes on the English Invasion», leurs influences «étant moins Beatlesques que rave-up and auto-destruct, penchant plus vers Van Morrison, the Who and the Yardbirds.» Kaye louche encore sur les guitaristes qui jamment chez la mère de Wayne en 1965, «the frantic interlock between Fred and Wayne bursts in horn-section precision, spurred by their love of jazz, each flurry of phrase reaching for the astral. ‘We could solo  simultaneously’, said Kramer», un peu comme s’il avait dit qu’il éjaculaient simultanément. Pour Kaye, «Back To Comm» distance le MC5 des autres groupes - A two-bar riff, one note on the pickup, another seven up an interval and out. Ascend into bedlam - Kaye est le roi des formules magiques qui tombent à pic. Et Sonic trouve «des new harmonics in the simplest of chords». Le MC5 explore «the outer limits of noise», s’exclame Kaye, «every sound and squeal and rhythmic space in commotion at any given present. They aspired to Coltrane’s spiritual purity, Sun Ra’s interplanetary cosmos, Albert Ayler’s skronk and the group unity and dedication to craft of the Art Ensemble Of Chicago.» Et fliff flaff, claque au vent le magnifique étendard du «revolution, rock and roll, dope and fucking in the streets», avec en exergue «Burn Baby Burn (echoing the Mighty Montague’s mantra from the Los Angeles Watts riots)». Le MC5 met la barre très haut, surtout dans un monde aussi violent que le music business - The MC5 took the challenge, fought their good fight and paid the price - Eh oui, quand tu fais le con, il y a toujours quelqu’un qui t’attend à la sortie. Ils sont harcelés par les condés, leur van est détruit, on les accuse de troubler l’ordre public, ce pourquoi ils montent sur scène, du coup, «il n’existe plus aucune distance entre leur stage show et le fait d’être devenus une cible pour les autorités». Kramer tapait dans Ted Taylor avec «Ramblin’ Rose» et Tyner appelait à l’émeute avec «Kick Out The Jams Motherfuckers», ils jetaient dans la marmite le «Motor City’ Burning» d’Hooky et le «Starship #9» de Sun Ra. Aucun groupe n’est allé aussi loin dans le combat aux États-Unis.

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             Boom ! «What to do with the Stooges», écrit Kaye en ouverture de chapitre. Il parle d’un son «qui abaisse le dénominateur commun du rock si bas qu’il en devient squelettique, bare to the bone». Il parle aussi de «monochrome noise approaching hypnosis». Kaye dit d’Iggy qu’il est fasciné par Artaud dans les art happenings at the University of Michigan et par un drunken Jim Morrison qu’il voit quand les Doors se produisent à Ann Arbor en 1967. Fasciné aussi par le torse nu des pharaons qu’il découvre dans les livres d’art d’une bibliothèque de Detroit - Pan-sexy. Les Pharaons ne portent pas de chemises sur les hiéroglypes. Pourquoi devrait-il en porter une ? - Le guitariste Kaye nous emmène à la découverte du drone de Ron Asheton - the sympathetic string inside a vibrating chord, rhythm matching sustain - Il parle ensuite des riffs de Ron Asheton comme s’il parlait d’une toile d’Édouard Manet, c’est-à-dire une œuvre d’art frappée de modernité : «His doggedly simple riffs - qui n’a pas aboyé en écoutant I Wanna Be Your Dog ? - sont embrochés par une pédale wah inducing vertigo, one sweep of frequency removed from ‘Papa Was A Rolling Stone’.»

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             En 1969, Kaye bosse pour Jazz and Pop et chronique pas mal de trucs, «Nico & the Velvets, Pearls Before Swine and Tyrannosaurus rex, the Small faces and the Dillards, learning my trade.» Puis le premier album des Stooges. Il se cite : «Peut-être n’aimerez-vous pas cet album, mais vous ne pourrez pas lui échapper.» Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. C’est Danny Fields qui vient le remercier pour son soutien, comme on l’a déjà raconté plus haut. Kaye nous rappelle aussi que les frères Asheton et Dave Alexander sont tellement fiers de leur dumbness, c’est-à-dire de leur stupidité trash, qu’ils se surnomment the Dum Dum Boys. Cinquante après sa parution, Kaye écoute toujours le premier album des Stooges et se dit frappé par sa cohésion et son assurance. Il trouve le drumming de Scott précis, les cris d’ennui d’Iggy exquis, «Ron leans on the wah-wah and Dave dum-dums to connect the dots.» Et là tombe la chute fatale du prophète : «C’est la contraction qui donne naissance à ce qu’on va appeler le punk-rock, reductive insolence and puposeful antagonism.»

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             Creem nous dit Kaye s’installe dans un immeuble sur Cass Avenue, à deux pas du storefront de Fortune Records. Dans Creem bossent Lester Banks, Nick Tosches et Richard Meltzer. Creem va réinventer le journalisme rock, «en mixant la juvénilité avec l’expertise» et développer un nouveau concept : la musique comme raison d’être. C’est dans Creem qu’apparaît pour la première fois le mot punk-rock, nous dit Kaye. Dave Marsh l’utilise en mai 1971 pour décrire ? & The Mysterians. Tous ceux qui allaient acheter Creem chez Givaudan à l’époque se souviennent que la mascotte Boy Howdy était dessinée par Robert Crumb.

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             Toujours à Detroit 1969, Kaye attaque un autre morceau de choix : Grand Funk. Il rappelle pour les ceusses qui l’auraient oublié que leur «Paranoid» est sorti un an avant celui de Sabbath et que leur «déconstruction of the Animals’ ‘Inside Looking Out’ is compression looking for an escape». Nouveau coup de Trafalgar avec «I’m Your Captain», orchestré à outrance, avec des bruits de vagues et qui devient un hit à la radio - Michigan gone mega - Kaye fait du pur jus de Kaye. Il fait sonner ses chutes de paragraphes comme des paroles de hits rock. Grand Funk réussit là où le MC5 échoue. On qualifie leur style de proto-metal ou mieux encore nous dit Kaye, d’American Comedown (Brown Acid). Des tas de groupes s’y mettent, lance Kaye dans son élan : «Sabbath, Purple et Budgie en Angleterre, Sir Lord Baltimore et Dust aux États-Unis». Grand Funk vend toutes les place du Shea Stadium en deux heures alors qu’il avait fallu six semaines aux Beatles pour le faire. Mark Farner a du métier, il monte sur scène et lance : «You’re the best fucking audience in the World !». Kaye qui assiste à ça est convaincu, «ils répondent à toutes les attentes, ils sont la preuve vivante que le rock and roll dream est un cadeau qu’ils nous offrent et qu’il suffit de le prendre.»

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             C’est le MC5 qui ouvre le bal du disk 2 de la compile, avec «Looking At You», take 3, bam boom, ils jouent tout ce qu’ils peuvent, looking at you babe, mais ce n’est pas la bonne version, car il manque le solo historique de Wayne Kramer. S’ensuit une version délétère de «Leavin’ Here» par les Rationals, suivi du «Black Sheep» de SRC qui sont passés à travers et on comprend pourquoi. Kaye et Palao remettent les pendules à l’heure avec le «1969» des Stooges. C’est le top départ du monde awite, all across the USA. Pur jus de perfection. Insurpassable.

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             Boom ! New York 1975 ! Terrain de prédilection pour le jeune Kaye. Café Bizarre, Andy Warhol silver screen, Kaye déroule le tapis rouge au Velvet. Warhol leur ajoute la danse du fouet de Gérard Malanga, Nico et les happenings et on connaît la suite de l’histoire : le Velvet devient le groupe le plus influent de l’histoire du rock. Sterling Morrison nous dit Kaye était le lien entre «Cale’s academia and Reed’s transistor-under-the-pillow classicism». Au Café Bizarre, les gens n’accrochent pas trop sur «Heroin» et «Venus In Furs», nous dit Kaye, et le patron menace même de les virer s’ils jouent encore une fois «The Black Angel’s Death Song», ce qu’ils s’empressent de faire aussi sont-ils virés. Ils démarrent en 1966 comme backing-band pour «the Andy Warhol’s vison of the Eploding Plastic Inevitable. Mixes Me-dia»,  lâche Kaye en guise de chute.

             Invité par Danny Fields, le jeune Kaye voit le Velvet sur scène. Ils font nous dit-il deux sets chaque soir au Max’s - Ils jouent parfois les nouvelles chansons, «Sweet Jane» ou «Rock And Roll», parfois ils reviennent à «Heroin» ou «Some Kinda Love», alors que les corps dansent en rythme - «I find myself dancing to the Velvet Underground. As I always will.» Et puis voilà les Dolls - They have a great name New York Dolls, and I’m immediately in their fan club - Selon lui, les Dolls ne peuvent exister qu’à Manhattan. Il raconte ensuite comment «des mecs venus de leurs banlieues se réunissent après la fermeture chez Rusty’s Bicycle Shop à l’été 1971, enfermés dans la boutique jusqu’à l’aube avec deux amplis, une batterie et une bouteille de vodka, se faisant les dents sur des covers d’Archie Bell & The Drells et Sonny Boy Williamson, et composant quelques cuts.» Kaye qui les voit ensuite sur scène est persuadé qu’ils vont devenir énormes. On connaît la suite de l’histoire. Born to lose. Premier album avec Todd Rundgren qui leur dit : «Si vous savez ce que vous voulez, je vous aiderai à l’obtenir. Si vous ne savez pas ce que vous voulez, je le ferai pour vous.» Les Dolls ne savent pas ce qu’ils veulent, «seulement a nonstop eight-day party with full entourage, stimulants a-flowing and the ribald atmosphere of the Mercer.» Il n’empêche que Kaye adore ce premier album, «a fitting representation of the band in all its strut and glorious miasma of exulting in the tranformative, the changeling that is rock and roll, and the songs were catchy.» Kaye est un crack de la kro. Il sait dire la grandeur d’un album en deux lignes. Adieu les Dolls, hello Television et le CBGB. Tom Miller et Richard Myers bossent ensemble chez un libraire, «the Strand Bookstore on Lower Broadway». Pour eux, le rock est un moyen de vivre l’art de façon viscérale. Miller devint Verlaine et Myers embarque sur un trip de Rimbaudian Hell, en français on dirait un Hell Rimbaldien, mais ça, Kaye ne le sait pas. Verlaine est le musicien du groupe. Ado, il écoutait Coltrane et Albert Ayler.  Il a même joué du sax avant de se mettre à la guitare. Il cite «19th Nervous Breakdown» comme l’une de ses influences et au début, Television reprenait «Fire Engine» du 13th Floor et «Psychotic Reaction», comme tout le monde à l’époque. Et puis voilà les Ramones qui se ramènent en août 1975, et Hilly Kristal leur dit qu’ils n’ont aucune chance, mais il les accepte. Danny Fields les prend sous son aile. On les voit marcher dans la rue nous dit Kaye avec leurs guitares dans des sacs en papier. Puisqu’on est au CBGB, il y a bien sûr tout l’épisode Patti Smith sur lequel on va passer mais pour le fan du Patti Smith Group, ce book est un passage obligé : Kaye y donne tous les détails et redit sa passion pour cette femme. C’est le plus gros chapitre du book, évidemment.

             Il est malin le Kaye, il réussit à glisser le «Piss Factory» de Patti Smith dans sa compile, shake you baby, Mustang Sally, c’est n’importe quoi. Il ramène ensuite le «Beat On Brat» des Ramones et passe aux choses très sérieuses avec «Down Ay The Rock’n’Roll Club» de Richard Hell & The Voidoids. Aw Hell, je ne veux qu’Hell, il est l’apanage du trash-punk, il expurge la pulpe du punk.

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             On arrive vers la fin et l’intensité baisse. Kaye nous emmène à London 1977 et c’est assez bizarre qu’il n’ait pas eu d’ennuis avec ses cheveux longs. Il évoque la personne de McLaren et son goût pour la stratégie pompé chez Debord qui lui-même s’inspirait de Clausewitz. McLaren réinjecte tout ce fourbi dans son mercantilisme : «Observez les tendances et allez à l’opposé.» Un McLaren qui dit à Tom Hibbert en 1989 : «J’ai inventé les Sex Pistols pour vendre des pantalons. Et j’ai vendu des tonnes de pantalons, hahaha.» Kaye n’a pas l’air convaincu par le génie de Johnny Rotten. Il l’évoque bizarrement : «Ce qui les rend différents, c’est le personnage de Johnny Rotten (appelons-le ainsi), son regard perçant, son goût pour le chaos, une facilité à caparaçonner la partie, un dandy Anglais jamais à court de personnalité malgré des atours de plus en plus bizarres.» Quand il voit les Pistols sur scène au 100 Club, c’est après le concert qu’il vient de  donner à la Roundhouse avec le Patti Smith Group. Kaye arrive donc pour les deux derniers cuts et Johnny Rotten demande aux gens du public s’ils sont allés «at the Roundhouse voir les hippies. Horses, horses, horseshit !». Il dit tout haut ce qu’en 1977 tout le monde pense tout bas. Kaye s’en sort comme il peut : «I may be a hippy, proudly so, but that doesn’t mean I can’t be a punk.» Il salue néanmoins l’album des Pistols qu’il qualifie de «powerful piece of rock and roll.» Il n’empêche qu’il n’est pas bien placé pour parler de Sid comme il le fait. Pour parler de Sid, il faut s’appeler John Lydon, Jordan ou Steve Jones. Certainement pas Lenny Kaye qui sur ce coup-là sonne comme un touriste.

             Pour illustrer musicalement tout ça, Kaye ramène l’«Orgasm Addict» des Buzzcocks, l’excellent «Your Generation» de Generation X, X-Ray Spex («Oh Bondage Up Yours»), assez merveilleux, finalement et les Clash, dont le «Garagaband» ne marche décidément pas. C’est même d’un niveau composital assez pathétique.

             Puis Kaye coule tout un chapitre avec l’Air Metal de Los Angeles et le metal norvégien. Dommage, le book eut été parfait sans cette grosse peau de banane. Il tente un dernier spasme avec Seattle 1991, mais la confiance est perdue. Il a flingué sa crédibilité avec l’Air Metal et il s’épuise sur la distance. Même s’il rend hommage à Sub Pop. On replonge dans des pages de Grunge qui nous rappellent celles de Spin qu’on lisait tous les mois dans les années 90, on recroise toujours les mêmes vieux noms fatigués de Soundgarden, des Melvins, de Mudhoney, d’Alice In Chains, de TAD et des Screaming Trees. C’est toute la différence avec les pages sur Memphis et la Nouvelle Orleans qui ne sont jamais fatiguées. Puis voilà la dernière rock star en date, Kurt Cobain et ses guitares cassées - The guitar smashed that night is an Epiphone Et-270 for those who care, as I do - Eh oui, Kaye est triste de voir des belles guitares réduites en miettes, comme s’il ne comprenait rien. Et pourtant, c’est la cerise sur le gârö. Et puis bien sûr le suicide. L’autre cerise sur le gâtö. La vraie, la grosse. Boom ! Une balle dans la tête.

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             Sur la compile, c’est Mudhoney qui ouvre le bal de Seattle 1991 avec l’excellent «Touch Me I’m Sick», l’une des plus belles intros du siècle passé, ça gratte à l’exacerbée, ça frise l’insanité et ils se payent le luxe d’un break des enfers de Dante, aw comme c’est bon ! S’ensuit l’«Anaconda» des Melvins. Le monde s’arrête de tourner dans le ventre des Melvins. C’est un son, on dit ça comme on dit «c’est un cas». Trop heavy pour être honnête. Tad tape dans le tas avec «Jinx» et Mark Lanegan nous fait la grâce de reprendre le «Where Did You Sleep Last Night», joué entièrement à la basse. Lanegan fait planer l’ombre du tissu de mensonges, bad girl bad girl don’t lie to me. Kaye boucle la boucle avec la fameuse cover du «So You Wanna Be A Rock’n’Roll Star» par le Patti Smith Group. C’est un massacre. Ils battent ça au beat des forges alors que les Byrds naviguaient dans l’ouate. Beaucoup trop puissant. Il est important d’ajouter que la compile s’accompagne d’un livret de 44 pages, mais comme on vient d’overdoser avec le book, il n’est pas question d’aller overdoser une deuxième fois.

             Son dernier chapitre s’appelle Aftermath. Joli nom. Un paragraphe d’Aftermath semble vouloir résumer tout le book qui en fait est une longue apologie de l’enthousiasme le plus virulent : «J’étais dans le public pour voir Little Anthony & The Imperials, Jimi Hendrix, Big Brother & The Holding Company with Janis, my homegrown New York Dolls and Ramones, mais aussi des groupes qui ont disparu après leur premier concert. J’ai voyagé partout en tant que collectionneur de disques, fouinant dans les choses les plus obscures, me faufilant dans les moindres interstices. Je me suis aperçu que cette immersion était fascinante, et plus je faisais des découvertes et plus je découvrais qu’il y avait toujours plus à découvrir.»  On fait ce constat tous les jours : plus tu creuses et plus tu as de quoi creuser. Kaye a raison, le rock est un puits sans fond. Tant mieux.

    Signé : Cazengler, Lenny Kon

    Lenny Kaye. Lightning Striking. White Rabbit 2021

    Lenny Kaye Presents Lightning Striking. Ace Records 2021

    Nuggets (Original Artyfacts From The First Psychedelic Era 1965-1968). Elektra 1972

    Jon Mojo Mills : Crazy like a fox. Shindig! # 122 - December 2021

    Lenny Kaye Interview. Ugly Things # 50 - Spring 2019

    Lenny Kaye Interview - Part Two. Ugly Things # 51 - Summer 2019

    The untold story of the Rejected 12 from Lenny Kaye’s Nuggets. Ugly Things # 46 - Winter 2017

     

     

    Bridge over troubled Waterhouse

     

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             Dès qu’il arrive, on sait que Nick Waterhouse est une star, l’une de ces stars à la mode américaine qui s’amènent sur scène avec un mélange complet de talent, de présence, d’énergie et tout le prestige du songbook d’Amérique.

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    Il ramène la Soul, mais aussi Nat King Cole, Duke Ellington et Cole Porter. Il met tout de suite la salle dans l’ambiance d’une Soul blanche légèrement toxique puisqu’elle te monte droit au ciboulot. Un vrai fix. Ce binoclard basé à Los Angeles porte un costard strict et sort un son sec comme le cœur d’un Jésuite sur sa Strato toute neuve. Dès le «Place Names» d’ouverture, il prend la ville. Rien ni personne ne peut résister à ça et puis il y a cette fabuleuse choriste black qui fait «Never» par intermittence, avec un sens du tempo qui n’appartient qu’aux Soul Sisters. Ça te tinte bien dans la cervelle. Cette très belle black serrée dans une robe noire danse comme une reine de Nubie.

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    Nick Waterhouse se paye même le luxe de ramener une section de cuivres, un sax tenor et un sax baryton, joués par deux vétérans de toutes les guerres, un petit gros chapeauté de paille et un grosse mémère qui pue la légende du jazz new-yorkais à dix kilomètres à la ronde. À la voir, on pense à la baronne Pannonica de Koenigswarter qui veillait sur Monk. Et là mon gars, tu as du très gros son, et ça swingue, la baronne et le petit gros ramènent du Stax dans le stock, ils te swinguent «Vincentine» à la diable, tu crois entendre les Bar-Kays derrière Otis. Nick Waterhouse tire une version méconnaissable d’«I Can Only Give You Everything» de son premier album. Il l’en-Soule, impossible de retrouver le Van dans ce tour de passe-passe.

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    Il va d’ailleurs faire un autre éclat gaga en fin de set : une prodigieuse reprise de «You’re Gonna Miss Me», chanté au sommet du lard avec une énergie démente. Bel hommage à Roky, l’un des meilleurs hommages qu’on puisse entendre ici bas, avec un solo de sax ravageur digne le Lee Allen. Nick Waterhouse dispose d’une vraie voix et il tape des solos sacrément salés sur sa Strato. D’une certaine façon, ce binoclard a du génie. Il crée son monde dans un style difficile où tout semble avoir été déjà dit. Pour bâtir sa set-list, il tape dans tous ses albums, avec une priorité pour le dernier, Promenade Blue, dont il tire «The Spanish Look», «Vincentine», «Medecine», «Very Blue» et «Place Names», bien meilleurs dans leur version live qu’en studio. Il tire «I Can Only Give You Everything», «Indian Love Call» et «(If) You Want Trouble» de son premier album, qui reste le meilleur, car bien teigneux et d’une abrasivité sans nom, comme dirait Lovecraft. «Katchi», «Tought & Act» et le «LA Turnaround», qui clôt (mal) le set avant les deux rappels, viennent de Never Twice. Certains cuts comme «Medecine» s’enfoncent assez loin dans la nuit du groove, flirtant avec l’ennui, même si ça sent bon la Nouvelle Orleans de Dr John, mais ce ne sont pas vraiment des morceaux de scène, ni d’ailleurs «Thought & Act», trop languide pour la scène. Il faut faire gaffe, Nick, de ne pas laisser le plat refroidir. «The Spanish Look» y laisse aussi des plumes, même si bien chanté. C’est avec «(If) You Want Trouble» qu’il réveille une salle qui commençait à s’endormir au volant. Dès qu’il remet la pression ça redevient excitant.

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             Si tu commences par écouter Promenade Blue, le dernier album de Nick Waterhouse, c’est foutu. Par contre, si tu commences par le commencement avec Time’s All Gone paru en 2012, c’est autre chose. Complètement autre chose. C’est même un album qui grouille de coups de génie. On comprend que Gildas ait pu mettre ce Nick-là au menu de son Radio Show.

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    Waterhouse est dans le shake de Soul. Petit binoclard deviendra grand. Il est aussi bon que Georgie Fame avec son «Say I Wanna Know» d’ouverture de bal, c’est jivé aux chœurs de filles. Power pur ! On s’aperçoit très vite que l’album est endiablé, ce Nick-là mène le sabbat, c’est un groover de jive, il a même des côtés Doctor John, il est de toutes les attaques, c’est assez incroyable pour un blanc-bec binoclard. Il est partout dans le son, c’est un omnipotent, il bénédicte la bénédiction, il est là, ouh ouh, et puis tout explose avec «Raina», boom, en plein cœur de la pop de Soul, il est dessus, c’est tapé dans le dur, il y va, sa façon d’exploser est unique au monde, et quel backbeat ! Cet enfoiré enchaîne encore deux bombes un peu plus loin, «Indian Love Call» et «Is That Clear». Il chauffe sa soupe, ce Nick-là a du génie, qu’on se le dise, il taille l’épaisseur du son dans la falaise de marbre, c’est à la fois extrême et déterminé, il claque sa chique, oh baby, c’est la furie et les gens qui font les chœurs derrière s’amusent comme des petits fous. L’«Is That Clear» est encore plus excédé, il cultive le shuffle de powerhouse et ça vire forcément gaga à gogo. On se croirait presque chez les Pretties. Il existe peu de choses à ce niveau d’exubérance. Il travaille son «Teardrop Will Follow You» au heavy groove. Il chante dans la cité en feu, fabuleux shouter, il incarne la vérité. Et voilà qu’il attaque le Pt 1 du morceau titre. Ce mec est dingue, il est complètement wild et c’est bien. On entend des dégelées de batterie, comme chez Little Richard au temps de Specialty, on croirait entendre Earl Palmer, puis arrivent les coups de sax, même folie du son, c’est pas loin de Lee Allen, ça joue dans l’ass de l’oss.

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             Bizarrement, il met la pédale douce avec son deuxième album, Holly, paru en 2014. Rien qu’à voir la pochette, on comprend qu’on risque de s’ennuyer. De fait, l’album est beaucoup plus groovy que le précédent. Nick Waterhouse cherche la petite bête du time so low dans l’«High Tiding» d’ouverture de bal - When it comes/ It shows up/ More and more - Au bout de 5 minutes, on dit : «Bon, ça va !». Ce Nick-là fait son black blanc avec un groove de Chiquita, c’est-à-dire qu’il gratte sa gratte accompagné par un sax gras double. Il n’empêche que son groove est excellent, il creuse son «It #3» dans la fournaise, il crée des ambiances. Mais il est blanc, et c’est son drame. Il se faufile dans l’excellence avec «Sleeping Pills», il va chercher une sorte de jerk de groove d’exotica, il raconte sa vie et c’est magnifique. On le voit rebondir dans le groove du morceau titre avec l’aide de cuivres exotiques. Il chante ça avec un rawk abrasif, un truc un peu spécial, il ne faut pas se formaliser. Il est parfait dans son rôle de Nick Waterhouse. Finalement, Nick ne nous nique pas trop la gueule. Il ramène un sax free dans «Dead Room» et passe au groove de jazz avec «Well It’s Fine». Enfin le vrai truc ! Il chante à la voix tranchante et ça swingue il faut voir comme ! Ce mec ne se refuse aucun luxe intérieur. Il passe au shuffle d’orgue avec «Ain’t That Something That Money Can’t Buy» et ça vire très vite big heavy shuffle avec des filles derrière et du solo jazz, ça joue à la folie Méricourt, ce Nick-là cavale après son jazz avec une voix de canard, il est marrant et les filles font «Money !», «Money !», tu reçois le shuffle en pleine gueule, comme des paquets de mer au passage du Cap Horn, ça joue à la vie à la mort de la mortadelle.

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             Never Twice ? Disons que cet album paru en 2016 est relativement bon. Cette fois, Nick Waterhouse va plus sur le shuffle, avec un «It’s Time» qui donne le La. C’est son très californien, shuffle d’orgue + percus, belles envolées et il nous fait un parfait numéro de white nigger. Il a de très beaux chœurs derrière lui pour «I Had Some Money (But I Spent It)» et il revient au hot shuffle avec «Straight Love Affair». Une fois de plus, c’est digne de Georgie Fame, l’organiste s’appelle Will Blades, c’est explosif. Ce Nick-là casse bien la baraque. Avec «The Old Place», il va dans le groove des Isley Brothers, c’est très jivy jivy, très exotique, il tape ça au chant coincé. Sur «Katchi», il invite Leon Bridges à duetter - She gave me katchi all nite long - Ils font du big r’n’b  cuivré de frais par Ralf Karney qui pique une crise de tenor sax digne de Junior Walker, alors t’as qu’à voir ! L’ambiance de l’album est assez endiablée, «Tracy» a chaud au cul et ça se termine comme ça a commencé, en mode hot shuffle avec «LA Turnaround». Il fait son truc avec ses lunettes et ses guitares vintage, mais sur le dernier cut, on perd un peu patience. C’est toujours la même chose : on attend des miracles.

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             Le Nick Waterhouse paru en 2020 force l’admiration. Ce démon de Waterhouse nous embarque dès «Big Heart», une espèce de groove atypique, comme joué à l’envers, avec un mec qui fait oh oh de temps en temps, c’est embarqué à la house de Waterhouse, oh oh, il chante au petit bonheur la chance, ce mec est particulièrement doué, il fait son stuff avec le staff. Encore plus stupéfiant, voilà «Song For Winners», il fait les Them, il joue avec le feu, il chauffe sa soupe au chou, rrru rrrru ! C’est du raw r’n’b de blanc et ça continue avec «I Feel An Urge Coming On», bien wild, Waterhouse cultive l’urgence des réflexes, il ne traîne jamais en chemin, il connaît tous les secrets du drive de r’n’b. Le festin de r’n’b se poursuit avec «Black Glass», tapé au groove de cuivres, encore une fois il joue avec le feu, plutôt avec la flamme, il brosse le r’n’b des blackos dans le sens du poil. Encore un enchaînement fatal de trois cuts : «Wreck The Rod», «Which Was Writ» et «Man Leaves Town». Incroyable power ! Waterhouse chauffe la baraque avec ses petites incursions pancréatiques, le solo de sax dégouline d’énergie, il va tout le temps droit au but, au petit gratté interlope, il sait poser ses conditions, c’est fameux, au delà de toute expectitude. «Man Leaves Town» est le plus puissant des trois, Waterhouse passe en force, il joue âpre, à la marée motrice. Il se veut partisan et enrobant à la fois, très éclectique, très ouvert sur le monde, fantastique Waterhouse ! Tiens encore un truc bien saqué, «El Viv». Incroyablement saqué ! Saq it to me !

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             On le croyait underground, mais son nouvel album Promenade Blue le pousse dans les bras du mainstream. Il est essentiel de préciser que l’album est enregistré à Memphis, d’où les attentes. Mais tous les musiciens listés sont inconnus au bataillon. Ça démarre pourtant avec «Place Name». Gros son, c’est très produit. Mais on perd vite Memphis. Waterhouse va sur autre chose, une espèce de round midnite. Quand tu écoutes «The Spanish Look», tu comprends qu’en concert tu vas t’ennuyer. «Vincentine» redonne du baume au cœur de l’album avec un son fifties, mais ça pourrait très bien être joué ailleurs, à Philadelphie ou à Baltimore, par exemple. Pas besoin de Memphis pour jouer ça. Disons que c’est bien foutu, sans doute trop bien foutu. «Medecine» se voudrait boogaloo, mais tout le monde n’est pas Doctor John, n’est-ce pas ? Faut-il accorder sa confiance à ce Nick-là ? Oui et non. Il est en quête de crédibilité. Mais pour ça, il faut s’appeler soit Doctor John, soit Jeffrey Lee Pierce, soit Tonton Leon. Il faut faire gaffe, le rock un peu sensible est affaire de gens sérieux. Waterhouse est idéal pour un univers plus ouvert comme celui de Telerama. Quant à l’amateur de viande, il devra se débrouiller avec le sentiment de s’être fait enfler en rapatriant cet album. Avec «Promène Bleu», il ramène son round midnite et prend bien les gens pour des cons. Note bien qu’on s’en doutait un peu. Le problème c’est qu’il est à Memphis pour une simple question d’image. Mais son truc ne marche pas. Ses cuts peinent à jouir. On sent que c’est un rock destiné aux gens riches, ceux qui peuvent claquer un billet de vingt sans ciller et en plus trouver ça bien. 

             Pour Karim, en souvenir de cette longue virée en Twingo. Alors que le yellow submarine sillonnait la France profonde, nous écoutions tous ces albums avec beaucoup d’attention.

