Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE - Page 79

  • CHRONIQUES DE POURPRE 463 : KR'TNT ! 463 : KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK / ROBERT WYATT/ PETER GREEN / / MOUNTAIN / LEONARD COHEN

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    A20000LETTRINE.gif

    LIVRAISON 463

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB KR'TNT KR'TNT

    07 / 05 / 2020

     

    KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK

    ROBERT WYATT / PETER GREEN

    MOUNTAIN / LEONARD COHEN

     

    Knox out

    mountain,leonard cohen

    Nouveau trou dans l’eau pour le clan Phillips : Knox Phillips vient de casser sa pipe en bois. Peut-on dire qu’il vécu une vie de rêve ? Ça paraît évident, quand on est le fils d’Uncle Sam, un homme que les prêtres de l’antiquité auraient appelé l’égal des dieux, s’il avait vécu dans l’antiquité. Uncle Sam a changé la vie de beaucoup de gens. On peut parler de millions de gens. Il a su le faire sans guerre ni politique. Avec seulement de la musique. C’est toute la différence. Et la raison pour laquelle il faut se prosterner devant lui jusqu’à terre et continuer d’ignorer les politiques et leurs chiens fidèles des médias.

    mountain,leonard cohen

    Knox et son frangin Jerry ont grandi auprès de cet homme. Peter Guralnick nous donne de tout petits aperçus de cette éducation dans l’immense ouvrage qu’il a consacré à Uncle Sam, Sam Phillips - The Man Who Invented Rock’n’Roll. Il nous montre comment Sam Phillips enseigne à ses fils Jerry et Knox l’importance de devenir soi-même, la nécessité de devenir rebelle sans basculer dans la marginalité, de toujours choisir l’individualisme plutôt que le conformisme. C’est son crédo : «You don’t need to be an outcast to be a rebel !». Uncle Sam dit aussi un jour à Guralnick : «Ne laissez jamais la célébrité et la richesse interférer avec ce que vous ressentez au fond de vous, Peter, si vous vous savez créatif.» Fasciné, Guralnick voit Uncle Sam professer le Verbe. Nous voilà de retour en Palestine voici deux mille ans.

    mountain,leonard cohen

    Guralnick nous décrit une autre scène de la vie d’Uncle Sam : certains soirs, il convoque toute la famille, Jerry, Knox et Sally (sa maîtresse) pour leur enseigner les aspects psychologiques du business. Les voilà tous à table, dans le dining room. Uncle Sam parle pendant des heures. Jerry n’en peut plus : «Ça devient ridicule, on est assis là pendant dix heures à l’écouter parler.» Une fois débarrassé du business, Uncle Sam placera toute son énergie de prédicateur et toute sa foi dans le Verbe, non seulement pour modifier la structure de l’atome et déplacer des montagnes, mais aussi pour ramener le Rock And Roll Hall Of Fame à Memphis. Il s’épuisera en vain. Le Hall restera à Cleveland. Uncle Sam ne pardonnera jamais à Ahmet Ertegun d’avoir influé pour le choix de Cleveland alors que de toute évidence, le choix de Memphis s’imposait.

    Guralnick nous parle aussi du temps où Uncle Sam voyait sa passion pour le business s’éteindre rapidement. Son frère Judd et ses deux fils gravitaient autour de lui. Judd qui s’occupait alors de ce qu’on appelle maintenant le marketing s’était mis à boire comme un trou. En bon trou qui se respecte, il buvait en allant se coucher et il buvait dès le réveil. Mais il était tellement flamboyant que personne n’aurait pu dire s’il avait bu ou pas. Un jour, Uncle Sam s’aperçut que Jerry commençait à se faire tatouer. Ça ne lui plaisait pas. Alors il lui mit ça dans la barbe : «Man, if you want to be a freak why don’t you just cut your damn arm off ?» (Fils, si tu veux faire l’intéressant, pourquoi ne te coupes-tu pas un putain de bras ?). Cette sortie digne des oracles de Delphes est entrée, nous dit Guralnick, dans la légende du clan Phillips.

    mountain,leonard cohen

    Vous vous souvenez d’Elvis ? Lorsqu’il fréquentait encore Uncle Sam, il était considéré comme un proche du clan Phillips. Elvis considérait Jerry et Knox comme ses neveux. Évidemment, les deux gamins éprouvaient une indicible fierté au contact de ce mec qui rayonnait encore plus que leur père, et ce n’est pas peu dire. Quand plus tard, Elvis se produira à l’International Hotel de Las Vegas, il enverra des invitations à toute la crème de la crème du gratin dauphinois, comme on peut l’imaginer. Dans le public, on pourra voir Burt Bacharach et sa femme Angie Dickinson, mais aussi Sam, Knox et Jerry Phillips.

     

    mountain,leonard cohen

    ( Jerry Phillips / Billy Wulfers / Eddie Roberston / Teddy Page )

    Désillusionné par l’industrie du disque et éminemment conscient de l’impossibilité de conserver son indépendance dans cet univers impitoyable, Uncle Sam n’encourage pas Knox et Jerry à suivre sa voie, mais les deux frères ont grandi dans l’ombre d’Elvis, de Wolf, de Jerr, de Charlie Rich, de Roy Orbison et de tous les autres, alors forcément, ils veulent en croquer. Jerry qui s’est mis à la guitare commence à fréquenter un certain Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music (Certains disent que Teddy Paige fut le premier à accuser les Beatles d’avoir ruiné le rock) - Jerry avait réussi à dénicher ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare - Teddy was semi-anti-social - Teddy Paige s’appelait en réalité Edward LaPaglia. Ensemble, ils montent les Jesters, avec Tommy Minga au chant. Ils ont un son qui tend plus vers le juke-joint que vers le teen club, alors en vogue en 1965. Teddy Paige apprécie les groupes anglais jusqu’à un certain point, mais il préfère un autre son - I was into Chicago blues and some of the Memphis style. I loved Freddie King and tried to get that sort of sound - Knox trouvait Teddy extrêmement bizarre, l’un des êtres les plus bizarres qu’il ait jamais rencontré : «He was one of the weirdest people I’d ever met.» Comme Uncle Sam autorise ses fils à utiliser le Sam Phillips Recording Studio de Madison, Knox commence à enregistrer les Jesters.

    mountain,leonard cohen

    Ils jouent quelques reprises, «Heartbreak Hotel» et le «Boppin’ The Blues» de Carl Perkins, mais ce sont les tremendous compos de Tommy Minga qui font la différence - sheer punk-blues ferocity - Alec Palao voit les influences de Willie Cobbs et des 5 Royales dans «Get Gone Baby», une bombe inédite qu’on trouve sur une compile Big Beat, Cadillac Men. The Sun Masters, parue en 2008. Fantastique machine rythmique ! Don’t come back no more ! Teddy Paige joue à la fucking insistance de suspension demented. Pour l’époque, c’est le son le plus moderne d’Amérique, avec celui du 13th Floor. Paige claque son beignet à chaque break, et derrière, quelle pétaudière ! On croirait entendre les Dixie Flyers ! Tommy Minga fait la pluie et le beau temps dans «The Big Hurt», encore une bombe inédite. Teddy Paige y joue comme le roi des punks, il joue au rentre-dedans, toute la violence du punk-rock de Memphis est là, dans ce raw définitif qui n’a d’équivalent que celui des Pretties et du 13th Floor. Si on aime les guitaristes qui ont du son, alors il faut écouter Teddy Paige défoncer «Stompity Stomp». Il faut imaginer la bête de Gévaudan avec une guitare électrique. Sa modernité d’attaque vaut bien celle de John Du Cann. Le génie de Knox est d’avoir su capter ce son, comme son père sut le faire avant lui avec celui de Scotty Moore. Et comme Dickinson saura le faire avec Tav Falco et Alex Chilton. Avec «What’s The Matter Baby», les Jesters se jettent dans l’excellence de la pétaudière. Tout explose dans le fond du studio avec ce fou de Teddy Paige livré à lui même. Pure mad frenzy ! Ils sont infernaux. Ils combinent les Anglais avec les Shadows of Knight, ça explose dans la purée. Ils montent «Strange As It Seems» sur le riff d’«I’m A Man», mais Teddy Paige rentre dans la couenne du lard avec une malveillance extraordinaire. Quel sale punk ! Les Yardbirds devraient prendre des notes. Teddy Paige a tout compris, il tiguilite sous la ceinture avec une violence surnaturelle. Merci Knox d’avoir chopé ce génie en plein vol.

    Avec les Jesters, Jerry et Knox reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. Dans le studio, Tommy Minga saute partout et Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». Teddy Paige compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la façon dont le chante Tommy Minga. Minga est viré. Teddy appelle Dickinson qui à l’époque est réputé pour son expérience et son anti-conformisme. Dickinson croit qu’il ne vient que pour jouer du piano, mais Teddy lui demande de chanter - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce qui l’intéresse, un mec capable de bien chanter les vieux trucs de blues, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent selon Knox a two-headed monster, Dickinson d’un côté et Teddy Paige de l’autre - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de roackalama, Dickinson chante au raw pur, il chante comme un nègre de bastringue et Teddy rentre dans le break de piano, ah quelle dégelée ! On croirait entendre le house-band d’un juke joint local. Knox est frappé par la monstruosité du son - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

    mountain,leonard cohen

    Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il sait prendre son My Babe. Aw Dick doest it right ! Derrière, Teddy Paige joue des gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il entre en lice pour se mettre en pétard, cet enfoiré joue au poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

    mountain,leonard cohen

    «Cadillac Man» sera le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

    mountain,leonard cohen,knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green

    Et puis voilà, Uncle Sam en a marre, il vend Sun à Shelby Singleton qui maintient Sun en vie au long des années soixante-dix, avec des gens comme Sleepy LaBeef qui arrive vingt ans trop tard. Et Jimmy Ellis, plus connu sous le nom d’Orion Eckey Darnell et que l’Escott étripe dans son book sur Sun - His style began and ended with affectation - Après avoir vendu Sun, Uncle Sam reste un peu dans le business, mais pas trop. Il manage des stations de radio et gère son portefeuille d’actions. Il se dit intéressé à produire Bob Dylan et aide Knox et Jerry à produire John Prine en 1978.

    mountain,leonard cohen

    C’est l’album Pink Cadillac enregistré au Memphis Sounds. On tombe sur une belle «Automobile». Ça joue au softy-softah d’excellence. Pus jus de Memphis Sound. Billy Lee Riley vient même donner un coup de main sur «No Name Girl». Si Robert Gordon ne recommandait pas cet album, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller l’écouter. Uncle Sam se montra extrêmement charitable à l’écoute de l’enregistrement. Il aurait dit à John Prine que c’était de la «basically good and honest music and I met the song and the song met me.» (c’est la bonne musique, j’ai chopé la chanson et la chanson m’a chopé).

    C’est là que Dickinson raconte l’anecdote du projet qu’il monte avec Knox et B.B. King. Knox demande à son père s’il veut bien assister à la session d’enregistrement de B.B. King et Sam refuse. No. Knox veut savoir pourquoi il refuse. Et Sam répond : «Tu ne peux pas aller voir Picasso et lui demander de peindre une petite toile comme ça, vite fait.» Dans un premier temps, Dickinson n’en revient pas que Sam refuse, puis il comprend. Sa réponse peut paraître présomptueuse, mais elle ne l’est pas du tout, c’est simplement sa vision des choses. Une fois qu’on sort d’une rude aventure créative, il est quasiment impossible d’y revenir - Everything in recording is input and output and when you lose that signal flow, you never get it back - On perd l’influx. Rien de plus vrai.

    mountain,leonard cohen

    Avec Peter Guralnick, Robert Gordon est l’autre grand mémorialiste du Memphis beat. Dans cette bible qui s’appelle It Came From Memphis, Gordon passe toute la mythologie au peigne fin. Cette bible est à la fois une inépuisable source d’informations qui ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, comme par exemple celui de Dewey Phillips, qui joua avec son émission de radio Red Hot & Blue un rôle capital dans le double avènement d’Elvis et d’Uncle Sam. Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé fut le truc le plus bizarre qu’il ait vu de toute sa vie. D’autres portraits encore, ceux de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (à la différence du house-band multi-racial de Stax, le house-band de Chips était un groupe de gens qui avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs qualités et particularités respectives).

    mountain,leonard cohen

    Avec celui des Jesters, Knox réussira a associer son nom à d’autres gros coups, comme par exemple le troisième album des Gentrys, sobrement titré The Gentrys, qu’il produit sur Sun en 1970, pour le compte de Shelby Singleton. On a là un album extrêmement solide, une sorte de gosse pop de Memphis dynamisée par un bassmatic énergétique. C’est enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, on reste donc au cœur de la mythologie. Les Gentrys se montrent à la hauteur avec notamment une reprise du «Stroll On» des Yardbirds. Ils sont sur le heartbeat, et Jimmy Tarbutton solote comme un poisson dans l’eau. Encore pire : «I Need You», où Jimmy Hart crie qu’il est un lover et pas un fighter. En B, ils drivent un fabuleux «Southbound Train». Ils jouent à la big energy, c’est bien nappé d’orgue et pulsé au bassmatic sévère de Steve Speer. On ne peut que se prosterner devant Knox, car il nous sort là un sacré son. Tout l’album tient en haleine. On est à Memphis et ça se sent, la pop se veut plus coriace, elle rocke le beat. Ils finissent leur «Help Me» avec un final qui sonne comme celui de «Sympathy For The Devil», pas moins. «Can’t You See When Somebody Loves You» vaut pour une belle pop d’élan martial, cuivrée à gogo. Il se passe toujours quelque chose à Memphis. On note aussi la présence d’une belle reprise de «Cinnamon Girl». Ces mecs ont tout pigé. Ils savent travailler la couenne de la psychedelia avec tact, mais en gardant tout le punch du Memphis beat. Ils font aussi une excellente cover du «Rollin’ And Tumblin’» de Muddy et passent avec «He’ll Never Love You» à la pop de grande envergure. Jimmy Hart monte se mêler aux harmonies vocales supérieures, alors que ça cuivre hardiment dans les parages. Quel festin de son ! Knox knocked it down.

    mountain,leonard cohen

    L’autre grand coup de Knox, ce sont bien sûr les fameuses Knox Phillips Sessions de Jerry Lee. Dans les années soixante-dix, Jerr était sous contrat chez Mercury et comme il enregistrait des albums de country à Nashville, il s’emmerdait comme un rat mort (dixit Choron). On tentait de le domestiquer pour mieux le vendre - Domesticity is for losers, not for the killer ! - Alors, il prenait sa bagnole en pleine nuit et filait à Memphis. Il appelait Knox pour lui dire de ramener sa fraise au studio : «Meet me at the studio, I wanna cut». Évidemment, Knox accourait. Jerr prenait un malin plaisir à garer sa Rolls dans les parterres de fleurs de la pelouse. Et quand pendant la séance d’enregistrement ils faisaient une pause, ils allaient boire un verre dans l’un de ces clubs de strip-tease ouverts toute la nuit. Jerr entrait dans le club et il attirait les filles comme un aimant. Le club reprenait vie. Parmi les musiciens qui l’accompagnaient lors de ces sessions légendaires, se trouvaient Kenny Lovelace qui est un cousin de cousin de Knox, et Mack Vickery, un vétéran du rockab que Jerr avait la bonne. Knox ajoute que si Jerr adorait revenir au Sam Phillips Recording Service de Madison, c’était surtout pour le son. Knox explique que son père avait conçu et construit de ses mains les chambres d’écho. Jerr adorait s’installer dans la salle de contrôle pour y entendre le son plein de sa voix et de son piano, ce qu’il n’avait évidemment pas à Nashville. Si l’album est si bon, c’est pour une raison bien simple. Knox mettait en pratique l’un des enseignement que lui avait transmis son père :

    — Si tu veux qu’un génie se laisse aller, tu dois créer les conditions pour ça !