    Signer : Cazengler, Nick Watercloset

    Nick Waterhouse. Le 106. Rouen (76). 14 mai 2022

    Nick Waterhouse. Time’s All Gone. Innovative Leisure Records 2012

    Nick Waterhouse. Holly. Innovative Leisure Records 2014

    Nick Waterhouse. Never Twice. Innovative Leisure Records 2016

    Nick Waterhouse. Nick Waterhouse. Innovative Leisure Records 2020

    Nick Waterhouse. Promenade Blue. Innovative Leisure Records 2021

     

    L’avenir du rock

     - Pierre qui roule n’amasse pas Famous

     

             S’il est un mode comportemental que chérit l’avenir du rock, c’est bien la désinvolture. L’exemple parfait est à ses yeux celui de Syd Barrett assis dans sa loge et se tartinant les cheveux d’une gelée de mandrax écrasés dans du brylcreem, juste avant de monter sur scène. Certains objecteront que cette désinvolture doit tout à une consommation massive d’acide, mais ça reste quand même de la désinvolture, puisqu’il s’agit de Syd Barrett. Un autre exemple vient à l’esprit de l’avenir du rock, celui du brigadier William S. Gordon, célèbre pour avoir su garder la tête froide devant l’océan des troupes d’Abdullah. À la tête de sa maigre brigade, Gordon s’apprêtait à affronter le million d’hommes rassemblé par l’imam soudanais. Rien dans son visage ne trahissait la moindre appréhension, pas la moindre goutte de sueur. Le summum de la désinvolture. Encore un meilleur exemple, celui d’Oscar Wilde accusé d’homosexualité et parti en haussant les épaules effectuer deux piges de travaux forcés dans la geôle de Reading. On pourrait aussi citer l’exemple du troupier Guillaume Apollinaire lisant un numéro du Mercure de France alors que les obus pleuvaient dans les parages. Ou encore Blaise Cendrars ravi de voir un collègue lui ramener le bras qu’il venait de perdre lors de la grande offensive de Champagne en 1915. Pour s’exprimer, la désinvolture ne nécessite pas forcément des conditions extrêmes, celles des tranchées de la Grande Guerre, des procès de l’ère victorienne ou des guerres coloniales au Soudan. Elle s’exprime aussi naturellement, dans ces mines à ciel ouvert que sont certains êtres, notamment les grands apôtres de la décadence, Kevin Ayers, Ray Davies, Lou Reed, bien sûr, Peter Perrett, Chris Bailey, mais aussi Stuart Staples, Ziggy Stardust, et puis les Flaming Stars qu’on aurait hélas tendance à oublier, tous ces gens capables de chanter pendant que le ciel leur tombe sur la tête et de lâcher en guise de commentaire but I don’t care.

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    À cette liste savoureuse, l’avenir du rock est heureux de pouvoir désormais ajouter le nom de Jack Merrett, le chanteur d’un groupe en passe de devenir célèbre puisqu’il s’appelle Famous.

     

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             Pas un nom facile à porter, Famous, pour un groupe. Hello, we’re Famous. C’est un pied de nez à l’Anglaise, mais ils n’ont pas osé le faire en vrai. Au merch, pas grand-chose, un pauvre LP et un T-shirt, c’est le merch du pauvre. Ils arrivent sur scène et c’est la même chose, ils sont les Famous du pauvre, ils ne sont que trois, au centre un minuscule batteur planqué derrière ses grosses cymbales, à droite un petit gros debout derrière son micro, enveloppé dans un blouson de couleur indéfinissable, et à gauche un troisième larron qui semble sortir tout droit d’un bagne pour enfants de Dickens, le cheveu ras, une vraie gueule d’hooligan teigneux, T-shirt blanc, pantalon noir informe en feu de plancher, guitare rouge, une sorte de petit punk comme on en voyait au temps des raids de skins sur le front de mer à Brighton. Pas de bassiste.

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    Ils ont opté pour une formule originale, c’est la première réflexion que se fait le Français moyen. La deuxième prend la forme d’un oh d’admiration lorsque le petit gros debout derrière son micro se met à chanter. Oh oh fait-on à la fin d’un premier couplet. Le oh oh d’entrée de jeu sanctionne généralement la surprise révélatoire. Eh oui, car ce mec qui s’appelle Jack chante comme un dieu. Pour le situer, on peut citer l’early Bowie des beaux album, Hunky Dory en particulier, et le Piotr d’Adorable, que bien sûr Jack ne connaît pas quand on lui pose la question, car c’est beaucoup trop ancien pour ces mecs qui n’étaient même pas nés.

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    Non seulement Jack chante comme un dieu, mais il a des chansons et pour une première partie, c’est assez inespéré. Sa désinvolture est telle qu’il devient l’anti-Famous par excellence, il annule carrément sa présence, il n’existe que par sa voix. C’est une démarche incroyablement artistique. Il s’en fout mais il chante.

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    C’est son copain punkoïde qui fait le show, il en rajoute là où Jack en retire, le guitariste c’est Zébulon, mais un Zébulon des bas-fonds, il saute partout, sboiiing, sboiiing, passe des solos excédés qu’exacerbent encore les fonds d’acid house générés par le batteur et censés remplacer la basse, alors ça boome dans l’air, ça badaboome dans la lumière crue des flashes et Zébulon saute partout, sboiiing, sboiiing, avec ces épouvantables grimaces dont seuls sont capables les skins qui fondent sur une proie.

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    Du coup, ça crée des dynamiques scéniques assez extraordinaires, on assiste à une sorte de confrontation entre deux extrêmes, la musique devient un arc électrique entre les deux pôles du générateur d’un savant fou, ça crache dans la nuit d’orage, ces mecs sont très fort, sboiiing, sboiiing, et le Français moyen n’a plus qu’une seule chose à faire : se prosterner jusqu’à terre.

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             Une fois qu’il s’est relevé, il court au merch récupérer un album. Et quel album ! Il s’agit  d’une compile de deux EPs, The Valley EP et l’England EP. On y retrouve tous les coups d’éclats du set, et notamment «Stars» que Jack attaque au fell apart sometimes/ Kind of kept it together et il finit en apothéose de go out and make some friends. C’est fulgurant. Ça confirme très exactement ce qu’on pensait de lui sur scène : ce mec a l’étoffe d’une star. Artistiquement, il se situe très au-dessus de la moyenne. Il travaille bien la tension, il faut le voir lâcher son please try not to die dans «Nice While It Lasted». Il va chercher une profondeur de champ à la Bill Callahan, au plus profond de l’over dans «The Valley», un Valley qui s’achève dans un fondu de guitares utterly desperate. Le hit de Famous s’appelle «The Beatles», une sorte de poème fleuve qu’il travaille au corps avec tout le génie vocal dont il est capable - I wake up dead in my bed - Il monte comme Bowie dans une spirale de désespoir, et c’est absolument fulgurant, il renoue avec les accents déchirants du «Rock’n’Roll Suicide» - Our lifes/ Are good/ Oh my life/ is good - et il s’élance dans des escapades vocales vertigineuses - I miss Miami/ I miss England/ I miss every phone call made from Italy - Il pourrait chanter à n’en plus finir et jamais la tension ne retombe. L’univers de l’England EP est un peu plus sombre, sans doute à cause de l’omnipotence des machines, c’est un choix esthétique de heavy acid house, comme dirait Baby G. Mais la voix de Jack commande aux éléments. On croise un «Surf’s Up» qui n’est pas celui des Beach Boys, c’est plutôt une pop electro d’electro-pop un peu défraîchie, mais dans «Forever», il promène son most beautiful time of the year sur les remparts de Varsovie, l’apanage de la désinvolture, le voilà dans la mélodie et le voilà dans le hit galactique, avec un drive de dub en guise de backbeat. Ah il fallait oser ! Il fait ici du pur Bowie, il lance sa voix à l’assaut du ciel, ses élans sont héroïques. Il enchaîne avec un «Jack’s House» extrêmement ambitieux, toujours ponctué par un beat de dub. Fantastique énergie ! 

    Signé : Cazengler, Famouscaille

    Famous. Le 106. Rouen (76). Le 5 mai 2022

    Famous. The Valley Ep/ England EP. Untitled (recs) 2021

     

    Inside the goldmine

     - Un Grand Mal pour un grand bien

     

             Il s’agissait bien sûr d’une mauvaise idée. Jamais nous n’aurions dû proposer à Paul et Virginie de venir nous rejoindre pour les vacances dans cette maison du Sud-Ouest. La grand-mère l’avait quittée depuis quelques années pour aller s’installer en région parisienne. En ce temps-là, les vacances duraient un mois et, comme dans les films de Claude Sautet, chacun faisait de son mieux pour préserver les équilibres sociaux et la paix des ménages au sein de la petite communauté circonstancielle. Deux couples s’étaient installés dans les chambres et le troisième dans le salon. Bien sûr le jeu consistait à se lever tôt pour traverser le salon et voir Virginie à poil. Il faisait tellement chaud que tout le monde dormait à poil. On l’avait eue tout de suite dans le pif. Autant son mec Paul était fin et drôle, autant Virginie était bête et lourde. Mais à un point sidérant. Pourquoi Paul vivait-il avec elle ? On le soupçonnait d’être fasciné par l’abondance de son système pileux. Elle était extrêmement poilue. Pour beaucoup de mecs, c’est un critère de base. Les Français disent ‘la motte’, les Anglais disent ‘hairy’. Bien entendu, Virginie était d’origine portugaise. Et puis un jour, à l’apéro, en plein cagnard, elle se renversa dans sa chaise, écarta les jambes, mit les pieds sur le bord de la table et entreprit de s’épiler l’intérieur des cuisses, dans la partie haute jusqu’à l’entre-jambe. Cette impudeur nous subjugua. Tout le monde trouvait ça normal sauf nous deux. Alors avec Esbé, nous nous rendîmes en cuisine sous prétexte de préparer le repas de midi et décidâmes de sévir en représailles, car enfin, une attitude aussi vulgaire méritait des représailles. Esbé qui regorgeait d’idées saugrenues proposa un plan. Il choisit dans le buffet de la grand-mère la belle soupière en porcelaine de Limoges et me demanda de le suivre. Nous descendîmes jusqu’au four à pain, là où personne ne pouvait nous voir, il me confia le couvercle, posa la soupière au sol et chia sur commande un étron spectaculairement long qui s’enroula comme l’une de ces longueurs de boudin que déroule le charcutier sur son étal.         

             — Ben dis donc !

             Ce fut le seul commentaire. Il nous fallut bien sûr fournir un gros effort de concentration pour garder notre sérieux en servant le repas. Esbé posa délicatement la soupière devant Virginie et lui tendit une louche. À toi l’honneur ! Elle souleva le couvercle et tout le monde explosa de rire, sauf elle. Elle fit une grimace atroce et nous traita de dégueulasses. Le lendemain, Paul et Virginie quittèrent la maison de la grand-mère juste avant le lever du soleil. Nous nous retrouvâmes tous les deux un peu plus tard sur la terrasse pour le petit déjeuner. Esbé nous servit à chacun un double Ricard et, le regard humide perdu dans la vallée, il déclara en guise d’épitaphe qu’il s’agissait d’un grand mal pour un grand bien.

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             Esbé ne savait pas alors à quel point son grand mal pour un grand bien se rapprochait du grand bien pour un Grand Mal de Bill Whitten. On a déjà (cot cot) pondu un conte à partir de ce rapprochement, mais il paraît encore plus indispensable d’évoquer les albums, tellement ils sont bons. Le non-succès planétaire de Grand Mal nous rend tous inconsolables, tout au moins ceux qui ont suivi Bill Whitten à la trace. 

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             L’histoire de Grand Mal commence en 1997 avec Pleasure Is No Fun, l’un des grands albums du rock new-yorkais des années 90. «I’m In trouble» est visité par des vents d’Ouest, Bill Whitten chante à la nonchalance du pur genius, il cultive l’art d’une belle évanescence sonique, il renverse un solo de friture sur la gueule du répondant et susurre son chant à ras la motte. Puis il te plongera dans la démolition du heavy blues avec «Give Yourself  The Devil», mais il te le démolit vite fait, il joue au pire heavy blues de la stratosphère, il réinvente le sleaze, personne ne joue le heavy blues du devil comme Bill Whitten. Il passe ensuite à l’exercice supérieur de la décadence avec «Whole Lotta Nuthin’», une espèce de heavy dub de la désaille, c’est apocalyptiquement bon, ça vacille de feeling. En fait, ce démon chante tous ses cuts au sommet de sa voix. Il semble souvent s’engager dans des combats qui le dépassent, on perd parfois le rock’n’roll. Il revient à sa chère décadence avec «Light As A Feather» avec les ouh ouh ouh des Dolls, ça donne une sorte d’élan préraphaélite, Bill chante à travers la lumière divine. Il allume «Superstars» au pur glam puis se fend d’un nouveau coup de génie, «Blow Your Nose», voilà le big hit de Bill, à tous les sens du terme, ah ce blew your nose !, il développe ça en interne avec les ficelles des Dolls, il chante littéralement au sommet des relances, il a tous les réflexes du punch de blow your nose, c’est digne des Heartbreakers, il titube sur ses fondations.  

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             Tout aussi tétanique, voilà Maledictions paru en 1999 et il plonge aussitôt le «Superstars» tiré de l’album précédent dans la bassine d’huile bouillante de what I mean, il ramène tout le what I mean qu’il peut, il est encore meilleur que son idole Johnny Thunders, là tu as tout l’esprit du rock qui s’écroule dans tes bras. L’autre bombe de l’album s’appelle «Picture You (As Always Falling)», il te tarpouine cette fabuleuse mélasse, il monte au chant alors ça devient spectaculaire, sa voix grille dans une friture d’accords déments et de chœurs de lads, il a une façon de monter avec une mesure de retard qui fait tout le charme de sa désaille, il transforme le plomb de son heavy push en or. Tiens, encore un coup de génie avec «You Gotta Be Kidding». Pur power viscéral. S’ensuit un «Whole Lotta Nothing» tiré lui aussi de l’album précédent. Cette resucée fait sans doute de Maledictions l’un des plus grands albums de rock de tous les temps : Bill Whitten y joue la carte de la décadence suprême, il joue au rasoir des heavy chords dans le noir du cuir noir, il règne sur l’empire de la dope suprême. Il attaque «Out On Bail» au retail des Stones, mais c’est bien supérieur à ce que font les Stones, Bill chante à l’entre-cuisses, les claqués d’accords valent cent fois ceux de Keef, yeah yeah. Il réactualise aussi le speed-freakout d’«I’m In Trouble» et conduit «Sucker’s Bet» comme un hit invincible à travers les couloirs du Grand Mal.

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             On reste dans les big albums avec ce Bad Timing paru en 2003. C’est curieux, Bill Whitten démarre tous ses albums par un coup de génie. Celui-ci s’appelle «1st Round KO». Il ramène tout le power des Faces à New York City, et même tout le power du monde. C’est le boogie du diable, dans toute sa splendeur. Bill oh Bill ! Le morceau titre est une belle giclée de Stonesy, mais une vraie Stonesy de petite ramasse, Bill conduit ça sous le boisseau avec des accidents cardio-vasculaires plein le flux, histoire d’embraser les imaginaires, c’est violent et plein d’éclats de too late. Nouveau coup de génie avec «Get Lost» - I like you best/ Cause I think you’re famous - Quel sens aigu de la décadence ! Ils explosent le concept même de la Stonesy, Bill drive ça au sommet du go on get lost. On croise aussi sur cet album un «Quicksilver» pourri de son et un «Old Fashioned» riffé jusqu’à l’oss de l’ass, joué en mode heavy boogie ravagé par la petite vérole, Bill emmène sa conception du rock’n’roll loin devant. Et puis voilà le coup de Jarnac : «Disaster Film», un heavy disaster mélodique, monté dans un superbe environnement. Il passe au fast Mal avec «Duty Free», Bill tartine sa Stonesy new-yorkaise à la bonne franquette, il nous sonne les cloches à la volée, ça vole par-dessus les toits comme une escadre de ptérodactyles. Globalement, ce mec instaure le plus puissant des powers d’Amérique. Avec «Lay Right Down», il rentre dans le deepy deep du heavy groove de Grand Mal, et ça devient une merveille apoplectique, il répand son power dans les artères de la ville pendant quatre minutes, c’est violent et bon esprit, oh oh !

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             Sur la pochette de Love Is The Best Con In Town, Bill Whitten est assis à l’orgue. Here I come New York, clame-t-il à l’orée de «From Hartford To Times Square», une pop un peu rock, mais il tape ça bien car cette pop est en réalité une merveille de vécu intrinsèque, du Grand Mal de moindre mal. Puis il amène «Count Me In» aux heavy chords de pure Stonesy, c’est plutôt dark & dirty - You comin’ up from the midwest - et plus loin il pousse encore un peu le bouchon du heavy rock avec «People Change (Maybe They Don’t)», le voilà sur son chemin de Compostelle, il développe sa mystique et ses envolées, il change de vitesse et boom ça explose, c’est-à-dire qu’il passe en mode rockalama d’ultra-glam, il te drive ça à la folie Méricourt, il chatouille le rock entre les cuisses. Avec «Living On Chanty», il part en mode disons plus chanty, il tape dans tous les styles avec un bonheur égal de pays de Galles, on se régale de cette belle pop-rock. Puis il contrebalance le boogie de «C’mon» au piano, bad loser baby, big Bill stuff, il bascule une fois de plus dans son vieux glam délabré, il faut le voir sortir dans les virages, une merveille, du pur Ayrton Senna. Et comme le montre la pop destructive de «Word I Thought You Turned Your Back», il est indestructible, il coule sa Stonesy dans le flux et même dans le reflux. Il termine cet album réjouissant avec «Down At The Country Club», c’est encore une fois excellent, car tapé à la meilleure Stonesy, love my money, il drive ça au look mama look at me down, ça gratte au Keefy Keefy petit bikini, c’est bourré d’hey mom, on entre en zone d’excellence exacerbée. Cet album est l’un des rares grands albums de rock qu’on puisse entendre à notre époque, Bill Whitten ne tape que dans le niveau extrêmement supérieur.  

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             Sur le Congratulations You’ve Re-Joined The Human Race paru l’année suivante, on retrouve pas mal de cuts du Best Con In Town : ««C’mon», «Down At The Country Club» et l’excellent «People Change (Maybe They Don’t)», qui restera sans doute le meilleur glam-punk de tous les temps. On retrouve aussi ce «Best Con In Town» bien épais et bien descendu au chant de downtown. Bill Whitten crée des ambiances lourdes de conséquences, il charge sa chaudière en permanence. Il rend hommage au Velvet avec «The Other Side», fantastique énergie, les retours de velours sont des modèles du genre. Nouveau coup de génie avec «You Should Be So Happy», le grand art de Grand Mal, avec un Bill qui descend au coin du chant, il éclate le ciel à la moindre occasion.

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             Le dernier album de Grand Mal s’appelle Clandestine Songs et date de 2010. Le hit de l’album s’appelle «The Death Was Our Punishment». C’est une enchantement, ce mec sait allumer un feu sacré. Il revient à son cher glam avec «You Done My Brain In». Quel fantastique artiste ! Ce boogie glam est gorgé de son, pianoté sur le riffing à la McLagan. Joli clin d’œil à Dylan avec «US Vs Them», il crée le même genre de tension efflanquée. Et puis voilà que s’ouvre le bal des énormités avec «Lower Your Heart», il fait une pop de la mort au petit chant, une pop des chairs blêmes et ça se transforme en belle envolée décervelée, portée par le power du drug beat. Avec «You Mean Well», tu entres dans le vrai monde, celui de Bill Whitten, un monde de son tendu et pur, il descend au tell me well. Puis il enchaîne avec un «Laugh It Off» tout aussi imparable, mais avec une sorte d’austérité immémoriale, cette pop est un cristal de Grand Mal qui explose sans prévenir et qui prend feu avant de disparaître dans un tourbillon de glam destroy oh boy. Avec «Children Of Light», il cultive l’intensité de la densité - I can’t believe this is my fate - Il développe sa pop à l’US mood, avec un sens aigu de la solidité. Encore une fantastique dégelée de sommité avec «Guitars Strum In Dejection» cette pop est tellement vivante qu’elle déploie ses ailes et dans les battements résonnent de vieux relents de Stonesy. Cet album s’achève avec un «Drink ‘Em Up» bien tempéré, sans concession. Il y a quelque chose d’exceptionnel dans le Grand Mal, dans cet univers musical, dans cette façon de forer des tunnels vers la lumière blafarde, c’est tout l’art de Bill Whitten, il développe une pop underground de péché capital.

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             Mais son histoire remonte beaucoup plus loin dans le temps, jusqu’en 1992, lorsqu’il enregistra avec son premier groupe St Johnny cet album superbement bien titré : High As A Kite. Avec en plus une pochette fabuleuse, ce mec en T-shirt orange complètement décadré. On sait avant même de l’écouter que c’est un grand album. Ce que vient immédiatement confirmer «Go To Sleep» et ce Bill qui chante à la meilleure ramasse inimaginable, il réinvente l’art de la dégringolade, c’est un rock qui ne tient pas debout tellement il est défoncé, et ce Bill qui se démantibule en plein balancement. On avait encore jamais vu un truc pareil. Le morceau titre est la drug song par excellence, balayée par des vents de traverse, Bill la chante à tâtons, dans son T-shirt orange. Le troisième choc esthétique de l’album s’appelle «Malador», joué à la furia del sol, ce démon de Bill affronte les paquets de mer, comme Mickey dans Fantasia, il est dépassé par ses balais, il fait son Bill qui résiste, mais le flux l’emporte, c’est de la folie. Les autres cuts de l’album ont un gros potentiel, mais ils souffrent d’un manque de prod («Highway»). Ce Bill cultive le power de la nonchalance avec «Stupid» et fond son chant dans les déluges guitaristiques. Il utilise même un vitriol de guitares («Velocity») tout en supervisant ses catacombes.

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             Le deuxième album de St Johnny s’appelle Speed Is Dreaming et sort en 1994 sur un gros label, Geffen, qui est aussi le label de Nirvana, de Sonic Youth et d’Urge Overkill. C’est donc une sorte de consécration. L’album grouille de coups de génie, à commencer par l’«A Car Or A Boy» d’ouverture de bal, boom, ce Bill chante à la Thunders, mais à la renverse, ahhhh, c’est l’absolute washed out genius du New York Sound, le premier cut de l’histoire du rock qui est rattrapé par les cheveux. Tout ici est visité par des vents de guitares extraordinaires, comme ce «Down The Drain» vite enfilé, c’est du gros hussard sur le toit, une véritable merveille de bave fraternelle avec un chant à la ramasse, chauffé par le feu ardent des accords. Il gonfle «You Can’t Win» aux gros arpèges. C’est une couverture, Bill s’y glisse, c’est excellent, les arpèges sonnent si bien qu’ils semblent magiques, mais c’est avec «Gand Mal» que tout explose, car ça bascule dans la stoogerie, ça joue au sauve qui peut, avec toutes les coulées qu’on peut bien imaginer et les odeurs de chairs brûlées, car ça crame, tout au moins l’imaginaire s’embrase. «Everything Is Beautiful» sonne comme une vieille dégelée de retournement de situation, chargée d’un son incroyable, ces saints naviguent en mer des Sargasses, les arpèges sont des algues et le chant une sirène. Bill ramène sa meilleure ramasse pour chanter «Black Eye», l’un des cuts de rock les plus ultimes jamais imaginés, Bill détient le power suprême de la décadence et ramène des nappes d’orgue dans ce groove pourrissant. Il conclut avec «Stupid», joué aux pires gémonies et harangué au chant de chef de meute.

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             Le dernier album de St Johnny s’appelle Let It Come Down. Il est aussi divinement esquinté que son prédécesseur. Le premier coup de génie s’appelle «Just When I Had It Under Control». Bill sait fracasser sa barque pour laisser couler le son, il cultive même l’art du raz-de-marée, avec des chœurs demented. Il reste dans le heavy power avec «Hey Teenager» et ramène des chœurs de Dolls, ça monte directement au cerveau, il chante à la bouillasse fatale, ils fondent T.Rex dans New York City. Le «Rip Off» qui s’ensuit correspond en gros à la gueule dans le mur, car c’est un blast de heavy sludge comme seuls savent le jouer les New-Yorkais. Retour à la décadence avec «Deliver Me». Doué parmi les doués, cet effarant semeur de troubles se couronne roi des enfarineurs, il te pousse dans l’abîme avec lui, il faut le voir tituber au bord du gouffre. Il déclenche ensuite une tempête de guitares avec «Fast Cheap & Out Of Control», il t’assomme à coups d’éclairs de son, tout se joue dans l’éclat de la démesure. Et ça monte encore d’un cran avec un «Wild Goose Chasing» battu comme plâtre avec un Bill en travers du chant, c’est l’une des dégelées du siècle, violente et belle à la fois. Il n’existe pas grand-chose au dessus de ce Wild Goose. Dernier spasme de l’album : «Million Dollar Bet», amené au power-poppisme brutal, Bill reprend son chant branlant et se montre une fois encore délicieusement décadent. Il propose en fait de grands albums bourrés de développements extraordinaires, là, tu as tout : le Bill, les power chords, le son, le flux et l’esprit du flux, le beurre et l’argent du beurre, et le meilleur New York City sound, avec celui du Velvet. Il n’en finit plus de lancer son chant à la mer. À la fin, une folle vient chanter et ça se termine en coup du lapin avec un killer solo. Crack !

    Signé : Cazengler, Grand malade

    St Johnny. High As A Kite. Caroline Records 1992

    St Johnny. Speed Is Dreaming. DGC 1994

    St Johnny. Let It Come Down. DGC 1995

    Grand Mal. Pleasure Is No Fun. No. 6 Records 1997

    Grand Mal. Maledictions. Slash 1999

    Grand Mal. Bad Timing. Arena Rock 2003

    Grand Mal. Love Is The Best Con In Town. New York Night Train 2006

    Grand Mal. Congratulations You’ve Re-Joined The Human Race. Groover Recordings 2007

    Grand Mal. Clandestine Songs. Groover Recordings 2010

     

     

    THE HOUSE ACROSS THE RIVER

    PEMOD

    ( EP / 24 – 05 – 2022 )

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    Comme souvent la couve m’a séduit. Quelle est cette maison qui ne semble pas posée au bord d’une rivière, à moins qu’elle ne soit glacée, mais dans un ciel d’apocalypse éruptive. Et cet homme recueilli en-lui-même devant cette bâtisse hermétiquement fermée, vers quel passé est-il revenu… j’aime ces images qui suggèrent mais qui ne disent rien. Faut-il la mettre en relation avec le roman de Margaret Bonham (patronyme éminemment rock ‘n’roll !) publié en 1951 qui se passe à Londres durant la guerre… La maison de l’autre côté de la rivière garde son mystère…

    John Doe : vocals / Dominick ‘’Vegas’’ Gielas : guitars / Pawel ’’El Coyote’’ Matusznsky : bass /  Konrad ‘’Ryrzy’’ Owezarkiewiez : drums.

    Viennent de Myslénice, petite ville située en Pologne.

    Not for long : étrange morceau, pas très violent malgré une intro qui se voudrait grandiose mais qui ne l’est pas, une intro qui part au trot et faut attendre le galop des guitares, John Doe surfe dessus, sa voix rappelle quelqu’un, est-ce Danzig, non, lorsque la rythmique baisse le ton et qu’il marmonne et puis crie comme en sourdine, surprise Konrad Owezarkiewiez reste bientôt seul tandis que la guitare fuzze dans le lointain, plus rien, et là la voix qui reprend vous surprend, l’on croirait entendre Jim Morrison, et le groupe verse la sauce brûlante sur le canapé, et l’on part dans une espèce d’orgie sonore de bon aloi qui n’aboie pas mais qui mord. Berserker blues : avec un tel titre l’on s’attend à une dévastation polaire, non à l’ours blanc Pemod préfère l’ursidé bleu, les guitares ronronnent mais vous mettent en attente de vous ne savez quoi, enfin le morceau s’énerve pour repasser à l’étiage inférieur alors que la drumerie batifole joliment, la voix de Doe fait le gros dos pour mieux exploser par la suite, le morceau dure plus de douze minutes et déroule ses anneaux comme si l’on attendait la treizième heure qui ne se presse pas pour arriver, l’on en profite pour suivre le solo de guitare qui reptilise pendant que le vocal met la pression avant d’agoniser, et le tic-tac de la batterie mène le jeu tandis qu’un riff tente de  déployer ses ailes à plusieurs reprises avant de prendre son envol pour mieux toucher terre, ces gaziers font de la broderie mais il est sûr qu’ils ont le sens du blues, la voix de Doe attaque la face nord de l’Everest et les autres suivent comme plusieurs hommes, des éclats de glace giclent du cordier de Dominick Gielas, y el Coyote ronge sa basse comme un os à moelle chaude. Letter from Costa del Raba : entrée battériale le fuzz festonne et une métrique binaire se met en place, le vocal se love là-dessus tel un aspic sur la branche d’un arbre qui attend votre passage pour se détendre et vous piquer au cou juste sur la veine jugulaire pour que le poison circule plus rapidement, l’a une de ces manières de morigéner dans sa barbe contre l’insuffisance de l’existence le Doe que la guitare pousse de petits gémissements tels des cailloux dans la chaussure, maintenant ils balancent tous la gomme et se lancent dans les gammes chevauchantes  qui hâtent la combluestion, vous vous sentez bien, et vous n'avez aucune envie que la flamme s’arrête. Potemkin village : la basse del Coyote fait patte de velours pour nous mieux tromper, Doe sort sa plus belle voix nasillarde pour attirer notre attention, ne vous fiez pas aux apparences, l’on marche sur la pointe des pieds, Doe gronde en mineur, la fuzz entonne et ne tonne pas, un côté préfabriqué ne vous échappe pas, si vous appuyez sur les colonnes du riff elles vous tomberont dessus. Le pire c’est que vous ne serez pas déçus.

             Pemod se présente comme un groupe stoner, faites gaffe dans le désert il ne faut pas marcher sur la queue des crotales, ils ne vous tuent pas mais vous empoisonnent le sang et vous embrouillent l’esprit. Ne pas dépasser la dose qui n’est pas prescrite, l’accoutumance vient vite.

    Damie Chad.

     

    A MORT

    TROMA

    ( Avril 2022)

     

    Sex memory ( 45 )  /  Rayer ( 24 )  / Don’t care ( 10 )  / 16 fois ( 44 ) / Attente ( 49 ) / Contraint + Répéter tous les jours ( 136 ) / Règlement intérieur  ( 26 ) / Seul ( 12 ) / Tout seul ( la nausée )  ( 51 ) / Our kids will spit on us ( 34 ) / Lucynogène ( 40 ) / Dysfonctionnel ( 89 ) / Troma + Dig die ( 84 ) / Pense ( 29 ) / Rien ( 14 ) / Pas dormir ( 48 ) / Encore besoin ( 22 ) / La frappe ( 18 ) / Used to be ( 194 )  /  Problems solved ( 63 )  /  Plastic society / ( cross out cover ) ( 43 ).

     

    Oui je sais c’est inusité que je chronique en bloc. Non je ne cède pas au droit de la paresse cher à Paul Lagarde, c’est que le chiffre qui suit le titre n’a rien à voir avec le taux de votre cholestérol qui risque de subir de fortes hausses quantitatives à l’écoute de l’opus, c’est juste leur durée exprimée en secondes. Eux non plus ne sont pas des fatigués de naissance, je dis eux car ils ne donnent pas leur nom mais leur provenance, oui elle est douteuse, nos impétrants proviennent de trois lieux différents : proviennent de Yattai, de Vengeance et de Grunt Grunt ( ne pas confondre avec Kr’tnt Kr’tnt ), non ce ne sont pas des villages perdus dans la steppe russe, sont plutôt natifs d’Angoulême, ce sont des noms de groupes et de label étiquetés Grind. Quand j’aurai ajouté que leur artwork est le cent-soixante-septième du label P.O.G.O cornaqué par Lionel Beyet vous aurez compris que ce soir vous n’atteindrez pas la paix de l’âme. Non seulement c’est bruiteux mais encore plus noisif et plus nocifque car c’est du grind. Comme Aristote ne donne dans aucun de ses traités une définition du grind je vais essayer de substituer mon modeste savoir à celui du stagirite. Le grind, c’est la violence du rock’n’roll , mais la violence pure, quand vous l’entendez il vous semble que l’on a enlevé le rock’n’roll, imaginez un bâton de dynamite  sans mèche qui explose dans votre oreille dès que vous le prenez dans votre main, le grind c’est un peu de la déflagration gratuite et instantanée.  A peine un morceau commence-t-il qu’il est déjà fini. Le grind est un grand dévoreur d’énergie, les musiciens donnent tout et ne gardent rien, d’où la brièveté des morceaux.

    Respiration reptative, jouissance, cri féminin d’horreur extatique suivie d’une giboulée meurtrière concassière, ça déboule et ça roule sur vous pour vous écraser. Un dixième de seconde de silence et ça repart en plus fort, z’êtes au cœur de la mêlée de vous ne savez quoi, des cris prolongés, des tourments de guitares, des batteries fulgurantes, un maelström improbable et toujours ces hurlements, un coup de caisse claire et le défibrillateur de la haine absolue s’emballe, des moments de battements tambourinés, la voix en transe rotative, gros ressort de basse étiré au-delà des limites, sont plusieurs voix à hurler, la batterie exulte, efforts de constipation dans les chiottes sonores et ça repart en une monstrueuse diarrhée qui entreprend de noyer le monde sous des excrémentations fermentales phoniques, une voix surnage tel un appel dans la dévastation, z’ont perdu le nord du son mais pas la direction des illusions. Calme, comme des meuglements de vaches interstellaires, inquiétant quand on y pense, mais l’on n’a pas le temps de s’appesantir surgit une nouvelle déferlante qui emporte les dernières citadelles de la raison, maintenant comme un début de générique de film auditif de catastrophe, difficile de poursuivre le flot ininterrompu de  déferlences de plus en plus rapide, de plus en plus destructeur, un truc qui éponge vos synapses, tiens des bruits civilisés, ceux d’un train qui foncent sur vous et qui détruit la gare. Poinçon sauvage. Pour mieux repartir. Arrêts impulsifs, chants de grillons, une voix nous parle, la visite du pays s’avère difficile, mais l’on est ici aux confins de la civilisation de l’écoutable, on a le pire et l’on s’attendait à de l’inaudible, sifflets, l’on donne dans la munificence de la prévenance des thrillers à grands spectacles, l’on ne crie plus, l’on parle, l’on commente, diable merci l’apocalypse repart, nous sommes sauvés, c’est vrai qu’il y a une certaine beauté lyrique dans l’horreur, paliers décompressifs, la capsule cherche à se poser en douceur, elle n’y réussit pas.

    A écouter au moins une fois dans sa vie pour mourir idiosyncratique.

    Damie Chad.

     

     

    DÄTCHA MANDALA

     

    Que deviennent les groupes dont nous avons parlé voici quelques années ? Certains se désagrègent, d’autres continuent à vivre sans nous. Trois ans et demi que Dätcha Mandala avait disparu de nos radars, c’est suite à notre chro de la semaine dernière sur l’article de Marie Desjardins sur Deep Purple que nous les avons croisés. Résumons d’abord les épisodes précédents, nous avaient bien plu lors d’un concert aux Petits-bains en lever de rideau de Pogo Car Crash Control ( voir Kr’tnt 314 du O1 / 02 / 2017 ), la livraison suivante nous chroniquions leur simple Anâhata. Quelle ne fut pas notre surprise – aussi insensée que de rencontrer un ours polaire dans la forêt amazonienne - de les retrouver pour un beau concert champêtre à Buret, minuscule hameau ariégeois lors d’une soirée festive et jouissive ( in Kr’tnt ! 382 du 30 / 08 / 18 ). C’est qu’entre temps les évènements s’étaient précipités pour eux, z’avaient fait le 15 Septembre 2017 leur rentrée scolaire en première partie des Insus au Stade de France, vous avez une très courte vidéo YT de leur passage, de fait vous arpentez surtout les couloirs du mastodonte…

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    Comment passe-ton de Deep Purple à Dätcha Mandala ? Pas difficile par Child in Time et Josem. Josem est un orchestre symphonique qui regroupe plus de soixante jeunes musiciens classiques de 12 à 25 ans. Avant de zieuter la vidéo, regardez d’abord des vidéos similaires avec le Deep accompagné sur le même morceau par des formations symphoniques renommées. Un peu pharaoniques les Purple, la prestation de Dätcha au cœur de l’orchestre et tout près du public est diantrement plus chaleureuse. La vidéo a été captée aux Vivres de l’Art le 8 avril 2018. Elle est magnifique parce qu’elle donne l’impression de montrer de vrais gens. Il y a même des bouts de choux assis aux pieds des musicos qui ne bougent pas d’un petit doigt. De véritables vivants, tous tendus vers le même but, jouent collectif, les flûtes, les violons, les cuivres, la basse et le vocal de Nicolas Sauvet… et la guitare de de Jérémy Saigne tout sourire, tous vibrant, s’appliquant à la perfection. Recueillement et accueil. Les visages appliqués et souriants, osmose totale entre les classicos et les rockers, l’on s’écoute, l’on s’épaule, et le Chef Eloi Tembremande qui vous envoie le final comme s’il avait marqué le point décisif de la victoire sur un terrain de base-ball. Jusqu’au clin d’œil de Nicolas s’emparant d’un archet pour les toutes dernières mesures.

    Les Dätcha sont de Bordeaux, nous les retrouvons à Cenon dans le centre multi-culturel Le Rocher de Dambler, le 28 juin 2019, toujours en compagnie de Josem, interprétant Misery titre de leur album ROKH paru en 2017. L’interprétation de Nicolas au chant est magnifique, l’on aperçoit Jean-Baptiste Mallet à la batterie, mais ce n’est pas du tout la même ambiance, l’orchestre impeccablement rangé comme à la parade, ordre, calme, mais manque un peu les spasmes de la volupté, très pro, l’on se croirait sur un plateau TV, tout est à sa place mais si vous ne devez regarder qu’une des deux vidéos, choisissez la première, elle respire la vie.

    On en parlait, nous y voici, à Mérignac, à la release party de leur album ROKH le 11 / 10 / 2017, pour la reprise de Kashmir de Led Zeppelin, autant dire qu’ils s’attaquent à la montée de l’Himalaya en tongs aux semelles usées. N’ont pas peur, prennent d’assaut la version orientale, Page & Plant avait l’orchestre officiel de Marrakech sur scène plus le pupitre des violons du London Philharmonc Orchestra, les Dätcha se sont contentés de huit invités, z’ont adopté une disposition similaire à celle que l’on voit sur les photos de No Quater, pour les tapis pas de problème z’en ont une collection avec laquelle ils recouvrent les scènes de leurs concerts, et question musique, ils se débrouillent comme des chefs, tirent leur épingle du jeu, parviennent à sonner plus roots que nos deux cadors, davantage orientalisants, Page et son frère ennemi, laissent la place à leur armada, savent se faire discrets et permettre aux guys montrer leur savoir-faire, puis ils reprennent les manettes pour bien prouver qu’ils sont les deux mamelles stars ( mission accomplie ), les Dätcha jouent davantage en osmose, leurs aides de camp sont beaucoup mieux intégrés à la partition, leur version dégage un parfum d’authenticité à laquelle la version publique des zeppelin boys n’atteint pas. N’ont pas choisi un titre du Led au hasard, la voix de Nicolas se prête à la comparaison. La ressemblance avec l’organe de Plant saute aux oreilles, ne monte pas aussi haut mais les tessitures sont voisines, c’est naturel, Nicolas ne contrefait pas, et surtout il n'imite pas Robert, ce serait le meilleur moyen de se planter sans beauté.

    Pour les amateurs du Dirigeable nous avons aussi en stock une version d’Immigrant Song à Fest in Pia, ( dans les Pyrénées-Orientales ) le 3 août 2019 avec Bertignac, nous aimons bien Bertignac mais le groove électrique qu’il impose au titre n’est pas des mieux venus…  Nicolas se tire bien mieux de l’impro.

    Dätcha Mandala vient de sortir un dernier opus précédé d’un documentaire d’une trentaine de minutes relatif à l’enregistrement du nouveau bébé. La vidéo ne vise ni à l’excentricité ni à l’extraordinaire. Ensemble dépouillé, tourné en noir et blanc, aucune esbroufe, les plans attendus sur les séances de travail, les discussions, chacun se confie sans forfanterie, les gars savent ce qu’ils veulent et bossent sérieusement. Ce n’est pas cela qui m’a fasciné. Quatre ans que je ne les avais vus, z’ont changé, avaient encore l’aspect de gamins, sont devenus des hommes, ont acquis une énorme maturité. L’on sent un groupe solide, plus de six cents concerts dans les jambes, taillent leur route, quand on les regarde l’on se dit que le rock possède un avenir.

    THE LAST DROP

    DÄTCHA MANDALA

    ( EP Bandcamp / Mrs Red Sound / 20 – 05- 2022 )

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    Une pochette qui n’est pas sans rappeler Other Voices des Doors, les Dätcha ne sont pas focalisés dans le punk, remontent plus haut, pas plus garage non plus mais psyché, leur décennie préférée : les seventies, les yeux tournés vers la Californie des années heureuses, un temps où le nihilisme n’avait pas encore gagné la partie.

    Janis : hommage à Janis, même pas quatre minutes, mais rempli comme un œuf, un super jeu de cache-cache entre le vocal et les chœurs, pas le temps de s’ennuyer, faut faire comme la chatte qui cherche ses petits pour s’y retrouver. Un structure simple avec couplets et refrains, mais l’on est vite dans une espèce de labyrinthe, est-ce dû au jeu des cymbales omniprésentes qui vous font croire que le chemin est tout droit, alors que la basse vous conduit allègrement dans une direction opposée, quant à la guitare elle pousse le wagon du riff pour mieux vous refiler pratiquement en douce des soli de locomotive alors que la batterie dépiaute les traverses à sa guise, non tout cela ce n’est que l’emballage, mais le plus précieux, comme à Beaubourg ils l’ont mis dehors, vous n’entendez que lui, c’est lui qui focalise l’ouïe mais vous n’y faites pas attention, vous vous laissez entraîner dans ce rythme de fête sans fin, le plus rare c’est Janis ou plus exactement la voix de Nicolas qui raconte sa vie, qui parle pour elle, elle est partout cette voix, elle explose à tous moments, à la fois moqueuse et féminine, à la fois festive et tragique. Un morceau noir dans un tourbillon de couleurs, une tourmente de douleurs. ( Vous en retrouvez l’enregistrement sur   la vidéo   Janis Officil Video Clip ). L A Hippie : encore un diamant noir dont il est nécessaire de faire miroiter   toutes les facettes au soleil de l’écoute attentive. A la base c’est du tout simple, un truc bien balancé qui emporte l’adhésion, une balle dum-dum qui vous arrache la gueule, franche et directe. Unité de son avec le premier titre. La voix se pose dessus comme un cygne sur l’eau d’un bassin, c’est alors que commence la ronde vocalique, un jeu subtil entre voix et chœurs, l’on ne peut parler de backing vocals proprement dits, plutôt un entremêlement de répons, de contreforts et de de contrechants, et dans ce ballet les instrus se bâtissent des zones d’intervention et de nidification étonnantes. Pas étonnant que les lyrics évoquent les portables, le morceau ressemble à une succession de selfies divers assemblés pour produire un étonnant film d’action. I &  You : me demandais s’il n’y avait pas dans le traitement des chœurs précédents des emprunts aux Beatles, ce Moi and Toi confirme mes interrogations, l’influence des Fab Four est ici non pas évidente mais revendiquée, l’entrée symphonisée, le piano old time, et surtout cette manière de concevoir chaque nouvelle phrase musicale comme une surprise et un apport, découlant logiquement de ce qui précède mais apportant systématiquement une rupture euphonique. Pas le temps de s’ennuyer, vous interpellent à chaque seconde. Carry on : même démarche sergentique que la précédente, une ballade poivrée de mandoline et épicée d’un très beau solo d’harmonica, avec coulis de voix harmonisées, promenades dans un bois d’essence variées, à chaque pas surgit l’arbre que vous n’attendiez pas et un fruit inconnu à savourer, avec en plus cet avantage auxquels les Beatles n’ont pas toujours su souscrire, la pulsation rock’n’roll n’est jamais perdue. Hit and roll : le titre à lui tout seul nous indique que cette ultime piste boucle la boucle en nous ramenant au style plus rentre-dedans du début de l’EP, nous sommes ici plus proche des Byrds de So you wanna to be a rock’n’roll star, les Dätcha n’ont pas peur d’harponner les baleines blanches  et ils s’en tirent bien, les guitares défilent à toute vitesse et le final ressemble à une improvisation rock’n’roll à toute pompe de fin de concert. De la belle ouvrage.

    Cinq titres seulement, mais quelle richesse, production de Clive Martin impeccable, nous ne faisons pas chez Kr’tnt de rubrique Disque du Mois, sans quoi The Last Drop se serait imposé d’office.

    Damie Chad.

     

    *

             Nous avons déjà consacré plusieurs chroniques à Patrick Geffroy Yorffeg, à ses œuvres graphiques, à ses vidéos musicales, l’animal est doué, il compose des textes et met en bouche beaucoup de poèmes. Mais ce coup-ci c’est différent, je préviens le lecteur que dans la chronique qui suit je suis partie-prenante, non je ne participe en rien à ces lectures, enfin presque, je suis un peu responsable car nos actes finissent par nous rattraper un jour ou l’autre. Donc je n’ai pas écrit une seule ligne des textes proposés et j’étais à plus de sept cents kilomètres lors de ces enregistrements dont j’ignorais la réalisation. A part que les textes signés OM sont de ma fille.

    PATRICK GEFFROY YORFFEG

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    LECTURE DE TEXTES EXTRAITS

    DE CHANT A LA LIE

    OM

     

             Voici d’abord un Cortège pour Dionysos immédiatement suivi d’un texte de présentation, tous deux signés Claude Newark, qui permettent d’appréhender le contenu de l’ouvrage :  

    LIGNES ET VIGNES

    en cette mince plaquette

    pour servir de cortège

    à

    DIONYSOS

    revivifié par OM

    en ces

    CHANTS A LA LIE

     

    si le vin est le sang de la terre, de quoi la poésie peut-elle être le chant

    si ce n'est de cette présence de l'enfant immortel que les titans ont déchiré

    car il faut boire la coupe de la vie jusqu'à la lie

     

    vingt-trois poèmes, de prose et de pampre,

    c'est revêtu de cette robe vermeille

    que le bouc sauvage se présente

     

    depuis cette terre de Provence

    celle de Giono, celle de Bosco

    autrefois déjà de pourpre et d'amphores

    il se raconte aux hommes et aux femmes

    sa parole est fontaine émerveillante

    elle calme les soifs inextinguibles

     

    le bouc connaît vos désirs

    vos soumissions et vos colères

    la dureté de vos travaux

    et vos révoltes

     

    il conte la trame de vos jours passés

    à trembler et à espérer

    en vain et en vin

     

    OM

    transcrit ses dires subtils et cruels

    lisez ses lignes

    écrites à bouc-portant

    car le poëte l'a dit

    enivrez-vous de vin ou de poésie

    mais enivrez- vous !

     

    CHANTS A LA LIE

    OM

    ( Font Léale / 2020 )

     

    Une mince plaquette de soixante-quatre pages regroupant vingt-trois textes qui par leur beauté s'apparentent à de véritables poèmes en prose.  Ces Chants à la lie sont à lire comme autant de rasades de ce vin fort et âpre qu'enfermaient en leurs flancs rebondis les amphores des mondes grecs et romains. L'on ne s'étonnera donc pas d'y retrouver Dionysos, le dieu antique, mais dépourvu de son habituel cortège triomphal de nymphes, de satyres, de ménades et de panthères, les temps ont changé, voici un Dionysos solitaire, qui souvent sous la forme d'un bouc hante notre modernité, hommes et femmes de cette Provence vineuse et actuelle qui s'endort doucement...

    Vingt-trois textes mis en perce, chacun raconte à sa manière l'histoire du vin, de cette pourpre des pampres qui coule des pressoirs dans les veines humaines, porteuse de force, de vigueur, de désirs, et d'espoir. Toutefois la sagesse du Dieu ne saurait circonvenir la folie des hommes, le vin ne se vend plus, le vin est distribué gratuitement dans les tranchées de 14, vents de révolte et de soumission se succèdent, heures d'ombres et de sang... aujourd'hui ces grandes fresques tragiques s'estompent dans le passé, le vin ne se déploie plus librement sur  son terroir naturel, il en est chassé, parqué en d'étroites surfaces... le vin est apprivoisé, parfumé et amadoué,  prisonnier des  impératifs commerciaux des circuits de distribution, marchandisé à l'image de nos vies...

    La prose organique d'Océane Murcia raconte tout cela mais bien d'autres réalités peut-être plus importantes, Dionysos est le fidèle compagnon de l'intimité humaine, il parle aux bêtes et surtout à cette âme animale qui constitue le terreau de nos individualités, il est le dieu des déchirements et des renaissances, il assomme et il rend plus fort, il enivre  et il console, chaque grain de notre vie dans leur diversité réunie participe de la grappe de nos contradictions, le bouc mythique est un fin connaisseur de notre psyché, la plume d'Océane Murcia agit à la manière d'un scalpel chirurgical qui fouillerait au plus profond neuronal de la chair de nos envies, de nos angoisses, de nos dégoûts, de nos incompréhensions, de nos colères.

             Ces Chants à la lie, sont un texte d'actualité qui s'inscrit dans une historicité primordiale, celle d'une culture, tant civilisatrice qu'agricole millénaire, il plonge ses racines aussi bien dans le suc fertile des  Georgiques de Virgile que dans les romans indisciplinés de Jean Giono, les récits mystérieux de Joseph d'Arbaud et les sombres rêveries de Henri Bosco, il nous révèle, hors de tout sentimentalisme régionaliste cocardier, une Provence de nos jours palpitante de son passé mais aussi et surtout de son implantation irrémédiable à vouloir vivre debout et de bouc dans le combat incessant de sa présence au monde, et nous apprend qu'une jeune écrivaine au talent original est née dont il faudra suivre avec attention les prochaines publications.

    Claude Newark.

     

    Il est temps de laisser la parole à Patrick Geffroy Yorffeg  en recopiant in extenso le texte de présentation qu’il a rédigé sur son FB pour présenter ses vidéos.

    Aujourd'hui, sur ma page FB, une lecture du merveilleux livre :

     

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    "CHANTS A LA LIE" d'OCEANE MURCIA. M.O. 

    Une merveille de livre pour ne pas dire un chef-d’œuvre selon moi d'une grande beauté.

    Le souffle de la poésie y parcourt ces pages avec originalité et style, je veux dire avec sa propre musique, celle que les jours et les ans ont dû déposer dans son âme, dans sa chair et dans ses os.

    Autant dire que l'on y sent la vie, une vie de partage, les parfums de la vigne, les fragrances et les grondements de la terre, le souffle des animaux et des hommes, l'ombre de la mort, mais aussi l'évidence de la renaissance afin que rien ne meure et que tout recommence.

    Les chants à la lie sont à la fois le chant de la terre et des dieux et la beauté tragique d'être au monde que nous partageons tous à des niveaux différents.

    L'on y traverse l'histoire avec un grand H, avec son cortège de guerres, de bouleversements, de découvertes, d'aventures, de révolutions, de rencontres, d'injustices, d'horreurs, de bonheurs et de malheurs.

    Le vin peut être voyant et lucide parfois comme il peut se perdre à force d'illusions trompeuses.

    "Le vin de l’assassin" a les yeux de la nuit.

    Le vin rassemble, Le vin disperse. Le vin répare, le vin sépare.

    Le vin partage.

    Le vin fait des petits pains d’ amour.

    Divin le vin ?

    Le vin traverse le temps, les guerres, les corps, les bouleversements de tous ordres, il a la couleur du sang, il a le ciel gris de l'ennui, la couleur de l'oubli.

    Il est le sang du Christ qui coule dans les veines de la mémoire, de l'espace et du temps, à la fois dedans et dehors, le sang de la vie éternelle.

    "Vanité des vanités, tout est vanité" disait l'Ecclésiaste.

    Oh mais le savez-vous vraiment, la vanité ça se boit, comme la vie, comme « la mort qui est une habitude qu'il arrive aux gens d'avoir "disait Borges, non sans humour d'ailleurs, dans un de ses poèmes .

    Femmes, hommes, tous ensemble, tous ensemble, ne soyons pas timides, approchons-nous de la table terrestre et ‘’ goûtons voir si le vin est bon’’.

    Oui allons voir si la vigne est belle à l'aube et au crépuscule :

    et

    "Puisque tout passe, faisons

    la mélodie passagère ;

    celle qui nous désaltère,

    aura de nous raison.

    Chantons ce qui nous quitte

    avec amour et art ;

    soyons plus vite

    que le rapide départ."

                                                                             Rainer Maria Rilke.

     

    Oh chère Océane Murcia je te le dis haut et fort ton livre ne fait pas pâle figure à côté de ce poème de Rilke, et j'ose le dire, il est même à hauteur de poète.

    Et vive ce bouc, vive Dionysos qui vient nous bousculer, nous tirer de l'ombre dévorante du quotidien.

    Oh oui soyons en fête, sœurs et frères, pour les vendanges de la vie.

    N'entendez-vous pas ? Dionysos est de retour !

    Oh mais il s'en fallait de peu je vous le dis pour que tout tourne au vinaigre !

    Heureusement l'amour est là qui nous attend.

    Eros est de retour !

    L'enfant de l'amour va naître.

    Ce sera une fille aux boucles d'or.

    Bouc témoin, bouc vilain, bouc coquin, bouc magicien, bouc pyromane, bouc tout feu tout flamme, les corps s'enflamment au vin de la révolte des raisins de la colère.

    Ton livre chère Océane Murcia OM mérite un grand éditeur, il doit bien y en avoir un, sur cette satanée planète bleue, qui reconnaîtra un jour ton œuvre.

    En attendant j'espère pouvoir te lire un jour sous nos lèvres à Léa et moi, si toutefois tu le veux bien.

    PGY.

     

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    CHANTS A LA LIE  ( Part 1 )

    La vache / L’ Autre

    PGY :  percussions et lecture

    Si les deux premiers textes du recueil évoquent l’alliance du Dieu avec la bête humaine et sa propre transfiguratrice puissance régénératrice, Patrick Geffroy Yorffeg met en scène l’alliance de la voix avec le texte et celle de la poésie avec la musique. Le point focal de cette quadrature reste le silence symbolisé par la couverture noire du recueil. Cette vue fixe occupe la majorité des quatre minutes de la vidéo. Place est faite à la parole du Dieu, chaque mot entre deux interstices de silence, le Dieu parle, il ne donne pas d’ordre, il persuade, la voix du diseur se teinte d’ironie, il sait qu’il peut compter sur le principe actif de sa déité, son propre sang, le vin. Au début tintement de clochette, pour que les auditeurs comprennent que la nature est le temple que visite le vivant pilier de la divinité, sur la fin le Bouc se meut l’on entend le cliquètement des crotales et lorsque enfin le blanc de la lumière surgit, ce n’est pas le Dieu évanoui qui apparaît, mais l’officiant, le Lecteur, qui nous tourne le dos, puis se dédouble pour appeler sur ses gonds le feulement du Dieu qui l’absente.

    CHANTS A LA LIE  ( Part 2 )

    Dionysos / La mort

    Bruit furtif, le Dieu survient, Dionysos est là, il parle par la bouche de Patrick Geffroy Yorffeg, il connaît les arguments de sa démesure et de ses pouvoirs, si vous pensez qu’il est mort vous avez raison, n’est-il pas in-mortel, dans la mort elle-même, puisqu’il est là, tintement de la clochette, le Dieu n’est plus là à sa place la photo de Patrick Geffroy Yorffeg, peut-être le représente-il mieux que le faune broussailleux de nos représentations, n-a-t-il pas noué en signe de locuteur privilégié le signe immarcescible d’une cravate blanche. Deuxième texte, après l’Immortel, le Mortel, le vigneron qui a usé sa vie à faire pousser la vigne, les travaux et les jours hésodiens, le vin amer et sauvage, Patrick Geffroy Yorffeg s’active auprès de son orgue à gongs, il sonne la marche funèbre des mortels qui meurent et de l’Immortel qui demeure. Le Maître sonneur s’éclipse. Nous laisse seuls avec le silence noir.

    CHANTS A LA LIE  ( Part 3 )

    Le tombeau de Baudelaire

    PGY : percussions et lecture

    Bruissement, quelle est cette ombre pâle qui s’avance. Il est un arc-en-ciel noir qui se situe entre les Dieux et les Hommes, c’est le poëte, Dionysos rend hommage à Baudelaire, et avoue sa défaite, le vin du poëte est trop amer pour le gosier du Dieu, la voix de Patrick Geffroy Yorffeg se fait douce et le Dieu devient suppliant, image fixe de Patrick Geffroy tapotant le plus large de ses gongs, en cravate blanche, l’officiant serait-il le poëte ? La vidéo se termine par la vision d’Océane bellerophonique collée à l’encolure de son cheval. Serait-ce Pégase ?

    CHANTS A LA LIE  ( Part 4 )

    Printemps

    PGY : clariflûte, percussions et lecture / John Glilbert : synthétiseur

    La clariflûte de Patrick Geffroy  bourdonne, chant de sève montante, il arpente son appartement, sa voix conte la vie dolente du vigneron accablé de soucis, épuisé par son labeur, le Dieu vient à son secours et partage avec lui le breuvage de vie, le feu coule dans ses veines, ce soir la nuit sera lascive, Patrick Geffroy Yorffeg et sa clariflûte la rendent plus suave et plus longue, quelque part, venu de la grande Amérique, l’ami John Glilbert sur son synthétiseur tisse des voiles d’ombre et de volupté. Ils jouent longuement jusqu’à l’extinction de l’influx suprême.

    CHANTS A LA LIE  ( Part 5 )

    Bêtes

     PGY : clariflûte, trompette et lecture / John Glilbert : synthétiseur

    Après l’éros, l’ares. Après le désir, la guerre. La bête sauvage sanglière et la chienne domestique sont face à face. Quel parti prendra le Bouc ? La voix pose l’équation de la question. Entre l’Animalité et l’Humanité que choisira-t-il ? La trompette éclatante de Patrick Geffroy Yorffeg et le synthétiseur de John Glilbert grondeur et grogneur saluent la victoire canine. A vous de savoir pourquoi. La voix a résolu la solution, mais ne dit pas comment l’interpréter.

     

    Je ne sais si Patrick Geffroy Yorffeg, continuera sa lecture à haute voix. Si au terme de son jeu il remettra les poèmes dans l’ordre qu’ils occupent dans le livre. Je ne saurais que l’encourager dans cette voie, afin que l’acte décliné devienne profération du mystère poétique, utilisons les mots qui décrivent aussi bien les tentatives spectaculaires de Mallarmé que de Jim Morrison, pour qu’enfin, selon la célébration  lecturielle,  la cérémonie  puisse avoir lieu.

    Damie Chad.

     P. S: vidéos sur le FB de Patrick Geffroy Yorffeg.

    Chants à la lie : Océane Murcia. 8 €.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 264 : KR'TNT 384 : KID CONGO / LUCKY BULLETS / HAYRIDERS / WISE GUIZ / CAT LEE KING & HIS COCKS / MARY SHELLEY / CRASH MIGHTY / DÄTCHA MANDALA / MONSIEUR VERTIGO

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 384

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    13 / 09 / 2018

    KID CONGO / LUCKY BULLETS

    HAYRIDERS / WISE GUYZ

    CAT LEE KING & HIS COCKS

    MARY SHELLEY / CRASH MIGHTY

    DÄTCHA MANDALA / MONSIEUR VERTIGO

     

    Congo à gogo - Part Two

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    Sans doute ce jour-là Kid Congo avait-il décidé de régner sur la terre comme au ciel, car tel fut le cas. L’apparition se produisit à Binic en l’an de grâce 2018, un 29 août, pour être tout à fait précis. Kid Congo ne prit pas l’apparence d’une vierge translucide comme on serait tenté de le croire, mais celle d’un homme en froc noir et plastron blanc, perruqué de gris et le visage abondamment badigeonné de poudre de riz saumonée. Il en avait tant mis qu’elle barbouillait le blanc du plastron et le fil d’argent du nœud pap. Il s’était en outre généreusement charbonné le tour des yeux. Il semblait sortir d’un film fantastique de l’âge d’or du cinéma muet. Typiquement Lon Chaney dans Le Fantôme de l’Opéra. Nous en étions là. À vibrer de mille frissons. Glagla à gogo. Shaking in Brazzaville with the Congo beat. L’entourait la fière équipe habituelle des Pink Monkey Birds, Kiki on beiss, the tattoo beast Ron Miller on drums, et Marc Cisneros à la pure excellence guitaristique.