    Sans doute influencé par Uncle Sam, Dickinson, avait lui aussi tendance à prophétiser et à énoncer des vérités. Selon lui, la grande spécificité de Memphis est de favoriser l’individu, et pas seulement la musique. À Memphis, les réussites sont toutes des réussites individuelles. Elvis, Jerr et Carl Perkins en sont les meilleurs exemples.

    mountain,leonard cohen

    Knox participe à un autre gros coup : l’album Elektra de Charlie Feathers, paru à l’initiative de Ben Vaughn en 1991, le sobrement titré Charlie Feathers. Dans le petit interview qui accompagne le disk, Charlie, sans doute influencé par Uncle Sam et Dickinson, commence par énoncer ses deux grandes vérités : la mort de la musique en 55 quand RCA a racheté le contrat d’Elvis. Puis l’origine du rockabilly : «It comes from cotton patch blues and from bluegrass.» (Le rockab vient du cotton patch blues et du bluegrass). Pour Charlie, pas besoin de drums pour jouer du rockab. Le slap suffit. Si on ajoute des drums, ça devient du rock’n’roll. Il rend ensuite hommage à Junior Kimbrough et aux black people who would pick up a git-tar and get to rappin’ on it. Il rend aussi hommage à Narvel Felts, the best singer in the world, et à Elvis - Those old records by Elvis on Sun, the sound that he got was unbelievable. Those records really explode ! (C’est dingue le son qu’avait Elvis sur ces vieux disques Sun, ces disques t’explosent en pleine gueule) - Sur cet album enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, la crème de la crème l’accompagne : Roland Janes et Bubba on guit-tahs, James Van Eaton on drums et Stan Kesler on bass. Des special thanks to Billy Poore apparaissent dans les crédits. Eh oui, la seule vraie littérature disponible sur Charlie se trouve dans l’excellent book de Billy Poore, Rockabilly - A Forty-Year Journey (et chez Guralnick, bien sûr, qui lui consacre un copieux chapitre dans Lost Highway). À cette époque, Uncle Sam s’est depuis longtemps retiré du circuit. Il laisse Jerry, Knox, Roland Janes et Stan Kesler s’occuper de tout. Charlie croit que Sam va venir au studio et le dit à Billy. Personne n’y croit. Mais Sam vient. Charlie avait raison. Sam reste quatre heures en studio.

    mountain,leonard cohen

    On retrouve Knox à la console sur pas mal d’albums de Dickinson, à commencer par le mythique Dixie Fried. Le son ! Good Lord, le son qu’ils ont là dessus ! Merci Knox ! Savourez cette excellente pièce de shuffle qu’est le morceau titre, signé Carl Perkins. Jim secoue le cocotier et des folles échevelées font les chœurs. Il pianote avec une belle violence, on est à Memphis, capitale de l’empire du fouillis foutraque. Dickinson et ses amis y coulent le bronze d’un groove de nègre à tête de whitey. Cousu de fil blanc mais bon. Encore une vérole avec «O How She Dances», présentation de cirque, avec the Tom Tom Orchestra et le son ! On a là un vrai boogaloo. Que dire de «Wine» ? Une fournaise classique, mais ça grouille de véracité apocalyptique. Ces mecs n’ont pas usurpé leur réputation, ils jouent comme des dingues. Si on veut savoir à quoi ressemble la frénésie dans un studio, alors il faut écouter ce wine wine wine all the time. Ils sont complètement incontrôlables. Comme son nom l’indique, Charlie Freeman joue librement. En plus, c’est cuivré à outrance. Oh la démence de l’effervescence ! Ils font aussi de la country, mais bien frite, avec «Louise». Là on est dans un bar du Deep South, désolé les gars. Si on n’aime pas ce son, eh bien il faut aller voir ailleurs. Ils font une belle cover de Dylan avec «John Brown». Jim groove ça sec, on a là un cut incroyablement bien tempéré et saxé dans la nuit. Tout le monde est là : Sid Selvidge, Dr John, Jerry Wexler, Dan Penn, Sam Phillips et John Fry.

    mountain,leonard cohen

    Knox est aussi associé aux fameuses Delta Experimental Projects Compilations. Le volume 1 est extrêmement intéressant, car consacré au blues primitif de Memphis. On y entend Furry Lewis, bien sûr, mais aussi Sleepy John Estes qui fourbit avec «Holy Spirit» un gospel blues de bastringue assez extraordinaire. Quel son ! On l’entend plus loin attaquer directement «Blind Mind In The Tear Gas», accompagné par Ry Cooder et Dickinson. Comme Jesse Fuller, Sleepy est un vétéran de toutes les guerres. Il a tout vécu avec sa guitare et c’est bien que Knox soit mêlé à ça. L’autre star de ce volume 1 n’est autre que Johnny Woods, accompagné par Lee Baker et Teddy Paige à la basse. Fantastique pétaudière que cet «Ol’ Man Mose» - Shake your boogie - Dickinson et Jimmy Croshwait font partie de l’aventure. Plus loin, on voit Johnny yodeller «Blue Moon» à la revoyure, comme s’il chantait du haut des Alpes autrichiennes. Mais le plus spectaculaire de tous s’appelle Thomas Pinkston. Il faut le voir gratter «Dozens» aux accords de valse primitifs. C’est du real downhome. On l’entend plus loin attaquer un autre cut en accordant sa guitare. Il éclate de rire et claque un accord complètement faux. Fuck, on est à Memphis !

    mountain,leonard cohen

    Oh, ce n’est pas fini. Il existe aussi un Beale Street Saturday Night produit par Jim. On y entend une belle ribambelle d’artistes, comme Sid Selvidge qui ouvre le bal avec «Walkin’ Down Beale Street». On entend ce merveilleux bluesman jouer du piano. Il est suivi par des chœurs du paradis et des trompettes New Orleans. Pure démence de la prestance ! Son truc pue la vraie vie. On entend plus loin Sleepy John Estes et Furry Lewis, mentor de Sid Selvidge, et plus loin encore Teenie Hodges, avec «Rock Me Baby», un blues spongieux chanté à l’agonie. Avec son «Frisco Blues», Johnny Woods bat tous les records de primitivisme. Il fait le train, comme tous les vieux renards du Delta. Surprise, voilà Mud Boy & The Neutrons avec une version trash d’«On The Road Again». Ils sont complètement à la ramasse et c’est noyé de violons. Encore un disk d’île déserte. Diable, elle devra être grande, cette île déserte !

    mountain,leonard cohen

    On retrouve aussi la patte de Knox sur deux des albums Mercury de Jerr, Odd Man In et 1-40 Country. Les deux albums sont enregistrés à Nashville et Knox supervise les overdubs. Le coup de génie d’Odd Man In se niche en B : «Jerry’s Place» - Well when you are feeling low/ What you need is a solid good lift - Jerr embarque ça en mode boogie - It’s great down at the Killer’s place - Fantastique montée en pression et joli haché de diction. Il ouvre le bal d’A avec le fameux «Don’t Boogie Woogie» repris en France par Schmoll et il enchaîne avec le heavy pounding de «Shake Rattle & Roll», histoire de saluer l’un des grands oubliés de l’histoire, Bill Haley. Il revient à son cher mid-tempo avec «I Don’t Want To Be Lonely Tonight» et ne peut s’empêcher de saluer une nouvelle fois LeadBelly avec le rompy rompah de «Goodnight Irene». Il évoque le paradis avec «When I Take My Vacation In Heaven» - I’ll rest on my burden forever - et réveille ses vieux démons avec un «Crawdad Song» qui sonne comme «High Heel Sneakers». L’harmo le suit à la trace. Jerr reste le maître du jeu. Il chante un couplet en coupe-gorge, il ne peut pas s’empêcher de rallumer sa vieille chaudière. Il boucle cet album fantastique avec une belle resucée de «Your Cheatin’ Heart» qu’il chante au chaud du menton, comme lui seul sait le faire. Morale de l’histoire : ne prenez pas les albums Mercury de Jerr à la légère.

    mountain,leonard cohen

    Par contre, 1-40 Country est nettement plus country. Jerr fait du plaintif pur. Avis aux amateurs de mélancolie, ceux qui savent verser des larmes dans leur bière.

    mountain,leonard cohen

    Quand en 1972 Jackie DeShannon vient à Memphis enregistrer Jackie, Knox fait partie du staff. Avec lui, il y a du monde dans la cabine : le trio de choc Tom Dowd/Jerry Wexler/Arif Mardin pour Atlantic et l’équipe d’American Recordings, notamment Reggie Young. On voit tout de suite qu’il y a du son avec «Heavy Burdens Me Down», belle tranche de heavy Soul. Jackie sait mener sa barque. Elle nous cueille au menton avec «Laid Back Days», une compo aussi ambitieuse qu’océanique. C’est juste gratté à la sèche et lointainement orchestré. En six minutes épiques et bien senties, cette fabuleuse pièce fondamentale nous embarque aussi facilement qu’une complainte de Laura Nyro. On peut bien dire la même chose de «Vanilla O’Lay» : cette pop lumineuse nous expédie dans un infini de beauté. Superbe, léger et idéal. Elle fait aussi une reprise de Van Morrison, «I Wanna Roo You». Elle s’en sort admirablement, sans barbe ni poil aux pattes. Comme elle a du chien, c’est facile. Elle épiphénominise l’armature d’un classique masculin.

    mountain,leonard cohen

    Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

    Signé : Cazengler, vieux chknox

    Knox Phillips. Disparu le 15 avril 2020

    Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

    Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

    Jerry Lee Lewis. The Knox Phillips Sessions. Saguaro Road Records 2014

    Jerry Lee Lewis. 1-40 Country. Mercury Records 1974

    Jerry Lee Lewis. Odd Man In. Mercury Records 1975

    John Prine. Pink Cadillac. Asylum Records 1979

    Charlie Feathers. Charlie Feathers. Elektra Nonesuch 1991

    Gentrys. The Gentrys. Sun 1970

    Jim Dickinson. Dixie Fried. Atlantic Records 1972

    Delta Experimental Projects Compilation Vol. 1. The Blues - Down Home. Fan Club 1988

    Delta Experimental Projects Compilation Vol. 2. Spring Poems. Fan Club 1990

    Beale Street Saturday Night. Omnivore Records 1979

     

    Les vieux de la vieille

    mountain,leonard cohen

    Quand on les croise tous les trois dans les pages de la presse anglaise, un fort sentiment de fin des haricots s’installe. Et ce n’est pas une vue de l’esprit. Dave Brock, Robert Wyatt et Peter Green tombent en ruine, comme tous les autres gens. Et si ce symbole de la jeunesse éternelle qu’était le rock prenait lui aussi un coup de vieux ? L’idée déplaît. Va-t-on si mal pour aller penser une chose pareille ? Ce rock qui joua cinquante ans durant le rôle d’un jardin magique nous protégeant des beaufs et des cons autoritaires serait-il en passe de se déliter avec ses chantres ? Gros malaise.

    mountain,leonard cohen

    Par définition, un jardin magique ne vieillit pas, mais voir surgir le visage parcheminé de Dave Brock plein pot en ouverture du Mojo Interview, ça bloque la cervelle. Fini le panache space-rock d’Hawkwind. Voilà qu’apparaît un vieux pépère au regard espiègle et au visage sillonné de rides même pas psychédéliques. Dave Brock ressemble à l’un de ces très vieux paysans usés par les labours et la misère, chapeauté d’un canotier à l’ancienne, le visage encadré de longues mèches filasses et barré d’une moustache de poils drus comme de la paille, le cou flanqué de deux horribles bourrelets de peau proéminents, comme l’est celui du dindon. Deux pages plus loin, une autre image nous montre Pépé Brock singulièrement affaibli, l’œil torve au fond de deux orbites profondément encavées et cernées de noir, la lèvre inférieure un peu pendante, comme si l’interview avait pompé ses dernières forces. Il reçoit Phil Alexander dans la cuisine de sa ferme du Devon, une région du Sud-Est de l’Angleterre.

    — Vous prendrez bien un peu de yogourt ? Recette maison.

    Pépé Brock n’attend pas les questions du journaliste occupé à cuillérer dans son pot en verre. Il se met à babiner. Comme tous les vieux, il raconte les mêmes histoires, celles du temps où il ne s’appelait pas Jacky, mais Dave Brock, pionnier de l’underground britannique. Et le voilà parti en goguette dans les méandres de ses vieux souvenirs d’Eel Pie Island, le fameux West London club, où il accompagnait des gens comme Memphis Slim, Sonny Boy Williamson ou encore le terrible Champion Dupree qui, détaille-t-il, l’index crochu levé bien haut, s’amusait à changer d’accord en plein cut pour se moquer des petits culs blancs et leur balancer : «You white boys can’t play the blues properly !». Pépé Brock évoque aussi le souvenir du premier manager des Who, Peter Meaden, qui l’initia au LSD. Il se souvient aussi des débuts d’Hawkwind à Ladbroke Grove, un temps béni où les gens vivaient ensemble, écoutaient des disques et prenaient tous du LSD. Ah le temps de la bohème !

    , knox phillips, dave brock, robert wyatt, peter green, mountain,leonard cohen

    — Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, Ladbroke Grove en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres... Oui, un temps où on vivait tous ensemble. On était tous sous acide, on grattait nos grattes et on montait des cuts sur un seul riff - Everyone had taken acid so it was a madhouse really - Une maison de fous ! Vous en voulez un autre ?

    — Un quoi ?

    — Un yogourt !

    Par politesse, Phil Alexander n’ose pas refuser. Après avoir sorti un deuxième yogourt du frigo, Pépé Brock ouvre alors le bal des célébrités, avec John Peel qui lui conseille de prendre Doug Smith comme manager, puis Dick Taylor qui produit leur premier album sur United Artists. Entre deux coups de cuillère dans l’épaisse mixture verdâtre, Phil Alexander demande :

    — Pourquoi le deuxième schmilibiliblick d’Hawkwind est-y-mily-mily...

    Il se reprend :

    — Est-y plus heavy que le premier ?

    — Huwie Lloyd-Langton avait quitté le groupe. He was a wonderful guitarist but he freaked out on LSD. Le pauvre Huwie ne supportait pas le LSD ! Et quand notre manager a vu qu’on battait tous les records de consommation d’acide, même ceux des 13th Floor, il nous a tous exilés à la campagne. Alors on s’est tous mis à la mescaline. Non c’est faux. Tous sauf John Harrison qui ne voulait toucher à rien. Alors on lui a mis de la mescaline dans son yogourt. Comme il aimait bien jouer au golf, on l’a soudain vu jouer au golf à poil, hé hé hé hé !

    Grosse crise de rire. Phil Alexander pose son pot et se met à rire tout doucement lui aussi. Soudain, il explose de rire. Il est même pris de convulsions.

    , knox phillips, dave brock, robert wyatt, peter green, mountain,leonard cohen

    Pépé Brock reprend le bal des célébrités avec le graphiste Barney Bubbles, Robert Calvert et Lemmy, tous les trois excentriques et tous les trois disparus. Pépé Brock se bidonne en racontant comment il s’est débarrassé de Robert Calvert à Paris, en l’abandonnant à l’hôtel où était descendu le groupe. Puis de Lemmy, en l’abandonnant aussi pendant une tournée américaine :

    — Comme vous le savez, dans un groupe, les petites choses finissent par prendre une importance considérable. Vous êtes en tournée et un mec est toujours en retard, alors, ça finit par devenir in-sup-por-table. C’est ce qui est arrivé. On n’en pouvait plus de devoir l’attendre.

    Alors que Phil Alexander commence à se déshabiller tout en pleurant de rire, Pépé Brock annonce la parution d’un nouvel album d’Hawkwind :

    — Oui, j’adore entrer en studio et enregistrer a good piece of music. J’ai l’impression qu’on continue d’avancer. Et à mon âge, un sens du fun est très important, car c’est une façon de dire que ce n’est pas fini.

    Arrive alors le souvenir d’une conversation au bar avec Kevin K qui se lamentait : «Comment peut-on imposer le spectacle du Keith Richards of today à des gosses ?». Pour lui, ça n’avait plus aucun sens. Il conservait visiblement une haute opinion du rock et continuait à jouer dans des bars pour le montrer. Mais il fallait bien admettre que Kevin et son public n’étaient plus de toute première jeunesse non plus. Soixante ou soixante-dix balais, c’est vrai qu’il y a encore une marge. Mais bon.

    mountain,leonard cohen

    Robert Wyatt et Peter Green, c’est encore autre chose. Ça fait une bail qu’ils sont tous les deux ratatinés, dose massive de LSD pour Peter et chute d’un quatrième étage pour Robert. L’un comme l’autre étaient cuits aux patates depuis longtemps mais ils font partie des musiciens anglais qui ont su devenir légendaires par la seule grâce de leur talent et d’une approche visionnaire du son. On feuilletait tranquillement Uncut l’autre jour quand soudain une photo nous fit bondir en l’air : Donovan qui était jadis si gracieux semble être devenu une sorte de gnome au visage en forme de poire, et l’image date de 2011. Quarante pages plus loin, nouveau cri d’horreur : Robert Wyatt fixe l’objectif d’un œil mauvais en tordant de ses grosses mains noueuses une pauvre trompette. Et encore trente pages plus loin, une photo de Peter Green donne le coup de grâce : un homme qui fut jadis considéré comme le roi des punks de l’East End ne ressemble plus à grand chose, avec une tête en forme de grosse courge et pas de cou. Peter a plus de veine que Pépé Brock : il échappe au cou de dindon. Uncut semble vouloir mettre un point d’honneur à montrer la réalité des choses. C’est un parti-pris éditorial assez courageux mais assez dangereux, car la réalité des choses peut décrédibiliser les gens et altérer l’éclat de certaines légendes. Comment fait-on ensuite pour aller écouter les derniers albums de Peter et de Robert qui sont pourtant excellents ? Pourquoi ne pas utiliser, comme le font les magazines putassiers, les photos plus ‘artistiques’, par exemple, si on prend le cas de Robert, celle qui orne la couve de Different Every Time, la biographie de Marcus O’Dair parue en 2014 et sur laquelle nous reviendrons d’ici peu.

    , knox phillips, dave brock, robert wyatt, peter green, mountain,leonard cohen

    L’image d’un vieux Robert tapi le regard mauvais au fond de son fauteuil roulant ne choque pas longtemps, car ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que Robert compte parmi les personnages les plus attachants de l’histoire du rock. Et il ne faut souhaiter à personne de vivre ce qu’il a vécu depuis son accident en juin 1973. Il a pourtant su trouver en lui les ressources nécessaires pour enregistrer l’un des grands classiques du rock anglais, Rock Bottom, puis par la suite d’autres albums pareillement réussis. Il en parle librement avec Tom Pinnock, qu’il reçoit dans sa maison de Louth, une petite ville d’Angleterre située à la même hauteur que Liverpool, mais de l’autre côté, face à la Mer du Nord. Comme tous les vieux, il reçoit son invité à table, et propose une part de gâteau aux carottes - Carrot cake - Oh, il a oublié le cake knife. D’un coup de fauteuil roulant, il fonce vers la cuisine et revient en brandissant un énorme couteau. Tom Pinnock croit sa dernière heure arrivée ! Robert ricane : «It’s a bit Agatha Christie !». C’était pour rire. Puis il enchaîne sur les avantages du fauteuil roulant, expliquant à Pinnock, occupé à mastiquer péniblement une énorme bouchée de carrot cake, qu’en fauteuil roulant, on peut s’asseoir où on veut, partout en ville. Pas besoin d’attendre qu’un banc soit libre. Pinnock qui est un être cultivé sait qu’il est tombé dans les griffes d’un pataphysicien aguerri. C’est Alfie, la femme de Robert, qui a trouvé cette spacieuse maison de Louth. Robert y a sa music room, avec tous ses instruments, son piano, ses livres et ses vinyles. Pendant que Pinnock mastique laborieusement une deuxième énorme bouchée de carrot cake, Robert est allé mettre un disque en route sur la chaîne. Il fout le volume à fond. Blast !

    — Ché quoi, formule péniblement Pinnock.

    — Shahram Nazeri, une chanteuse iranienne, hurle Robert par dessus le son.

    Comme c’est le jour de son annive, Robert ressert une autre part de carrot cake à Pinnock qui n’ose pas refuser. 75 balais, ça se fête ! Et comme beaucoup de vieux, Robert a un fils qui est infirmier à l’hosto local, donc ça aide, d’autant que la santé d’Alfie commence à flageoler. En plus, Sam sait bricoler, il répare tout dans la maison. Pinnock aimerait bien attaquer sur Soft Machine et Matching Mole, mais Robert ne parle que des petites choses de la vie, comme tous les pépères de son âge. Il observe Pinnock du coin de l’œil et guette le moment où il aura fini d’avaler sa deuxième part pour lui en servir une troisième. En attendant, il se fend d’une confidence :

    — L’une des choses qui change le plus quand on vieillit, c’est le passé. C’est comme si vous étiez né dans un village de la vallée. C’est tout ce que vous connaissez. Puis vous passez votre vie à escalader la montagne et en vous retournant, vous voyez que votre village n’est qu’un village parmi tant d’autres. Puis vous découvrez l’horizon, et votre village devient tout petit. Si loin.

    Tout rouge, comme congestionné, Pinnock demande, la bouche pleine :

    — Vous chauriez pas un verre d’eau ?

    , knox phillips, dave brock, robert wyatt, peter green, mountain,leonard cohen

    Robert revient avec une carafe d’eau du robinet et embraye sur une autre tirade métaphysique :

    — Ma vie ne fut qu’une suite de sprints, et fuck me, l’un après l’autre. It was fucking marathon ! Personne ne me l’avait expliqué. J’ai vécu constamment dans la panique, au lieu d’avancer tranquillement... Il est bon, hein ? Je vous ressers !

    Comprenant qu’il va devoir finir l’énorme gâteau, Pinnock cesse brutalement les politesses et passe à l’offensive : il branche Robert sur Choft Machine. Robert lève les yeux au ciel.

    — C’est dur de jouer dans un groupe, toute cette diplomatie et toutes ces testostérones qui bouillonnent dans les corps de ces jeunes gens ! Je préfère faire des disques seul.

    Il profite de cet aparté pour recadrer le débat.

    , knox phillips, dave brock, robert wyatt, peter green, mountain,leonard cohen

    — Les concerts et les musiciens célèbres ? Oh la la, je préfère me souvenir des virées dans la petite voiture d’Alfie, avec le fauteuil roulant dans le coffre, en route pour ce marchand de frites ambulant installé au bord de la route, a cup fo tea and a fag, moments of utter happiness that I remember.

    Oui, bien sûr, des gens célèbres l’invitent encore à se rendre à Londres pour participer à des événements médiatiques, mais Robert décline les invitations, car il ne fait rien sans Alfie. Entre deux interminables bouchées de carrot cake, Pinnock tente une dernière fois de brancher Robert sur le rock :

    — Mais vous devez bien encore avoir des chidées ?

    — Je chante pour moi. De temps en temps, je joue un peu de piano et me dis, tiens, ça sonne bien, il faudra que je m’en rappelle. Mais c’est un drôle de boulot que d’enregistrer un disque. Cumberstone business. Je préfère m’intéresser à d’autres musiques, celles que font les peuples diabolisés.

    — Cha veut dire quoi diaboliché ?

    — Si je suis si triste maintenant que j’ai 75 ans, c’est parce que le colonialisme n’a pas disparu. Il est devenu beaucoup plus subtil. On dit aux gens : on va vous débarrasser de vos tyrans et on va mettre à la place des MacDo et du coca-cola. Ça me rappelle le développement du catholicisme, abandonnez vos idoles et vos sorciers, prenez notre Christ et notre Bible et retournez au boulot. Notre modèle économique est la nouvelle Bible, c’est le même genre de piège à cons.

    Et Robert avoue aller sur YouTube pour voir comment les gens luttent contre la diabolisation :

    — J’ai trouvé des belles chorales scolaires en Syrie. C’est un bonheur que de les voir chanter. Il y a aussi une saxophoniste qui s’appelle Sophia Tyurina, en Russie. Les Ruses adorent les enfants prodiges. Ce que je préfère en ce moment, ce sont les musiques de danse moldaves. It’s a knockout !

    knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green,mountain,leonard cohen

    Peter Green vit dans le Sud-Ouest de l’Angleterre. Comptez deux heures de route en partant d’Oxford. Si vous débarquez chez Peter, il vous fera entrer rapidement et après une tasse de thé avalée sur le pouce, il faudra passer au front-room pour jammer, car chez Peter, on ne cause pas, monsieur, on jamme. Le voisin Paul arrive et hop, c’est parti pour une jam informelle, un coup de «Lucille», un coup de ce vieux coucou des Shadows qui s’appelle «The Young Ones», un coup d’«Help» et exceptionnellement un coup d’«Oh Well» le seul cut de la grande époque que Peter accepte encore de jouer. Oui, car il fut un temps où Peter disposait d’un supernatural talent pour transmuter le plomb du blues des Amériques en or sonique, c’est-à-dire un Green sound unique au monde. Ses camarades Jeremy Spencer, John McVie et Mick Fleetwood le voyaient comme un génie, ce qu’il était au fond, mais ça le barbait qu’on le considérât ainsi.

    knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green,mountain,leonard cohen

    Peter n’a jamais été très bavard. Pour lui tirer les vers du nez, il fallait se lever de bonne heure. Quand Clapton qui venait de se faire friser comme un caniche lui fit remarquer que pour devenir célèbre, il valait mieux faire un effort vestimentaire, Peter ne répondit rien et se contenta de sourire. Comme son héros Skip James, Peter aurait bien aimé ne jamais naître, comme ça au moins, pas besoin de parler pour ne rien dire. Tout le monde se souvient qu’à une époque Peter portait la barbe et une grande robe blanche sur scène. C’était sa façon de dire non à tout, surtout à la mode, à Clapton et au succès. Il distribuait tout son blé dans la rue et s’il parlait, c’était uniquement pour essayer de convaincre ses collègues de Fleetwood Mac d’en faire autant. En 1970, après trois ans de Fleetwood Mac et trois albums bourrés à craquer de Green sound, il largua les amarres. Adios amigos.

    knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green,mountain,leonard cohen

    Comme il devait encore un album par obligation contractuelle, il alla passer une nuit en studio pour jammer. On entend le résultat sur The End Of The Game paru en décembre 1970. Cet album bizarre portait bien son nom : le fin de la rigolade. On y trouve qu’un seul bon cut : «Bottoms Up». Peter semble jouer dans son coin alors que de l’autre côté, la rythmique fait chambre à part. On est à l’hôtel des culs tournés. C’est un véritable chef-d’œuvre de violation des accords dichotomiques. Peter transmute le plomb de la connerie contractuelle en or-nithorynque à sept pattes. Dans l’idée, c’est superbe et même insolite, digne du Bestiaire de Guillaume Apollinaire. Et comme il faut une petite cerise sur ce gâteau, «Bottoms Up» est en plus interminable, comme l’impose l’étiquette apanagique des jams. Par contre, après, ça se dégrade horriblement. Avis aux amateurs. On se croirait parfois chez John McLaughin ou sur l’un de ces mauvais albums de jazz expérimental qui ne servent à rien d’autre qu’à nous faire bâiller d’ennui mortel. Tous ceux qui ne l’ont pas écouté sont même allés jusqu’à considérer The End Of The Game comme un album culte ! Franchement, qui irait s’amuser à faire un disque culte par obligation contractuelle ?

    Puis Peter entama sa période de clochardisation. Il en avait la tête de l’emploi. Ça aide. Il commença par séjourner dix jours chez son copain Zoot Money sans décrocher un mot. Puis pendant quelques décennies, il disparut des radars, enregistrant un album ici et là. Il fit tous les petits métiers inimaginables, fit même un brin de zonzon à Brixton pour avoir accusé son comptable de lui barboter tout son blé, puis alla s’échouer comme une baleine à l’agonie chez son frère à Great Yammoth : il mangeait, il dormait, puis il remangeait et redormait. Il transmutait le plomb du temps en caca.

    Pendant ce temps, des journalistes s’amusaient à délirer sur la malédiction qui frappait les guitaristes de Fleetwood Mac. Une sorte de destin malveillant les avait précipités tous les trois dans d’insondables abîmes de perdition : Peter, comme on a pu le voir, puis Jeremy Spencer qui, un an après le départ de Peter, quitta le groupe en pleine tournée américaine pour rejoindre une soit-disant secte religieuse, et enfin Danny Kirwan, qui finit pauvre et alcoolique avant de casser sa pipe en bois il y a un an ou deux. Alors évidemment, si un journaliste s’amène la bouche en cœur pour brancher Peter sur la malédiction, il aura la réponse qu’il mérite.

    knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green,mountain,leonard cohen

    Le plus surnaturel de toute cette histoire, c’est que Peter refit surface dans les années 90 avec le Splinter Group et quelques excellents albums. Cozy Powell y battait le beurre, et quel beurre ! Un docu de la BBC datant de 1996 nous montre un Peter fraîchement marié et étrangement volubile, comme s’il avait repris une dose massive de LSD. Le Splinter Group commençait à devenir énorme, mais en 2005, Peter décida de stopper brutalement les machines, au motif de problèmes de concentration.

    C’est là que, profitant d’un hiatus du Fleetwood Mac américain, Mick Fleetwood et John McVie eurent l’idée saugrenue de monter un gros coup à Londres en reformant le Fleetwood Mac original. Les gros coups ont le vent en poupe, comme on sait. Contactés, Peter et Jeremy Spencer donnèrent leur accord. Ils semblaient guillerets. Mais au dernier moment, Peter se retira du projet, il n’était pas question d’aller re-transmuter le plomb des vieilles peaux en une pluie d’or qui allait tomber dans les caisses des tripatouilleurs du showbiz. Il leur répondit d’aller transmuter leur mère.

    knox phillips,dave brock,robert wyatt,peter green,mountain,leonard cohen

    Tout ce qui l’intéresse, c’est aller à la pêche et jammer dans son front-room. Faut pas le faire chier avec les projets à la mormoille. Il aime bien aussi passer du temps au téléphone avec Jeremy. Oh, ils ne se sont pas vus depuis dix ans, mais Jeremy l’appelle deux fois par an, pour Noël et pour son annive, comme le font tous les vieux. Peter parle du livre sur Socrate qu’il est en train de lire et avoue qu’il a du mal à arquer et qu’il doit utiliser un fucking déambulateur, comme tous les vieux. Ils discutent un peu de musique et tombent d’accord pour dire que «Temptation» des Everlys est un sacrément bon morceau.

    Signé : Cazengler, vieux schnock

    Tom Pinnock : I’m so somewhere else now. Robert Wyatt. Uncut # 274 - March 2020

    Rob Hughes : Man of the world. Peter Green. Uncut # 274 - March 2020

    Phil Alexander : The Mojo Interview. Dave Brock. Mojo # 282 - May 2017

    MOUNTAIN ( II )

    z9162pic.jpg

    Debout les morts ! C'est au flanc du rocher que l'on voit les premiers de cordée in action. Pas pour rien que les ricains ajoutent souvent le terme '' missing'' devant les deux derniers mots de la phrase précédente. Chose promise, chose due, chez Kr'tnt ! l'on ne recule devant aucun sacrifice. Nous voici dans le piémont himalayen, au camp de base numéro 1. Au programme cette fois, l'ascension de la bête par la face Est, le côté du soleil levant. Certes, un peu moins prise de tête qu'une virée sur Le Mont Analogue de René Daumal, mais pas obligatoirement une partie de plaisir, n'ayez crainte si au premier contrefort le soleil se retrouve avec son œil crevé, ne confondez pas la traversée du passage piéton d' Abbey Road avec les deux premiers disques de Mountain. Bien sûr, il y a deux entourloupes dans la chaloupe, le premier album présenté n'est pas de Mountain, mais ce n'est vraisemblablement pas un hasard s'il porte le titre de Mountain, et à la manœuvre est déjà présente une bonne partie de l'équipe du futur groupe montagnard à savoir Leslie West, Felix Pappalardi, Gail Colins. En second lieu ne soyez pas étonnés, songez que Martin Heidegger nous a prévenus : l'origine n'est pas nécessairement au début ! Pensez aussi à cette théorie mathématique qui nous assure que le milieu d'un segment de droite n'est pas obligatoirement sur ce segment.

    C'est Felix Pappalardi qui a repéré Leslie West avec son groupe : The Vagrants. Nous reparlerons de ces vagabonds une autre fois. On ne refuse pas une proposition de l'homme qui a travaillé avec Cream... Plus qu'un honneur, un devoir.

    MOUNTAIN / LESLIE WEST

    Leslie West : guitar, vocal / N. D. Smart II : drums / N. Landsberg : organ / Felix Pappalardi : bass, keyboards, production

    z9150westmartin.jpg

    Blood of the sun : Leslie bourdonne à la guitare pratiquement en tapinois, par contre il arrache le vocal, vous le dégueule à la manière d'un blues shouter qui se serait caressé le gosier à la toile émeri, avec l'hypocrite rythmique bélier qu'assure le reste de l'équipage l'on ne peut pas dire qu'ils soient vraiment discrets, imaginez plutôt un vol d'hatzégoptérix en vitesse de croisière vers le soleil, sûr qu'il y aura du sang quand ils le traverseront car l'on sent bien qu'ils ne sont pas du genre à faire un détour quand un obstacle se dresse sur leur chemin. Long red : tout frais, tout léger au début, vous vous croiriez sur le Led Zeppe 3, Norman Smart trottine allègrement, mais le Leslie vous a une voix à vous transporter dans une tragédie de Sénèque, et pour brouiller le miracle sa guitare vous tire la langue sur les dernières mesures. Vos interrogations métaphysiques vous reprennent : est-ce du blues folklérisé, ou du folk bluesérysé ? Pentes douces. Better watch out : amplitude vocale, Leslie l'ouvre comme un lion qui rugit, rajoutez-y sa guitare impertinente et vous comprenez que vous n'êtes pas sorti de l'auberge, Leslie vous offre en même temps et la peau soyeuse du tigre et les filets de sang séché sur la fourrure. Belle ménagerie ! Blind man : assez plaisanté, l'on est planté en plein dans le blues le plus puissant, un petit côté à la Hendrix pour les paroles et la guitare, et le band derrière qui vous enfonce quelques poignards dans le dos juste pour voir s'ils savent bien viser. Vous êtes obligé de reconnaître qu'ils gagnent à tous les coups à ce petit jeu. Cruels, mais efficaces. Baby, I'm down : l'on hausse le ton, toujours dans le blues mais l'on en rajoute à tous les étages, l'on n'est pas encore au sommet de la montagne, un sacré groupe d'alpinistes tout de même. Prennent leur temps, mais ils vous surprennent à chaque détour du chemin. Une sacrée dégringolade à la fin sans corde de rappel pour limiter les dégâts. Dream of milk & honey : que disions-nous, ils ont déjà trouvé l'archétype du Mountain sound, ne misent pas sur l'écho en réverbe, non sont plutôt des partisans de la masse sonore qui s'impose d'elle-même sans avoir besoin de bouger le petit doigt. Manière de parler parce que les phalanges de Leslie elles s'activent méchant sur sa guitare clitoris. Storyteller man : un orgue qui carillonne joyeusement à l'église comme pour un mariage, tout à l'air de marcher mais il est sûr qu'il vaudrait mieux se méfier, et maintenant le Leslie il chante comme s'il vous crachait des becs de chalumeau sur le museau, pas de panique, vous vous êtes fait sonner les cloches, mais en douceur. This wheel's on fire : tiens, tiens un morceau de Dylan qui rappelle quelque peu le titre d'un album de Cream, peut-être une manière symbolique de hausser la barre, en tout cas le Leslie chante comme s'il était en train de taper à la porte des fournaises de l'enfer, et derrière le band vous tisse une musique néronienne, mélodramatique à souhait, et tout cela se termine par un bouquet de notes aussi cristallines que des étoiles de Ninja qui s'enfonceraient dans vos paupières. Look to the wind : l'on se calme, fausse impression, l'on repart pour une nouvelle anabase, et derrière vous avez un orchestre qui vous pond un générique de film, puissant et lyrique, la voix de West vous entraîne et vous le suivez en sachant que vous risquez d'y perdre la vie, mais le jeu en vaut la chandelle. Southbond bound train : fonce dans la nuit, inutile de regarder par la fenêtre, le mieux c'est de courir sur le toit des wagons en compagnie des pistoleros de la mort foudroyante vers la voiture qui transporte la paye des mineurs, sera toujours temps après d'échapper à la cavalerie comanche. Rien à reprocher, parfois la vie est excitante. Because you are my friend : on le sentait venir, le Leslie n'est pas uniquement une grosse brute qui vous applique le riff chaud brûlant sur la cuisse comme s'il marquait un long-horn de son troupeau, se la joue cool, le soir autour du feu de camp, vous sort l'acoustique et vous farfouille un truc tout doux rempli de sentiment et de délicatesse. Un peu comme s'il voulait s'excuser de vous avoir de temps en temps malmené. Ne lui dites pas que vous adorez. C'est un tendre.

    z9145pochettefrançaise.jpg

    ( Pochette française )

    Vous frétillez, vous croyez que l'on va s'attaquer illico à Climbing ! Que non on est trop bon, on vous a réservé une petite surprise, ce dimanche-là, Steve Knight, qui vient de remplacer Norman à l'orgue, Smart à la batterie, Pappalardi et West, qui viennent de monter Mountain, donnent leur troisième concert. Un peu de monde, ce dimanche 17 août 1969, juste un demi-million de personnes, à Bethel, au Festival de Woodstock, si vous préférez. Feront sensation, mais ne seront pas retenus pour le film, ni sur le disque, un scandale...