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    Lorsque se produit le schisme psychique d’une apparition surnaturelle, il faut un temps d’adaptation qu’on estime variable selon les cervelles. Il dure en moyenne le temps d’un cut, mais avec «Coyote Conundrum», la foule entière tomba comme un seul homme dans l’escarcelle congolaise - We’ll have a good time/ And we want it to be real - Alors évidemment, la partie était gagnée d’avance, d’autant que Kid Congo lâchait son manche de guitare pour danser le jerk des catacombes, les bras en télescope, la bouche ouverte et les yeux fixés sur le néant. Tout bascula aussitôt dans l’extraordinarité des choses, dans un univers dont personne ne soupçonnait l’existence. Kid Congo grimaçait en développant les chevaux vapeur d’une infernale machine à rocker, du type Cramps ou Gun Club, mais en plus congolais, voyez-vous, en plus surnaturel. Il mettait un joli point d’honneur à enfoncer les clous du beat dans l’inconscient collectif, mais personne n’éprouvait de la douleur sous les chocs, bien au contraire. Un vent de génie subliminal caressait cette houle de crânes qui clapotait au pied de la scène - We’ll have a fine time/ And we want to make you feel - Jamais plage ne vit d’aussi beau spectacle. Kid Congo malaxait le beat dans sa bouche immense - We got a comb bomb/ L’amour toujours l’amour - Oh mais quelle débauche de real good time ce fut-là ! On plaignait sincèrement les absents. Kid Congo embrasait tout à la fois, la plage, les mouettes, les crabes et les imaginaires. Il reprenait le Théâtre de la Cruauté là où Artaud, les Cramps et Tav Falco l’avaient laissé. Kid Congo avait compris comme Lux avant lui qu’il fallait viser l’absolu surnaturel. Et ses cuts qui semblaient si mécaniques sur ses albums solo prenaient soudain des proportions alarmantes de démesure, comme ce «Magic Machine», à la fois infernal et dansant, monté sur le plus binaire des riffs, mais I am drug today sonnait si bien les cloches et I am love today secouait si bien les paillasses qu’on en tombait littéralement en pâmoison. Que pouvait-on faire d’autre que de se pâmer devant un tel beat turgescent ? Rien. Absolument rien. Kiki introduisit «Ricky Ticky Tocky» dans la vulve offerte d’un beau dimanche estival. Ça palpita intensément, Kid Congo nous jouait le rock des reins, les bras en l’air et la bouche tordue, ouverte sur les abysses de ses profondeurs organiques. Qui aurait pu se lasser d’un tel spectacle ? Personne. Il allait encore crucifier quelques hits golgothiques comme «Chandelier» et déclencher des pogotages historiques. On vit même flotter à la surface de la houle de crânes des fauteuils roulants. Les apparitions se multipliaient. On se serait cru sur le radeau au moment où Aguirre croise le vaisseau échoué au sommet d’un très grand palétuvier. Mais tout ceci prit des proportions encore plus babyloniennes avec l’hommage tant attendu aux Cramps. Cette brute sublime nous fit le coup de la doublette fatale avec «New Kind Of Kick» et «Can’t Find My Mind». Tout explosa en mille morceaux, le ciel rougit et le souffle emporta tous les suffrages. Kick roula comme un fleuve en crue, charriant les veaux, les vaches et les cochons, les désirs et les aspirations, les notions de passé et de futur, le fleuve emportait tout, l’instant comme le temps, l’instinct comme l’autant, l’ara comme l’oracle, le fleuve de Kick emportait les barrages et les deltas du Mekong, oui, Marguerite aurait dansé à la barrière et stompé son Pacifique, et ce congolais juju-gulaire qui orchestrait cette prodigieuse avanie se permettait en plus de screamer ses fins de couplets avant de revenir dans sa clé de sol. Sans doute-était-il tellement ravagé par le génie qu’il ne s’en rendait même plus compte, son corps désarticulé par le jerk des catacombes appartenait alors aux astres qui plutôt que de s’aligner pour ramener la paix sur la terre, dansaient à cause de lui la plus sauvage des carmagnoles. Tous les crampologues présents sur la plage sentirent le vent froid du Pôle Nord s’infiltrer sous leur peau lorsque Kid Congo murmura : «I’ve got a black skin suit/ Alligator shoes.» Était-ce de l’ordre de l’inespéré ou de l’ordre de l’implacabilité des choses ? En tous les cas, il ratatina les dernières poches de résistance. Comme Bernadette avant lui, Kid Congo vit les foules se jeter à ses pieds.

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    Mais les foules ne se doutaient encore de rien, car après un petit interlude distractif, il ouvrit sa bouche immense pour minauder You look just like an Elvis from hell. À ce moment-là, on vit des crabes se faufiler entre nos jambes pour venir voir ce phénomène de près. On les vit même danser de guingois, dans une fantastique explosion généralisée, encore plus violente que celle déclenchée par Kick. À ce niveau d’extase intrinsèque, les mots sautaient de cheval et les pensées fuyaient par les oreilles en criant au feu, comme jadis dans les villages. D’énormes volutes de fumée noire s’échappaient de la bouche béante de Kid Congo - Gonna buy me a graveyard of my own - Il rejeta une monstrueuse bassine d’huile sur le feu du mythe et les crabes connus pour leur masochisme allèrent s’y jeter. Kid Congo fit basculer Binic et ses hics dans l’autre monde, là où virevolent les poissons jambus du Big Bosch man, là où grésillent encore les hérétiques aux sourires béats. Et puis vint le moment tant redouté, celui de l’adios aux amigos, que Bernadette Congo introduisit par la plus sibylline des sibyllades : «Before the internet, there was Sexbeat !», qui évidemment alla réjouir tous les cœurs présents, car enfin, existe-t-il meilleur moyen de conclure un set aussi atomique ?

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    Bien sûr que non. Du haut de la scène, l’œil rivé sur l’horizon, l’immense Kid Congo empoigna le monde d’un geste impérial en marmonnant son They’re stupid like I told ya, very stupid like ya saw, et il enfila le mythe d’un coup de rein fatal. Move !

    Signé : Cazengler, gros Con go !

    Kid Congo & The Pink Monkey Birds. Binic Folk Blues Festival (22). 29 juillet 2018

    La sagesse des Wise Guyz - Part Two

    Gros shoot de blue jean bop au Béthune Rétro. Comme tous les ans. Une façon comme une autre de se ressourcer. Rien de tel qu’un bon groupe de rockab pour remettre les pendules à l’heure et les œufs dans le même panier. Mais la prog du festival devient un casse-tête épouvantable. Rendez-vous compte, le samedi soir à 11 h, trois groupes montaient sur scène en même temps : les Californiens Eddie & the Scorpions, les Hot Slap de Dédé et les Wise Guyz qui voici quatre ans firent tellement swinguer le vieux beffroi qu’ils basculèrent dans le cercle supérieur des grandes révélations. Mais cette année, ils n’eurent pas les honneurs de la grande scène. Ils durent se contenter d’une petite scène serrée entre deux baraques à frites.

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    Mais quelle petite scène ! C’est là que se joua le destin du Rétro 2018. En trois coups, bim, bam, boom, à commencer par les Lucky Bullets, venus des fjords de Norvège, férus de chansons de cowboys et animés des meilleures intentions. Ils attaquèrent leur set dans le milieu de l’après-midi, alors que flottaient les doux relents d’ultra fast-fooding. En voyant arriver sur scène ces quatre candidats au whoopalong, on comprit que ça aller jiver dans les bassines à friture. Le chanteur portait la casquette de Brando dans The Wild One et une belle collection de tatouages sur les bras. En vraie boule de nerfs qui se respecte, il sautilla son hillbilly rumble au maximum des possibilités du genre, épaulé par un guitarman à carrure de bûcheron. Ce géant jouait sur une très vieille Gretsch avec la redoutable efficacité des gens du Nord et sortait un son de rêve, bien mixé au devant du son, comme s’il bénéficiait de l’écho séculaire d’un fjord. Son phrasé puissant et méthodique régalait tous les amateurs de big Gretsch sound. Malgré deux ou trois cuts plus faibles en cœur de set, les Lucky Bullets réussirent à allumer la gueule du Rétro de façon déterminante, sans jamais recourir aux ficelles du rockab sauvage. Leur goût pour les chansons de cowboys et les talents expressionnistes du Brando de comedy act firent chavirer les cœurs. On applaudissait des deux mains. Par sa fraîcheur exacerbée et l’extravagante vitalité de son raw raout, le set des Lucky Bullets marqua pas mal de cervelles au fer rouge.

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    En début de soirée, on vit débarquer des Anglais sur scène. L’animateur fit baver le public en précisant que le CV de Hayriders était long comme un jour sans rhum. En détaillant les exploits de ces vétérans de toutes les guerres, il s’adressait bien sûr aux spécialistes. Effectivement, les Hayriders n’étaient plus de toute première jeunesse, mais ils réactualisaient magistralement le vieux proverbe : eh oui, c’est dans les vieilles marmites anglaises qu’on cuit les meilleurs soupes. Et quelle soupe ! Sapés tous les quatre comme des milords à la Piaf et cravatés de frais, ils entreprirent de nous sonner sérieusement les cloches. Le chanteur Neil Wright tenait bien son bop en laisse, par contre, le Stratoman installé à sa droite fit passer le concept du flash guitar dans une nouvelle dimension, celle des spoutniks polymorphes. Vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon dix fois trop grand, ce petit mec nommé Darren Lince pulvérisa dès le premier cut tous les records d’incursion frénétique. Il ressuscitait le vieux théorème de la preuve par neuf : sans flashman, un groupe ne peut pas briller au firmament. Il se mit à allumer tous les cuts un par un, avec un son extraordinairement incisif et une volubilité de rêve. Sa main gauche courait sur le manche comme une belette en rut, il ployait les genoux et on voyait à l’éclat de son œil qu’il restait insondablement concentré. On n’avait pas revu un guitariste aussi spectaculaire depuis Link Wray.

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    Darren Lince faisait littéralement la pluie et le beau temps. Il réussit même l’exploit de transcender Galloping Cliff Gallup dans une version de «Blue Jean Bop», eh oui, il allait encore plus loin que le vieux Cliff, comme si c’était possible. On le vit même jiver les deux solos de «Race With The Devil» de façon extrêmement indécente. Il surjouait à la nausée du génie galvanique. On le voyait touiller sa glaise sonique avec un petit sourire en coin. On avait sous les yeux une explosion à deux pattes, l’incarnation humaine d’une rivière de diamants en crue, un zébulon dégingandé complètement chorusmatique, une sorte de fils de Dieu qui aurait miraculeusement échappé aux clous des Romains, le modèle absolu en matière de sideman fulgurant. Darren Lince redora brillamment le blason du vieux rockab.

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    L’autre brillant redoreur de blason s’appelle Chris Bird, l’âme des Wise Guyz. Ce n’est plus un secret pour personne, les Wise Guyz sont devenus l’un des meilleurs gangs de rockab actuels, sinon le meilleur. S’il en est un qu’il ne faut pas rater sur scène, c’est bien celui-là. Il semble même que leur swing soit arrivé à maturité. Ils firent ce soir-là un set comme on n’ose plus les rêver, parfait, ni trop long ni trop court, secoué de jolies poussées de fièvre et fabuleusement fluidifié par la qualité constante du swing. Comme Brian Setzer avant eux, les Wise Guyz ont su évoluer du rockab vers le swing, qui se situe un cran nettement au-dessus, car réservé aux guitaristes de jazz.

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    Et Chris Bird fait partie de ces surdoués du jive, il faut le voir swinguer son bebop avec la jambe gauche à l’arrière. Il fait presque le spectacle à lui tout seul. Non seulement il crée du rythme en permanence, mais il sait placer sa voix. Il fait moins son Cochran qu’avant, il huile beaucoup plus son art, pour qu’il enfile bien l’écho du temps, et là, on peut difficilement rêver d’un meilleur son. Il pousse parfois des pointes à la Django et revient bercer nos cœurs d’un croon ukrainien absolument irrésistible. Difficile de le comparer à un autre chanteur, il chante vraiment comme Chris Bird, il s’affirme en tant qu’artiste complet et on peut considérer qu’il est entré de plein droit dans la cour des grands. Il n’a rien à envier ni à Brian Setzer, ni à Eddie Cochran, ni à Django Reinhardt. Il est même intolérable de ne pas encore le voir en couverture des magazines (mis à part Rockabilly Generation, bien représenté au Rétro, d’ailleurs).

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    Sur scène, les Wise Guyz jouaient un paquet de cuts de leur nouvel album, Midnight Cruise. Ça tombait bien, car ils le vendaient à la fin du set. Oh pas cher, un billet de seize ! Les gens faisaient la queue. Chris Bird signait à la chaîne, en vraie petite super star béthunière. On le vit aussi dans l’après-midi et le lendemain matin aller placer son nouvel album chez les disquaires du Rétro. Rappelons que les Wise Guyz ne roulent pas sur l’or et le moins que l’on puisse faire est de les aider en achetant leur nouvel album qui en plus est excellent.

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    On y trouve trois cuts de swing, à commencer par l’inénarrable «Nobody’s Business». Ce diable de boppin’ Bird y swingalong avec une science qui scie et on le voit filer en mode shark de sharp. Le pire est à venir en B avec «Sweet Loving», ça djangotte à gogo et ça chaloupe des hanches au delà du Cap de Bonne Espérance - shake your hips - Chris craque it up et boppe droit au but, il porte le fer au maximum des possibilités du rouge, non seulement son swing swanne comme un cygne, mais il épate à quatre pattes, son big swing bosse, man, c’est un swing qui bat tout à plate coutures, oh yeah, cette belle bête de Bird va au Sweet lovin’ comme d’autres vont aux putes sur les Maréchaux. Et attention au «Swing By C» qui referme la marche de cet album palpitant ! Bird swingue en Do et sonne comme Tchavolo Schmitt, oui, il en a le pouvoir, il peut swinguer la caravane comme dans le Swing de Tony Gatlif, l’un des plans les plus rock’n’roll qui ait jamais été filmé. Une façon de rappeler qu’avec le jazz manouche, on monte encore d’un cran dans la beauté du sauvage. Et si Chris Bird tape dans le pur rockab, ça donne le «Do It Bop» d’ouverture de bal d’A. Il y renoue avec la pulsation originelle du bop, avec la fantastique véracité du genre. Charlie Feathers disait : «Rockabilly is the beginning and the end of music.» Et il avait raison. Chris Bird chope tous les chops du bop, il fonce à tire d’aile et part en solo de classe A. Il faut aussi l’entendre faire son Cochran dans «Is It Love», il tape ça au pur jus de rock attack, il shake son shook comme un délinquant de banlieue, mais avec la classe d’un ange de miséricorde. Mélange explosif et assez unique au monde. Ce mec a tout ce qu’il faut pour rendre un public heureux et devenir une super star. Sur scène, les Wise Guyz jouaient aussi le morceau titre de l’album, mais la version studio est encore plus mirifique, à cause de la profondeur du son. Chris Bird chante ça avec une voix de mineur des Appalaches, le nez pincé et il descend des gammes de desperado. On s’épate de la fantastique pulsation rythmique derrière lui. Ces quatre kids d’Ukraine nous plongent dans une fausse Americana d’excellence parégorique que viendraient encore enrichir des éclats de jouvence foraine - I’m on a loose/ For a midnight cruise - Ces mecs sont devenus imbattables, et comme on l’a déjà dit dans le Part One, voici quatre ans, leurs quatre premiers albums sont eux aussi irréprochables. Et quand on tombe sur l’«Enough» qui ouvre le bal de la B, on sait tout de suite qu’on ne trouvera jamais ça ailleurs. Cette urgence du beat n’appartient qu’aux Wise Guyz. C’est un beat dressé en l’air et sauvage, du genre qui plie mais ne rompt pas, vous voyez le genre ? Rebel et Ozzy nous le troussent à la hussarde, en vraies séquelles de Cosaques. Ils constituent certainement l’une des plus belles sections rythmiques du XXIe siècle, ne craignons pas de faire ronfler le moulin des formules. Ces mecs méritent vraiment qu’on les adule, car ils sont brillants à un point qui dépasse le sens commun. Le plus marrant de toute cette histoire, c’est que sur scène, ils parlent le russe entre eux, et on croirait vraiment entendre des agents du KGB, surtout le batteur Ozzy. Il faut aussi entendre ce diable de Rebel slapper «Beware». Il joue au délié de pur jus. Et même quand ils tapent dans des cuts plus classiques comme «Jukebox Rock» et «Johnny Boy», les Wise Guyz battent tous les records de nonchalance. Tout le bien qu’on vous souhaiter est de les voir jouer sur scène.

    Signé : Cazengler, Wise gaz d’échappement

    Wise Guyz. Béthune Rétro. 25 & 26 août 2018

    Wise Guyz. Midnight Cruise. El Toro Records 2018

    TROYES - 07 / O9 / 2018

    LE 3B

    CAT LEE KING & HIS COCKS

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    La teuf-teuf file vers Troyes sans rémission. Attention, c'est la rentrée, pas celle des classes, celle du 3 B ! Nettement plus agréable mais snif ! snif ! l'on ira moins souvent au 3 B cette année, un concert par mois seulement, mais du meilleur, l'on commencera par une portion de poulet frit – marque Hot Chickens – début novembre, d'ailleurs ce soir il y a déjà du poulet au menu, une drôle de tambouille, importée directly from Germany, du coq au vin, plus du chat, ce qui change la donne, et donne un un goût particulier au ragoût, bref Cat Lee King & His Cocks sont au programme.

    CAT LEE KING AND HIS COCKS

    Cinq beaux jeunes gars. Coupes cheveux au cordeau, cravates voyantes, pantalons au pli, vestes boutonnées pour trois d'entre eux, propres sur eux, irréprochables. Autant annoncer la couleur, ce n'est pas un groupe de rockabilly, se définissent eux-mêmes comme un combo de rockin blues – terme un peu vague à multiples acceptions – ou de rhythm and blues, ce qui est déjà plus précis. Toutefois si vous espérez une section cuivrique à la Otis Redding, vous êtes dans l'erreur, reculez d'un cran, retour dans le passé. En fait le matou royal et ses gallinacés chassent dans le territoire du rock'n'roll mais du temps où le rock'n'roll n'existait pas. L'était en gestation, l'était déjà là mais on ne le savait pas. L'était partout et nulle part. De toutes les manières ce n'était que de la musique de danse, du sous-jazz dévalué, en plus la plupart du temps joué par des nègres – vous noterez la nuance péjorative contenue dans l'emploi de ce vocable - de l'amusement pour public facile qui ne demande qu'à batifoler, boire et danser jusqu'au bout de la nuit. Une sorte de genre intermédiaire tatônnant entre le swing et le rock'n'roll en devenir. Mais se souvenant de ses racines noires. Sous le clinquant de l'exubérance, le blues n'est jamais loin. Il suffit de tirer un peu par où ça gratte.

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    Cat Lee King s'assoit au piano, un synthé dans un appareillage en bois qui sent un peu la bricole, la section rythmique est en arrière, René Lieutenant à la batterie, Lucky Luciano – très beau profil de gangster dans son costume seyant – à la double bass, et Sydney Ramone à la rhythm guitar, Tommy Croole est à la guitare, une vieille Harmony sur laquelle tous les chats du quartier ont dû se faire les griffes depuis trois générations. L'est le personnage important du quintet Tommy, l'a un peu l'air du premier de la classe attentif et sérieux, le genre bon élève à qui le prof assis à son bureau fait toute confiance, mais le premier à lancer les boules puantes et les bombes à eau. N'a pas de cartable mais un vieil ampli Fender, pas très gros, mais qui crache et gratte grave. Un style inimitable, évolue entre deux marqueurs – dis-moi quels sont tes maîtres et je te dirai qui tu es – B. B. King et Chuck Berry. Le chemin le plus court, du point A de départ, planté dans le blues, au point B d'arrivée, le surgeon du rock'n'roll noir poussé dans les serres de la compagnie des frères Chess. Du Blue Boy l'a pris cette manière de détacher les notes, pas trop, trois ou cinq, vous les arrache pétale par pétale comme s'il effeuillait la marguerite, comme s'il jouait en pointillés, mais perçantes et vrillantes, des instruments de torture délicieuse qui vous pénètrent l'occiput sans rémission, et puis, c'est là où ça se corse comme disait Napoléon, il possède une technique particulière, vous les secoue comme la salade dans le panier, vous les balance à la Chuck Berry – attention privilégiez les enregistrements des années cinquante, pas les reprises plus tardives beaucoup plus sophistiquées, les originales au son plus grêle, comme poignées de cailloux lancées sur la vitre de la petite voisine afin qu'elle ouvre sa fenêtre pour que vous puissiez enfin vous livrer à vos turpitudes favorites. Que voulez-vous le rock ce n'est pas plus près de Dieu, mais plus près du sexe.

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    Ai-je besoin de le préciser, non votre étonnante perspicacité de lecteur passionné le subodorait, pendant ce temps le greffier ne roupille pas sur son clavier. L'a fort à faire, se colle au fourneau et sert en salle – version honnête travailleur – débouche le vin et le boit Drinkin Wine Spo-Dee -O-Dee – vision plus réaliste – assure le micro et pianote d'une manière excessive. L'a intérêt à ne pas s'endormir sur la choucroute, car avec Tommy Croole c'est le jeu de la question subite avec réponse immédiate exigée. C'est qu'ils aiment la difficulté, le pari fou, la gageure impossible, ainsi dès le deuxième morceau ils nous jouent Thirteen Women de Bill Haley - une fille c'est bien mais treize bonjour les dégâts - pour les roulements répétitivement hypnotiques, les éruptions ininterrompues du piano font magnifiquement l'affaire, mais l'aboiement frénétique du sax, où est-il ? comment s'en vont-ils s'en débrouiller ? les doigts de Croole y pourvoient d'une sidérante manière. C'est vrai qu'il est aidé, par-en-dessous, par les trois autres cadors, sont sages comme des images, pour un peu on les oublierait mais si là-haut sur la dunette les officiers font des ronds de jambe, en-bas la chiourme silencieuse souque ferme. Tiennent la rythmique comme d'autres la barre. Si l'esquif fend les flots avec élégance c'est grâce à leur boulot, leur ciboulot aussi, car aux aguets l'un de l'autre, une entente parfaite, à peine l'un a-t-il fait une point à l'endroit que l'autre le fait à l'envers et le dernier n'a plus qu'à laisser filer la maille, sont trois mais vous avez l'impression qu'il n'y en a qu'un, même s'ils émettent un bruit de fond pour quinze.

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    Les cinq doigts de la main mais avec deux pouces réversibles. Un véritable orchestre, se permettent des sauts trapéozidaléens à vous couper le souffle, attention il faut suivre, car ils œuvrent davantage dans la subtilité que dans le clinquant. Le Raminagrobis n'abuse pas de son instrument royal, ne le met pas systématiquement en avant – par contre quand il le pousse au maximum vous l'entendez, ça gronde comme un tremblement de terre, ne laisse pas passer son chorus, mais rendosse sans se faire prier son rôle d'accompagnateur dès que nécessaire. De prime l'a une belle voix rauque le Cat Lee King, celle du chat amoureux qui réclame ses croquettes à trois heures du matin auquel vous ne sauriez résister, nous offre ainsi un superbe I got a Woman à tel point que Duduche file dare dare s'adjoindre au micro, et tous deux improvisent un duo des mieux venus, le Cat qui miaule à la Ray Charles, et Duduche qui ronronne à la Presley.

    Nous font les trois sets obligatoires du 3B. Une courbe idéale, after-swing pour le premier, détour blues pour la deuxième et un pied dans le rock'n'roll pour la troisième. De 1945 à 1959, pour ceux qui aiment les repères fixes. De la belle ouvrage, très belles reprises de B.B. King Awoke this morning, à la blues shouter, mais en plus mélodramatique, accompagnement plus touffu et costaud que du country-blues, et puis du Brown Eyed Handsome Man de Chuck Berry, un pas de plus vers le rock'n'roll, un Rip It Up qui traîne un peu dans les encoignures, pas encore l'impact rock énergétique qui fait toute la différence, la gestation est terminée, la bête est prête à sortir, mais n'a pas encore mis le nez dehors. La frontière n'est pas encore franchie. Mais la version se tient et vous fait monter aux rideaux. Danseurs et applaudissements approbateurs. Se concertent pour le dernier morceau : n'ont pas le temps de choisir, c'est Jean-François qui impose le Great Balls of fire de Jerry Lou, tamponne du poing au hasard sur un bout de clavier et se lance dans un vocal épileptique. Le reprennent à leur façon, longuement, le Cat termine debout, les pieds sur le clavier dans un tonnerre d'applaudissements...

    Béatrice la patronne a encore frappé... Merci à Fabien for the sound !

    Damie Chad.

    ( Photos -scène et balance - : FB: Béatrice Berlot )

    MARY SHELLEY

    HAIFAA AL MANSOUR

    ( Film / Sortie 08 / 08 / 2018 )

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    Did you ever meet with Frankenstein ? demandaient les New York Dolls sur le dernier morceau de leur second et ultime opus. Comme nous l'enseigne Heidegger en toute chose pour bien comprendre quelque chose il est inutile de se perdre en des questions oiseuses et subsidiaires, il suffit de remonter à son origine. Je doute que la réalisatrice Haifaa Al Mansour ait été obnubilée par une quelconque méthodologie heideggerienne, de nationalité saoudienne il est évident que ce sont des considérations sur la liberté de la femme qui ont motivé sa démarche.

    Mary Shelley fut la femme de Percy Bysshe Shelley qui forma avec Lord Byron et John Keats le trio de choc de la poésie romantique anglaise. Mais c'est bien Mary qui est au centre du film et non Percy. Cela peut sembler naturel si l'on se rapporte au titre de pellicule, certes mais cela signifie aussi que le récit mis en scène dans le film occulte tout l'aspect politique de la vie mouvementée du couple Mary et Percy. A peine s'il est rappelé, pratiquement incidemment, la parution du pamphlet La Nécessité de l'Athéisme qui mit le feu aux poudres de la bonne conscience puritaine anglaise et auréola désormais tous les actes de Percy d'un fort parfum de scandale.

    Quoique consacré à Mary Shelley, le film ne retrace que la première partie de sa vie, il ne va même pas jusqu'à la mort de Shelley, et passe sous silence tout ce que Mary put vivre et écrire par la suite, après la parution de Frankenstein. Le film pose une question essentielle : comment une jeune fille de dix-huit ans a-t-elle pu rédiger un roman aussi puissant que Frankeinstein ? Il est temps d'avouer mes turpitudes, j'avais quinze ans lorsque je découvris l'éblouissante poésie de Shelley, ni une, ni deux, ne connaissant aucun élément biographique de Shelley, et encore moins de Mary, devant une telle splendeur, j'en déduisis que très gentiment Shelley avait mis le nom de sa femme sur la couverture du roman – que je n'avais pas lu – pour ne pas être accusé de s'adonner, à ses heures perdues, à de la sous-littérature, indigne de son génie.... Lorsque j'en eus terminé la lecture, la beauté et la profondeur du livre renforcèrent ma première opinion. Seul un génie comme Shelley avait pu écrire un tel ouvrage.

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    Entre temps je me suis rendu compte de mon erreur... Toute une partie pédagogique du film est faite pour chasser de tels malentendus. Qui dénotent une insupportable et stupide idéologie de mâle blanc ne manqueront pas de spécifier les éventuelles lectrices qui se seront aventurées dans ces lignes. De nombreuses scènes nous montrent la jeune Mary de seize ans totalement obnubilée par la littérature gothique fort à la mode en ces temps. Châteaux hantés, fantômes, esprits, brouillards et cimetières. D'ailleurs Mary s'en vient souvent se recueillir sur la tombe de sa mère morte après l'avoir mise au monde. Situation ô combien romantique ! Plus tard en compagnie de Shelley nous la voyons assister à des expériences scientifiques sur le galvanisme. Le coup de la grenouille décérébrée qui remue la jambe lorsqu'elle est soumise à l'électricité, un truc encore utilisé au par les professeurs de SVT pour susciter l'intérêt des collégiens. Peut-on ramener les morts à la vie ? Peut-on fabriquer du vivant à partir de la mort ?

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    Mary n'est pas née de la dernière pluie de l'ignorance. Ses géniteurs furent des intellectuels en avance sur leur temps pour employer une expression convenue quand on ne veut pas révéler l'étendue du scandale. Son père William Godwin passe encore pour un des premiers théoriciens de l'anarchie, sa mère Mary Wollstonecraft s'élève dans ses écrits contre la supposée domination naturelle des hommes sur les femmes, mais pire que cela elle s'attira la réprobation de la bonne société par ses liaisons amoureuses.

    Avec un tel bagage héréditaire il n'est pas étonnant qu'une conjonction s'établisse rapidement entre Shelley et Mary. Godwin est une des idoles intellectuelles de Shelley et Mary étouffe quelque peu entre sa belle-mère et son père qui la met en garde contre une vie trop libre et aventureuse qui attirèrent sur sa mère bien des critiques acerbes et nombre d'humiliations sociales. Qu'importe, nos tourtereaux sont jeunes, beaux, intelligents et prêts à tout affronter.

    Rien ne vaut le passage à l'acte. Mary en compagnie de sa demi-sœur Claire rejoint Shelley. Le monde n'a qu'à bien se tenir. Se contente de les laisser patauger dans la misère. mais c'est Shelley qui se tient mal. Remarquez pas plus mal que les Rolling Stones en leurs débuts. Mais les temps ne sont pas hélas très rock'n'roll. Shelley professe une vision et une objectivisation de l'amour emphatique. L'individu se doit d'être libre, de suivre ses goûts, ses couleurs, ses inclinations, ses désirs... Rien ne saurait l'entraver. Il est partisan de la liberté sexuelle, pour lui, et pour les autres, y compris Mary. Qu'il pousse dans les bras de ses amis. La chaste ( ? ) et innocente ( ? ) Mary s'y refuse. Du moins dans le film. Dans la vie je ne sais pas, je n'y étais pas, plus tard dans le film on la verra attirée, en tout bien tout honneur ( ? ), par Polidori, le secrétaire de Byron.

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    Car il a fallu fuir et quitter l'Angleterre, le manque d'argent, la mort de leur première fille, poussent les Shelley à accepter l'hospitalité de Lord Byron en Suisse. L'on s'ennuie quelque peu dans le château de Byron, le temps est pluvieux, tout le monde est obligé de rester confiné, à l'intérieur. Nos deux poëtes s'amusent comme des fous, discussions infinies, rires, cynisme, projets littéraires – notamment un concours de nouvelles fantastiques que seuls Mary et Polidori mèneront à bout - et fortes absorptions d'alcool... Ambiances rock'n'roll décadent... Pour les filles c'est moins cool, Claire la demi-soeur de Mary enceinte de Byron se voit signifier son congé et Mary non-remise de la disparition de son propre bébé entre dans une longue dépression...

    Toutes les souffrances, toutes les contradictions, et toutes les réflexions suscitées par le comportement de Shelley et de Byron se retrouveront dans le roman de Mary. Frankenstein est une longue exploration sans concession du cœur humain, un gouffre d'incompréhension égoïste sépare les êtres humains, l'on ne peut le franchir que par de précaires et chancelantes passerelles... Les monstres ne sont pas obligatoirement les moins avenants.

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    Frankenstein est un chef-d'oeuvre. Mais le plus difficile reste à faire. Les éditeurs refusent de le publier, sujet trop scabreux pour être crédité à la plume d'une jeune fille de dix-huit ans. Il ne verra la vitrine des libraires que sans nom d'auteur mais augmenté d'une préface de Percy Bysshe Shelley... Mary se sent dépossédée de son bien... Dans une dernière scène Shelley, devant un public littéraire attentionné, remet les pendules à l'heure, non il n'a pas écrit Frankenstein, la paternité, disons la maternité, en revient à sa seule créatrice Mary Shelley. Godwin se hâte d'en faire retirer une deuxième édition affichant en toutes lettres le nom de l'autrice...