    MOUNTAIN LIVE AT WOODSTOCK

    Z9153BOOTLEGWOOSTOCK.jpg

    Stormy monday : le gros blues qui tâche. A la puissance mille. Steve Knigth fait du rase motte sur son clavier, Pappalardi poinçonne à mort, Corky gâte divinement la mayonnaise, la guitare klaxonne et le chant de West dévale de la montagne tel un gros rocher qui roule sur vous et vous transforme en charpie sanglante. Vous êtes cuit aux petits oignons. Ne vous laissent même pas les larmes pour pleurer. Theme for an imaginary western : c'est Pappalardi qui l'a emmené dans ses bagages, le morceau a été écrit par Jack Bruce de Cream. C'est lui qui chante, belle voix, romantique, une manière bien à lui de faire traîner les syllabes sans ralentir son flow, beau travail de Corky qui ponctue à la perfection l'air de rien, et puis Leslie s'en mêle, Felix emmène la nostalgie, mais West emporte l'imagination. Tapis volant. Escalier roulant vers les étoiles. Long red : tombent dans la démagogie demandent au public de taper dans les mains, suit comme un seul homme, le morceau s'y prête, Steve fait des bulles sur son clavier, et Leslie doit prendre un orgasme chaque fois qu'il gueule ''long red''. Facétieux, un gamin. L'a la guitare qui joue du fifre. Who I am but you are the sun : une belle ballade, Pappalardi est au chant et West par derrière vous pousse des gueulantes à briser les chênes dont on fera votre cercueil. On se croirait à l'opéra dans un duo de ténors. C'est beau comme du Wagner, d'ailleurs à la fin l'orgue déborde comme les eaux du Rhin. Beside the sea : un blues comme on n'en fait blues depuis longtemps, un truc qui vous décolle la rétine. Au début si vous faites gaffe aux paroles vous vous dites qu'il y a un hiatus, pas de quoi faire un drame de se promener au bord de la mer avec la copine, sur le dernier couplet vous comprenez l'atmosphère surréelle qui baigne le morceau, reviendront sur cette plage quand ils seront morts, dans la nuit noire, la voix de Leslie qui rawe et sa guitare qui ardente comme un buisson d'épines sur le Sinaï, vous êtes au septième ciel, aussi sombre qu'un poème d'Edgar Poe. Waiting to take you away : ah, cette sonorité de Mountain, the Mountain sound, z'ont une manière de profiler les intros qui n'appartient qu'à eux, une fourrure de renard charbonnier dans les rousseurs de l'automne, c'est terrible avec Mountain, ils ne peuvent pas se lancer dans une ballade toute gentillette sans vous la transformer en une monstruosité épique. Défaut majeur, vice supérieur ! Blood of the sun : attardons-nous sur Steve Knight, n'est pas là pour regarder pousser les petits pois ni le gros poids de Leslie. Cheville essentielle. Essayez d'imaginer un film sans les décors et même un orchestre sans musique. Cet enregistrement devrait  être dédié à notre chevalier du clavier. Southbound train : vraisemblablement pas enregistré à Woodstock, mais l'on ne va s'en plaindre, de toute beauté, suis parti faire un tour sur des enregistrements de Cream, pour juger de la différence, pas photo, chez le trio anglais il y a toujours la recherche de l'effet étudié, sûr qu'ils savent y faire, je les adore, mais chez Mountain, Leslie  vole. Un planeur au-dessus des nuages, solitaire, ses doigts caressent les cordes, et les notes sont au-delà d'elles-mêmes... Dream of milk and honey : ne vous mentent pas, sucré comme du miel, doux et nourrissant comme le lait maternel, du grand Mountain, avec Steve Knight comme on ne l'entend jamais aussi bien sur tout autre disque du groupe. Une longue dérive de seize minutes, la guitare de West venant comme les abeilles de l'Hymette butiner les lèvres de Platon, ne soyez pas jaloux maintenant elle gronde dans votre oreille, tant qu'à y être elle vous transperce les tympans et un délicieux venin s'instille dans vos méninges sans ménagement. Changement de programme de gros pataugas de montagne piétinent votre corps tandis que résonne l'ambulance qui vous transporte à l'asile. Cet homme à la guitare est vraiment dangereux, il ne faut surtout pas l'arrêter, d'ailleurs ses copains lui réservent un accueil enthousiaste. Au cas où vous ne l'auriez pas reconnu un crieur annonce ''Leslie West !'' Ferait mieux de lui tresser une couronne de laurier comme pour César.

    Vous trouvez ces morceaux sur le Official Live Mountain Official Live Bootlegs Series paru en 2005 : Woodstock Festival / New Canaan H. S. 1969. Seuls les six premiers morceaux proviennent de Woodstock, mais vous avez eu droit à quelques louches de potion magique supplémentaire.

    Z9151SMART2.jpg

    N. D. Smart II quitte Mountain. Lorsque l'on écoute son précédent groupe Kangaroo [ + Barbara Keith ( vocal ), Teddy Spelies ( guitar, vocal ), John Hall ( keyboars, guitar, vocal )], qui promeut un folk influencé par les Beatles, l'on n'est pas surpris par la suite de le voir accompagner Ian & Sylvia duo folk canadien qui plus tard enregistra deux albums à Nashville que l'on considère comme pro-country-rock, très logiquement Smart II se retrouvera aux côté de Gram Parsons. Il travailla aussi avec Todd Rungren et cerise sur le gâteau par ces temps de guigne qui courent il participa en 1997 avec le groupe Hungry Chuck à l'enregistrement de The Deadly Ebola Virus ! Comment arriva-t-il à participer à Mountain, grâce à Felix Pappalardi qui en 1966 lui signala qu'un groupe de Boston, The Remains, cherchait un batteur. Les Remains tournèrent avec les Beatles en Amérique et leur leader Barry Tashian jouera avec Emily Harris et Gram Parsons... N'oublions pas que Pappalardi a débuté son travail à New York, qu'il a gravité dans le milieu folk, produit et participé à de nombreux disques, notamment de Tom Paxton.

    Z9152LANDSBERG.jpg

    Quant à Norman Landsberg qui n'a été présent que sur trois pistes de Mountain de Leslie West, il est avant tout un pianiste de jazz que l'on retrouvera dès 1970 avec le groupe de rock-jazz Hammer. Le premier disque du groupe quoique beaucoup plus jazz n'est pas sans présenter quelques analogies avec le son de Mountain, cela grâce à l'orgue de Landsberg mais aussi cette manière de compresser toute l'énergie du groupe en de courtes séquences-pivots  qui chez Hammer permettent de démarrer de longues tirades swing échevelées. On peut entendre Ken Janick qui participa en tant que batteur avec Landsberg à la première mouture du groupe de West ( qui ne satisfit pas Pappalardi ) pour un seul titre sur le premier album de Hammer.

    CLIMBING ! MOUNTAIN

    Gail Collins est très présente sur le premier disque de Mountain, elle co-signe six morceaux sur neuf mais c'est elle qui se charge de la couverture. Leslie n'aimera pas la couverture, selon lui Gail n'a pas résisté au plaisir pervers de se représenter sur l'illustration, ne cherche-telle pas à cacher la montagne sous sa vaste robe ? Ne dévoilait-elle pas par ce voilement même – Aristote ne définit-il pas la vérité selon ce clignotement aléthéïque – sa volonté d'imposer son ascendance sur la communauté montagnarde ? Les sectateurs freudiens ne manqueront pas de signaler l'ambivalence sexuelle de l'image, est-ce une salutation au pénis ou une tentative d'occultation... Les amateurs de Tolkien n'hésiteront pas à nommer Le Seigneur des Anneaux, pour ma part, tout en étant dans l'incapacité d'en apporter le moindre début de preuve, j'y vois une filiation quasi-formelle avec le récit d' Alice au pays des merveilles, pas à une quelconque illustration du récit, mais une parenté spirituelle et mathématique avec l'esprit de Lewis Carroll. Une espèce d'approche du mystérieux concept des angles morts appliquée à la division fractale des apparences. Souvent mes amis affirment que je délire.

    Leslie West : vocal, guitar / Steve Knight : Mellotron, organ /Corky Laing : drums, percussion / Felix Pappalardi : bass, production.

    z9148climbing.jpg

    Mississippi queen : ah! Cette reine du Mississippi nous l'avons tous aimée, adorée, adulée, ce n'est rien qu'un simple morceau de rock 'n'roll, mais rien n'y manque, un vocal à l'arrache qui cloue votre cercueil, ce final impromptu qui exige une réécoute, sans quoi la vie ne vaut pas la peine, et surtout ce gimmick de cloche de vache qui vous appelle à l'étable du paradis, rien qu'avec ce triple battement Corky va plus laing que vous et même si vos détestez que l'on vous dépasse, là vous vous inclinez, il a raison.Theme for an imaginary western : un grand moment, un grand film, ceux que vous tournez dans votre tête, qui se déroulent à l'infini, dont vous vous repassez les séquences ad vitam aeternam, tout cette grandiloquence à laquelle vous n'accédez jamais dans votre vie, la voici ouverte dans vos rêves, la guitare de West n'est plus un instrument de musique mais un symbole, un aigle qui plane dans le ciel, très loin, très au-dessus du monde, vous êtes parti en voyage et vous savez que vous ne reviendrez jamais parmi la petitesse de vos contemporains. Never in my life : le genre d'envoi piégé qui ne fait pas de cadeau. Vous explose tout de go, vous arrache la tête, effondre votre maison, ensevelit votre femme sous les décombres, écrase les enfants sous les poutres, n'oublie ni le chat, ni le chien, ni le canari ni les poissons rouges. Laing a le diable au Corky et les autres s'entendent comme larrons en foire pour bousculer le monde, le froisser comme une vulgaire boule de papier et l'envoyer valser dans la poubelle des étoiles. Silver paper : serait-ce un hymne au soleil, les empereurs Julien ou Aurélien auraient pu le psalmodier, toute victoire dépend de vous, se tapit une miraculeuse hégémonie du bonheur vital dans ce titre, la guitare de Leslie resplendit comme un rayon de soleil qui éclaire sans éblouir. Des intermittences de splendeurs dans ce titre. For Yasgur's farm : autre titre de Who I am but you are the sun, au début c'était une simple chanson d'amour, mais après Woodstock le titre a pris une nouvelle dimension, pratiquement philosophique, l'expression de nouveaux rapports entre les êtres vivants, ne plus s'enfermer dans le miroir de l'autre, laisser entrer la multitude générationnelle dans l'entre-soi, le morceau n'échappe pas à une certaine emphase, plus question de se perdre dans le rêve d'un western imaginaire, une autre vision de l'amour considéré dans son universalité spirituelle. To my friend : que dire de plus après l'amplitude précédente, que substituer à l'amour de plus grand sinon ce sentiment d'amitié, qui relève davantage du ressenti et moins du maladroit bavardage des mots, pas une seule parole, juste un instrumental, un son de gratte très anglais, cette espèce de néo-folk très en vogue à l'époque, très expérimental, la recherche d'une équivalence lyrique à ces orages électriques que le hard-rock fomentait. Une manière aussi d'échapper à ce country blues qui était à son fondement. J'ai toujours eu l'impression que Mountain avait un coup d'avance sur le Zeppe III. The laird : ce morceau le confirme, des paroles d'outre moyen-âge, des harmonies en sous-main comme s'ils avaient tenté d'écrire un musique pour le baladin du monde occidental de Synge. Douceur des fausses paroles et des fins grattés de guitare qui ne sont que toiles d'araignées perlées de rosée sur la laideur du monde. Sittin' on a rainbow : changement de registre, rock'n'roll pour tous, pas méchant non plus, terriblement ambigu, ceux qui rêvent d'arc-en-ciel et ceux que la modernité télescope. Parfois le rock est moqueur et frondeur. Attention une seule pierre qui percute un éboulis et c'est l'éboulement, sauve-qui-peut-général, essayez de vous en échapper comme vous pouvez. Le morceau est très court, Mountain tire son épingle du jeu très rapidement. Boys in the band : mélancolie de guitare en ouverture, où sont les beaux jours, sur la rock'n'road ou sur celle du retour ? L'on se serait attendu à une catapultade rock dont Mountain a le secret pour terminer en beauté. Mais non, l'on est au sommet, la victoire semble amère, beaucoup plus décevante que la joie de la réussite escomptée. Mais la pourpre des nuages dont on est enveloppé est de grande intensité, d'une irrémédiable beauté.

    z9161phomountain.jpg

    L'on a tendance à penser que les groupes de hard sont des soudards ivres de brutalité. Ils sont capables du pitre. Ne nous cachons pas la réalité, nous les aimons pour cela. Il importe toutefois de les écouter avec attention. Pour les mieux comprendre et les mieux entendre, il est nécessaire de les remettre dans le contexte de leur apparition. Ils usent d'une pseudo-poésie mi-toc, mi clinquante, qui n'est pas sans signifiance.

    Ce qui est sûr c'est qu'il vaut mieux regarder la couverture de l'album due à Gail Collins après avoir écouté l'album qu'avant. L'on s'aperçoit que non seulement elle n'en trahit en rien le contenu mais qu'elle le subsume. Il y a dans ce disque mastodonte une grâce surprenante. Faut-il parler d'une dissemblance de dessein ultime entre les personnalités de Pappalardi et de West, ou du dessin originel de la présence de Gail qui introduit une faille profonde entre l'élément femelle et l'élément mâle. Entre l'action et le rêve aurait dit Baudelaire. Le troisième album de Mountain ne s'intitulera-t-il pas Flowers of Evil ?

    Une affaire à suivre.

    Damie Chad.

    LE LIVRE DU DESIR

    LEONARD COHEN

    ( Le Cherche-Midi / 2008 )

    z9154book.jpg

    L'ouvrage est paru en 2006 en langue anglaise sous le titre de Book of longing. Cette version est due à traduction de Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, le spécialiste folk dans le Rock & Folk de la grande époque. Elle a été précédée en 2007 d'une première aux éditions de l'Hexagone traduite par Michel Garneau. Que nous n'avons pas lue. Outre qu'il soit lui-même poëte et ami de Leonard Cohen, sa simple traduction du titre en Le Livre du Constant Désir – Mallarmé dans sa Prose pour des Esseintes ne nommait-il pas la Gloire du long désir - nous semble davantage en osmose avec l'original et possède le mérite d'inscrire l'ouvrage dans la tradition de la poésie amoureuse troubadourienne née en Provence, ce qui n'est pas sans intérêt puisque dans son livre l'auteur rappelle à plusieurs reprises qu'il a habité dans le Luberon.

    z9155constant.jpg

    Le recueil regroupe plus de deux cents poèmes très souvent agrémentés de dessins dus à Leonard Cohen. Un peu décevants, car très répétitifs, l'on ne peut pas parler d'illustrations proprement dites. Tout au plus des motifs qui ne fonctionnent même pas comme une héraldique sacrée, des images prégnantes qui reviennent comme des cartes à jouer dont le retour distributif semble trop hasardeux pour exprimer une véritable signifiance. Plus intéressants nous semblent les sceaux porteurs d'une volonté magique dont parfois les textes sont comme frappés ou mis sous protection. Les poèmes, vers courts et proses, ne sont pas très longs, très rares ceux qui excèdent une page. Beaucoup ne dépassent pas la partie médiane de la feuille, le vide excédentaire doit être générateur de la présence des dessins.