    Un combat féministe gagné. Applaudissements approbateurs de rigueur. Le film est bien fait mais n'est pas un chef-d'œuvre. Pour moi ce n'est pas un problème, je me précipite automatiquement sur tout produit qui présente le nom de Shelley. Honnêtement réalisé, d'une facture classique, avec reconstitutions d'époque et menées psychologiques fouillées, mais il y manque ce brin de démesure shelleyienne que l'on retrouve par exemple lorsque Mick Jacker en jupette blanche lit à Hyde Park devant cinq cent mille personnes quelques vers d'Adonaïs, le poème de Percy dédié à John Keats, pour rendre hommage à Brian Jones.

    Mais au fait, avez-vous déjà rencontré Frankenstein ?

    Damie Chad.

    CRASH MIGHTY

    YOU DON'T KNOW ME

    ( Album numérique / Sortie 08 / 08 / 2018 )

     

    TINY : voice, tambourin / FRED : Drums / JB : Guitar / GEOM : bass

    Premier enregistrement du Crash Mighty au bout de deux ans d'existence, nous les avons déjà beaucoup appréciés en public à la Comedia...

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    You don't know me : l'on fait vite connaissance, ne se laisse pas marcher sur les pieds la demoiselle Tiny, pourtant les gars ne lui font pas de cadeau, z'ont mis le bulldozer en marche et ils le conduisent avec précision, vous entreprennent la danse du crocodile affamé autour de ses jambes, appuient fort sur les pédales et ils ébranlent la masse mértallifère dur. Tout autre que Tiny s'enfuirait. Elle non, elle les avertit, elle vitupère à la vipère en colère, elle invective à la vitesse des rotatives, elle nargue et argue les deux poings sur les hanches, ne se démonte pas d'un iota. Du coup la guitare freine à mort et le taureau d'acier vaincu chute lourdement à ses pieds. Dommage z'avaient de ses appuyés rythmiques remarquables et de ces klaxons pointus à vous, et cette guitare qui klaxonne sans fin en guise d'avertissement ! So what : c'était trop bon, ils recommencent, le magma musical encore plus lourd, plus fort, plus rapide, des accélérations fantômales, la Tiny impériale dans le fracas, aussi smart et tranquille que si elle passait un coup de téléphone pédagogique au receveur des impôts, le timbre haut et cinglant, les boys n'en croient pas leurs oreilles, se déchaînent donnent tout ce qu'ils peuvent, jouent les hercules de foire qui en font des tonnes. Peuvent soulever des magmas de ferrailles ils ont perdu la partie, tant pis pour eux. Clueless : le retour des vengeurs, qu'elle ne compte pas s'en tirer à si bon compte, arrivent dans un orage de foudre et de poussière ferrugineuses, une batterie qui emballe, une basse qui percute et se désagrège, une guitare qui criaille, sont déterminés à la prendre en chasse, mènent la traque longuement, lorsque l'un est fatigué un autre prend la relève, autant dire que le train est rapide, Tiny tire la langue mais ne la perd pas pour autant, elle a les mots qui ricochent, les étire parfois comme des élastiques à catapulte, n'en continue pas moins à proférer sa vindicte, et ne perd pas de terrain. Fin brutale. Boom : ce coup-ci elle prend les devants, c'est elle qui guide le troupeau des éléphants, elle barrit comme mille sirènes d'usine, condescend à leur adresser la parole n'ont plus qu'à l'accompagner, au pas soutenu, elle devant, et eux derrière, en strict accompagnateurs, condamnés à porter les parasols ombreux pour la protéger du soleil. Elle pourrait s'arrêter là, mais non la vengeance est un plat qui se mange brûlant, elle accélère le tempo et c'est parti pour un galop final époustouflant. Fantastique charivari. Sickness : de quoi être malade. De quoi au juste on ne le sait pas, mais c'est grave. Urgence absolue, courent à l'hôpital comme des dératés, les boys en accélération constante et la Tiny qui les affole en criant au feu. A l'air de calmer quelque peu le train, mais ce n'est que pour repartir plus vite. Ça s'arrête brutalement comme s'ils avaient traversé un mur de béton et l'on ne voit plus rien derrière. Fun : c'est la suite, la même tuerie, la même chiennerie, mais ce coup-ci ils trouvent la chose plus marrante. Nous aussi, la même dose en plus rapide, toujours cette tension, et la voix de Tiny qui fout le feu partout où elle passe. Pandémonium exacerbé. Money : reprenez vos esprits, cette fois c'est sérieux, l'argent est le moteur du monde, les boys vrombissent comme des hélices d'avions, et Tiny vaticine sur les décombres, tout va mal dans la tête des gens, sont-ce des appels au meurtre ou au suicide, ce qui importe c'est que le mal se précipite sur nous pour nous avaler. Dans la gueule du monstre. Serious : l'on vous avait prévenu, c'est sérieux, les guitares moulinent, la batterie enfonce les clous de votre cercueil mental, un bruit d'armada en déroute, même que Tiny se tait longuement pour prendre conscience du désastre. Puis elle en pousse des cris d'horreur. Et nous de bonheur. Ain't that easy : il n'est pas facile de vivre, la vie défile à la vitesse d'un rock'n'roll pris de folie, z'avez l'impression que du haut de la barricade Tiny tire la langue au monde entier. Vous pouvez tous crever, seuls les Crash Mighty survivront, pour la simple et bonne raison qu'ils sont trop bons. Le plus terrible c'est qu'ils vous en apportent la preuve définitive. City : Tiny City. Ressemble un peu trop à notre monde. Photographie exacte. Des trous dans les murs. Des éclats de violence et de bonheur pulvérisés dans les coins. Un monde et une musique sans appel. Impitoyables et encore une fois ça se finit en catastrophe, le silence souverain après la fission nucléaire.

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    Superbe. Pas une once de graisse. Pas de longueurs inutiles. Pas un seul instant de relâche, une rythmique haletante, une voix au hachoir, une guitare trucidante, le tout en une cohésion parfaite. Une fois que c'est parti vous n'avez plus qu'à laisser filer. Des cassures, des reprises, des rebonds, des lignes de fuite, des chasses à courre, aussi péremptoires que des aphorismes de Nietzsche. Et Tiny – la voix de la conscience rock qui vous fouaille les entrailles. Sans cesse. Plus que vous ne pourrez le supporter. Impact maximal. Trop violent pour vous. Trop convulsif. Trop insolent. Trop beau. Avant de vous le procurer demandez-vous si vous en êtes dignes.

    Damie Chad.

    ROKH

    DÄTCHA MANDALA

     

    Nicolas Sauvey : vocal, basse, guitAR acoustique, piano, charanga, mandoline / Jérémy Saigne : guitares, backin' vocals / Jean-Baptiste Mallet : drums & percussion, backin vocals.

    Enregistré par Clive Martin at Berduquet in Cénac. France. 2017.

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    Have you seen the light ? : rythmique lourde et lente, et puis la voix qui s'élève comme le serpent de la kundalini hausse sa tête vers les étoiles pour mieux prendre conscience de sa queue qui niche dans votre sexe. Un morceau construit comme un opéra démiurgique. Parfois le lézard se métamorphose en papillon et puis redevient dinosaure ébranlant la terre de ses pas pesants. Scènes et climats se succèdent comme autant d'anneaux fascinants. Cris déchirant le ciel de leurs éclairs de solitude, cascades de batterie, obscurité des basses, incendies cohésifs, si vous n'avez pas vu la lumière c'est que vous n'avez pas su ouvrir les yeux sur la beauté intérieure du monde. Ne regrettez rien, un dernier foufroiement de cordes vous renverra dans votre sommeil. Sachez accueillir le brontosaure du rêve. Da Blues : au ras du blues. La terre du désir est toujours bleue. Et stérile. Le tout est de savoir transformer les bijoux du désespoirs en joyaux immortels. Autant rajouter du sel sur les plaies, de l'eau dans le vin, et du poison dans l'eau. Une voix qui monte vers les aigus comme l'on s'accroche à la tige d'une fleur pour être sûr de rouler au fond de l'abîme alors que le nuage rose de la vie s'était arrimée sur la crête effilée de la cime. Autour de cela l'orchestration monte et descend, dispose le décorum et se plaît à changer la disposition des meubles. Le grand style. Misery : une histoire douce et dorée pour vous raconter la noirceur d'un récit. Tout n'est qu'illusion, c'est vous qui repeignez le décor à votre guise. Le monde est votre propre projection. Il est inutile de se plaindre. Musique sourdine plus la voix qui conte et dévoile, et toutes deux gonflent comme ballon de baudruche qui aurait avalé le monde. Il est des proférations étincelantes aussi pointues qu'un poignard avec lequel il convient de se percer le coeur. Drame. Emphase. A vous de comprendre le chuchotement intérieur. Qui chante à votre oreille. Anahata : la batterie cogne fort à l'égal du muscle cardiaque dans votre poitrine, c'est à vous de miser et de participer au jeu du monde. Ce n'est qu'un jeu, mais si vous vous y prenez bien, vous gagnerez à tous les coups. La joie déborde, la musique s'amplifie et votre coeur est un gong qui bat plus fort et ébranle l'univers. Uncommon Travel : ne pas rester replié sur soi, ne pas rester prisonnier de son égoïste chez soi. La rythmique pousse, le papillon doit ouvrir ses ailes, l'éléphant doit entreprendre sa migration, la route est le lieu, l'ego est l'araignée au centre de la toile qui vous dévorera, mais la rythmique vous pourchasse de pièce en pièce, le moteur gronde, il est temps de reprendre le chemin du soleil. Smiling man : rosée de choeurs féminins et parfum de dulcimer, l'abîme est profond, mais tout le monde est capable de s'envoler, il suffit de s'accrocher au chant d'un violon, à un regard qui passe et darde vers le soleil, belle ballade à consonnance hippie. Un moment de grâce. Human free : le temps du doute précède celui de la libération, enthousiasme de sitar qui pousse en avant, un beau vertige, les paroles se rattachent aux petites branches mais la festivité instrumentale déchire le voile de l'illusion. Loot : morceau terminal car question cruciale, que sommes-nous certains de laisser derrière nous, lorsque nous mourrons. Nos trésors ne sont-ils que des mensonges ? N'entassons-nous que des illusions ? Qui peut répondre ? A part les Dieux. Le texte est truffé de mantras. Le morceau ambitieux est une juxtaposition de climats.

     

    Un album qui pourra paraître déroutant à beaucoup. Les références à Led Zeppelin sont explicites, pas vraiment le côté heavy-j'écrase-tout du Dirigeable, mais l'aspect spirituel du message. L'ouverture à d'autres sons, d'autres cultures, d'autres lointains. Et pourtant cette référence zéplinesque n'est pas totalitaire, un point de départ, une rampe de lancement vers une autre voie, un autre chemin, l'oeuf du serpent. Rien à voir avec un tribute-band, Dätcha Mandala entame une route, nous ne savons où elle les mènera, mais nous la suivrons avec intérêt. Contrairement à de nombreux groupes actuels Dätcha Mandala prend son envol, tel l'oiseau Rokh mythique qui a donné son titre à l'album, d'une aire temporelle qui ignore le punk et le hardcore. Le monde appartient aux courageux.

    Damie Chad.

    MONSIEUR VERTIGO

    Je ne demandais rien, déambulai par 35 ° calorifériques dans les rues de Mirepoix, 09 bande d'ignares, plus exactement me dirigeai vers le Off du Festival des Marionnettes, sis à l'ombre sous l'allée des arbres, lorsqu'un son de guitare s'est infiltré dans mon oreille, la gauche. Passais devant une maison et en ai conclu que l'habitant au frais se passait un drôle de bon disque, n'ai pas pu identifier le guitariste, style cool, un peu à la J. J. Cale, un beau touché en tout cas. Et puis plus rien. Normal je ne m'étais pas arrêté pour coller mon esgourde contre le volet. L'anormal c'est que soixante mètres plus loin la satanée guitare s'est remise à chantonner, en douceur, dans la rue déserte. Personne à l'horizon, ni devant, ni derrière, voilà qui exigeait une enquête approfondie. N'ai pas tardé à trouver le coupable. S'était réfugié sous le porche en retrait de la piscine municipale. Facile à identifier, étui de guitare à terre avec de maigrelettes piécettes au fond et gratte électrique en bandoulière. Une gueule sympa en plus. S'est même mis à pousser la chansonnette. Pas tout à fait mon style préféré, mais l'ensemble sonnait juste, et les paroles collaient comme un gant empoisonné au personnage. J'ai pris son CD, une maquette, et avons échangé quelque peu. Le lendemain, je l'ai retrouvé, l'avais choisi un endroit stratégique sur la place centrale entre trois truckers à frites écologiques, plein de monde autour de lui – majorité de filles.

    J'ai fait marcher mon service de renseignements, s'appelle Anthony Philippe, vient de Marseille, célèbre dans la cité phocéenne, y donne régulièrement des concerts accompagné par un groupe avec flûtiste traversière, si je comprends bien l'a dû auparavant barouder aussi dans quelques groupes de rock... Monsieur Vertigo est ce que l'on appelle un projet, moitié chanson à textes, sur douceurs cuivrées de guitare rock, un mélange harmonieux et somme toute assez attrayant.

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    Mésalliance : Monsieur Vertigo ne chante pas le blues mais il en a le serpent bien recroquevillé au fond de l'estomac. Un poids lourd qui vous rend rend l'âme titubante. Rythme balancé et désillusions de la vie en fond de miroir. L'amour ne dure pas toujours, consolez-vous la solitude entrecroisée ne vous trahira jamais. Impasse à deux sorties en sens interdit. Larmes de guitares à éponger sans fin. Un solo qui porte bien son nom. Tribulations : guère plus heureux, toutes les belles histoires finissent mal surtout celles qui commencent bien. Côté pile c'est plutôt goûteux mais lorsque vous vous regardez en face, c'est bien plus craignos... Heureusement que l'espoir fait rire et mourir. Faux optimisme des paroles, juste tristesse des cordes de guitares. Vérité : parfois il vaudrait mieux ne pas trop chercher à tout savoir même si la musique vous a des effluves de Dire Straits. Inutile de croire que le parler-vrai amadouera l'oiselle et éliminera les difficultés. Soyez sûrs qu'au contraire il aiguisera vos faiblesses. Défilé : défilé de filles, le problème c'est que vous n'êtes pas avec le haut du panier, la vie vous refile les invendus, trop souvent. Se valent toutes et l'addition finale ne pèse pas bien lourd. Rêverie : bluesery plutôt, le plus terrible c'est quand les cauchemars ne font plus peur parce que vous n'y croyez plus. Il pleut sur vos rêves comme vous pissez sur vos désirs. L'oiseau bleu : pour une fois le texte n'est pas d'Anthony Philippe mais de Charles Bukowski. L'on s'attend au pire. Mais non, ironie de l'écriture, il s'agit de la chanson – récitée sous forme de poème – la moins désespérée du CD. Un peu comme quand on a atteint le fond et que l'on tire des plus amères expériences un semblant de sagesse qui vous sert de béquille d'amertume pour avancer.

    Six morceaux, une seule ambiance. Interdite aux dépressifs. En deviendraient addicts. Le monde désenchanté des losers métaphysiques de l'existence. Une réussite. Sur la pochette Monsieur Vertigo effeuille la rose de la vie aux verlainiens vents mauvais. Un charme fou. Un doux poison.

    Damie Chad.

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 282 : KR'TNT 382 : ARETHA FRANKLIN / RUNAWAYZ / DÄTCHA MANDALA

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 382

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    30 / 08 / 2018

    ARETHA FRANKLIN / RUNAWAYZ 

    DÄTCHA MANDALA

    Pas d’Aretha dans le beefsteak

    Alors ? C’est elle la plus grande Soul Sister de l’histoire de la soul ? On vote à main levée, les gars. Bon, au moins comme ça, les choses sont claires. Tout le monde lève la main. C’est vrai qu’Aretha nous fait danser depuis cinquante ans. Elle a toujours été là. Un jukebox sans Aretha, ça n’existe pas. Aretha veille aussi sur les petits blancs dégénérés comme une grande sœur. On a tous adoré son restaurant, dans les Blues Brothers et sa façon de danser. Allez-y les gars, essayez de bouger comme elle, vous allez voir, c’est impossible. Aretha a ça dans la peau et les grosses femmes noires dansent mille fois mieux qu’un Travolta du samedi soir.

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    Oui, bien sûr, Aretha, mais Otis et Wilson étaient aussi dans les parages, quand ça commençait à chauffer dans ces boums de froti-frota, on ne sait pas si les frissons venaient de sa voix ou du contact ventral avec une petite gonzesse qui ne demandait qu’à se faire sauter sur la plage. La classe d’Aretha reste liée à ces soirées magiques qui se concluaient le plus souvent dans l’apothéose d’une éjaculation trop longtemps retenue. Ce qui était possible avec Aretha ne l’était pas avec les Beatles et encore moins avec les Stones. Avec eux, on optait plutôt pour l’assommoir avec les moyens du bord, souvent avec des bouteilles de vin blanc sucré. Mais la Soul, ça restait sacré. C’est grâce à elle qu’on dansait et qu’on draguait. Quelle chance ! On avait Aretha comme fond sonore de nos premiers émois à la fois sentimentaux et libidineux. Ce fut un privilège. On était assez fier de jerker sur « Think ». La voix d’Aretha coulait en nous comme une bière fraîche un jour de canicule. On sentait cette voix se répandre à l’intérieur du corps et nous remplir d’aise. On vivra exactement le même genre de sensation magique un peu plus tard, avec Electric Ladyland, le soir au retour du lycée. Aretha nous rendit la vie un peu plus vivable, comme le fit plus tard Jimi Hendrix.

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    Il existe deux livres fondamentaux consacrés à Aretha, tous les deux écrits par David Ritz. Le premier, Aretha : From These Roots, est la version Aretha de la vie d’Aretha. Le deuxième, Respect, est la version David Ritz de la vie d’Aretha et c’est bien sûr celui-ci qu’il faut lire, car Ritz dit tout ce qu’il faut savoir sur Aretha, y compris ce qu’elle ne veut pas entendre. Ce fantastique écrivain qu’est David Ritz explique qu’Aretha a passé sa vie à soigner son image et à sabrer tout ce qui ne correspondait pas à l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Elle a eu toute sa vie la hantise du scandale, un réflexe typiquement britannique. Rien ne doit transparaître à l’extérieur. Aretha buvait comme un trou, fumait comme un sapeur et vivait avec un mac, mais elle voulait donner d’elle l’image d’une femme très convenable. Si les gens n’allaient pas dans son sens, elle coupait les ponts, quand ça relevait du relationnel, et elle virait sans préavis, quand ça relevait du professionnel. Cette femme qui a du génie a un caractère très particulier et il a fallu 500 pages à David Ritz pour en dire la grandeur et la complexité.

    Le trait de caractère d’Aretha que souligne principalement Ritz est sa jalousie. Aretha commença par veiller à ce que sœurs Erma et Carolyn ne lui fissent pas ombrage. Les nouvelles de leurs succès ne lui plaisaient pas. En 1976, Aretha réussit à s’emparer des chansons de Sparkle que Cutis Mayfield destinait à sa petite sœur Carolyn. Ce faisant, Aretha brisa les derniers espoirs de succès de sa sœur. Mais elle fut aussi jalouse de Natalie Cole, de Gladys Knight, de Mavis Staple, de Diana Ross, de Roberta Flack et de Whitney Houston. Aretha était convaincue qu’elles louchaient toutes sur son trône. Un exemple parmi tant d’autres : Mavis fut invitée à chanter sur l’album live One Lord One faith One Baptism et Aretha craignait tellement que Mavis lui portât ombrage qu’elle fit baisser sa voix dans le mix, ce qui fait qu’on l’entend à peine. Mavis le prit très mal et se fâcha. En fait, Ritz explique qu’Aretha ne se sentait en compétition qu’avec les femmes, jamais avec les hommes, dont elle était très gourmande.

    Personnage extraordinaire que cette femme qui a tout vécu et tout chanté, sans jamais céder aux sirènes de la mode. Elle eut son premier enfant à 13 ans. Etta James rappelle que le gospel circuit était sexually overactive, c’est son expression, tout le monde baisait là-dedans, entre deux sermons. Il y avait de la promiscuité, des prêcheurs fous, des gosses surdoués qui se retrouvaient dans le sexual arena et qui voulaient goûter à tout. Etta dit que ça l’a pervertie, comme ça a pu pervertir Aretha - It no doubt fucked me up. I’m sure it fucked Aretha too - Jerry Wexler dit lui aussi que le monde du gospel est bien plus porté sur le sexe qu’on ne le croit. À 15 ans, Aretha mit un deuxième enfant au monde.

    Son père le Révérend Franklin voulait qu’elle devienne une star. Alors il choisit le plus grand label américain de l’époque pour lancer sa carrière : Columbia. Mais les six albums qu’elle enregistra chez Columbia n’ont pas marché. Jerry Wexler dit que ces albums l’ont tout juste aidée à trouver sa voix.

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    On bâille en effet aux corneilles en écoutant The Eletrifying Aretha Franklin. Ce premier album d’Aretha sur Columbia est un album de jazz, de blues et de music-hall. On y entend bramer une reine de la nuit. Elle y retapisse quand même un cut de r’n’b antique, « Rough Lover », mais tout le reste pue l’ennui.

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    The Tender The Moving The Swinging Aretha Franklin paru en 1962 présente les mêmes inconvénients : trop orchestré, trop mielleux, même si la voix est déjà là. Et pourtant, on écoute « Don’t Cry Baby » avec une sorte de délectation morose, car ce fantastique élément de distraction pianotique battu au jazz en surtension de fouettage doucéreux excite les papilles. Elle enchaîne avec une version de « Try A Little Tenderness ». C’est là qu’elle commence à étendre son empire. Alors que ça violonne au loin, Aretha vise l’infini, mais elle ne s’énerve pas autant qu’Otis.

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    On pourrait aussi dire du mal de Laughing On The Outside paru l’année suivante. Aretha traîne encore dans sa période jazz-blues et se laisse bercer aux langueurs monotones des grandes nappes de violons. Tout sur ce disque fleure bon le romantisme nappé de nuit et Aretha se plaît à déchirer la voûte étoilée quand ça lui chante. Etta James fut particulièrement frappée par « Skylark » qui ouvre le bal de l’album. Elle explique qu’au deuxième couplet, Aretha saute d’une octave - How the fuck did that bitch do that ? - Etta croisa à cette époque Sarah Vaughan qui lui demanda si elle avait entendu parler de cette Aretha Franklin girl. Elle avait elle aussi été frappée par la version de « Skylark » qui était l’une de ses chansons. Alors elle dit à Etta qu’elle ne la chanterait plus jamais.

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    Sur Running Out Of Fools, on trouve des petites merveilles du type « The Shoop Shoop Song » qui sonne comme un hit des Supremes. Aretha le prend très perché et les chœurs féminins se montrent pleins de cette petite fougue des sixties. Aretha retrouve l’énergie du gospel pour « One Room Paradise » et en profite pour y tailler une bavette de r’n’b. Ce n’est pas se moquer d’elle que de dire qu’elle est énorme. L’autre merveille de ce disque est la version de « Walk On By ». Elle tape dans Burt avec des intentions duveteuses. Le producteur de l’album Clyde Otis lui avait conseillé de ne pas taper dans ce hit de Dionne Warwick, il la trouvait trop puissante pour ce genre de mélodie subtile - You’re too strong for this stuff - mais bien sûr Aretha n’en fit qu’à sa tête. Elle tape aussi dans le hit de Barbara Lynn, « You’ll Lose A Good Thing » qu’elle prend au languide. On se régalera aussi d’« I Can’t Wait Until I See My Baby’s Face », good time music teintée au xylo, groovy en diable et digne des soirées d’été sur le balcon du palais de Monaco. Elle tape aussi dans le fameux « My Guy » de Smokey et tire son « Running Out Of Fools » vers l’infini.

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    Avec Yeah!!! paru en 1965, Aretha reste dans le pur jive de jazz. Elle nous garantit la qualité du swing. Elle l’impose avec un naturel déconcertant. Mais les cuts sont même trop parfaits, surtout lorsqu’elle tape dans des slow-blues de type « Impossible » ou « There Is No Greater Love ». Avec « Love For Sale », elle file dans la nuit avec la stand-up de Taxi Driver.

    Columbia fait encore paraître trois albums d’Aretha, sentant venir la fin du contrat : Soul Sister, Take A Look et Take It Like You Give It.

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    Soul Sister sort en 1966. Deux titres de pur génie, sur cet album : « You Made Me Love You » et « Swanee ». Aretha jazze « You Made Me Love You » à la broadwaysienne, dans la nuit claire des enseignes lumineuses. Elle sonne à la fois comme Bessie et Liza. Son groove de jazz compte parmi les plus beaux du monde. Elle embarque son truc à la magie pure, comme le fait Liza. C’est effrayant de grandeur. Elle rejoint aussi Ella là-haut sur la montagne. Pur génie. Même chose avec « Swanee ». C’est swingué à l’outrance de la trance du Broadway des grands soirs. On assiste à une fantastique explosion de gerbes. Aretha illumine tout le ciel de l’Amérique. Elle fait swinguer les castagnettes de boulevard. Elle règne sur tous les empires.

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    Bel album que ce Take A Look. Gros disque de r’n’b, à commencer par « Lee Cross ». Aretha y fait danser le beat. On se régale d’entendre cette Soul Sister pleine de vie, absolument éclatante et entraînante. Elle passe au jive de jazz avec « Bill Bailey Won’t You Please Come Home ». Elle est experte en la matière. Elle nous swingue ça à la bravado. Elle reste dans le jive de heavy jazz avec « I’ll Keep On Smiling ». Comme d’usage, elle nous swingue ça à outrance. En B, elle revient avec toute la puissance du gospel et envoie « Won’t Be Long » swinguer au firmament. Elle termine en rendant un bel hommage à Bessie Smith, avec « Blue Holiday », chanté avec l’extrême finesse que l’on sait.

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    Et pour finir, Take It Like You Give It qui renferme l’une des plus belles chansons de l’histoire de la soul : « Why I Was Born ». Pure Soul orchestrée, épaisse et sacrément voluptueuse. On se sent bien dans les bras d’Aretha, c’est une femme qui a beaucoup de classe. Son fabulisme atteint des proportions intercontinentales. D’autres merveilles suivent, comme « My Little Heart Went To Loveland ». On se croirait sur les toits de Broadway. Une contrebasse suit Aretha pas à pas. Mais c’est trop classique pour l’amateur de r’n’b. Aretha vise trop la perfection et ça passe par ce type de rengaine orchestrée. Quand on écoute « Lee Cross », on réalise qu’Aretha est celle qui groove le mieux les jukes. Son coup de gospel swing frappe par son évidence considérable. « Deeper » est embarqué au groove de basse. Aretha s’en empare. Elle s’en va deeper dans le cœur de la soul, elle chante avec un incroyable détachement, yeah yeah, Aretha n’est rien d’autre qu’une délicieuse belette dévergondée. « Land Of Dreams » est extrêmement kitsch et elle finit avec un petit coup de r’n’b, « A Little Bit Of Soul », histoire de rappeler qu’elle est la Soul Sister number one.

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    Aretha voulait absolument des hits, comme en avaient alors toutes ses copines de Detroit, alors elle comprit qu’elle devait changer de maison de disques. Elle était alors mariée à Ted White qu’on surnommait le gentleman pimp. Ted White était en fait un mac black très distingué qui faisait bosser plusieurs filles. Il n’eut aucun mal à séduire Aretha qui était, en dépit d’une apparente timidité, une véritable croqueuse d’hommes. Johnnie Taylor et bien d’autres se souviennent d’elle comme d’une chaudasse de première main, timide mais gourmande - She was more a party girl, a shy one, but a fox nonetheless - Bettye LaVette connaissait aussi Ted White, en tant que protecteur, et homme de goût qui connaissait ses vins et ses parfums. Bettye explique que dans le monde de la musique noire, les producteurs/managers étaient aussi généralement des proxos : ils trouvaient des femmes qui travaillaient pour eux et qui rapportaient du blé, et en échange, ils les protégeaient. Aretha n’était pas la seule dans ce cas. Sarah Vaughan et Billie Holliday étaient elles aussi macquées. Bettye ajoute que si elles ne rapportaient pas assez d’argent, elles prenaient des coups. Et ça allait même beaucoup loin, car elles prenaient ça pour une preuve d’amour - Lots of chicks felt like if their man didn’t beat her, he didn’t love her (Elles allaient jusqu’à penser que si leur mec ne les battait pas, c’est qu’il ne les aimait pas) - Etta James dit qu’Aretha et Ted, c’est la même chose qu’Ike & Tina. Ike a fabriqué Tina et Ted, dit-elle, a façonné Aretha en lui apprenant les bonnes manières et à se conduire dans le monde. Alors Etta se pose la question : aurions-nous connu le succès, Aretha, Sarah, Billie et moi, sans les macs qui nous vendaient ? - A career without pimps selling us ? - Sa réponse est claire comme de l’eau de roche - Who the fuck knows !

    À l’époque où Aretha est encore chez Columbia, le public commence à l’admirer. Mais Ted White trouve qu’elle ne rapporte pas assez de blé. Justement, le contrat avec Columbia arrive à terme et Ted se frotte les mains. Il sait que les autres gros labels louchent sur Aretha et qu’ils sont prêts à allonger l’oseille.

    On est en 1966 et Jerry Wexler a déjà 49 ans. Il se passionne depuis l’enfance pour la musique noire et il fait une carrière de producteur à succès chez Atlantic, un label indépendant qui a décollé grâce à Ray Charles. Le boss d’Atlantic s’appelle Ahmet Ertegun, fils de l’ambassadeur de Turquie aux États-Unis. Ahmet est lui aussi un homme de goût, un mec plus fasciné par les musiciens que par le profit, le contraire exact des businessmen qui gèrent les gros labels corporate et qui ne pensent qu’à se goinfrer. Tout ça pour dire qu’Atlantic et Columbia constituent les deux extrêmes de l’industrie musicale.

    Wexler a déjà lancé Solomon Burke et Wilson Pickett, et bien sûr, il rêve de récupérer Aretha. Il a flairé son talent. Il voit son potentiel. Columbia n’a rien compris. Il sait que le contrat d’Aretha avec Columbia va expirer. Il lance un hameçon a Detroit dans l’entourage d’Aretha et il attend.

    Et puis, il a découvert le studio de ses rêves, un endroit où les musiciens jouent avec une incroyable spontanéité. Ce sont des blancs et le studio se trouve à Muscle Shoals, en Alabama. Un jour, il s’y trouve pour superviser une séance d’enregistrement de Wilson Pickett. Percy Sledge entre dans le studio et se fout de la gueule de Wilson qu’il accuse de singer Otis et James Brown. Une shoote éclate, et Wexler doit s’interposer car Percy et Wilson sont d’anciens boxeurs et les coups commencent à pleuvoir. Soudain une secrétaire appelle Wexler et lui dit qu’une certaine Louise Bishop le demande au téléphone. Louise est son hameçon à Detroit. Elle lui indique qu’Aretha est prête à le rencontrer. Wexler attendait cet instant depuis des semaines.

    Il compose le numéro que lui a donné Louise. Mais il ne tombe pas sur Aretha, il tombe sur Ted, évidemment.

    — Mister Wexler ?

    — Appelle-moi Jerry !

    — Okay, appelle-moi Ted.

    — J’ai entendu dire que ta pouliche est à vendre, Ted...

    — J’ai entendu dire que tu serais très intéressé, Jerry...

    — Plus que très intéressé, gravement intéressé...

    — Dans ce cas, il faudrait qu’on se rencontre...

    — C’est quand tu veux !

    — Donne-moi une date !

    — Lundi à New York. Dans mon bureau à midi.

    — On sera là.

    Si vous entrez dans ce bureau, alors vous entrez dans le monde des géants de l’histoire du rock. Il s’agit de la première entrevue entre Aretha et Jerry Wexler, l’homme qui va faire d’elle une reine, the Queen of Soul.

    Aretha et Ted arrivent pile à l’heure, souriants. Jerry est un vieux renard, il les met à l’aise et demande pourquoi ils cherchent un nouveau label. Aretha prend la parole d’une voix de petite fille :

    — Je voudrais bien des tubes.

    — Et de l’argent, ajoute Ted.

    Wexler abat aussitôt ses cartes :

    — Je peux vous avancer 25 000 dollars pour le premier album. À la seconde où vous signez ce contrat, je vous donne le chèque.

    Wexler s’attend à une partie de bras de fer. Il est sûr que Ted va demander le double. Mais non. Wexler est même choqué quand Ted lui annonce :

    — Okay, on y va pour 25 000.

    La première idée de Jerry Wexler est d’envoyer Aretha chez Jim Stewart à Memphis. Wexler travaille avec Stax et ça se passe bien. Stax pond hit sur hit. Mais à sa grande surprise, Stewart décline l’offre. Il dit qu’il ne voit pas Aretha enregistrer chez lui dans le studio Stax. Il pense que l’environnement ne lui conviendrait pas. Après coup, Wexler se dit qu’il a frôlé la catastrophe, car Stewart a raison. Wexler sait que la magie se trouve à Muscle Shoals. Il arrive à convaincre Aretha et Ted de descendre faire une première session dans ce petit studio d’Alabama. Nous sommes en janvier 1967. « Respect » (Otis) et « A Change Is Gonna Come » (Sam Cooke) font partie du choix de morceaux. Wexler est sûr de son coup.

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    Dans le studio se trouvent les musiciens blancs qui vont faire la légende de Muscle Shoals, Jimmy Johnson, guitare, Roger Hawkins, drums, Tommy Cobgill, bass et Spooner Oldham, claviers.

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    Ah mais il y a aussi un autre guitariste, un mec qui a déjà accompagné des gens du calibre de Gene Vincent et de Johnny Burnette. Oui, c’est Chips Moman.

    Au commencement de la session, Aretha ne sort pas de sa coquille. Elle appelle les musiciens Mister et tout le monde l’appelle Miss Franklin. Dan Penn assiste à la session et dit qu’Aretha chante comme une sainte. Petit à petit, l’atmosphère se détend car Aretha apprécie vraiment la spontanéité et l’énergie du groupe. Le courant passe bien, alors elle met le paquet.

    Pendant une pause, Dan montre un enchaînement d’accords à Chips :

    — Écoute ça  !

    Ils gratouillent un refrain vite fait sur le pouce et ça devient une chanson intitulée « Do Right Woman Do Right Man ». Ils la proposent à Aretha qui l’adore et qui décide de l’enregistrer aussi sec. Dans ce climat d’ébullition créative, Wexler jubile. Il sait aussi qu’il assiste à la naissance d’une superstar.

    Le studio appartient alors à Rick Hall, boss moustachu du label Fame. Wexler et lui ont un petit contentieux, car Rick a piqué Clarence Carter à Atlantic, mais Wexler a passé l’éponge. Le soir, à la fin de la première session, Wexler fatigué rentre à son hôtel et laisse tout le monde faire la fête, comme c’est la coutume chez Fame. L’alcool coule à flots et soudain une shoote éclate entre Ted White et un joueur de trompette. Racial stuff ! Furieux, Ted empoigne le bras d’Aretha et ils quittent le studio en claquant la porte.

    Rick Hall file à l’hôtel pour essayer de rattraper le coup, mais Ted White n’a pas dessoûlé. Il ne veut rien entendre. Il est même devenu complètement hystérique :

    — J’aurais jamais dû emmener ma femme en Alabamaaaaaa pour jouer avec ces puuuutains de rednecks !

    — Oh ! Tu me traites de redneck ?

    — Tu m’as bien traité de nègre, tout à l’heure !

    — Je n’utilise jamais ce mot !

    — Mais tu le penses, hein ?

    — Je pense surtout que tu devrais aller te faire enculer !

    Et pouf, Ted balance une droite et paf ! Rick lui en retourne une en pleine gueule.

    Quand Jerry Wexler apprend ça, il accourt pour essayer de réparer les dégâts. Il est six heures du matin. Mais c’est cuit. Ted White est hors de lui.

    — Ouais, tu disais que Muscle Shoals était un paradis de la Soul ? Mon cul ! Muscle Shoals is Soul shit ! Ces mecs sont des nasty motherfuckers ! On se casse ! We’re outta here !

    — Mais que fait-on des morceaux, Ted ? Le seul qu’on a enregistré, c’est « I Never Loved » et le début de « Do Right Man ».

    — T’es dans la merde Wexler. Je ne crois pas que ma femme continuera d’enregistrer pour Atlantic. Tu vois la porte ? Dégage !

    Jerry Wexler est anéanti. Le pauvre. Il venait de vivre la plus belle séance d’enregistrement de sa vie et ça se termine en désastre : Ted dit qu’il va quitter Atlantic, il vient de se battre avec le propriétaire du studio et il met fin à la session après seulement une journée d’enregistrement.

    Wexler n’a aucune idée de ce que va décider Aretha. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’Aretha est loyale envers les gens qui lui plaisent. En outre, elle ne supporte plus son mari Ted qui lui fout des trempes en public. Elle va donc profiter de cet incident pour s’en débarrasser. D’autant qu’elle l’a vu picoler toute la journée et gâcher une session d’enregistrement qui lui plaisait beaucoup. Elle s’entendait si bien avec monsieur Moman et monsieur Penn, avec monsieur Hawkins et monsieur Johnson, avec monsieur Wexler et monsieur Hall. Quand Ted a agressé le joueur de trompette, ce fut pour Aretha la fameuse goutte d’eau, celle qui fait déborder le vase. Hop, Ted le manager proxo est viré.

    Dix jours plus tard, elle rappelle le pauvre Jerry Wexler qui n’y croyait plus.

    — Monsieur Wexler, c’est Miss Franklin à l’appareil. Je suis prête à enregistrer. Mais je ne souhaite pas retourner à Muscle Shoals. J’enregistrerai à New York. Je sais que vous y avez des studios.

    — C’est entendu. Que fait-on pour les musiciens ?

    — Faites venir les boys de Muscle Shoals, s’il vous plaît. Ils me comprennent bien. Et pour les chœurs, je ferai venir mes sœurs.

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    Voilà de quelle façon Chips et ses copains sont revenus jouer avec Aretha et finir d’enregistrer I Never Loved A Man The Way I Love You, son premier smash sur Atlantic. Et quel smash ! Elle attaque avec « Respect » et le gros beat lourd dont elle va se faire une spécialité. C’est sur ce gros beat popotin qu’elle danse dans la séquence du restaurant des Blues Brothers. On a là une progression de basse qui ne pardonne pas, celle de Tommy Cogbill. On est à Muscle Shoals et ça s’entend. Il règne une ambiance énorme sur cet album. Les chœurs battent tous les records de chaufferie - Just a little bit - Les sœurs d’Aretha sont folles et on fond comme beurre en broche. C’est Ted White qui a proposé le morceau titre à Wexler, un cut composé par Tommy Shannon qui faisait partie de son équipe à Detroit. Avec « Don’t Let Me Lose This Dream », on reste au sommet de la classe. On tient dans les mains l’un des plus grands albums de Soul de tous les temps. En B, elle tape une reprise de Sam Cooke, « Good Times », bien swinguée et qu’elle chante à l’encan sur son gros beat popotin. Puis elle nous sort l’un des plus gros jerks des sixties, « Save Me », le jerk qui balayait toutes les frayeurs adolescentes et qui rendait les jukebox complètement fous. Sa version est magnifique d’élégance groovytale. Elle ferait danser les cadavres alignés à la morgue de la rue Morgue. C’est vraiment le cut qui cuit, le killer groove. Aretha pulse son « Save Me » avec une incroyable animalité de femme noire. Par sa grandeur, elle venge le peuple noir. La seule qui ait osé passer après Aretha, c’est Jools qui a repris ce classique imparable. Puis Aretha shoote tout le gospel batch dans l’« A Change Is Gonna Come » de Sam Cooke. Aretha ouvre un ciel au détour d’une phrase - Beyond the skyyyyy - C’est spectaculaire. Jerry Wexler a bien raison de la traiter de superstar, c’est tout ce qu’elle mérite. Rien n’arrête Aretha. Et soudain tout s’Aretha. Assise derrière son piano, Aretha crée les conditions d’un monde nouveau. Aretha est une religieuse au chocolat, une géante de La Fontaine, une brameuse des bois de Saxe, une futaie séculaire de Brocéliande et une dragonne aux écailles d’argent. Tout cela à la fois. On la vénère pour l’ampleur de sa générosité et les rondeurs de son génie outrancier.

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    En deux semaines, Atlantic fit ce que Columbia n’avait pas réussi à faire en six ans : transformer Aretha en superstar. « I Never Loved A Man » fut son premier single à se vendre à un million d’exemplaires. Pour Carmen McRae, le premier album d’Aretha sur Atlantic est son meilleur - Her voice was the strongest - Ruth Bowen qui était l’agent d’Aretha fit monter ses cachets de 700 dollars à 5 000, puis rapidement à 10 000 $. Aretha va alors entrer dans sa période diva, en devenant imprévisible, en annulant des séances d’enregistrement sans prévenir, ainsi que des concerts. Time brosse d’elle un portrait pas très flatteur, celui d’une femme qui passe ses journées devant la télé à grignoter compulsivement et à fumer des Kool à la chaîne. Elle prend vite du poids. Erma dit d’elle qu’elle est une mangeuse émotionnelle - an emotional eater - Quand elle est malheureuse, elle bouffe comme une vache et boit comme un trou. Mais dès qu’elle se retrouve devant le micro, elle purge tous ses démons, elle retrouve son centre de gravité et comme le dit Carolyn, elle se reconnecte avec le pouvoir de Dieu. Techniquement, elle est très forte, car elle a en tête les arrangements instrumentaux et vocaux. Elle n’a pas besoin de producteur. Elle n’a qu’une seule obsession : enregistrer des hits, mais sans jamais renier sur la qualité.

    Chaque fois qu’elle acceptait de jouer dans un concert, Aretha réclamait une avance de 25 000 $ en cash. Elle avait toujours un petit sac avec elle, sa bourse - her purse - qui contenait ce cash. Elle ne la quittait jamais. Elle l’emmenait quand elle montait sur scène et ne la perdait jamais de vue. Avec ce cash, elle payait ses musiciens aussitôt après le concert.

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    Aretha Arrives sort la même année, toujours enregistré avec l’équipe de Muscle Shoals (Spooner Oldham, Tommy Cogbill, Roger Hawkins et Joe South que Wexler est allé dénicher à Atlanta) et produit par le tandem Jerry Wexler/Tom Dowd. King Curtis mène le bal. Aretha attaque avec une version booty-bootah de « Satisfaction », toujours sur son gros beat popotin. Elle trousse son truc sur le toit du monde et dix mille jukeboxes lui renvoient l’écho de son génie. Elle traîne les Anglais dans la boue du swing d’Atlantic. C’est en gros la réponse des blacks de Detroit aux branleurs d’Angleterre. Merveilleuse leçon de vie, elle pousse des cris perçants et derrière, les cuivres soufflent comme s’ils pétaient, poueeett ! L’autre reprise de l’album est « 96 Tears » qui lui va comme un gant. Elle la bouffe toute crue. Derrière, un mec fait le petit pim-pipipi-pim d’orgue et elle le relance systématiquement avec de mauvaises intentions. Quelle fiesta ! On trouve de grosses pièces en B, notamment « Night Life », blues-rock d’essence divine et définitive. Aretha est affolante d’intériorité maximale. Ou encore « That’s Life », swing infernal qu’elle chante beaucoup trop bien. Ou bien encore « I Wonder » très lent mais bien chanté. Elle fait sa diva. Il lui faudrait du Burt. « Ain’t Nobody (Gonna Turn Me Around) » est un joli groove mid-tempique. On la sent tellement à l’aise sur ce genre de groove. Elle s’y étale comme une déesse et elle tire sur sa voix élastique, si gorjue, si colorée, si pétillante et si grasse. La glotte d’Aretha humide, rose et chaude devient un objet érotique. On retrouve l’énorme groove du Deep South avec « Baby I Love You ».

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    Nouvel album fantasmatique avec Lady Soul. Elle attaque avec « Chain Of Fools », l’un de ses plus grands hits, composé par Don Covay. Beat popotin et rythme lancinant. Ça se danse uniquement du bassin et des épaules. Elle devient le temps d’un cut la reine de Nubie et règne sur la crête du groove universel. Son accent perçant nous berce de langueurs monotones. Elle tape dans James Brown avec « Money Won’t Change You » et dans Carole King avec « A Natural Woman », l’un des slows les plus frotteurs de l’époque, qu’elle transforme en exercice de style invraisemblable. Elle nous embarque down in Louisina avec une reprise de « Niki Hocky » et c’est bien sûr David Hood qui taille le cut à la basse. En B on retrouve un vrai hit de juke, « Since You’ve Been Gone ». Elle repart à l’assaut du monde. Bobby Womack joue de la guitare et King Curis du sax. C’est nettement supérieur à tout ce qu’on peut imaginer. Elle emmène son truc au firmament. Elle tape ensuite dans Ray avec « Come Back Baby » et en fait une version pour le moins explosive. Encore une belle reprise avec « Groovin’ » des Young Rascals qu’elle embarque dans l’empire du groove. Elle adore moduler les belles mélodies à l’infini.

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    Aretha Now sort en 1968, au plus chaud des sixties. Et paf, elle envoie « Think », l’archétype du jerk, l’imbattable. L’extrême classe de l’extrême Soul Sister éclate au grand jour, une fois de plus. On ne peut que crier au génie. Pas d’autre choix possible. « I Say A Little Prayer » est le groove du maillot de bain mouillé avec du sable à l’intérieur. Cut extraordinaire de gerbes d’écume et de vie. Just perfect. C’est d’une sensualité qui dépasse l’entendement. Burt Bacharach fut obligé d’admettre qu’il préférait la version d’Aretha à celle de Dionne Warwick - Celle d’Aretha est la version définitive - Elle retape dans les classiques de Don Covey avec « See Saw », monstrueux car monté sur une basse ronde. Aretha tire toujours le jerk vers le haut, jamais vers le bas. Sa voix reste l’instrument primordial. Fantastique reprise de « The Night Time Is The Right Time ». Oh comme elle sait poser ses oh ! Elle n’en finit plus de presser le citron de la Soul. De l’autre côté se nichent deux beaux jerks d’apparat, « I Take What I Want » qui sonne un peu comme Mojo Working et « A Change » qui sonne comme une rude leçon. C’est le jerk des clap-hands. Classique épouvantable, claqué sur les fesses, Aretha devient féroce, c’est jerké à la folie. Elle est vraiment la seule à savoir pulser le groove comme ça, pas de doute. Pure merveille aussi que ce « You’re A Sweet Sweet Man », qu’elle prend au groove sans prévenir puis elle s’en va fracasser le format dans les vagues.

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    Elle fait sa première tournée en Europe et enregistre un album live à l’Olympia. Aretha In Paris sort en 1968. Good evening ladies and gentlemen. Cette femme sait recevoir un public. Elle va leur en donner pour leur argent. Tell me, do you like the blues ? You really like the blues ? Good ! Et elle balance « Night Life » - The night life ain’t no good life/ but its my life yes it is - On la croit sur parole. Elle est bouleversante. On entend rarement une femme chanter le blues avec un tel abandon. Elle balance sa version d’« A Natural Woman » qui est l’un des slows les plus frotteurs de l’histoire du frottage. En B nous attend l’épouvantable pétaudière qu’est « Come Back Baby ». C’est du raw à l’état pur. Aretha sait faire sauter le toit d’un auditorium. La section rythmique est alarmante de puissance dévastatrice. Ces mecs sont des dingues, malgré ce qu’en dit Jerry Wexler qui les traite de groupe de bras cassés à peine capable d’accompagner un chanteur de dernière zone à Louisville - A ragtag band suitable for backing up a third-rate blues singer in some bucket of blood in Louisville, Louisiana. It was outrageous - Elle attaque « Since You’ve Been Gone » - Baby sweet baby - et ça monte vite en température. Quelle énergie ! Elle explose la fin du disque avec « Chain Of Fools » - Hank you ! - et elle embraye sur l’enfer de la Soul avec « Respect ». Ça devient terrible car l’orchestre est déchaîné et Aretha gère bien l’apocalypse de fin de set. Elle n’en finit plus de nous éberluer.

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    Comme son nom l’indique, Soul ‘69 sort en 69. Jerry Wexler voulut appeler l’album Aretha’s Jazz, mais les frères Ertegun pensèrent que ça risquait de le couler. Ils voulurent un titre plus pop. Wexler : « Ce qui est drôle, c’est que Soul ‘69 est le plus bel album de jazz d’Aretha. ». En effet, elle y chante le blues avec l’intensité mystique du gospel. Elle impose le calme avec « Today I Sing The Blues » pour mieux étendre son empire. Son blues est hyper-orchestré. C’est un peu comme si on servait une reine. Avec sa reprise du « River’s Invitation » de Percy Mayfield, elle revient au rythme lent de la vieille école, mais elle perce la voûte de ses pointes d’échappées. Arteha est stupéfiante de puissance. On ne le dira jamais assez. Elle fait swinger la moindre molécule de méandre. Toute la grandeur du gospel noir-américain jaillit de sa gorge profonde de superstar. Elle finit d’ailleurs par faire exploser le gospel. Pour « Pitiful » elle va chercher le swing du groove jazzy. À sa place, on ferait la même chose. Elle dégage une puissance qui relève de l’inexorabilité des choses. Lorsqu’elle pousse son ah-ah, elle rassemble tous les anges de la création. « Crazy Calls Me » est un slow mirifique. Aretha navigue dans un océan de jazz. On la suivrait jusqu’au bout de la nuit, comme dirait le Docteur Destouches. Elle retape dans Sam Cooke avec « Bring It On Home To Me » et elle monte si haut qu’elle échappe à tous les instruments de mesure. Logique, puisque son unité est la démesure. Elle laisse filer sa voix et remplit tout l’espace. Stupéfiant ! Elle revient inlassablement dans le gras du big band. Elle dégage autant d’énergie que mille volcans réunis. Elle érupte et c’est beau. On comprend que Jerry Wexler fondait comme un caramel en la voyant chanter. Elle explose même le gospel, baby. Son « Gentle On My Mind » sonnerait presque comme l’« Everybody’s Talking » de Fred Neil. C’est dire si c’est bon. Elle laisse sa voix se perdre dans le cosmos. C’est le groove des jours heureux. Elle a derrière elle les Hawkins Singers. Aretha est la reine de l’impossible. À elle seule, elle crée un monde de cris, de swing et de pure beauté formelle.

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    Le morceau titre de l’album This Girl’s In Love With You est une pure merveille, car c’est une chanson signée Burt, qui fut composée pour Herb Alpert. On renoue avec cette magie dont l’esprit se nourrit. Voilà donc l’équation fondamentale de la construction des éléments physiques : compo de Burt que démultiplie la voix d’Aretha. On obtient donc la véracité mélodique et l’incidence implicite. Par contre le reste de l’album est assez prévisible. « Son Of A Preacher Man » est un hit tellement connu qu’il ne produit plus guère d’effet, même si David Hood fait bien sonner sa basse. Elle chante aussi « Let It Be » que Lennon et McCartney avaient composé spécialement pour elle, mais qu’ils enregistrèrent avant qu’elle ne se décide elle-même à l’enregistrer. Elle hésita aussi à enregistrer « Dark End Of The Street », une autre compo de Dan Penn et Chips Moman, à cause des paroles qui parlaient d’adultère. Originaire comme Pops Staple du gospel, Aretha avait elle aussi des pudeurs. Heureusement qu’elle s’est décidée à l’interpréter, car elle le porte littéralement au sommet de l’art. Elle le chante si haut dans le ciel qu’elle donne le vertige, please, please, please. Encore une fois, Aretha se révèle titanesque. Elle jette toute sa niaque de gospel shouteuse dans la bataille.

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    Spirit In The Dark est l’album qu’on attend au virage, car les Dixie Flyers (Jim Dickinson, Charlie Freeman, Tommy McClure et Sammy Creason) accompagnent Aretha sur certains morceaux, comme « Don’t Play That Song ». C’est bien simple : elle commence par exploser la voûte de cathédrale. Sacrée Aretha, elle sait swinguer la pop avec une énergie hors normes. Sur « Then The Thrill is Gone », les Dixie accompagnent toujours Aretha et Tommy McClure joue sa bassline avec une belle aménité. L’équipe de Muscle Shoals prend le relais sur « Pullin’ ». On y entend David Hood et Eddie Hinton. On revient au schéma classique du r’n’b bien léché. On a aussi une belle reprise de Jimmy Reed (« Honest I Do ») et un morceau titre sauvagement swingué par les Dixie, qui est du pur gospel. Sur la B, l’équipe Muscle accompagne Aretha sur le gros popotin « WhenThe Battle Is Over », un r’n’b qui se danse à l’égyptienne, avec une main devant poignet cassé et un main derrière paume en l’air. « Oh No Not My Baby » sonne comme le groove des Oh happy days gratté par devant à la guitare. On atteint là l’un des sommets de l’art. Elle boucle l’affaire avec un joli clin d’œil à BB King, « Why I Sing The Blues » qu’elle explose.

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    Encore un disque faramineux avec Live At The Fillmore West qui commence avec une version musclée de « Respect ». King Cutis fait le diable au sax et Aretha joue comme à son habitude les locomotives. C’est à tomber. Notre idole y va - yes I do - c’est une victorieuse. Aretha won’t you save our souls ? S’ensuit une reprise de Stephen Stills, « Love The One You’re With » qu’elle prend totalement au dépourvu et du coup ça devient une aubaine. Elle transforme « Eleanor Rigby » en ragoût de r’n’b. Elle transforme « Don’t Play That Song » en démenterie des Carpathes, épaulée par des chœurs de ghoules. Elle revient au blues en B avec « Dr Feelgood ». Pendant qu’éclate le génie de King Curtis derrière elle, Aretha allume le Fillmore. On se croirait dans une église du Deep South. Puis elle fait un duo. Jerry Wexler a fait venir Ray Charles au Fillmore, juste pour écouter. Il s’installe dans une pièce à l’arrière, d’où il entend bien le concert. Il n’est pas question pour lui de monter sur scène, il a prévenu Wexler. Soudain Aretha vient le chercher et le prend par la main - Que pouvais-je faire ? - Elle le fait asseoir au piano électrique et lui fait chanter « Spirit In The Dark » qu’il ne connaît pas - Never played the thing before. Didn’t know the words - Mais l’esprit d’Aretha l’allume et il se met à chanter avec elle. Et elle finit cet album hors du temps avec une absolue merveille, « Reach And Touch » qu’elle explose au-delà de l’explosable. Billy Preston dit qu’il a joué des millions de fois sur scène, mais jamais il n’a vécu un truc aussi fort que ce concert d’Aretha au Fillmore. Ray ajoute : J’aime bien Gladys Knight, j’aime bien Mavis Staples, but Aretha is my heart.

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    À l’ouverture de Young Gifted And Black, on tombe sur « Oh Me Oh My ». Aretha y fait la pluie et le beau temps. Elle est indescriptible de puissance. Aretha, c’est là-bas, comme dirait Huysmans. On tombe ensuite sur une belle pièce de groove, « Day Dreaming ». Aretha reste dans les orchestrations, et sa sœur Erma mitonne derrière des chœurs d’anthologie. C’est une configuration de rêve. Même la flûte passe bien. Bernard Purdie signe le groove de basse qu’on entend dans « Rock Steady ». Aretha saute dessus et c’est repris aux cuivres pour le pont. Voilà l’une des clés de voûte de la cathédrale Soul. Imbattable. Le morceau titre est une compo de Nina Simone. Jerry Wexler avait conseillé à Aretha de ne pas y toucher, car non seulement Nina l’avait composé, mais elle en avait fait en plus une version extraordinaire. Aretha se tourna vers Billy Preston qui était un ami de très longue date :

    — Qu’en pense-tu Billy ?

    — Je pense que tu vas l’exploser, Ree !

    Et c’est exactement ce qu’elle a fait. « Young Gifted And Black » est une soupe de gospel fumante. Elle fait ensuite exploser son balladif, « All The King’s Horses ». Elle crée les conditions de l’énormité, mais attention à ne pas lui confier des balladifs trop fragiles. « A Brand New Me » est un pur groove de jazz Soul embarqué à la folie de la voix, un rêve pour l’oreille bien née. Elle braille, mais c’est beau. En B elle attaque avec un Burt, « April Fools » et elle en fait du Aretha. Elle explose le pauvre Burt. Elle fait danser la mélodie et les violons, elle embarque tout dans la folie de sa voix, dans l’ivresse d’une puissance quasi divine. Elle explose toutes les normes et toutes les limites connues. Sacrée Aretha, rien ne l’arrête. Elle retape dans Lennon et McCartney avec « The Long And Winding Road » et la perfection mélodique se fond dans la perfection d’interprétation, alors que peut-on espérer de mieux ? Avec « Didn’t I Blow Your Mind This Time », on atteint l’un des sommets de la Soul. Elle pousse ses limites au-delà du raisonnable. Au-delà s’étendent les contrées inconnues dont aucun homme n’est jamais revenu.

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    Encore un album énorme en 1972 : Amazing Grace, un disque de gospel pur enregistré dans une église de Los Angeles (the New Temple Baptist Missionary Church), produit par Jerry Wexler et Arif Mardin. Wexler fait venir Sydney Pollack pour filmer, mais le film n’est toujours pas sorti. C’est Ken Cunningham, le mari d’Aretha à l’époque, qui fait le portrait de la pochette devant le Sam Lord’s Castle. Attention, c’est l’un des plus grands albums d’Aretha, car non seulement elle retrouve son milieu naturel, mais elle explose carrément le gospel. Dès « Mary Don’t You Weep », elle embarque son gospel choir au paradis. Toute l’assistance claque des mains et ça devient biblique. Pour envenimer les choses, Chuck Rainey joue de la basse. C’est l’un des meilleurs cuts de gospel progressif de tous les temps. Une fois de plus, Aretha arrache la beauté du ciel - Yes she did - Avec « Precious Lord Take My Hand », la chorale explose tout. C’est ce gospel là qui a sauvé Dieu en Amérique. On a l’impression d’entendre l’apothéose des anges du paradis et Aretha ré-explose au milieu de cette exubérance cabalistique invraisemblable. « Old Landmark » sonne comme un gospel classique type When The Saints, mais ça devient vite diabolique, car Aretha hurle et derrière elle, le gospel choir pulse comme ce n’est pas permis. En prime, Chuck Rainey devient complètement dingue sur sa basse. Des fous ! Il faudrait tous les enfermer ! Il faut voir comme elle gueule ! Des centaines de gens claquent des mains et Chuck roule ses notes. Hallucinant ! Heureusement, ça se calme un peu ensuite et Aretha repart du bon pied en B avec « How I Got Over », une espèce de gospel Soul, mais dès que les autres claquent des mains, ça redevient infernal et évidemment Chuck Rainey se croit à nouveau tout permis, impossible de le calmer, il fait même des glissés de manche à la Johnny Thunders. Comme c’est un double album, on a le droit à une face C avec « Climbing Higher Mountains », un gospel swing des enfers monté sur la bassline de Chuck Rainey. La puissance du gospel choir change une fois de plus toute la donne. Ça devient l’un des meilleurs trips de Soul de l’histoire. Ces gens-là sont imbattables. Aretha suivie par des centaines de choristes, ça vaut tous les Phil Spector du monde. On a là une véritable explosion de grandeur incommensurable. Dernier coup de Trafalgar en D avec « Wholy Holy ». Une fois encore, Aretha arrache le cut du sol à la seule force de sa voix. Elle chante comme une reine du ciel et les chœurs créent une ambiance irréelle.

    On comprend que Jerry Wexler soit tombé dingue de cet album - Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en l’art. Amazing Grace relève de l’art religieux, de la même façon que la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine. En termes de portée et de profondeur, il existe fort peu de choses qui soient comparables - On comprend ce que veut dire le Révérend James Cleveland quand il affirme qu’Aretha était là bien avant - Même s’il elle n’a que 29 ans, Aretha est une âme très ancienne. Elle a déjà été là. Je n’ai aucun doute là-dessus, elle est la réincarnation d’un prêcheur. Ça ne s’est pas produit pendant l’enregistrement, mais pendant les répétitions, elle s’est laissée aller - Pour Marvin Gaye, Amazing Grace est le plus grand album de gospel de tous les temps. Cet album s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires. C’est la plus grosse vente de gospel. Pour Cecil, le frère d’Aretha, cet album est un moment sacré dans l’histoire du peuple noir.

    Comme le contrat Atlantic arrive à terme, Aretha se prépare à négocier son renouvellement. Elle demande un million de dollars à Jerry Wexler qui les met sur la table. Puis elle demande conseil à Ruth Bowen qui lui dit d’en réclamer cinq de plus. Wexler et Ahmet Ertegun craignent tellement de revivre l’épisode du départ de Ray Charles qu’ils allongent les six millions sans discuter. Du coup, Aretha s’achète une belle villa sur le Upper Eat Side.