    Il convient de l'avouer, Leonard Cohen est meilleur poëte que dessinateur. S'il fallait jouer au portrait chinois, et si le livre était une figure géométrique, laquelle serait-il ? La réponse s'impose. Un triangle. Equilatéral. Avec un trou en son milieu. Qui représenterait le poëte en personne. Un puits sans fond. Ou l'extrême pointe d'une pyramide des âges. Rappelons que Leonard Cohen est né en 1934 et que le livre paraît en 2006. Bref un bouquin de vieux. Et un vieux même pas beau. Cohen ne se leurre pas. Griffonne une trentaine de fois son auto-portrait. Pas un jeune premier. La vieillesse est un naufrage nous a avertis Chateaubriand.

    z9158cavafy.jpg

    Pour que nous en soyons sûrs Cohen signale une fois qu'il s'inspire d'un des poèmes de Cavafy, intitulé Les Dieux abandonnent Antoine, ce n'est pas que Cohen s'estime digne de l'attention des Dieux de l'antique Hellade, c'est une jeune amante qui se lève de son lit pour ne plus revenir... Nous avons-là une des clefs de compréhension du livre. Constantin Cavafis ( 1863 – 1933 ) n'a écrit tout au long de sa vie qu'une centaine de poèmes qui ne furent définitivement réunis en un recueil qu'après sa mort. Ses Poèmes sont une longue réflexion sur le Destin, imagée selon l'histoire de la Grèce Antique, croisée au thème de la fuite des jours. Toutefois le poëte triomphe de ses deux forces redoutables par l'évocation des jours anciens, ceux qui le mirent au contact de la Beauté lors de ses étreintes amoureuses. Homosexuelles cela s'entend, Cavafy était grec jusqu'au bout du pénis et comme disait la vieille plaisanterie homophophe romaine, si tous les pédérastes ne sont pas grecs, tous les grecs sont des pédérastes... Que ce pseudo-syllogisme graveleux ne vous empêche pas de lire Cavafis, un des quatre ou cinq grands poëtes de notre modernité.

    Ne nous égarons pas, revenons à notre géométrie. Quels sont les trois angles d'attaque de notre triangle évoqué plus haut. Le premier est tellement important que la typologie de notre figure géométrique peut servir de représentation symbolique et physique du sexe dans lequel son encoignure angulaire se fixe : le féminin. Le deuxième et le troisième sont d'une ascendance nettement moins empreinte d'une telle concrétude. Le néant pour l'un, le vide pour l'autre.

    z9159magnifiques.jpg

    Soyons plus précis. Je ne ferai pas l'injure aux kr'tnt-readers de rappeler la discographie de Leonard Cohen. Il fut aussi écrivain et poëte. Son roman Les perdants magnifiques connut son heure de gloire au milieu des années soixante. Ses albums lui permirent de toucher un vaste public, notamment rock. Une belle carrière. Une vie bien remplie. Le succès est une chose, le sentiment d'atteindre à une certaine plénitude une autre. Durant cinq ans Leonard Cohen arrêta tout et se fit moine bouddhiste. Tout le début du Livre du Désir relève de cette expérience. Z'oui mais. L'équanimité spirituelle devant le spectacle et les attraits du monde est certainement ( je vous laisse juge ) un plaisir, que dis-je une sérénité rayonnante... encore faut-il réussir ! Leonard s'astreint à de longues et bénéfiques méditations, n'empêche que son esprit batifole un peu, une fille qui passe et voici qu'il trique dur... En avançant dans le livre l'on s'aperçoit qu'il accorde de moins en moins d'importance à son maître vénéré, Roshi est âgé de quatre-vingt neuf ans ce qui lui permet peut-être d'être dépourvu de toute attirance charnelle, ce qui n'est pas le cas de Leonard Cohen. Qui ne pense qu'à ça... Le Zen le rend zinzin. Le vide du nirvana l'énerve, il s'en détournera...

    N'en devient pas pour autant un farouche athéiste. N'oublie pas ses origines. Juives. Fils de rabbin. Aucune allusion aux rites dans le livre. Si ce n'est la prière qu'il faut comprendre comme une confrontation à quelque chose de bien plus grand que soi. D'une absoluïté éternelle tellement sans commune mesure avec sa propre relativité individuelle éphémère que l'on n'en peut juger, que l'on ne peut en prendre mesure, que toute tentative vous donne l'étrange sensation de faire l'expérience non pas d'une présence mais d'une absence. Cohen n'est pas un mystique. Il ne s'aventure pas à décréter comme Angelus Silesius ou Jacob Böhme, que D-eu serait pure négativité. Il se refuse à descendre dans un tel abîme. S'éloigne très vite de ce seuil dangereux. L'incommensurabilité de D-eu il s'en sert comme d'un paratonnerre métaphysique qui lui permet de se tirer de ses dépressions chroniques, D-eu est une présence englobante, savoir qu'il existe s'avère un rempart idéal contre le doute et les contradictions. Contre la peur de la mort, un seul refuge, les formes du corps féminin.

    z9147premierpoème.jpg

    Objection votre honneur. Certes la beauté et le don des femmes est un puissant contre-poison, à part que... la jeunesse est loin, et que la vieillesse n'en finit pas de s'insinuer dans ses artères, ses membres, ses organes... L'en est réduit comme Cavafy à se remémorer les anciennes fiancées, les rencontres de passages, les occasions fabuleuses, les femmes qui ont partagé sa vie durant des périodes plus ou moins longues. Des instants de bonheur qui ont fui parce tout a une fin, ou qu'il a froidement rejetés. Certes il a eu de la chance, sa vie, son aura, sa célébrité ont attiré bien des filles autour de lui. La sarabande fastueuse est en train de s'achever. La musique ralentit la cadence.

    Pratiquement tous les poèmes du recueil sont d'amour. Ou de sexe. Mais traversés et foudroyés de fragilité. Cimetière en vue. Qu'est-ce que ce contact d'épidermes et cet échange jouissif de glaires quand l'on se souvient que tous ces soubresauts érotiques sont appelés à disparaître, que leurs répétitions spasmodiques fournissent maintes distractions pascaliennes, il ne faut surtout pas oublier qu'au moment où la mort présentera l'addition tous les chiffres s'égaliseront à un beau zéro aussi vide et béant qu'un crâne humain, et qu'en fin de compte comme le disait avec humour ce nihiliste d'  Alexandre Vialatte  à la fin de ses chroniques, seul Allah est grand. Et plus grand que vous. Que tous vos actes ne sont que de vaines barricades qui ne vous protègeront guère.

    z9160portrai.jpg

    Leonard Cohen pourrait en pleurer. Il préfère en rire. Un peu d'humour noir pour contraindre le désespoir, quelques sourires sardoniques pour égayer l'as de pique fatidique, jouent le rôle du terreau noirâtre dans lequel un jour ou l'autre ces corps sublimes, ces caresses paradisiaques seront engloutis. Cohen rappelle les moments les plus forts de sa vie, ces instants de communion enflammée, comme s'il essayait de s'envelopper dans la couverture bigarrée de son existence, il reconstitue le patchwork de ses moments les plus intenses, pièce par pièce, s'il était Arthur Rimbaud il aurait cyniquement intitulé son recueil Les remembrances du vieillard idiot, mais il n'est pas Rimbaud, peut-être un peu Verlaine, plus tendre, plus sentimental. Un Cavafy canadien, qui n'a pas le recours prodigieux d'une légendaire historicité pour teindre son linceul d'une pourpre souveraine. Il n'est qu'un simple mortel, un petit homme auréolé de la faiblesse illuminative de toutes les femmes qu'il a rencontrées.

    Difficile de juger d'une poésie sur une seule traduction. Mais si les rockers peuvent être des paroliers de génie, atteindre à la plus haute poésie est beaucoup plus rare. Le livre du Désir confine à l'élégie, il n'accède pas à l'épopée mythographique de Jim Morrison. La lecture est loin d'en être déplaisante.

    Damie Chad.

    Note 1 : Cavafis, nouvelle transcription phonétique du grec moderne qui remplace peu à peu l'ancienne : Cavafy.

    Note 2 : D-eu n'est pas une erreur de saisie, dans le texte hébreu  de la Bible le nom de Dieu dépourvu de voyelles ne se prononce pas. Leonard Cohen et ses traducteurs ont tenté de reproduire cette particularité, en omettant ici une voyelle.

    BOOK OF LONGING

    PHILIP GLASS / LEONARD COHEN

    ( Orange Mountain Music / 2007 )

    z9157phill.jpg

    Pour ceux qui n'aiment pas lire il existe une version récitée et chantée par Leonard Cohen secondé par un quatuor vocal sur une musique composée par Philip Glass. Amis rockers, l'accompagnement de Philip Glass s'inscrit dans  une démarche classique. Ne soyez pas surpris par les sonorités. Rappelons que si l'œuvre de Glass se déploie   dans la tradition des grands compositeurs Bach, Beethoven, Debussy, Fauré, Chostakovitch, Honeger... il s'est aussi inspiré d'artistes comme David Bowie, Eno, Tangerine, Laurie Anderson... A ses débuts Philip Glass est avec Steve Reich un adepte de la musique minimaliste basée sur des structures répétitives. Le travail de Glass est à mettre en relation avec celui que Robert Fripp effectuera avec King Crimson, Eno et Bowie. Sentiers croisés de la musique populaire et de la musique savante.

    z9146doscohen.jpg

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 462 : KR'TNT ! 462 : THE LAST INTERNATIONALE / ALAN MERRILL / VIC VOGEL / NANTUCKET SLEIGHRIDE /

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    the last internationale,alan merrill,vic vogel,nantucket sleighride

    LIVRAISON 462

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    30 / 04 / 2020

     

    THE LAST INTERNATIONALE / ALAN MERRILL

    VIC VOGEL / NANTUCKET SLEIGHRIDE

    Debout les damnés de la terre

    z9129dessinlast.gif

    Curieuse idée que d’aller choisir The Last Internationale comme nom de groupe. Delila Paz, Edgey Pires et Brad Wilk ne s’embarrassent pas de scrupules. C’est vrai que les scrupules n’ont jamais servi à rien. On pourrait dire la même chose des illusions. Oh ce n’est pas la première fois qu’un groupe de rock s’amuse avec ce vieux mythe révolutionnaire. Au sommet de son cynisme, McLaren avait suggéré aux Dolls de porter du rouge - red patent leather - et d’accrocher sur scène un grand drapeau rouge, semblable à ceux que Trotski accrochait jadis sur ses trains blindés, lorsqu’il allait réduire en bouillie les dernier bataillons anti-révolutionnaires de l’armée blanche. Nos trois cocos d’Amérique ne vont pas jusqu’à reprendre l’Internationale comme le fit jadis un groupe de hard-rock chinois, ils se contentent d’afficher leur pâté de foi en militant pour la heavy pop, ce qui vaut pour un engagement. Aujourd’hui on en est là. Si on réfléchit bien, les trois cocos d’Amérique ont raison. Ça ne sert à rien de vouloir refaire le monde, d’autres ont essayé et ont échoué, même Karl Marx qui fut sa vie entière persuadé qu’il pouvait sauver l’humanité en réfléchissant à une idée toute simple qui est celle d’une meilleure répartition des richesses. Une idée qui plaît beaucoup aux pauvres mais que détestent les riches. Résultat : sous couvert d’évolution/révolution technologique, le monde moderne s’enfonce dans un chaos qui broie tout, surtout les idées. Le brouhaha médiatique n’est plus qu’un gigantesque sani-broyeur qui aura tôt fait d’engloutir les dernières traces d’intelligence. On a cru le monde menacé jadis par la peste, puis par les guerres mondiales et les bombes atomiques. Ce qui se profile est mille fois plus inquiétant : une nécrose cérébrale généralisée.

    z9139reign.jpg

    Heureusement, il nous reste la musique et le cynisme afférent. We Will Reign est certainement le meilleur moyen de faire connaissance avec nos trois cocos d’Amérique. C’est un album qui a du son à revendre. Ce qui frappe le plus, c’est la frappe de Brad Wilk, bien connu des fans de Rage Against The Machine, puisqu’il en fut le batteur. Ils font aussi une puissante reprise du «Baby It’s You» de Burt. Ils la bombardent de son, comme s’il voulaient passer en force et conquérir le firmament. L’autre grosse Bertha de l’album s’appelle «1968» - The more I love/ The more I feel like making revolution - Belle pulsion rockante, Edgey Pires joue à la bonne éclate. On sent un énorme potentiel derrière ce fier désir révolutionnaire. Ils font aussi un «Fire» qui n’est hélas pas celui de Jimi Hendrix, c’est un heavy Fire de before you let that burden down. Belle excellence de la fine fleur du fire. Delila Paz chante à gorge déployée. Elle devient une fabuleuse décapsuleuse, une véritable égérie d’Algérie avec derrière un edgy Edgey qui joue à la folie Méricourt. Ils tentent le diable. Delila Paz bourre d’insistance et de poudre la dinde de son morceau titre puis Brad Wilk sort son gros beat sur «Wanted Man». Cette teigne de Delila Paz revient ruer dans les brancards de «Killing Fields», elle y fait sa heavy rockeuse, celle qui ne se laisse pas marcher sur les doigts de pieds. Elle fait autorité, elle chante à l’ancienne, avec ce côté dominateur qu’avaient des gonzesses comme Grace Slick ou Maggie Bell. Elle sait aussi ramener du sucre autour de ses lèvres avec un «Battleground» qui sonne comme un hit des Ronettes, et puis voilà, on a dit tout ce qu’on pouvait en dire.

    z9131photo2.jpg

    Sur scène, nous deux cocos d’Amérique sont encore plus intéressants (ils ne sont que deux car Brad Wilk s’est fait porter pâle et remplacer par un frenchy). Il leur faut de la place car Edgey Pires saute partout et donc, il entre en compétition avec Mike Brandon des Mystery Lights et Pat Beers des Schizophics. Dès trois, quel est le plus beau Zébulon ?

    z9130photo1.jpg

    Pat Beers, bien sûr, mais Edgey Pires n’est pas avare de rebondissements en tous genres. Il affectionne particulièrement le saut en ciseau. Il en fait même peut être un peu trop. Il rebondit plus qu’il ne joue, en réalité. Ces groupes américains ont compris qu’il fallait donner du spectacle aux gens, alors ils en donnent. Franchement, on n’osait même plus espérer voir des guitaristes sauter partout. Le plus extrême reste Pat Beers, car il adore se rouler par terre avec sa guitare, ce que ne font ni Mike Brandon ni Edgey Pires. Disons qu’ils font autre chose. Et ça marche. On en a pour son argent. On se sent même privilégié.

    z9132photo3.jpg

    Ils attaquent avec un joli brash de «Feeling Good» suivi de l’imparable «Killing Fields», deux jolies bombes de scène et c’est là où Delila Paz abat son jeu : wow, l’égérie d’Algérie mène bien son bal, à l’autre bout de la scène, elle chante à la hargne pure en jouant de la basse et elle saute pas mal derrière son micro, en fait, elle bouge en travaillant son souffle, comme un boxeur dont elle porte d’ailleurs des pompes.

    z9134photo5.jpg

    Magnifique donzelle mirifique, elle ramène toute l’imagerie des passionarias californiennes, on pense bien sûr à Grace Slick, mais en plus dynamique, Delila Paz devient extrêmement belle dans son rôle d’entertaineuse. Avec son fute de cuir noir et les cheveux dans la figure, elle rivalise de rock’n’roll animalism avec son copain Edgey Pires, ah les deux font joliment la paire, c’est le couple infernal du rock américain, avec le même genre d’énergie que Nashville Pusssy. Même genre de bravado pugnace, même façon de travailler le rock au corps, avec ce «Mind Ain’t Free» tiré du dernier album ou encore ce «Wanted Man» tiré de l’Epic et bien monté sur son gros beat. Ils sont tellement excellents qu’ils en deviennent prévisibles. Ce n’est pas les critiquer que de dire une telle chose, c’est au contraire une façon de les féliciter pour cette espèce d’aisance à chauffer un public convaincu d’avance. La recette du couple infernal marche à tous les coups, mais là, Edgey Pires et Delila Paz amènent encore autre chose, le petit plus qui fait la différence, une sorte d’éclat naturel qui fait qu’on ne préfère ni l’un ni l’autre, mais les deux ensemble, tellement ils se fondent bien dans le moule de leur son et de leur vision du rock.