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    On pourrait croire qu’Aretha va faiblir avec le temps. Oh pas du tout ! Hey Now Hey (The Other Side Of The Sky) paru en 1973 est encore un solide album de Soul. Comme elle n’a plus de tubes, Aretha écarte Wexler. Elle fait appel à Quincy Jones pour la production. Elle sait ce qu’elle veut, comme on le voit avec « Hey Now Hey » qui ouvre le bal. On retrouve cette incroyable détermination qui la caractérise depuis le début. Avec Aretha, il faut que ça déménage. Pas question de rester assise là à rien faire. Et puis avec « Sister From Texas » qu’elle avait composé pour Esther Phillips, elle transforme le r’n’b en magie pure, d’autant que derrière ça cuivre et ça wha-whate à tire-larigot. C’est sur cet album qu’on trouve une belle compo de Carolyn, « Angel ». Elle fait aussi une reprise du « That’s The Way I Feel About Cha » de Bobby Womack et fait ses premiers essais d’overdubbing, comme venait de le faire Marvin sur What’s Going On. Encore un merveilleux plan de groove ambivalent avec « Mister Spain » qu’elle prend avec un tact spectaculaire. On flotte avec elle dans des vagues de Cassavetes d’images pénultièmes, dans un entre-deux mondes terriblement élégant de désordre infructueux. C’est probablement le groove le plus oblique de l’histoire des grooves obliques. Excepté Aretha et Nina Simone, peu de gens savent naviguer dans les eaux pourpres du Caire. Wexler dit que Carolyn a sauvé l’album avec « Angel ». Pour lui, Hey Now Hey est un flop. L’album ne se vend d’ailleurs pas très bien.

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    Elle revient trouver Jerry Wexler et Arif Mardin pour l’album suivant Let Me In Your Life. Elle espère faire repartir les ventes. Cet album est une nouvelle preuve de son écrasante supériorité. Aretha envoie la charge de la brigade légère avec le morceau titre. Groove de basse énorme signé Stanley Clarke. Elle est toujours très à l’aise. Elle sait étirer les bras au réveil et bâiller de bonheur à s’en décrocher la mâchoire. Elle tape une belle compo d’Eddie Hinton, « Every Natural Thing ». Bel hommage au fromage. Chuck Rainey prend la basse avec un son un peu plus dur. Dans « Ain’t Nothing Like The Real Thing », on a une fantastique ouverture de groove océanique. Aretha, c’est un peu la même chose que Chateaubriand : elle contemple la profondeur des siècles du haut d’un promontoire. Elle tire sur le thing de nothing à l’infini. Serait-elle la plus grande tireuse de syllabes du monde ? Aretha est une géante du romantisme black qui est infiniment plus élégant que le romantisme blanc, car bourré de feeling. Elle reprend l’« I’m In Love » du petit Bobby et l’emmène là-haut sur la montagne - whooo ohohooohhh - voilà une femme qui s’exprime dans l’éclat du groove ultime. Elle hurle à la beauté. Elle va bien plus haut qu’à son habitude. Quelle folle ! Quelle belle flamme de passion carbonique ! Encore un pur chef d’œuvre : « Until You Come Back To Me », merveilleuse plantation de la revanche. Depuis qu’elle règne sur le monde, la paix et la douceur s’imposent. Elle n’est pas comme les petits blancs dégénérés, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Les tordus de la vieille Europe ne s’agenouillent pas aux pieds d’une telle femme, car ils sont trop psychotiques. Et puis on a ce fantastique « Oh Baby », groove de l’aube naissante. Aretha tire sur sa voix. On est là dans la sur-puissance d’une chanteuse trop puissante. On accepte d’Aretha ce qu’on n’accepte pas de Carla Thomas. Question de voix. Elle tape dans Jerry Ragovoy avec « Eight Days On The Road », et pour une fois, on a du Ragovoy qui swingue énormément, alors que d’habitude, ça pleurniche élégamment dans les chaumières. Voilà un groove bananier d’exotica parfaite. Elle termine cet album fascinant avec une chanson de Leon Russell, « A Song For You ». Elle part à la découverte des vieilles barbes blanches. Elle ne fait que consolider l’assise de sa classe et affirmer l’ampleur de son génie transverse.

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    On retrouve Jerry Wexler et l’ami Arif à la prod pour With Everything I Feel In Me paru la même année, avec une Aretha nue sous un manteau de fourrure blanche. Comme souvent, Jerry Wexler propose à l’artiste qu’il couve un gros choix de compos et ça démarre avec « Without Love », un groove somptueux. Elle fait comme à son habitude, elle arrache la beauté du ciel. Elle tape ensuite dans Burt avec « Don’t Go Breaking My Heart » et là, on ne rigole plus. Elle mène la chose à train d’enfer. Elle screame dans la crème blanche du paradis. Elle tape ensuite dans du Barry Mann sans Cynthia avec « When You Get Right Down To It », une belle pop de Soul qui déploie lentement ses ailes, et doucement fouettée par un vent de groove. S’ensuit un nouveau coup de Burt, l’ineffable « You’ll Never Get To Heaven », chanté par dessus la jambe, par dessus le marché et par dessus les toits. Chuck Rainey monte « With Everything I Feel In Me » sur sa bassline et ça tourne au rampisme hallucinant. Le groove rôde sous les draps de satin blanc. En B, elle va taper dans Stevie Wonder avec « I Love Every Little Thing About You » puis Chuck Rainey revient ramoner « Sing It Again Say It Again », une grosse pièce de r’n’b idéale pour jiver un juke. Mais c’est la première fois qu’un album d’Aretha paraît sans hit. Pas de single dans le top forty. Aretha commence à en vouloir à Jerry Wexler.

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    L’année suivante, Wexler ajoute You à sa grande série Atlantic avec Aretha. Pochette superbe, Aretha se prélasse sur une pelouse au soleil. Son petit ensemble jaune ne dissimule pas grand chose. C’est dingue ce qu’on aime cette femme. Elle attaque avec « Mr DJ », une fantastique pièce de r’n’b trapu, bas sur pattes, secoué des glandes, élégant, tendu et rond. Quelle fête pour le bouleversement de tous les sens ! La fête se poursuit avec « I’m Not Strong Enough To Love You Again » et on se délecte de la classe d’Aretha. Elle continue de chanter au chat perché avec des hey hey de rêve. Elle attaque la B avec un « Without You » signé Sir Mack Rice. Alors évidemment ça chauffe dans la cambuse. Quelle fantastique partie de basse ! Et puis il y a tous ces grooves de rêve, « You Make My Life », « You » et « It Only Happens (When I Look At You) », l’hymne des jours heureux. Mais encore une fois, il n’y a aucun hit dans l’album. Alors Aretha va aller les chercher ailleurs. Chez Curtis qu’on surnomme le gentil géant.

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    Sparkle est la BO d’un film. Voilà un film bien chanceux car on nage dans le coton des compos de Curtis Mayfield. « Something He Can Feel » rassemble les conditions idéales du groove. Avec « Hooked On Your Love », Aretha tire son chariot et pour faire honneur à Curtis, elle brode pas mal de dentelle dans les aigus. Belle jam de juke avec « Jump », joué aux percus et monté sur beat funk. Aretha tape dans l’intrinsèque ! « Loving You Baby » sonne comme un gros hit de r’n’b trompetté jusqu’à plus soif. Aretha continue de claquer de beaux brins de démesure. Et elle boucle avec « Rock With Me », un groove de jazz énorme. L’histoire de cet album est à double tranchant, car s’il a relancé la carrière d’Aretha, il a brisé celle de sa petite sœur Carolyn à qui Curtis avait dans un premier temps destiné les chansons. Carolyn comptait sur Sparkle pour relancer sa carrière, mais sa sœur s’imposa.

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    Quatre énormités se nichent sur Sweet Passion paru en 1977 et produit par Lamont Dozier. Notre Aretha coiffée d’un chignon attaque avec « Break It To Me Gently » qui s’étend à l’infini, comme un océan. Elle va aussi loin que Bobby. Elle ne tape pas dans le haut de gamme mais dans le trop haut de gamme. Elle n’en finit plus de travailler la finesse de ses syllabes et de générer de l’émotion. Elle nous sort un peu plus loin le groove du paradis avec « A Tender Touch », monté sur des violons de satin mauve, illustration sonore du bonheur sentimental. On ne trouvera jamais mieux sur le marché. Elle attaque la B avec un « Touch Me Up » signé Holland Dozier Holland et donc ça sonne comme les Supremes, mais avec un bon gros beat popotin. Elle revient au slowah de rêve avec « Meadows Of Springtime » qu’elle élève au sommet de l’art total. Puis elle scoobeedoote avec « Mumbles », histoire de rappeler qu’elle fut à ses débuts une fabuleuse chanteuse de jazz.

    Aretha refuse toujours de chanter cette disco qui est alors à la mode, car comme Wexler, elle pense que la disco n’a pas d’âme. Il prétend que les gens de son niveau, Marvin Gaye et Curtis Mayfield, par exemple, ne s’abaisseraient jamais à chanter de la disco.

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    Sur Almighty Fire, Aretha interprète des compos du grand Curtis Mayfield. Avec le morceau titre qui ouvre les festivités, Aretha tape dans la belle Soul. Elle vient toujours récupérer ses couplets en hurlant, une vraie mère poule ! Dans « More Than Just A Joy », les anges du paradis l’accompagnent. Elle profite de la belle Soul violonnée de « Keep On Loving You » pour emmener ses troupes à l’assaut de la gloire divine, comme elle le fait depuis l’origine des temps. Elle profite de ce beau slowah de proximité qu’est « Close To You » pour grimper dans les nues. On ne met pas Aretha en cage.

    Mais c’est le septième échec commercial de suite. Aretha risque de devenir une has-been, alors que les Bee Gees font un carton avec « Saturday Night Fever ». Ahmet Ertegun prend contact avec Nile Rogers et Bernard Edwards de Chic pour produire un album à succès, mais Aretha pose ses conditions, alors ça ne marche pas. C’est Van McCoy qui va produire le nouvel album. C’est quitte ou double pour Ahmet Ertegun. Si l’album ne se vend pas, il sait qu’il va perdre Aretha.

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    Aretha se prélasse en petite robe jaune sur la pochette de La Diva et on se régale du spectacle de ses formes généreuses. Les gros cuts se trouvent en B. « Only Star » part sur un beat diskö, mais la fée Aretha transforme ça vite fait en pure magie. Elle chante avec une énergie infinie et reste dans l’exemplarité d’une fraîcheur de ton. Elle enchaîne avec le heavy tempo de « Reasons Why » puis elle livre l’une de ces beautiful songs dont elle a le secret, « You Brought Me Back To Life », classieux jusqu’au bout des ongles vernis. Arrive ensuite « Half A Love », groove de haut de gamme maximal, d’une classe invraisemblable, et vraiment digne des grooves de Marvin Gaye.

    En parallèle, Aretha rêvait de démarrer une carrière à Hollywood, comme l’avait fait Diana Ross. Elle espérait tourner un vrai film et on lui proposa une comédie, The Blues Brothers. Comme chacun, sait, elle y fait un carnage dans la scène du restaurant, avec « Think ».

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    Avec l’album Aretha, on entre dans les années 80 et dans une nouvelle période, la période Arista avec Clive Davis. Jerry Wexler avait fait d’Aretha une reine, Clive Davis va en faire une diva. Sur la pochette, Aretha est bien coiffée. On voit la femme qui a réussi, mais s’il en est une qui mérite sa réussite, c’est bien Aretha Franklin. D’autant que l’album est une fois de plus énorme. Elle reprend le vieux hit d’Otis, « Can’t Turn You Loose » et elle le trousse à sa manière. Elle fait ça mieux que toutes les autres, c’est criant d’évidence. Elle décolle ses ouahhh et swingue son r’n’b avec le génie habituel. Elle tape aussi dans le groove diskö avec « Take Me With You ». On assiste une fois de plus à une échappée belle de cette immense chanteuse. Elle n’a rien perdu de sa grandeur et de sa clameur. C’est de la très haute voltige, un imparable festival d’excellence notoire. Just perfect. Vous n’en finirez jamais avec Aretha car le festival se poursuit avec « Whatever It Is », qu’elle chante comme dans un rêve. Elle met du gras dans l’envolée. Il faut voir comme elle hurle dans l’immensité. Avec « What A Fool Believe », on assiste à l’explosion du génie vocal d’Aretha. Elle déborde de groove. Elle va loin dans la nuit. Sa voix la porte au-delà de la notion même de génie. Ce cut est pourtant du petit funk, mais avec elle ça prend des proportions terribles. Elle crie dans l’écume du bonheur. Elle incarne la puissance féminine. Encore une merveille absolue : « Together Again ». Aretha la géante se prélasse sur des couches de violons et elle reprend son vieux taureau par les cornes. Elle explore tous les formats mélodiques et balaie tous les a-prioris. Elle n’en finit plus de taper dans le haut de gamme et elle s’élève jusqu’au ciel pour crier oh sugar ! Incroyable comme elle est belle dans l’action. Aretha Franklin est très certainement la plus grande chanteuse de tous les temps. Lorraine Ellison qui monte aussi très haut ne saurait la surpasser. Que d’énergie dans la grandeur !

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    Sur la pochette de Love All The Hurt Away, Aretha s’est déguisée en passagère de l’Orient Express. Le morceau titre accroche immédiatement, elle chante avec George Benson et ça donne l’un des plus grands duos de l’enfer du paradis. Ils partent au groove comme seuls les grands jivers de jazz savent le faire. Pure magie. Puis Aretha explose le vieux hit de Sam & Dave, « Hold On I’m Coming ». Marcus Miller joue derrière elle une sacrée partie de basse funk. On ne saurait imaginer meilleure conjonction d’astres : Aretha, la Soul et la pétaudière. Elle sait allumer une lanterne au plus profond du néant, pas de problème. Plus loin, elle tape dans « You Can’t Always Get What You Want » des Stones. Le Reverend James Cleveland dirige la chorale et Marcus Miller passe sa basse funk au devant, alors ça devient très spécial. Une véritable aubaine ! Ça frôle la grandeur des Edwin Hawkins Singers. Elle démarre très brutalement la B avec « It’s My Turn », un cut qui fend la cœur, créant ainsi le moment idéal pour mourir et quitter cette terre ingrate. Rien d’aussi majestueux. Ce cut tient à la fois de l’infini, du delta et du crépuscule des dieux. Aretha crée ses propres ciels, elle ne fonctionne qu’à la mesure de l’éternité. Sa voix s’élève et nous élève. On meurt moins con quand on l’écoute - It’s my turn and I hope you understand - Mais comment une femme peut-elle chanter aussi bien ? Comment peut-elle devenir aussi belle ? Elle finit cet album fabuleux avec « Kind Of Man », encore un exercice de pureté mélodique. On suivrait Aretha jusqu’en enfer, si elle nous le demandait. Elle nous refait là le coup de la grande ouverture océanique, elle sait grimper et nous laisser transis de frissons. On appelle ça la volupté.

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    Au dos de la pochette de Jump To It, Aretha sort d’un gros paquet cadeau. Miam miam. Le morceau titre est une petite merveille de diskö-funk. Elle fascine encore plus avec « If She Don’t Want Your Lovin’ ». On retrouve cette voix qui a marqué le siècle et des millions de gens à travers la planète. Mine de rien, Aretha Franklin est devenue l’une des personnes les plus importantes du monde. Fantastique climat de Soul pacifiée avec « This Is For Real ». En B, on retrouvera un slow arethique de l’ère classique, « I Wanna Make It Up To You ». On parle désormais d’Aretha comme on parle des pharaons. Son art devient à la fois antique et intemporel. « It’s Your Thing » se veut funky en diable, monté sur une basse metal à la Bootsy. Absolument dévastateur ! Elle y va, la grande Aretha. Elle screame au détour d’un couplet. Inutile de chercher à comprendre, c’est elle la patronne. Voilà encore un disque sur lequel personne ne voulait parier. Et voilà le travail !

    C’est à cette époque qu’elle fait un voyage en avion si mouvementé qu’elle jure, à l’atterrissage, de ne plus jamais monter dans un avion. Au nom de cette phobie du vol, elle va refuser des fortunes. Plus de tournées en Europe, ni au-delà des montages rocheuses. Ree ne voyage plus qu’en bus. Ruth Bowen va essayer de convaincre Aretha de dominer sa peur, car elle perd trop d’argent. Aretha ne veut rien entendre. Elle va virer sa vieille amie Ruth et la remplacer par Dick Alen, qui est l’agent de Chuck Berry et de Little Richard. Ruth n’est pas surprise : si tu ne t’es pas brouillé avec Aretha, c’est que tu n’as rien vécu. Les brouilles sont sa spécialité.

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    Pour la pochette de Get It Right, elle s’est teint les cheveux en blond, comme le fit sa copine Etta dans les années 50. Ça démarre avec le morceau titre, pur jus diskö. Aretha reste pro. Elle s’en sort avec les honneurs. De toute façon, en 1983, tous les artistes noirs y passaient. Il leur était impossible de faire autrement. Il faut attendre « I Wish It Would Rain » pour renouer avec le groove de haut vol. Elle l’embarque à son altitude préférée avec ses ahhhh ehhh et ses ihhhh ihhhh habituels et ça reste très excitant. Aretha, c’est l’incarnation de la sensualité. Elle grimpe comme si elle chantait du gospel. La basse funk propulse « I Got Your Love » dans la stratosphère, et pourtant, il s’agit là d’un slowah de charme un peu popotin, mais Aretha le prend de travers et elle s’arrange pour ouvrir les cuisses du ciel. Elle termine cet album avec « Giving In », un superbe r’n’b, doux au couplet et miraculeux au refrain. Il faut voir comme elle tire ça avec ses ahhhh ehhhh !

    Une nuit, un cambrioleur est entré chez son père, le révérend Franklin. Il y eut un échange de coups de feu et le révérend se retrouva à l’hôpital dans le coma. Il y resta cinq ans, sans jamais revenir à lui. À la mort de son père, Ruth Bowen dit qu’Aretha changea radicalement. Elle ne fut plus jamais la même.

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    Comme toutes les divas de la Soul, Aretha dut taper dans la diskö. Elle voulait un younger sound to it. Alors voilà Who’s Zooming Who, paru 1985, qui démarre « Freeway Of Love », un hit diskö. Elle va chercher la fuckin’ diskö pour aller danser sur la piste avec John Travolta. Elle continue de faire sa diskö queen sur le morceau titre. Mais il y a trop de beat dans le cul de la diskö. Ça coulisse, d’accord, mais là n’est pas le propos. L’époque est trop paradoxale. Aretha s’acoquine avec Annie Lenox pour chanter « Sisters Are Doin’ It For Themselves », mais ça ne marque pas les mémoires au fer rouge. Elle passe ensuite à l’antillais pour « Ain’t Nobody Ever Lover You » et ça devient magique - Parlez-vous français - Aretha tient sa rumba par la barbichette. Puis elle balance une énorme giclée de diskö-Soul avec « Push ». Et l’album se termine sur un pur moment de magie : « Integrity ». Aretha va y chercher le groove nocturne de satin blanc et Dizzy Gillespie joue un solo de trompette.

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    Pochette signée Warhol pour l’Aretha paru en 1986. Elle attaque sec avec « Jimmy Lee » monté sur un gros beat teinté de diskö et un certain Randy Jackson joue de la stand-up pouet pouet. Elle fait ensuite un duo avec George Michael, sacrée mauvaise époque, tout de même. Elle tape dans le « Jumping Jack Flash » des Stones, accompagnée par Ron et Keef. Randy Jackson bassmatique tout ça très bien. Aretha supervise le malaxage. La B bascule dans la diskö avec « Rock A Lott ». Aretha danse la fièvre du samedi soir avec Travolta et il faut attendre « He’ll Come Along » pour retrouver la terre ferme, c’est-à-dire la grosse classe élévatrice d’Aretha. Elle arrache sa chanson du sol et s’envole avec. Elle réédite l’exploit avec « Look To The Rainbow ». Elle grimpe directement là-haut, elle hurle dans l’immensité, là où personne ne l’entend plus et elle devient sublime.

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    Retour au gospel avec un double album, One Lord One Faith One Baptism, et la participation de Mavis Staples. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’Aretha voulut produire elle-même cet album pour montrer au monde qu’elle n’avait besoin ni d’un John Hammond, ni d’un Jerry Wexler, ni d’un Clive Davis, ni d’un Luther Vandross et encore moins d’un Narada Michael Walden. Elle voulait rappeler que dans son enfance, le gospel avait fait d’elle un petite star. Ce disque est une marée chaude de bénédiction seigneuriale. On y entend pas mal de prêches, mais les envolées d’Aretha valent comme d’habitude tout l’or du monde. Elle fait chanter ses sisters, Carolyn et Brenda, la baby sister. Mavis et Aretha tapent dans le très haut de gamme avec « Oh Happy Day », le hit gospel absolu, certainement l’un des moments les plus émouvants de l’histoire de la musique moderne. Aretha monte par dessus les montagnes - Good girl aw aw - C’est complètement arraché du sol et à la fin du cut, Aretha salue sa copine - Ladies & gentlemen, my friend Miss Mavis Staples - Terriblement émouvant ! On assiste un peu plus loin à un combat de titans entre Aretha et Joe Ligon, dans « I’ve Been In The Storm Too Long ». Ils sont vraiment dingues tous les deux, Joe Ligon screame comme un diable et Aretha lutte au coude à coude avec lui dans les altitudes subliminales. Elles finissent toutes ensemble, Aretha, les sisters et Mavis avec « Packing Up Getting Ready To Go », Joe Ligon le screamer fou vient donner un coup de main pour ce final extravagant. Des disques de gospel comme celui là ? On n’en reverra pas de sitôt !

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    Sur l’insert de la pochette de Through The Storm, Richard Sassin rend hommage à Aretha : « Joy and sex and spirit and love and hope and pride and glory come together in her voice. » Ça commence par un duo infernal avec James Brown : « Gimme Your Love ». On se retrouve là au sommet de tous les arts. Deux des plus grands artistes de tous les temps font un véritable numéro de Soul funk. James s’énerve et Aretha lui tient tête - You’re my jam in a jar ! - Aretha revient à la Soul pure avec « Mercy », même si ça frôle la techno avec cette grosse caisse poussée devant dans le mix. Elle duette aussi avec Whitney Houston dans « It Isn’t It Was It Ain’t Never Gonna Be ». Elles foncent au diskö-beat. L’époque voulait ça. Whitney est bien gentille, mais on voit bien qu’elle ne fait pas le poids. En B Aretha duette avec Elton John pour le morceau titre et ils vont tous les deux se coller au plafond en frôlant le kitsch. Aretha fait aussi une version diskö de son vieux « Think », et même si ça sonne diskö, ça reste solide. Comme Jack Bruce, elle revient à ses vieux hits et les reprend avec un nouveau son. Elle finit par duetter avec Kenny G des Four Tops sur « If Ever A Love There Was ». Ah, on peut dire qu’Aretha sait duetter !

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    Plus le temps passe, et plus Aretha se transforme en lady. Il suffit de voir la pochette de What You See Is What You Sweat pour s’en convaincre. Encore un album fantastique qui s’ouvre sur une reprise de Sly, « Everyday People », un énorme r’n’b funkoïde d’alambic. Elle le bouffe tout cru. Rien d’aussi reconfigurateur que cette voix. Elle redevient la Soul Sister Number One d’Amérique. Avec le funk de « Mary Goes Round », elle nous fait perdre la tête. Elle shake son funk au shook de glotte. Puis elle tape dans Burt avec « Someone Else’s Eyes ». Comme Burt veille au grain, ça devient très sérieux. On ne peut espérer meilleure aviation dans le ciel de la victoire. Aretha est comme Dusty et Dionne, elle a besoin de ces mélodies ultra-sophistiquées pour s’élever et gagner les stratosphères. Burt n’a fait que ça toute sa vie, composer des classiques intemporels pour les plus grands chanteuses de la planète, Marlene Dietrich, Dionne, Dusty et Cilla, toutes embarquées au paradis de l’infinie beauté et voilà Aretha, superbe, effarante, elle remonte par paliers et s’en va faire son immense. Attention, ce n’est pas fini, car elle tape ensuite dans Michel Legrand avec « What Did You Give ». Elle frise le gospel, mais avec la touche Legrand. C’est un autre monde, un monde d’extrême sophistication. Elle boucle cet album pharaonique avec un remix infernal d’« Everyday People ». Elle adore ce cut de Sly - ooh shoo shoo - elle va chercher le truc et c’est à tomber. Le rêve de Sly repris par Aretha, rien d’aussi définitif. Et c’est même de la pure sauvagerie.

    On la vit cette année-là se produire dans un spectacle au Waldorf Astoria de New York. Aretha qui se croyait mince et gracieuse arriva sur scène en tutu pour danser le menuet. L’assistance fut choquée. Aretha ressemblait à un hippopotame en tutu. Embarrassé, Clive Davis déclara qu’elle dansait ses pirouettes avec une certaine agilité.

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    Portrait vénitien pour la pochette d’A Rose Is Still A Rose, paru en 1997. Avec le morceau titre qui fait l’ouverture, on se prend une giclée de diskö dans l’œil. Trop de son sur Aretha, ce n’est pas bon. « Never Leave You Again » bascule dans le groove de club et vire jazz, mais on s’ennuie un peu. Il faut attendre « Watch My Back » pour revivre, car Aretha est accompagnée par une basse énorme. Elle fait ses mmm du menton mais la basse est tellement présente qu’elle fait de l’ombre à Aretha. Cet album est flingué par une mauvaise production. Ray Charles détestait les producteurs et ne voulait pas entendre parler de conseils - Je ne veux même pas que ce putain de producteur soit dans le même immeuble que moi - Il faut se souvenir que Jerry Wexler et Luther Vandross furent les seuls qui eurent le courage - the balls - de suggérer des choses à Aretha sur sa façon de chanter.

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    On trouve deux énormités sur So Damn Happy qui date de 2003 : le morceau titre et « You Are My Joy ». « So Damn Happy » est violonné d’entrée de jeu et c’est embarqué à l’enfer vert d’Aretha. Elle semble créer des jungles impénétrables, tout sort d’elle, elle arrache tout et jette des gerbes au ciel. Elle redevient l’espace d’un cut la plus grande shouteuse de l’univers - Head on ! - Elle écrase son champignon. Impossible pour elle de calmer le jeu. Aretha est une folle zébrée d’éclairs de génie. Elle hurle dans les vagues d’une tempête. On continue de lui faire aveuglément confiance et on a bien raison car voici « You Are My Joy », le gospel de rêve, elle retrouve le secret de la grandeur spectaculaire du vrai gospel d’antan. Elle pousse sa voix de manière apocalyptique. Sur ce redoutable album se nichent d’autres merveilles : « Everybody’s Somebody’s Fool » et « Ain’t No Way », cuts puissants qu’elle relance à l’harmonique. De sombres critiques incompétents commençaient à prétendre qu’Aretha perdait sa voix. Mais si on écoute ce disque, on voit qu’elle fait exactement ce qu’elle a toujours fait : elle atteint ses notes les plus hautes sans produire le moindre effort.

    Le titre de cet album est d’autant plus troublant qu’Aretha voit disparaître un par un tous les gens qu’elle aime : Carolyn, son père, Erma, son frère Cecil, puis son autre frère Vaughn, Ruth Bowen. Elle ne voulait pas entendre ces informations, et surtout, elle ne voulait pas croire un seul instant qu’elles fussent vraies. Au final, elle ne voulut plus faire confiance à personne.

     

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    This Christmas Aretha paraît en 2008. Mémère a 66 balais. Mais elle fait exactement ce que fait Jerry Lee : elle casse la baraque. Avec « Angels We Have Heard On High », on dirait qu’elle chante comme une baleine. Elle revient au gospel des racines et reste dans le très grand art. Aretha remonte au sommet avec « This Christmas » qu’elle chante d’une voix de baleine des abysses. Sur la pochette on voit bien que sa poitrine tombe, mais on s’en fout, car elle chante comme une reine - Hey Donny my son sing it - Donny Hathaway entre dans la danse et ça devient énorme de Soul et de groove. Aretha nous allume comme en 1964. Ce disque est une horreur car Aretha n’en finit plus d’exploser les normes en vigueur ici bas. Et la fête se poursuit avec « My Grown Up Christmas List ». Elle chante toujours aussi divinement. Ça, personne ne pourra jamais le lui enlever. Elle revient au r’n’b avec « The Lord Will Make A Way ». Énorme ! Pur jus ! Elle tire tout le jus du r’n’b et les chœurs enchaînent. On croyait tomber sur un album ringard et finalement on se retrouve avec une bombe dans les pattes. Elle s’explose la glotte dans les amygdales et elle devient complètement folle. Elle grimpe encore, elle hurle d’une voix blanche jusqu’à la folie. On observe exactement le même phénomène que sur le dernier album de Jerry Lee : plus elle vieillit et plus elle éclate. Elle tape dans Englebert avec « Angels » qu’elle travaille au corps avec une classe inconcevable. Elle va bien au-delà de tous les sommets. Aretha n’en finit plus de grimper. Elle renoue avec la pure démence de groove en attaquant « One Night With The King » et elle redevient l’espace d’une chanson la plus grande chanteuse de tous les temps. Elle jette dans la balance tout le poids de son génie. Elle jazze, yeah, et joue avec la pure beauté formelle. Elle donne le vertige. Elle tape dans Mendelssohn avec « Hark The Herald Angels Sing » et pour ça, elle grimpe dans le haut de son registre, elle va jusqu’au bout du possible une fois encore et invente le gospel de l’immensité éperdue.

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    Nouvelle bombe en 2011 avec A Woman Falling Out Of Love. Sur la pochette, Aretha ressemble à une gamine. Ouverture du bal avec « How Long I’ve Been Waiting ». Voix bizarre mais voix. Elle chante à l’édentée comme Jerry Lee. Et comme Jerry Lee, elle règne sur la terre entière - Mah darlin’ - Elle amène ça comme une tarte à la crème. Aretha se veut reine du tartinage génialissime. Jusqu’à la mort. Elle tire toujours vers le haut, elle pousse des pointes, elle ne s’arrête jamais et devient de plus en plus belle. Elle va au faîte. Elle fruite ses cris. Aretha réveillerait les morts si sa religion ne le lui interdisait pas. Impossible de résister à son charme. Elle n’en finit plus de pousser la Soul dans ses retranchements. Ses cris restent toujours aussi purs et aussi beaux. Elle incarne tout le prestige de la soul depuis cinquante ans. Elle reste la plus juteuse, la plus vaillante et la plus attachante. Ce premier cut est une abomination. Vous êtes prévenus. Elle enchaîne avec un blues de B.B. King, « Sweet Sixteen » - When I first met you baby - Elle tient bien son blues. Elle nous remet aux abois. Et cette façon qu’elle a de battre le rappel ! Aucune chanteuse ne va là où va Aretha. Elle regrimpe au pinacle avec « I Can’t See Me ». Elle te tombe dessus, tu n’as même pas le temps de t’enfuir. Tu es cloué au mur par les hallebardes, tu es tétanisé par les frissons. Cette Aretha pourrait bien être le diable en personne. Son groove démolit toutes les murailles et tous les concepts. Elle jazze, elle groove et elle crie, elle crée des accidents de parcours puis elle swingue ses syllabes, tu n’auras pas ça ailleurs, ce mélange de swing, de jazz, de blues, de chaleur et de générosité. Dès l’intro, « Summer Place » sonne comme un classique. Elle prend possession de l’espace. Elle a déjà bouffé le monde. Que lui faut-il de plus ? Une oreille ? C’est ça. Elle chante pour qu’on l’entende au fond de l’éternité des vampires. Elle atteint un absolu d’éternité. Elle pousse ses Summer Place dans l’absolu du défendu, et elle crie toujours bien. Avec « The Way We Were », elle nous fait le coup du gospel inter-galactique violonné à outrance. Ce disque devient indécent tellement il est bon. « New Day » sonne comme de la diskö sur-produite. Aretha débarque dans le booty du beat et fait autorité. Elle règne sans partage sur ce funk perverti et trop produit. Au beau milieu de cette pluie de bananes, Aretha chante comme une reine égyptienne. Mais elle est bien trop urbaine pour toutes ces conneries. N’oublions jamais qu’Aretha vient de Detroit. Elle passe à l’enfer du jazz avec « When 2 Become One » et elle développe son truc sur un groove phénoménal. Encore un disque dont on ressort rincé.

    Dans une interview pour Ebony, Aretha déclare qu’elle vient de prendre de bonnes résolutions : Je vais perdre du poids, mieux m’organiser et laisser tomber ces connards de bonhommes - leave these bullshit men alone.

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    Son dernier album en date s’appelle Sings The Great Diva Classics, un album de reprises. Elle attaque avec un vieux hit, « At Last » qu’elle transforme en une pièce terrifiante de beauté formelle. Puis elle reprend un hit moderne d’Adèle Blanc-Sec, « Rolling In The Deep » pour l’exploser. Paf ! Plus rien. Il faut écouter Aretha, car elle reste bien la reine de la Soul. Il faut l’entendre hurler - ahhhh - et elle y revient encore et encore. Elle se livre là à une explosion de démence pure. Elle en fait une fabuleuse pièce d’exaction et elle la prend dans l’os. Il n’existe pas de mots pour décrire une pareille énormité. Aretha ne faiblit pas, bien au contraire ! Elle tape ensuite dans un vieux hit de Cissy Houston, « Midnight Train To Georgia ». Et là, comme disent les Portugais, elle tape dans le dur. Elle monte tellement qu’une fois de plus on se trouve privé de mots. Ça se passe à la fois dans la cervelle et dans l’ombilic. Cette femme est beaucoup trop forte pour les lapins blancs. Elle n’en finit plus de tirer ses chansons vers le firmament. Fuck les gars ! C’est Aretha, la bête, la femme fatale, la screameuse définitive, le reine des rêves de satin blanc. Quelle fabuleuse explosion ! Franchement, c’est à tomber raide. Elle va chercher le « People » de Barbra Streisand dans la stratosphère, tant qu’à faire. Elle transforme le plomb des balladifs en or pur. Il faut l’entendre se battre avec les couplets de « People », là-haut ! Elle tape ensuite dans « I’m Every Woman » un vieux hit de Chaka Khan et de Whitney Houston qu’elle colle à « Respect ». Elle commence par exploser la diskö puis elle tape dans son vieux hit et elle redevient complètement folle. Au secours ! On ne l’avait encore jamais vue dans cet état ! Elle fait subir le même sort à « You Keep Me Hangin’ On », le vieux hit des Supremes - Get out of my life ! - Puis elle explose le « Nothing Compares 2 U » de Sinead O Connor à coup de vocalises de jazz. Ne confiez jamais vos chansons à Aretha. Elle en fera de la charpie.

    On apprend qu’Aretha vient de casser sa pipe en bois, mais c’est à David Ritz que revient l’honneur de refermer ce chapitre. Il imagine Aretha aujourd’hui dans sa maison de Detroit : Je la vois regarder les photos de ses frères et sœurs adorés - Erma, Cecil, Carolyn, Vaughn - tous morts. Elle s’enfonce dans ses souvenirs. Comme elle l’a toujours fait, elle remplace les mauvais souvenirs par des bons. Pour se remonter un peu plus le moral, elle se dirige vers le grand piano, s’installe devant le clavier et laisse courir ses doigts sur les touches. Puis elle ferme les yeux et chante. Elle sent le bien-être monter en elle. Elle entend sa voix, toujours aussi claire. Cette voix tremble peut-être un peu avec l’âge, mais c’est sa voix, immortelle, profonde et parfaite.

    Signé : Cazengler, Aretha ton char

     

    Aretha Franklin. The Electrifying Aretha Franklin. Columbia 1962

    Aretha Franklin. The Tender The Moving The Swinging Aretha Franklin. Columbia 1962

    Aretha Franklin. Laughing On The Outside. Columbia 1963

    Aretha Franklin. Running Out Of Fools. Columbia 1964

    Aretha Franklin. Yeah!!! Columbia 1965

    Aretha Franklin. Soul Sister. Columbia 1966

    Aretha Franklin. Take A Look. Columbia 1967

    Aretha Franklin. Take It Like You Give It. Columbia 1967

    Aretha Franklin. I Never Loved A Man The Way I Love You. Atlantic 1967

    Aretha Franklin. Aretha Arrives. Atlantic 1967

    Aretha Franklin. Lady Soul. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Aretha Now. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Aretha In Paris. Atlantic 1968

    Aretha Franklin. Soul ‘69. Atlantic 1969

    Aretha Franklin. This Girl’s In Love With You. Atlantic 1970

    Aretha Franklin. Spirit In The Dark. Atlantic 1970

    Aretha Franklin. Live At The Fillmore West. Atlantic 1971

    Aretha Franklin. Young Gifted And Black. Atlantic 1972

    Aretha Franklin. Amazing Grace. Atlantic 1972

    Aretha Franklin. Hey Now Hey (The Other Side Of The Sky). Atlantic 1973

    Aretha Franklin. Let Me In Your Life. Atlantic 1974

    Aretha Franklin. With Everything I Feel In Me. Atlantic 1974

    Aretha Franklin. You. Atlantic 1975

    Aretha Franklin. Sparkle. Atlantic 1976

    Aretha Franklin. Sweet Passion. Atlantic 1977

    Aretha Franklin. Almighty Fire. Atlantic 1978

    Aretha Franklin. La Diva. Atlantic 1979

    Aretha Franklin. Aretha. Arista 1980

    Aretha Franklin. Love All The Hurt Away. Arista 1981

    Aretha Franklin. Jump To It. Arista 1982

    Aretha Franklin. Get It Right. Arista 1983

    Aretha Franklin. Who’s Zooming Who. Arista 1985

    Aretha Franklin. Aretha. Arista 1986

    Aretha Franklin. One Lord One Faith One Baptism. Arista 1987

    Aretha Franklin. Through The Storm. Arista 1989

    Aretha Franklin. What You See Is What You Sweat. Arista 1991

    Aretha Franklin. A Rose Is Still A Rose. Arista 1997

    Aretha Franklin. So Damn Happy. Arista 2003

    Aretha Franklin. This Christmas Aretha. DMI 2008

    Aretha Franklin. A Woman Falling Out Of Love. Aretha 2011

    Aretha Franklin. Sings The Great Diva Classics. RCA 2014

    David Ritz. Respect. The Life Of Aretha Franklin. Little Brown and Company 2014

    TROYES - 06 / 06 / 2018

    3B

    THE RUNAWAYZ

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    Dernière gâterie avant la migration d'été en Ariège, la teuf-teuf file sous la route écrasée de soleil, rendez-vous avec l'Angleterre, les Runawayz sont basés à Manchester, viennent nous montrer les dernières moutures du rockabilly à la British, vont scotcher sur place les amateurs qui n'en perdront pas une miette. Trois sets éblouissants, des tout jeunes, mais la maestria. Sans attendre, voici les :

    RUNAWAYZ

    N'avaient pas commencé que déjà l'on entendait la ziqmuc. Non, nous ne sommes pas des extra-lucides, mais avec cet ampli Marshall aussi massif qu'un bahut Renaissance et cette tête Fender aussi grosse qu'une tête d'éléphant, ne faut pas nous la faire, l'on ne s'attendait pas à des adeptes du bol tibétain, quand ils se sont installés la Fender de Joe Newman n'apporta aucun démenti à nos prévision, une planche de bois délavée, elle avait dû traverser des milliers de kilomètres à travers l'océan et servir de radeau-refuge à un ours blanc passablement énervé du rétrécissement en peau de chagrin de banquise préférée vu le nombre de griffures sur les bords... Nos supputations de fins connaisseurs se révélèrent exactes. Les Runawayz portent bien leur nom, fonctionnement réduit au strict minimum ( mais ils font le maximum ), ultra-brite, Joe lance le riff, joue le rôle du produit d'appel en tête de gondole, un éclair mortel, et tout de suite Curt Jones embraye à la batterie, n'avez pas le temps d'attendre que les feuilles jaunissent, coupe court à vos états d'âmes, le genre de forban qui fait tirer ses quatre-vingt dix canons pour couler un pédalo, et sur ce ce Sam French vous recueille le tout et vous le renvoie illico, l'a dû équiper sa big mama de cordes élastiques, vous chope l'obus au vol et vous le renvoie filer au fond du filet.

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    Un boucan d'enfer, faut rassurer les passants dans la rue, no problem, it's only rock'n'roll ! Enfin soyons précis, plutôt du rockabilly. Très bon pour la santé. Médecine vivifiante. Vous ne trouverez pas meilleur ailleurs. Au deuxième morceau, l'on reconnaît le Crazy Legs de Gene Vincent, des jambes d'athlètes, pas comme les vôtres qui pédalent dans la choucroute au bout d'un kilomètre, celles d'un sprinter-marathonien qui vous fait l'aller et le retour à une vitesse inimaginable. Des esthètes à leur manière, le Curt vous casse du bois sur sa Tama ( la rétama souventes fois ), Joe grille les riffs au barbeuc barbaresque, charbons ardents, vous désosse les côtes de bœuf au laser, un orfèvre de la fièvre de l'or pur.

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    Sam French s'affranchit et joint sa voix à celle de Joe. Se marient trop bien ensemble. Me faudra le deuxième set pour comprendre sa technique vocale, diable comment se débrouille-t-il pour qu'elle surmonte la tonitruance de l'orchestre, et s'impose sans effort. Un truc simple, m'en suis rendu compte lorsqu'il attaqué Burning Love et That's All Right Mama, les entonne avec le phrasé d'Eddie Cochran, avec la manière si particulière d'Eddie d'écraser la voix, de la faire dérailler, de la rendre éraillée, tout en gardant un débit d'une fluidité exceptionnelle, vous découpe les mots un à un tout en les reliant grâce à un influx nerveux hors du commun, les utilise comme des jalons acoustiques d'une netteté irréprochable, vous transfuse le rock avec du sang de nègre épais comme la guigne. Moteur hot rod lubrifié au vieux blues des familles. Ne se gênent pas pour taper dans le répertoire un Old Black Joe mixé avec un Whole Lotta Shakin' Goin' on, du battu et du rebattu, du classique hyper classistoc. Attention, s'emparent des morceaux et vous les transforment de pied en cap. Vous les reconnaissez mais mais ce ne sont plus les mêmes. L'esprit du rockab, la fureur du rock'n'roll. Empruntent dans le traditionnel mais ne les alimentent plus au gaz-oil, n'utilisent que des carburateurs au kérosène. Du vieux ils vous font du neuf ( passent allègrement au dix, onze, douze, poussent jusqu'au nombre d'or ), z'ont même des morceaux à eux – z'en abusent pas – mais un titre comme Things We Said Today, sonne comme un manifeste. Une provocation, à pousser les vieux rockers hors des sentiers herbus. Le rockab n'a pas changé, mais il n'est plus le même. Joe Newbon, doué comme il est, a tout juste vingt ans. Guère plus âgé, la contrebasse de Sam French ne roucoule pas le swing, un son plus clair, moins jazzy, rebondissant et anguleux, coup de jeune pour la vieille grand-mère, elle en sautille comme une petite fille qui frétille d'impatience de rencontrer le loup. Est loin encore d'avoir trente ans, Curt Jones et sa carrure de bûcheron, vous transplante les plants de batterie, les nourrit à la sève de baobab, les endurcit pour mieux vous pulvériser les oreilles. Aucun des trois ne joue pour lui. Tous ensemble, tous pour un, un pour tous et tous unis, pas de traces de cet insupportable égo de musicos qui vire à la démonstration oiseuse et gratuite.

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    Le troisième set sera grandiose. Le moment d'admirer le style de Joe, ne tire surtout pas la couverture à lui, mais il a cette façon hallucinante de descendre sur ses cordes, d'envoyer un rythme pour aussitôt catapulter la même phrase musicale, un chouïa moins grave que précédemment, mais avec cette impression vertigineuse que vous glissez sur une paroi de haute montagne verglacée, que rien ne vous arrêtera et que votre fin approche. Vous dépasse même, et court devant vous, la mort vous a oublié, en chemin, mais la voici à nouveau derrière vous... Les Runawayz décoiffent, vous réinventent le rockabilly, pas des Britishs par hasard, z'ont compris l'importance du son, de la masse compacte auditive dans laquelle le fan doit être enfoui de partout, un magma sonore impitoyable qui vous berce le cœur des rockers encore plus que le chant des sirènes. La nouvelle génération promet. L'a laissé les complexes parentaux au vestiaire, la fidélité aux vieilles pierres a ses limites, vous réinventent le rockab, sans ménagement, ne respectent rien, resaisissent ainsi ce sentiment intense et jubilatoire du rockabilly originel, repoussent allègrement les barrières et les anciennes frontières.

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    Finissent sous les acclamations, trempés de sueur, mais en pleine forme. Sourires et gentillesses aux lèvres, ravis de l'accueil qu'ils ont reçus. Y aura encore quelques concerts cet été au 3B, mais je serai absent pour les commenter. Béatrice Berlot la patronne me donne des remords. Qu'elle en soit remerciée. Ainsi que Fabien qui cajole la console.

    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Béatrice Berlot )

    THINGS WE SAY TODAY / THE RUNAWAYZ

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    Joe Newbon : guitar + vocal / Sam French : double bass + vocal / Curt Jones : drums + vocal.

    Enregistré en octobre 2017 at Rif Factory.

    Premier CD, six titres. Esthétique minimaliste. Noir, blanc, rouge. Tout dans le lettrage, des silhouettes blanches comme mangées par le temps au dos de la pochette.

     

    Hot & Bloody : une petite tuerie. Juste pour le plaisir. Le combo boume à dos de méhari, et ça fonce comme pour la prise d'Akaba. Rythme pulsé, le vocal qui morigène, la guitare qui crie, la batterie qui vous hache la boustifaille, la big mama qui gronde, toute cette compression pour qu'au final un break de drum emporte le morceau au paradis des rockers. Things we said today : la voix qui traîne et chantonne par en-dessous, mid-tempo sacrément bien envoyé, le vocal qui presse et le back-ground qui amplifie les sous-entendus. On règle les comptes au physique et à la métaphysique, c'est long mais l'on voudrait que cela ne finisse jamais. Remettent le couvert imperturbablement, faut bien trouver la solution idéale. She's my baby : beaucoup plus rockab que les morceaux précédents, leçons de style, tout ce qu'il faut savoir faire pour produire un bon rockab. Un soupçon de Carl Perkins pour le traitement, chacun y va de sa petite intervention, l'ensemble s'avère miraculeusement équilibré. Why : urgence pour les réponses, la batterie joue à la machine à coudre, la voix de Joe surfile en urgence, et la basse épouse le mouvement frénétique du balancier de la pendule devenue folle et que personne ne peut plus arrêter. Les aiguilles tournent à mille à l'heure et vous trouvez que ça passe trop vite. Vous avez raison, vous avez le droit de le remettre. Rebound : heureux comme des anglais sur leur île. Ligne droite infinie. Rythmique impitoyable et guitare en montagnes russes. Z'ont décidément l'art de vous entraîner dans des sarabandes interminables qui vous semblent durer à peine quelques secondes. Accélèrent comme des dératés à la fin. I want You To Know : retour aux anciens, un mix entre Buddy Holly et Eddie Cochran, plus une guitare qui se permet un petit moment, juste pour passer le pont, de mordre sur les années soixante, et puis cette batterie cahotique vous confère une épaisseur peu commune à l'aventure.

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    Les Runawayz vous jouent le rockab à la manière dont les groupes anglais entre 1964 et 1966 n'osaient plus s'y risquer. Sont au croisement de deux traditions. Retournent aux sources du rock'n'roll, mais elles sont plus nombreuses et générationnelles que beaucoup ne le croient généralement. Un CD qui fera le bonheur de ceux qui recherchent du nouveau. Une ligne de partage des eaux différentes. Un groupe à suivre.

    Damie Chad.

    01 / 07 / 2018 - BURRET ( 09 )

    LA VEILLEE FESTIVE ET POPULAIRE

    PIERRE GEFFLOT / THE BITCHI MICHI BAR

    DÄTCHA MANDALA

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    Pénardos au café à l’ombre du château de Foix et le mec est venu nous distribuer un flyer, papier glacier et aussi coloré que les ailes d’un papillon tropical, esthétiquement une réussite, pour le déchiffrage j’aurais eu besoin que les services secrets britanniques me livrassent une Enigma spécialisée dans la lecture des fines lettres roses sur fond jaune bouton d’or fleur de moutarde soutenue, après plusieurs essais de déchiffrements infructueux, je n’en ai pas cru mes yeux, l’impossible se matérialise parfois, encore mieux que l’apparition à Lourdes de la Sainte Vierge ( une sacrée sainte-n’y-touche dévergondée n’importe quoi qu’en disent les textes ) , incroyable, improbable, insoupçonnable, Dätcha Mandala à Burret !

    Burret, vous ne connaissez pas, un bled perdu au fond de l’Ariège, un patelin de quatre maisons tellement étroit que deux voitures ne peuvent s’y croiser, à tel point que les Ponts et Chaussée en ont été réduits à poser des panneaux à flèches prioritaires pour que la circulation puisse s’écouler, remarquez après Burret vous pouvez vous demander où vont les gens, il n’y a plus rien, si ce n’est des versants verdoyants de montagne déplumées à leurs sommets. Un trou perdu mais culminatif.

    LA VEILLEE

    Pas pour autant un désert. Ce sont les vieux du coin qui ont été contents. Alors qu’ils n’attendaient plus que la mort, les jeunes sont arrivés, Se ressourcer. Une tribu de néo-ruraux - ainsi les ethnologues les surnomment-ils - se sont éparpillés sur le territoire à l’abandon, L’ont dynamisé et se sont lancés dans le projet d’un Café-Epicerie au village voisin du Bosc - vous localiserez sur une carte d’état-major - l’on pressent un lieu d’échanges et de solidarité, le genre d’endroits qu’en règle générale les autorités préfectorales n’aiment guère. D’où l’organisation de cette Veillée dans le but de récolter des fonds.

    Une espèce d’aplomb rocheux tapissé d’herbe tendre, trop petit pour abriter un oppidum gaulois mais le nid végétal si accueillant que dans les anciens temps pastoraux l’on y édifia l’Eglise et son cimetière. Pour ce soir, l’ambiance est un peu plus païenne, des chiens et des enfants courent partout, l’on y distribue pour quatre euros des fallafels monstrueux et à cinquante centimes des crêpes vegan épaisses comme des dictionnaires. Tous les âges se côtoient, beaucoup de jeunes adultes et, preuve scientifique que l’altitude ne nuit en rien aux copulations frénétiques, une armada de bébés que des papas tout fiers exhibent et promènent au milieu de la foule tels des oriflammes vivants.

    PIERRE GEFFLOT

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    N’a pas de chance. Passe à l’heure la plus dure, celle des estomacs à la peau tendue qui crient famine, davantage de monde au stand bouffe-buvette que devant la scène. L’est tout seul avec sa guitare et son micro. Ne se décourage pour autant. Aligne des standards brésiliens et latinos, des babioles qui ne m’ont jamais fait vibrer, mais il s’en sort bien, l’a une belle voix, un peu écorchée et qui s’agrippe aux mélodies comme le lierre au chêne tutélaire. Epuise son répertoire sud-américain de Gracia a la Vidad à Commandante Che Guevarra, et l’on change d’hémisphère, Angleterre avec Mc Cartney et Pink Floyd, ose le saut à l’élastique dans le Vercors avec Joséphine et Bashung, et termine en beauté avec une version de Summertime dans laquelle il contrefait sa voix, tour à tour féminine - parfum Ella - et masculine - senteur Louis - et sort de scène sous une pluie approbatrice de remerciements et d’applaudissements. L’a ramé au début - quelques gamins statufiés devant l’estrade - mais a fini par coaguler tout un public attentif et admiratif.

    THE MITCHI BITCHI BAR

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    L’est bondé le troquet. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour dénombrer la clientèle. Huit au total. Clavier, batterie, basse, guitare, saxophone, chanteur. Petite vérole de kr’tnt readeurs, sais encore me servir de mes doigts, j’ai bien dit huit. Les deux autres ? Vous ne vous êtes donc jamais aperçu qu’un bar sans serveurs c’est comme un bâton de dynamite sans allumette ! Dans les situations difficiles reste à sauver les meubles, z’ont donc installé le comptoir sur la scène, prend de la place mais aux grands maux les grands remèdes. Donc deux serveurs, l’un grand et maigre, efflanqué comme un canasson étique, l’en a d’ailleurs le profil effilé, les dents longues et le rire chevalin, en tenue de garçon de café, l’autre c’est le beau gosse - tout de suite le chouchou des filles - tout ce qu’il faut pour plaire, le bob de marin, les larges bretelles, le sourire redoutable, les muscles saillants bronzés et la peau tatouée en bleu-pétrole, le premier joue le rôle du Narrateur, une histoire à vous chavirer le cœur, et l’autre fait le fier-à-bras, roulades, saltos, équilibre sur les bras, maintenant attention nos deus zigotos bossent aussi. N’arrêtent pas de remplir des petits verres, les posent sur un plateau et chacun son tour s’en va dans le public offrir le divin élixir fortement alcoolisé. Quand il a récupéré les verres sales il les jette de loin au comparse resté au bar qui les attrape au vol et se hâte de d’y reverser le nectar aux quatre roses afin d’entamer une nouvelle tournée distributive gratuite. Des bienfaiteurs de l’humanité reconnaissante. N’oublient pas non plus les copains musicos. Chaque fois que l’un est plongé dans un solo, ils se jettent sur lui, lui maintiennent la tête en arrière et lui font ingurgiter dare-dare le coup de l’étrier. Bref joyeuse cohue sur la scène, même que l’expression satané bordel serait encore mieux appropriée.

    Z’ont la musique festive, réjouissante et théâtrale. Un ballet méticuleusement mis en place. S’agitent de tous les côtés comme s’ils avaient coincé le petit doigt de leur pied gauche dans une prise électrique - essayez c’est rigolo - un véritable numéro de clowns, tout est pensé, rien n’est laissé au hasard. Un plaisir de les regarder. De les entendre aussi, un chanteur à voix profonde qui laisse aussi la place à ses potes, par exemple le bassiste avec sa guitare classique, ses cheveux gominés et sa fausse veste de toréador nous donnera une espagnolisante et désopilante aubade d’enamourado totalmente desesperado au bord de la mort, una muy triste cancion à vous faire hurler de rire. Ne s’arrêteront pas en si bon chemin. Vous servent une des miscellanées extravagantes dignes des grandes heures du rock alternatif français. Balancent bien la sauce, se remuent comme de beaux diables, miment sans discontinuer disputes offensées, bagarres de jeunes coqs, embrassades d‘ivrognes, ivresses burlesques, le tout sans s’arrêter de jouer, genre l’univers peut bien s’écrouler autour de moi je ne quitte pas de mes doigts virtuoses mon instrument chéri, y a trois cents personnes qui remuent consciencieusement des quatre membres et du popotin devant la scène et qui leur réservent une ovation finale méritée.

    DÄTCHA MANDALA

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    L’on change de dimension. Le rock sans teinture - entendez ce mot en sa signification alchimique - métaphysique n’est qu’un divertissement. Je préfère les groupes qui chassent la baleine blanche, qui se dirigent sans faillir vers ce que Rilke nommait l’Ouvert et Saint-John Perse l’Amer. Trois sur scène. Le triangle essentiel, la formule absolue. Nicolas Sauvey à la basse et au chant, Jean-Baptiste Mallet à la batterie, Jérémy Saigne à la guitare.

    Déjà vus à Paris, au Petit Bain ( voir KR’TNT ! 314 du 01 / 02 / 2017 ) les avais beaucoup appréciés. Un combo jeune et prometteur, proche de Zeppelin, c’est aux maîtres que l’on se donne que l’on reconnaît l’amplitude des ambitions et des rêves qui nous portent plus haut. Ce soir de février, ils avaient convaincu. Certes ils étaient encore près du démarquage, se tenaient dans le filigrane du riff, ne le lâchaient pas d’une seconde, le déroulaient et lui donnaient forme, ne quittaient d’un iota pas les patterns du heavy rock, la leçon était assimilée mais pas encore filtrée dans leur propre lymphe congénitale, toutefois l’on sentait que l’oiseau-tempête s’envolerait un jour du nid pour voler de ses propres ailes.

    Et ce soir dès les premières secondes, l’évidence de la métamorphose. De simples signes, de quelques secondes, mais suffisants pour que le public qui s’était dispersé durant l’inter-set rapplique en masse et se colle d’un seul allant devant la scène d’où il ne repartira plus. Presque rien. Des chuchotis. Des froissements. Du bricolage serait-on tenté d’insinuer perversement. Il n’en est rien, rien que ce placer des mains de Jérémy sur le corps de sa guitare, cet effleurement mat de corde, ce dosage savant et comme instantané des boutons, et puis ce bruit de lavabo en train d’avaler un serpent, ce moment où l’électricité devient son, ces fractions concassées de nano-secondes où le rock and roll apparaît comme la nudité rêvée d’Hérodiade dans le poème de Mallarmé, rien n’a encore eu lieu et tout est dit. De l’autre côté de la scène la voix de Nicolas feule dans le micro, il mouline des jambes et bondit tel un tigre vers Jérémy qui se porte à sa rencontre. Entre ses mains sa basse Rickenbaker exhale une longue plainte qui se perd dans le froufroiement soyeux du riff de Jérémy qui à peine né se meurt déjà de la lassitude de vivre, et la voix revient chargée d’échos, sinueuse et insaisissable, n’y a plus qu’à attendre, la suite qui déboule brusquement. Un simple break de batterie, prévisible, mais ici un galop fou, normalement Jean-Baptiste devrait vous désosser le riff proprement, vous l’articuler, vous le hahanner, vous le plier à sa volonté, bref zeplliner ad libitem, il n’en sera rien, il n’en fera rien, la harde sauvage des roulements est lancée et rien ne l’arrêtera. Plus jamais. Fini le vieux moteur à quatre temps et douze soupapes de décompression, Dätcha Mabdala s’est procuré une tuyère à propulsion quantique. Jean-Baptiste est partout en même temps. Gifle les cymbales, emballe la grosse caisse, tamponne sans fin les toms, se permet en plus le luxe de lever les bras et dé faire tournoyer ses baguettes entre ses doigts, vous catapulte la dätcha sur l’infini cyclopéen du mandala de l’univers. Attitude altitude.

    Les regards convergent vers Nicolas. A la basse, et à la haute diction du vocal. Baise des lèvres le micro et glapit comme un renard pris au piège dans son terrier enfumé, dommage pour les chasseurs, le voici qu’il rugit et surgit soudainement en lion royal, en félin géant, vous perce les oreilles et vous berce le cortex de gutturale prosopopées. Chant d’envoûtement et de foudre, le foutre du blues nous entraîne dans le maelstrom inquiétant de ses dérives, valse de lave incandescente, la dätcha brûle et l’on ne sauvera pas l’écurie des pur-sangs du rêve de leur cendre volcanique. Loots, Mojo, Uncommon Travel, Human Free, que ne faut-il crier, hurler, rager, s’époumoner, s’exproprier de soi-même, pour briser les chaînes des hommes, les images des écrans qui nous paralysent, et le film que l’ordinateur central, mental et menteur, nous passe en boucle, nous emberlificote la comprenotte, nous abreuve de nos faux-semblants, nous emmure de nos lâchetés, nous emprisonne dans nos propres murailles. Le chant scalpel décape et nous desquame de nos fausses prétentions. Frénétique, Nicolas tourne sur lui-même se jette à la rencontre de Jean-Baptiste, guitaristes face à face, chimère et tigre segaléniens qui se disputent pour mieux se partager la sapèque de l’existence, le rock réside en ses instants de sublime confrontations amicales, images iconiques de sa propre représentation qui imprime notre imaginaire et notre perception de la réalité. La Ricken requin de Nicolas s‘infiltre partout, squale d’eaux profondes en apnée prédatrice sous l’écumes sanglante des tempêtes de Jean-Baptiste, guitariste solitaire muré dans sa tour d’ivoire qui fomente les murailles d’Atlantis, la cité maudite qui nous ensevelira tous. Touche les cordes du bout des doigts comme si elles lui cisaillaient les mains. N’en déclenche pas moins des fureurs d’orichalque et des moiteurs de brumes métalliques empoisonnées qui s’accrochent par lambeaux aux roulements à tombeaux ouverts des toms tonnerre de Jérémy. Tambours impétueux de la destruction créatrice. Car c’est ainsi que s’engendrent les cycles. Yoga Yuga.

    Dätcha Mandala est bien la maison du sacré - Gauguin la surnommait du jouir - en construction. Apporte sa propre pierre philosophale à l’édification commune. Nous enseigne que toute notre énergie doit être au service de notre volonté de désir fou. Le torrent s’apaise sur un titre hommagial tiré du dernier album de Robert Plant. Plus un ultime et long moment de folie pure qui transporte le public vers les plus hautes cimes. Un intense fragment de poésie pure détaché du monde. Ce n’est pas une ovation qui salue les trois hérauts, mais une de ces clameurs qui marque autant une foisonnante gratitude qu’un immense respect. Pour ce qui vient dire d’être accompli là. Une porte, un chakra entrouvert.

    Damie Chad.