    z9133photo4.jpg

    À deux, ils réussissent l’exploit de proposer un modèle de rock américain parfait, ils dégagent de bonnes vibrations et rockent leur chique so far out. Delila Paz reprend l’«A Change Is Gonna Come» de Sam Cooke et se donne les moyens de bien le chanter au chat perché, elle fait bien gaffe de ne pas esquinter cette merveille mythologique. En rappel, ils viennent exploser une dernière fois le «Need Somebody» du dernier album et l’infernal «1968» tiré de l’Epic. Belle leçon de power.

    z9135photo6.jpg

    Maintenant, si on veut écouter les autres albums de cette dernière Internationale, il faut aller voir au merch, car à part l’Epic, leurs albums ne sont pas vendus dans le commerce. Pas de label, donc ils s’auto-produisent. Ils ne se prennent pas la tête avec ça.

    z9142soulonfire.jpg

    Leur dernier album auto-produit s’appelle Soul On Fire et date déjà de 2018. On y trouve une belle énormité, «Freak Revolution» qui nous conforte dans l’idée d’avoir fait un bon investissement. On y assiste à une belle descente de heavy blues rock, certainement ce qui se fait de mieux dans le genre. Delila Paz y délaye son heavy charisma de boxeuse à coups de hey avec un Edgey Pires en embuscade. C’est excellent, tendu et beau, aw aw, bien ravalé de la façade, porté à bonne ébullition, tisonné dans l’âtre du diable. L’autre gros candidat à l’élection s’appelle «Hit Em/Your Blues», vieux shook de shake avec cette folle de Delila qui saute au fond du cut avec sa basse comme d’autres sautent au paf. Excellent et même assez éperdu. Ça chatouille bien les oreilles, à défaut de chatouiller autre chose. Par contre, ils font un «5th World» assez présomptueux. Ils ne reculent devant aucun sacrifice. Edgey Pires finit ça en festival de wah, c’est bien bardé d’interventions à tous les coins de rues, il fait dans l’excès perpétuel. Ils tapent leur «Hard Times» au big heavy stomp avec la basse en avant dans le mix, et la harangue d’une folle comme une cerise sur le gâteau - Cuz I’ve been lost - Elle y va de bon cœur, c’est vrai, mais ils en font trop. Ça devient vite pompeux. Ils amènent ensuite «Mind Ain’t Free» au heavy groove saturé de son et elle parvient à chanter au dessus du mayhem. Elle ramone bien sa prophétie, c’est très épique, très saturé, elle prône l’arrachage des chaînes - You can break those chains/ Right Off your feet - Ils font aussi quelques trucs plus putassiers comme «Soul On Fire», ou «Modern man» qui sonne comme de l’indie pop, ou encore «Need Somebody», monté en épingle et même assez gothique.

    z9140kills1.jpg

    Au merch ils vendent aussi deux Bootlegs à pas cher, 5 euros, alors ça part comme des petits pains. Sur This Bootleg Kills. Vol. 1, on trouve pas mal de belles choses, notamment cet hommage aux Stones qui s’appelle «Edith Grove». Bien amené aux arpèges sixties, ça tourne très vite à la big Stonesy. C’est même en plein dedans, elle est bien au chant, d’une chouette crédibilité. Très joli répondant. L’autre bonne surprise du boot est cette reprise d’«A Change Is Gonna Come», qu’ils jouent sur scène. Elle se prend pour Sam Cooke et elle est impressionnante de justesse. Elle accroche bien au truc, elle le chauffe à l’extrême pointe de sa petite glotte rose. Ils font aussi une reprise du «Hey Hey My My» de Neil Young. Ça leur va comme un gant. C’est complètement dans leurs cordes. Elle fait sa passionaria, rock’n’roll can never die. Ils y vont franco de port. Elle est marrante quand elle parle de Johnny Rotten. Le connaît-elle ? L’autre bonne surprise du boot est ce pur jus de stomp qui s’appelle «We’re Gonna Stand Up». On lève la patte en rythme avec eux et Delila s’érige en reine de la révolution, elle guide le peuple, enfin le peuple qui achète ses disques. Elle ne cherche pas à se faire élire au Soviet Suprême, elle a compris que ce n’était pas pour elle. Elle préfère aller stomper dans la pampa. Elle dispose des clameurs populaires pour la soutenir. Alors elle devient fière de son drapeau rouge. Elle rameute les foules à coups de we’re gonna stand up, elle sait prêcher dans le désert. Alors bravo ! Parmi les cuts connus tirés des autres albums, voilà «Tempest Blues» qui comme son nom l’indique est une solide tempête de blues rock. Edgey Pires l’explose au bottleneck acariâtre. Il se situe dans le sentiment de la vraie épaisseur, avec du solo à l’avenant. Impossible de faire mieux. C’est même un exploit dont il devrait être fier. On retrouve aussi deux versions de l’excellent «Killing Fields» tapé au heavy rock de riffing international. Dans la version live en studio, on assiste à une fantastique bravado d’exaction ornithorique, ça joue dans le giron du gras double, t’es baisé d’avance, c’est même du gras double de roll over, une vraie merveille. Ils excellent en matière de heavy stuff. L’autre version est un live at Rock Werchter. Une vraie régalade. On veut du rab. C’est du bon heavy, servi à la louche, ça fume, on se brûle la gueule et elle charge sa petite barque de baby doll en dansant comme une boxeuse derrière son micro, awite, sans jamais regarder où elle pose les doigts sur son manche. Delila Paz ne s’arrête jamais en chemin, elle va shaker l’Internationale jusqu’au bout de la nuit, avec un Edgey on the edge of the wah qui arrose tout de son sperme sonique. Elle reprend aussi le «We Will Reign» tiré de l’Epic du même nom. Elle s’enflamme comme l’égérie d’Algérie, du haut des barricades de Casablanca, avec des filles qui font nah nah nah derrière elle. Il semble parfois qu’ils cherchent tous les deux à se faire passer pour un groupe de rock clasique, alors que de toute évidence, leur destin se trouve dans l’underground. Edgey Pires sait rester on the edge de la cocotte internationale. On passe complètement à autre chose avec «Workers Of The World Unite». Elle se prend pour Joan Baez. Mais au fond, cette adoration pour Joan Baez l’honore. Quand elle gueule, elle est un peu limitée, mais elle paraît sincère dans son élan.

    z9141kills2.jpg

    This Bootleg Kills. Vol. 2 est plus acou. On y trouve une superbe reprise du «Babe I’m Gonna Leave You» de Led Zep. Les voilà dans le saint des saints. Ils n’ont pas froid aux yeux : deux défis d’un coup, le Plant et le Page, c’est-à-dire l’un des sommets artistiques du rock anglais. Ils font une version extrêmement intense, Edgey Pires la joue à l’arpège convaincu, il reste dans une esthétique très seventies et même assez spirituelle. Ils rendent ensuite hommage à Wolf avec «Hard Time Killing Floor Blues», deep in the dark d’acou, mais sur ce coup-là, ils manquent de crédibilité. Wolf n’est pas un joujou. L’autre reprise de choc est le «Think» d’Aretha. Belle attaque, Delila Paz en a les moyens, elle a tout le shake et toute la niaque nécessaires. Elle sort même des accents black dans le feu de l’action. Mais elle gueule aussi comme une égérie d’Algérie perchée sur sa barricade. Cette cover d’Aretha reste néanmoins exceptionnelle car grattée à coups d’acou. Voilà pourquoi ces deux boots valent le déplacement. On croise rarement des covers d’aussi bonne qualité. Ils font aussi un carton avec «River» joué au pincé d’acou subtil. Ils s’amusent à revisiter le soft pop folk du dessous des arbres, elle monte dans de sacrées virevoltes et son répondant en impose. Elle joue de toutes ses facultés et chante à la pointe de ses lungs. Elle est assez pure dans sa dimension fantasque et on est prié de la respecter. Par contre, ils se montrent affamés de fame avec «Master». Et quand on la voit ramper aux pieds du succès avec «Feeling Good», on a envie de lui dire de rester à la maison pour faire le ménage. Mais elle sait très bien ce qu’elle fait. Elle pense que son énergie la rendra célèbre dans le monde entier. Au fond du boot, on retrouve une nouvelle version de «Killing Fields» bien électrique et même assez demented. Retour au heavy blues rock, Edgey Pires nous propulse tout ça dans les oreilles, c’est le son préféré des Français, l’exception qui fait la règle, la perle noire d’Henry de Monfreid. Edgey Pires allume son Killing Fields d’un solo déclaré et ça repart dans l’exaction corporatiste. Ils terminent avec une version toute aussi électrique de «1968», bien énervée et poundée dans le beat. Belle vélocité, Edgey Pires charge le son au maximalus cubitus et le beat rebondit comme s’il était en caoutchouc. Peut-on espérer mieux ? Non. C’est balayé par des vents de power chords et l’infernal Edgey Pires part en vrille de wah dans l’embrasement d’un crépuscule des dieux.

    Signé : Cazengler, the last inter-minable

    The Last Internationale. Le 106. Rouen (76). 22 février 2020

    The Last Internationale. We Will Reign. Epic 2014

    The Last Internationale. This Bootleg Kills. Vol. 1. Not On Label unknown

    The Last Internationale. This Bootleg Kills. Vol. 2. Not On Label 2017

    The Last Internationale. Soul On Fire. Not On Label 2018

    Merrill en la demeure

    Z9128.gif

    On l’apprend à l’instant : emporté par le virus dont tout le monde parle, Alan Merrill vient de casser sa pipe en bois. La longue histoire d’Alan Merrill se trouve prise en sandwich entre deux albums : celui des Arrows paru en 1976 et son dernier album solo, Radio Zero, paru l’an passé, et salué dans un seul canard de rock, Vive le Rock. Ailleurs, rien. Pas un mot. Que dalle.

    Culte ? Pas culte ? Là n’est pas la question. La planète rock grouille de petits personnages intéressants et chacun va butiner au gré de ses ivraies. Souvenez-vous du temps où il faisait bon aller musarder chez les bouquinistes des quais de Seine ou dans les bacs des second-hand record shops de Golborne Road, là-bas, au bout de Portobello. Si on tombait sur l’album des Arrows, on le sortait du bac. Rien que pour sa pochette. Simple as that.

    z9136arrows.jpg

    Trois petits mecs y resplendissent, dans l’éclat surnaturel de leur jeunesse pas éternelle. La pochette est aussi réussie que celle du premier album de Nazz ou encore celle des Hollywood Stars. Alan Merrill est celui qui se tient à droite de l’image, avec un faux air de Richard Wright, l’organiste du Floyd. Par contre, sur la photo qui figure au verso de la pochette, il ressemblerait plus à Joey Molland, le liverpuldien de Badfinger. À droite de l’image, le batteur Paul Varley se coiffe exactement comme le Ronnie Wood de l’époque des Faces. Et au centre, Jake Hooker arbore une belle mine de rock-star en devenir. On croit tenir un album de glam, qui est pourtant passé de mode en 1976. Mais quand de retour au bercail, on le pose sur la platine, il faut déchanter, car les Arrows s’efforcent de sonner comme les Walker Brothers, mais sans en avoir ni les épaules, ni les compos. Le concept est exactement le même : trois beaux mecs, une grosse production et ça sort sur le label de Mickie Most : RAK. Mais les producteurs qui sont derrière nos trois Arrow ne font pas le poids. Phil Coulter et Bill Martin se prennent pour John Franz, qui fut l’un des plus grands producteurs britanniques : on retrouve en effet Franz derrière Dusty chérie, Marty Wilde et bien sûr Scott Walker. La pop des Arrows est beaucoup trop formelle, pour ne pas dire putassière. Ce fut à l’époque une horrible déconvenue. On devait se contenter d’un riff de guitare en bout de bal d’A dans «Boogiest Band In Town». On sentait Jake Hooker décidé à en découdre. On sentait chez lui un goût prononcé pour le power chord bien tempéré. C’était presque du glam, mais la prod était aussi sèche qu’une mal baisée. On reprenait espoir en B avec «Don’t Worry ‘Bout Love», monté sur un heavy riff digne d’Humble Pie. Pourquoi n’avaient-ils pas monté tout l’album sur ce genre de big deal ? C’est un mystère sur lequel se pencheront les Égyptologues du douzième millénaire. On sentait pointer dans «Don’t Worry ‘Bout Love» un son de cloche de bois bien intentionné. Puis ils recommençaient à se vautrer en singeant les Walker Borthers dans «Let Me Love You», avec des traces de River Deep dans le thème de basse.

    z9143rak.jpg

    Le hit le plus connu des Arrows est bien sur le fameux «I Love Rock’n’Roll» dont Joan Jett va faire ses choux gras. Dans l’interview qu’il accordait à Mark McStea pour Vive Le Rock en 2016, Alan Merrill raconte de quelle façon est né l’un des plus gros hits de cette époque. Mickie Most lui demanda de composer un hit. Alors Alan revint le trouver dans son bureau et lui claqua à coups d’acou les trois accords d’«I Love Rock’n’Roll». On connaît la suite de l’histoire. Mais les choses vont vite se dégrader lorsque Most charge Dave Crowe de prendre en main le destin des Arrows cher RAK. Crowe trouve les compos d’Alan trop bonnes et donc pas adaptées au public : il veut des chansons médiocres pour un public qu’il estime médiocre. Alan comprend à ce moment là que les Arrows sont foutus et que First Hit va être une catastrophe. Pire encore : Mickie Most qui s’occupe d’eux les conjure de ne pas prendre de manager, mais ils n’en font qu’à leur tête et Most prend leur décision d’engager un manager comme un affront. Bill Wyman qui aime bien les Arrows tente de les sortir des griffes de Most en les présentant à Ahmet Ertegun, le big boss d’Atlantic. Ahmet aime bien ce qu’ils font. Il voudrait bien les signer, mais il ne veut pas engager le bras de fer avec Mickie Most. Quand ils comprennent enfin qu’ils sont baisés, les Arrows splittent. La flèche brisée.

    z9138vivelerock.jpg

    La vie continue. Jake Hooker va épouser la fille de Judy Garland et devenir son manager. Paul Varley va de son côté épouser June, la première femme de Marc Bolan. Quant à Alan Merrill, il va démarrer une carrière solo. Il faudra attendre une flatteuse chronique dans un numéro récent de Vive le Rock pour se repencher sur son cas.

    z9138rdiozero.jpg

    Sur la pochette de Radio Zero, Alan Merrill pose avec une Rickenbacker en bandoulière. On sent très vite un ton. Ce mec sait composer une bonne chanson. Il fait un peu de glam avec «Equalizer». Il n’a rien perdu de son charme d’antan, même si sa voix est plus rauque. Globalement, il pond des cuts pertinents et les mène à bon port. Mais en même temps, on ne trouve pas de quoi crier au loup. On ne se relève pas la nuit pour écouter cet album. Merrill a du mérite, mais sa pop reste très orthodoxe. On le voit donner de la voix avec «Stella Stella» - It’s been a long long time - Il chante son beau boogie à la vieille éveillée, comme le fit jadis Joe Cocker. Le problème est que Merrill a du mal à fournir. Seize titres, c’est un gros boulot, et pour tenir l’auditeur éveillé, il faut assurer et savoir mettre la main à la pâte. Il cherche encore la petite bête avec «December 7 In The Shade», quarante ans après les Arrows. Il a raison de vouloir continuer à creuser, il trouve des choses. Ses balladifs se veulent purs comme de l’eau de roche. Avec le morceau titre, il fait un peu de pub-rock. Il joue tout ce qu’il compose à la perfection, comme s’il n’avait plus de public depuis longtemps. C’est très curieux comme ambiance. On pense bien sûr à John Fiddler de Medecine Head qui lui aussi tourne en rond dans son coin depuis quarante ou même cinquante ans. Merrill se prend pour Dylan avec «Don Quixotte Absolutely» - Don Qui/ Hotte/ Absolu/ Tely - La structure est solide, dommage que la chute soit si pompeuse. Et puis un cut comme «A Brand New Day» finirait presque par devenir attachant. Il fait bien son job de compositeur et tente de proposer des chansons correctes, comme il le fit au temps de Mickie Most. Mais il ne faut pas attendre des merveilles de cet album, de la même façon qu’il ne fallait pas en attendre du First Hit des Arrows. Et pourtant, force est d’admettre qu’un cut comme «Long Road Home» reste très largement au dessus de la moyenne.

    Signé : Cazengler, l’arrowseur arrowsé

    Alan Merrill. Disparu le 29 mars 2020

    Arrows. First Hit. RAK 1976

    Alan Merrill. Radio Zero. Merrill Entertainment Company 2019

    Mark McStea. Another dime in the jukebox. Vive le Rock # 40 - 2016

     

    VIC VOGEL

    HISTOIRES DE JAZZ

    MARIE DESJARDINS

    ( Editions du CRAM / 2013 )

    z9126book.jpg

    Vic Vogel a été publié en 2013. Vic Vogel, né en 1935, est mort le 16 septembre 2019. Ce livre de Marie Desjardins n'est ni une biographie, ni un roman. C'est la tâche de Karon, le sinistre nocher, de transborder les vivants au pays des morts. C'est aussi le miracle de la littérature de permettre le retour des âmes mortes aux rivages des hommes vivants. Marcel Schwob se plaisait à relater les Vies imaginaires de personnages disparus depuis des siècles. Notre écrivain symboliste avait ses préférences, les poëtes, les assassins, les demoiselles galantes... Que du beau monde. Marie Desjardins ne s'est pas penchée sur des turpitudes aussi offensantes pour le genre humain que la poésie ou autres délits mineurs, elle n'est pas allée si loin dans le temps, cédant à d'amicales circonstances qui l'ont mise en présence de Vic Vogel, elle s'est attachée à rendre compte du vécu d'un contemporain, ancré dans sa septième décennie.

    Cela ne nous étonne point de sa part. N'a-t-elle point, romancière, élevé dans Ambassador Hôtel une statue à une rock'n'roll star issue de toute pièce de son imagination, même si elle l'a modelée à partir de la glaise du réel phantasmé. Ne s'est-elle point glissée dans l'âme conjointe et puis séparée de deux idoles françaises dans SylvieJohnny. Et dans Ellesmere n'a-t-elle pas mis ses personnages sur un chemin qui ne mène nulle part, puisqu'il débouche sur l'imposture de l'être. Preuve qu'elle voulait bien s'observer au travers de leurs pérégrinations dans le narcissique miroir brisé de l'écriture. Car l'autre, qu'il soit issu de notre esprit ou présence indépendante de notre volonté, n'est qu'un éclat tranchant de lumière sur notre propre obscurité.

    z9125marie+vic.jpg

    Donc Vic Vogel. Pratiquement inconnu en France, mais une sommité du jazz en son pays lointain, le Canada. Les règles du jeu étaient simples. Elle regardait vivre Vic, mais Vic ne se prévalait d'aucun de droit de préemption sur ce qu'elle écrirait. Pour résumer j'aurais préféré être à la place de Vic Vogel, rien à faire que de se laisser vivre, qu'à celle de Marie Desjardins attelée à transcrire une vie en trois centaines de feuillets. Question contenu et anecdotes, pas de problème sinon celui de l'élagage, le piège était dans la chronologie. Si tentant de suivre l'ordre des années, tel un policier obstiné remplissant ses dossiers. Marie Desjardins a satisfait à cette contrainte. Du moins apparemment. Reportez-vous à la table des matières, la vie de Vic saucissonnée en dix tranches. Ne soyez pas si bêtes. Nous avons affaire à une artiste, romancière de surcroît, elle vous a concocté une structure absolue. D'une grande simplicité : trois parties, un début, un milieu, une fin. Une sophistication extrême. Celle qui selon Mallarmé préside à tout récit.

    PRELUDE

    Un récit merveilleux. Une enfance incandescente. L'homme est dans son enfance comme l'épi porte le grain de blé qui le contient. Cela n'est pas donné à tout le monde. Qu'est-ce qu'un homme ? Pas grand-chose. Mais certains pèsent davantage que la plupart. Ce n'est pas qu'ils soient plus intelligents, plus beaux, ou plus riches, c'est qu'ils savent intensifier le peu qui leur est donné. Avant d'être Vic, Vic est Mathias, son père. Il lui doit tout. Plus que la vie. Une certaine aptitude au bonheur. Une forme d'insouciance vitale devant les coups du sort. Qui s'amoncèlent. La guerre en Hongrie le pousse à s'exiler, seul avec son violon tzigane et quatre tonneaux de vin. Un maigre viatique. Suffisant pour vivre libre. Parvenir à Montréal, se marier, faire deux garçons, traverser la misère grâce à la débrouille, heureux de respirer, un homme naturellement porté à la joie des jours malgré les vicissitudes... Vic est comme un roi dans son quartier, un mélange de pauvres, juifs, catholiques, hongrois, allemands, canadiens français et canadiens anglais... Mathias impose des règles simples, s'aimer, se respecter, tenir sa parole, vivre, faire de la musique, manger... Des commandements que Vic appliquera toute son existence. A part cela les enfants sont libres de courir où ils veulent. Mathias achète un piano pour Frank son aîné, le cadet devra pendant longtemps se contenter d'écouter la radio. Un désir non satisfait renforce l'envie.

    Vic est musicien, d'instinct et d'oreille. Un enfant doué. Surdoué. C'est l'origine de la première fêlure. Il ressentira à plusieurs reprises la nécessité de prendre des leçons. Mais elles sont chères. Pire que tout, il est rejeté. L'on ne veut pas de lui. Son statut social ne l'autorise pas à... Il aborde la musique un peu trop à la sauvage. Ça ne pourra pas le faire. Qu'importe, il a hérité du piano de son frère, à la radio il assiste au déploiement de l'aventure jazz et en même temps aux retransmissions des concerts de musique classique... Il s'improvise chef d'orchestre. Il apprend, il mémorise, il retient, il absorbe...

    L'enfance est terminée. C'est un livre dans le livre. A la limite il se suffit à lui-même. L'évocation de Marie Desjardins est magistrale. Une écriture balzacienne. Qui pose une histoire dans la réalité du monde, telle une stèle dans l'éternité. Et puis elle tourne la page. Sans chichi. Pas Vic Vogel. Il désire une autre fin. Qui marque un commencement. Et un adoubement. Une scène mythique. Les historiens du jazz ne sont pas d'accord. Vogel élude la question des dates. Il lui faut une initiation, un rite de passage. Quel âge a-t-il, seize, dix-sept ans. Qu'importe il prend le car direction New York et s'en va frapper à la porte de Lennie Tristano, qu'il considère comme le plus grand des jazzmen vivants. Kr'tnt-reader si tu ne connais pas, écoute sur You Tube son Descent in the Maelström, le seul conte d'Edgar Poe mis en une musique qui soit digne des tourbillons de l'écriture de l'auteur du Corbeau - quatre minutes de piano qui te feront comprendre que le gamin n'avait pas tort. Ce que rapporte Marie Desjardins, est-ce du vécu, est-ce un rêve. Dans les deux cas, c'est fondationnel. Vogel peut mentir à ses interlocuteurs, pas à lui-même. L'on n'est plus chez Balzac, mais chez Nerval. Rendons grâce à Marie Desjardins d'avoir su traduire ce changement de dimension.

    VOGEL

    z9121bigband.jpg

    La suite vous la connaissez. Et Vogel devient un grand musicien. Les années de vache enragée, à courir le cachet, à jouer pour pratiquement rien, à accumuler les expériences et les déboires. Jouer avec le premier venu comme avec les cadors. La galère habituelle de tous les zicos, des hauts, des bas et bientôt Vic gagne beaucoup plus que son père. La route du succès est pavée d'échecs. Sinon, ce ne serait pas intéressant. Notre auteur suit la carrière de Vic, il y aurait de quoi rédiger un éphéméride interminable, alors elle décide de prendre de la hauteur. Ne s'agit pas pour elle de passer à toute vitesse sur les faits et les dates, elle n'est pas là non plus pour le déroulé de la carrière au millimètre près, elle est là pour Vic Vogel, la machine Vogel roule de plus en plus vite et de plus en plus fort, mais ce qui intéresse Marie Desjardins c'est la description du moteur Vogel. Son mode de fonctionnement.

    z9123monpiano.jpg

    Pour décrire Vogel, il serait nécessaire de voler à Mezz Mezzrow le titre de son autobiographie, la rage de vivre. Vogel ne croit qu'en lui, ne compte que sur lui-même. Ne s'embarrasse pas avec les demi-sels et les trous du cul. Il ne sait pas écrire la musique. Il mettra du temps à trouver le professeur qui lui filera la méthode, mais il le rencontrera, lire les notes n'est pas le plus difficile, mais intellectualiser une partition en comprenant comment ça marche, comment ça s'articule, quel problème le compositeur a-t-il posé et comment l'a-t-il résolu, il entend désormais qu'il ne s'agit pas d'ânonner les notes les unes à la suite des autres mais d'avoir une vision d'ensemble, de parvenir à une compréhension dialectique. Il y a chez Vogel une volonté nietzschéenne affirmée, d'autant plus évidente lorsque l'on se souvient comment Nietzsche savait déchiffrer une partition, et son implication rageuse en faveur et puis contre Wagner.

    z9119olympique.jpg

    Pendant quinze ans Vogel joue sur tous les tableaux, au piano, ou au trombone, dans les bars miteux ou sur des scènes déjà plus huppées, il a une âme de chef, d'organisateur, il sait décider vite et refuse d'hésiter. Il saisit toutes les occasions, les plus désespérées, les plus évidentes. Il travaillera pour la radio. Un boulot d'une richesse extraordinaire, accompagner des chanteurs de toutes sortes, des nullités patentées comme de véritables artistes, il compose les arrangements, devient l'incontournable directeur des séances, on peut compter sur lui, il a la solution pour l'improbable, pour l'impossible aussi. L'avait déjà un bel égo, l'en possède désormais un taille maxi-boum, ne se gêne pour dire ce qu'il pense et vous l'envoyer en pleine figure. N'est pas un tendre. L'est même très dur. Mais toujours juste. Il est partout. Il part en tournée, écrit de la musique pour des films, enregistre des disques, compose pour orchestre symphonique et big band mélangés. Sa carrière culminera en 1976, avec l'écriture et l'interprétation du générique ( début et fin ) des Jeux Olympiques de Montréal.

    Tout pour la musique, tout pour le jazz. Alcool et famille en capilotade. Il est arrivé au sommet. Trop de succès, trop de jalousies, le métier se détourne de lui, le public fuit le jazz, se tourne vers le rock et le punk...

    z9120enfusion.jpg

    L'est fini, l'est foutu. Gambergera durant trois ans. Mais non, trouve la parade à la panade. Monte son big band à lui, pas une agrégation fortuite ou saisonnière, une formation régulière, il n'est plus Vic Vogel, il est le maître de toute la nouvelle génération jazz. Assez jeune d'esprit pour créer malgré ses préventions avec le groupe pop Offenbach ce qui se dénommera le jazz fusion, big band +formation rock...

    TEL QU'EN LUI-MÊME

    z9122vogelbb.jpg

    Tout ce que je vous ai résumé à grands traits hâtifs il faut le lire dans la prose précise et haletante de Marie Desjardins. Elle sait tenir son lecteur en haleine. Mais jusqu'à maintenant ce sont les confidences de Vic Vogel qui ont mené en quelque sorte la danse. Le moment est venu où Marie Desjardins prend la parole, c'est elle qui raconte Vogel, elle sait regarder, elle sait écouter, elle sait retranscrire, elle sait colorier, mettre en scène, nous sommes en les dernières années de la vie de Vic, elle lui rend visite, elle l'observe de près, elle sonde les blessures, elle le connaît, elle le comprend. Lui aussi n'est pas dupe de lui-même. Oui il est un gros bourru, un fort va-t-en gueule, ses musiciens l'adorent, ne manquent jamais la répétition du lundi, ils savent ce qu'ils lui doivent, il ne leur passe rien, leur dit leurs quatre vérités, mais il les a fait progresser, leur a beaucoup donné... n'empêche que les blessures sont toujours là. Lui qui est devenu un baobab officiel, une vache sacrée du milieu culturel québecois et canadien, peste encore contre les cul-pincés de l'establishment musical, il ressent toujours l'ostracisme dont il est victime de la part des musiciens classiques, il leur reproche de ne pas savoir improviser, d'être incapables de sortir de la tonalité imposée par une tradition académique pour jouer tel ou tel morceau, déclare qu'ils ont embaumé Beethoven, et Mozart, qu'ils ont ossifié la musique qu'ils avaient écrite et qui n'était que des variations, des improvisations, des premiers jets, des approximations qu'ils modifiaient sans cesse, qu'une fois morts on a réuni leurs feuilles volantes et pour ainsi dire cryogénisé leur étape passagère pour les conserver en une version définitive ne varietur pour l'éternité.

    z9127awesome.jpg

    Marie Desjardins nous rend un Vic Vogel terriblement humain, souffrant physiquement, s'enfermant en lui-même, une tour délabrée qui perd un à un ses créneaux mais qui reste debout, perdu en le rêve de ses années de gloire et de guerre, de combat et de cette enfance, qui ne meurt jamais, qui survit quelque part, même si l'on ne sait pas trop où.

    z9124bigband.jpg

    Il en est de Vic Vogel comme de beaucoup d'entre nous. Lorsque nous serons morts nous resterons plus ou moins présents dans la mémoire de quelques uns de nos contemporains qui partiront eux aussi à leur tour et cela en sera fini de nous... Vic Vogel aura cette chance de survivre plus longtemps grâce à ce livre. D'autant plus émouvant qu'il a été composé comme une œuvre musicale, l'écriture est au diapason de ce qui est raconté, elle reproduit les mouvements de l'action, elle en épouse les différentes phases, tantôt heureuses, tantôt allègres, tantôt tempétueuses, vivaces et nostalgiques. Marie Desjardins a tissé un linceul d'immortalité. Il suffit d'y poser les yeux pour assister à la renaissance de la vie.

    Romance hier, aujourd'hui et demain.

    Damie Chad.

    Note 1 : Nous avons vu Vic Vogel, reste à l'écouter. Quelques vidéos disponibles sur le net aideront le lecteur. Son œuvre reste tributaire du jazz d'avant et d'après guerre, elle puise aux sources d'Oscar Peterson et de Duke Ellington, tout en ayant intégré la leçon du Be Bop. Le kr'tnt-reader remarquera qu'il est né la même année qu'Elvis Presley et Gene Vincent, et que né dans l'upper-north american continent il n'a pas été marqué par une quelconque influence country mais qu'il se rattache par ses racines tziganes à la musique classique européenne, sa prédilection pour Lennie Tristano est logique. Tristano essaya de plier les structures anarchisantes du jazz à l'inventivité quasi-mathématique de Bach. Le parcours de Vic Vogel prend toute sa signification nous semble-t-il si on le met en relation avec le travail d'un George Gershwin et d'un Leonard Bernstein. Rien que dans sa façon d'équilibrer les masses sonores dans la menée de son Big Band, l'on ressent chez lui la nécessité d'une certaine rigueur formelle en alliance totale avec son caractère tranchant.

    Note 2 : sur Vic Vogel, voir dans notre livraison 457 du 26 / 03 / 2020, la chronique Portraits Rock. Pour Marie Desjardins : nos chroniques : La voie de l'innocence in livraison 449 du 30 / 01 / 2020 / Ellesmere in 447 du 16 / 01 / 2020 / SylvieJohnny in 442 du 12 / 12 / 2019 et Ambassador Hôtel in 440 du 28 / 11 / 2019.

    NANTUCKET SLEIGHRIDE

    MOUNTAIN ( I )

    Z9114POCEHTTENANTUCKET.jpg

    Il est des objets qui vous fascinent, vous obsèdent. L'album Nantucket Sleighride de Mountain est un de ceux-là. Irradiant envers moi. Des centaines d'autres personnes l'ont écouté, l'ont apprécié, ou en sont sortis plus ou moins indifférents, ouais pas mal, et sont passés à d'autres préoccupations. J'avais déjà Flowers of Evil, avec sa pochette noire, lorsque ce deuxième opus du groupe m'est passé entre les mains, c'est quoi ce truc de hippie ai-je pensé avec ce dessin very-beautifull-lady, toutefois tout en haut c'était écrit Mountain, bon je prends, mais c'est quand j'ai ouvert le gate-fold que j'ai été subjugué.

    z9101pochetteintérieure.jpg

    Trop, beau, magnifique. Je m'attendais à tout et à n'importe quoi, mais pas à cela. Remarquez que Leslie West le colossal guitariste de Mountain n'a pas partagé mon avis. Un jugement qui se souciait peu d'esthétique transcendantale, l'a examiné le résultat autrement. Crise d'égo. Peut-être pas paranoïaque, mais l'en a déduit que l'agencement avait été traîtreusement profilé de telle manière que le fan peu averti en conclurait que les deux principaux membres de Mountain n'étaient autres que Félix Pappalardi et Gail Collins. Felix Pappalardi passe encore, bassiste et chanteur, mais cette Gail, fallait pas délirer, elle n'était que la copine, enfin la fiancée astrale vu la manière dont il en était entiché le Felix... La femme de sa vie !

    Z9115GAIL+PAPLARDI.png

    Rien de mieux – j'avais écrit ''pire'' mais j'ai changé pour ménager notre lectorat féminin - qu'une fille pour vous attirer des ennuis. Gail et Felix, nous aimerions écrire qu'ils furent heureux – et sans doute l'ont-ils été – mais l'histoire se termina plus vite que prévu, au mois d'avril 1983 - le 17 exactement, jour malheureusement extrêmement cochranique - Gail tira sur Felix... Felix atteint au cou en mourut sur le coup. La femme de sa mort ! Le couple était-il en engagé dans une dispute violente, Gail plaida coupable mais se défendit d'avoir voulu tuer son mari, une imprudente manipulation et la balle partit toute seule... Elle n'endura qu'une année et demie de prison... Cela s'est passé longtemps après l'acquisition du disque. Et n'a en rien entaché en moi la profonde admiration pour le travail graphique effectué par Gail Collins.

    z9107pochette+++.png

    N'empêche que dès la première écoute Nantucket Sleighride ( paru en 1971 ) m'est apparu comme une espèce d'oratorio magique et funèbre. Une mise au tombeau somptueuse. Je n'avais pas encore vérifié sur mon dico d'anglais ce que signifiait Sleighride, Nantucket indiquait assez qu'il s'agissait de chasse à la baleine, le dessin intérieur le confirmait, mais obstinément l'idée d'enterrement m'est venue à l'esprit. Je tiens à préciser qu'il est difficile de vivre avec un cachalot blanc qui prend votre cerveau pour son aquarium préféré, même s'il y est aussi à l'étroit qu'une sardine dans sa boîte. Parce que voyez-vous, une chanson peut bien raconter une histoire précise, mais rien ne vous interdit de la comprendre autrement. Je ne divague point sur les vagues océaniques. Mais pourquoi parler de la mer lorsque l'on s'appelle Montagne. D'ailleurs comment interpréter la peinture de Gail Collins. Que représente-t-elle, la femme qui attend le retour du marin, ou l'abysse trouble et translucide des profondeurs océanes, l'autre séjour des jours évanouis à jamais. Ou, interprétation très personnelle, Thétys pleurant Achille. Une histoire d'eau salée dans les trois cas.

    Z9112GAIL.jpg

    Leslie West : chant, guitare / Felix Pappalardi : chant, basse, claviers / Corky Laing : chant, batterie, percussions / Steve Knight : claviers

    Z9118NANT.jpg

    Don't look around : l'ai toujours entendue comme la chanson de la vigie dans le nid-de-corbeau qui s'oblige à pas fourvoyer son regard trop près du navire mais à le porter loin en avant, afin de saisir l'instant fatidique où l'animal expulse par son évent l'eau qu'il rejette, une objurgation à suivre sa vie, son désir, son but, sans retour possible en arrière. En tout cas le vent portant souffle fort et les flots puissants emportent le navire et le cœur des hommes, l'aventure a jeté son venin dans son esprit, l'est parti sans regret, tant pis pour ce et ceux et celle qu'il laisse sur le quai, l'orchestration déferle sur vous et vous ballotte comme bouchon de liège, sur la mer vineuse dirait Homère. La musique de Mountain se déploie sur un mode épique, écoutez cela plein pot les fenêtres ouvertes, vous vous ferez des ennemis dans le quartier, mais l'intensité est telle que vous êtes invincible. Taunta ( Sammy's Tune ) : ( Taunta, ainsi était surnommé le chien de Felix ) c'était trop pur, trop vivifiant, quelques notes sur un clavier, à pleurer, ne dure que soixante secondes, mais une de ces minutes de silence après la sonnerie au mort, au mois de novembre quand souffle une brise sournoise, la mer se creuse, vous avez eu l'épopée, voici le prologue du drame. Nantucket Sleighride ( To Owenn Coffin ) : ah ! Mes lascars, déjà vous aiguisez vos harpons mentaux et vous vous apprêtez à affronter la baleine huileuse dans vos mers intérieures, mais pourquoi Mountain ralentit-il son tempo, et cette voix  pappalardiesque ressemble à la missive qui apporte une mauvaise nouvelle, vous aimeriez un peu plus de nerf, que vient faire cette heavy-ballade, car oui car malgré quelques accélérations furieuses, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. C'est parce que vous ne connaissez pas Owen Coffin, un bon petit gars, l'est parti avec son cousin le capitaine Pollard chasser la baleine. Avec ce nom de Coffin qui signifie cercueil, il aurait dû se méfier, bref comme dans les contes de fées, c'est la gentille baleine qui a foncé sur le vilain bateau et vous l'a envoyé au fond de l'eau. Les marins ont pu s'enfuir sur une baleinière. Mais la chanson l'impose, les vivres venant à manquer, ils ont tiré à la courte-paille pour savoir qui serait mangé. Z'avaient déjà bouffé les morts, mais il n'en restait plus. C'est Owen, le plus jeune qui a choisi le mauvais bout. Pollard a voulu prendre sa place, mais Owen a insisté pour être mangé. Un bon petit gars. L'histoire aurait pu s'arrêter là, elle ne faisait que commencer. Vous comprenez maintenant la couleur heavy-bluezy de cette chasse au snark sordide. C'est un fait divers, mais cette terrible catastrophe, le Capitaine Pollard la contera à Hermann Melville, qui la transformera en mythe. Si vous ne me croyez pas, Led Zeppelin, vous l'interprète sur son deuxième album, écoutez la démesure de Bonham cognant à coups de marteau-pilon sur Moby Dick. You can't get away : beaucoup plus joyeux Corky Laing pète la forme sur ses futs et la guitare de Leslie rigole un bon coup à la manière d'un écorché vif. Il faut opter entre chasser les idées noires ou les baleines blanches. Chantent en chœur, les marin sont ainsi quand ça filoche à trente nœuds, pas de souci à l'horizon. Certains affirment que les chansons de gabiers sont toujours un brin nostalgiques, même quand ils font les fiers-à-bras. N'écoutez que trop discrètement les lyrics, que fait la femme du pêcheur qui attend son homme. Parfois c'est long. Restons résolument optimiste. Tired angels ( To J. M. H. ) : deuxième heavy-ballade, dédiée à Jimi Hendrix, mais aussi à ceux qui se battent dans les pires difficultés et les épreuves les plus terribles pour rétablir leur propre royaume du Gondor, Mountain est une merveilleuse machine à compresser le riff, à ne pas le laisser s'échapper, seul le chant le passera au laminoir, Corky Laing impérial, tout l'édifice repose sur lui, mais il refuse de le transformer en monument statique, grâce à lui la tour de guerre roule et monte à l'assaut. Splendide. Quand vous n'allez pas à la montagne, elle vient à vous toute seule. The animal trainer and the toad : Retour au rock'n'roll. Facile pour Mountain, suffit de pousser la manette de quelques millimètres pandémiques pour que le rythme s'accélère. Ne court pas après son ombre car il l'a déjà rattrapée depuis longtemps. Vous êtes à l'exact croisement de Zeppelin et de Creedence. La vie d'un groupe de rock ne ressemble-t-elle pas à une course en compagnie du roi des sept mers. Parfois l'on croit être le dompteur et l'on n'est que le crapaud. My lady : le rêve du marin, la chanson de la couverture, Gail Collins a participé à son écriture, et Pappalardi la chante. Mountain sur des escarpins roses et tutu de gaze ne parvient pas être ridicule. Beau comme nacre de coquillage. L'azur du ciel et de la mer se confondent. Travellin' in the dark ( To E. M. P ): ( la personne désignée par les trois initiales est Elia Papparladi, la mère de Felix, ils reposent désormais dans la même tombe ) la face sombre du morceau précédent. Un clavier ironique qui grimace. La guitare s'étire comme le chat qui se prépare à tuer la souris rose. La vengeance d'Athos à l'encontre de Milady. Tous les montagnards vous le diront, il ne faut pas se fier au soleil qui embaume les plus hautes cimes, les nuages noirs surgissent si vite. The great train robbery : guitare slide, Leslie mène le train, vous raconte le hold up du siècle, celui qui plus tard fascinera les Sex Pistols, Corky se permet le luxe de mener une frappe qui grince encore pire que les cordes de West qui nous fait son western. L'on semble loin des baleines, mais que vous attaquiez un convoi d'or ou un cachalot, le plus dur c'est de savoir survivre ensuite, une fois que l'on a le meilleur de sa vie derrière soi. Une fois que le chapeau de la  plus haute cime est tombé dans l'abîme...

    Z9113TOMBE.jpg

    L'album forme un tout compact. Leslie West effectue un satané boulot, mais son jeu est englobé dans le mortier unitaire, les amateurs ont intérêt à se focaliser sur lui. Mais Leslie prendra sa revanche sur scène. Certaines de ses versions du morceau Nantucket Sleighride sont de véritables tour de force.

    Nantucket Sleighride ( 18 mn ) : on Live : The Road Goes Ever On. Enregistré en 1972. La pochette est évidemment de Gal Collins. Influence tolkenienne avérée, drôle d'anneau symbolique passé aux doigts de Gail et Felix, la littérature serait-elle opératoire.

    Z9109THEROAD.jpg

    Le monstre s'avance pesamment. La voix s'élève, telle un rayon de clarté dans la nuit. Précipitation, le rythme s'accélère pour mieux s'adoucir, l'on entend davantage la résonance que la corde elle-même, et Leslie sort le grand jeu, aucune touffe d'esbroufe juste une plainte qui s'élève et s'achève, la mer infinie s'étale autour de vous, et la guitare froisse le riff dans le lointain, tandis que devant nous n'avons que les vagues interminables qui frappent la coque du navire, marsouins facétieux bondissant par jeux festifs et inoffensifs, Leslie West tire la bourre tout seul, sa guitare comme une figure de proue qui domine la houle graveleuse, plonge dans l'écume pour mieux ressortir resplendissante, suivez-là vous aborderez sur des rives radieuses où les femmes nues s'offrent au désir, longues exhalaisons de conques marines tritoniques, les sirènes du songe ne sont jamais loin des âpretés cauchemardesques, ne vous fiez pas à la gentille ritournelle du piano, elle est empoisonnée, et la guitare bondit tel un dauphin s'exhaussant de l'onde amère pour vous saluer. Derrière la rythmique s'obscurcit mais la bougie de West devient étoile qui brille de plus en plus fort au lointain de la nuit de votre âme perdue. Vous ne savez plus où vous êtes, la mer est microcosme et votre esprit devient le macrocosme qui l'enserre, ne reste que la chanterelle de quelques notes et des cinglements de cymbales qui résonnent tel un adieu, un générique de film dont vous ne comprendrez jamais la fin. La voix revient, comme légère et apaisante, celle de votre maman le soir avant de vous endormir, mais Mountain vous passe la pellicule du vaisseau fantôme maudit dont vous ne débarquerez jamais.

    Nantucket Sleighride : ( 31 mn ) on Twin Peaks. Enregistré au Japon à Hosaka en 1973. Sorti en 1974. Allan Schwartzberg ( traduction : Montagne noire, cela s'imposait pour Mountain ) remplace Corky Laing et Bob Mann Steve Nights aux claviers, fait aussi mumuse à la guitare rythmique. Twin Peaks ( traduisons par Doubles Pics ) est une expression courante aux USA pour désigner deux éminences voisines qui se voient de loin dans un paysages. Ici, elles ne peuvent désigner que Leslie et Felix. Vous reconnaissez la patte stylée mais aux griffes acérées de Gail Collins sur la couverture.

    Z9108TWIN.jpg

    Dernier adieu que l'on imagine crié depuis le quai, on en profite pour louer la clarté de l'enregistrement, et tout de suite le schooner s'avance triomphalement sur les flots, et taille la route, mais la mer est plus agitée que prévue, la Montagne barbote joyeusement et soulève les de vifs embruns, la guitare de Leslie hisse les voiles, le navire tape à la vague, et le vent gronde trop fort, qu'importe le rafiot file tout droit, la tempête fronce la mer, des bruits sourds semblent s'élever depuis des volcans souterrains, Leslie et Mann s'affrontent sur le pont, un foulard entre les dents et un coutelas à la main. Ne vous mêlez pas de leurs affaires, admirez la beauté du combat, la vivacité de Leslie et la brutalité de Mann, rond de sang, cercle de mort qui se calme, s'amenuise, vont-ils se perdre dans l'immobilité des statues, mais les crispations d'un soleil blafard qui perce entre les nuages et virevolte sur les lames revigorent le combat, gravité extrême, délirium tremens de l'angoisse poussée à son paroxysme, la mer qui se cabre rappelle l'équipage aux manœuvres, l'ouragan souffle et ne cesse de pencher le navire sur les gouffres liquides. Mais le temps se remet au beau, et le bateau repart gaillardement, il taille désormais la route plus durement, la campagne de pêche ne sera pas une partie de plaisir, la basse de Pappalardi appuie encore plus longuement, Mountain se met à rigoler, le band se débande, c'est l'effulgence sonore, le rock'n'roll n'est-il pas le cinquième élément, le seul que les Dieux et les héros ne partagent pas avec les simples mortels, vous voici transformés en headbangers dans votre chambre, et le groupe adoucit encore le jeu, juste pour augmenter l'impact de la fièvre qui s'empare de vous, encore une empoignade sur le tillac, une querelle ne saurait se terminer que lorsque le sang se fait rivière, nos deux mauvais sujets s'en donnent à cœur joie, ils s'invectivent, Allan en profite pour s'engager dans un solo qui tue, et l'orgue se joint à lui comme la pieuvre s'enroule sur votre bras, le cri du monstre résonne et ses tentacules noirâtres s'agitent dans l'espace, faut s'en débarrasser à la hache d'abordage, lui couper ses pattes folles qui courent sur les mâts. Remuements terribles. La guitare de Leslie jaillit tel le trident de Neptune, et l'équipage vous débite les bras musculeux du monstre en tranches sanglantes. De sa gueule surgit une bave noire et astringente qui creuse des sillons bleutés sur la peau des marins. Ça y est la bête agonise, tout redevient normal, et la voix plane très haut comme oiseau d'annonce nouvelle qui ne prophétise rien de bon.  Le navire reprend son allure, bientôt vous ne le voyez plus. Vous ne savez pas à quoi vous échappez.

    Nantucket Sleighride : ( 11 mn ) : Enregistré au Capitol Theater de Passaic dans le New Jersey. 3 Novembre 1974. On Greatest hits live ! 2000. Corky Laing est revenu, Mann et Schwartzberg ne sont plus là, David Perry est à la guitare rythmique.

    Z9110HITS.jpg

    Cette version ne présente pas le même profil que la précédente. Le son des guitares est totalement différent. Plus fuzzy, moins bluezy, et le tempo du morceau est beaucoup plus nerveux. Faut laisser passer le premier couplet pour s'y retrouver. Corky est de retour, l'est mixé davantage devant, ceux qui l'aiment en seront ravis. La guitare de Leslie est, si j'ose dire, davantage visible, je pense que la prise de son a un peu échappé à Pappalardi, il s'agit d'un enregistrement pour une radio, et les techniciens ont privilégié le travail des musiciens au détriment du son global du groupe. Ce qui permet d'aborder le groupe d'une autre manière, pas mauvaise en soi, toutefois il manque une magie indiscernable, Mountain ressemble trop à l'écoute moyenne de tous les grands groupes de la terre. Ne culmine pas. Ne se dissocie pas du reste du troupeau. La fin est bien brutale, coupée.

    Z9117MOUT.jpg

    Par contre, il est intéressant de le visionner sur You Tube car le titre est accompagné d'un magnifique montage de peintures et de photos d'époque qui donne une idée de ce que à quoi pouvait ressembler la chasse à la baleine. La lecture du Moby Dick de Melville s'impose mais aussi le Pawana de Le Clézio beaucoup plus mince mais mieux adapté aux exigences philosophiques des adeptes du véganisme.

    Je vous reparlerai une autre fois de Mountain, car les montagnes offrent plusieurs faces aux amateurs  d'escalades vertigineuses.

    Damie Chad.

  • CHRONIQUES DE POURPRE 461 : KR'TNT ! 461 : SYNAPSES / GARY GUITAR LAMMIN / VARIATIONS / SENTENCED / TORTURE WHEEL / ROBERT JOHNSON

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    LIVRAISON 461

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    23 / 04 / 2020

     

    SYNAPSES / GARY GUITAR LAMMIN

    VARIATIONS / SENTENCED

    TORTURE WHEEL / ROBERT JOHNSON

     

    Pas de synode pour les Synapses

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    — Wouah ! C’est sûr ! On va faire fureur !

    — Wouah ! C’est sûr ! Ils vont tous nous envier !

    — Ils vont crier vive les minets ! On a l’air vraiment super !

    C’est vrai, on dirait vraiment que Martine et Éric sortent des pages de mode de Salut les Copains. Ils finissent de se coiffer en écoutant le hit parade de SLC Salut les Copains.

    —SLC Sa/lut les Co/pains ! Et maintenant, voici le numéro un du hit/parade ! Michel Pol/nareff avec «L’Oiseau de Nuit» !

    —Wouah, j’adore Michel !

    —Wouah j’adore son shetland rose !

    — Wouah ! Et son Levis noir en velours côtelé !

    Martine ajuste sa belle frange blonde en dansant le jerk. Elle porte un col roulé blanc en laine peignée et un taille basse rouge comme son idole Brian Jones. Le gros transistor Telefunken posé sur la commode vibre :

    —Parmi tous ces inconnus ‘ki ren/trent/ Re-trouver la femme et le ‘kou/vert !

    — Wouah ! Michel est un super rocker !

    — Et je vois aussi ‘kou/ler tes larmes/ Toi ‘ki vins danser avec le jour !

    Et ils reprennent à tue-tête en chœur avec Michel :

    — Mais il valait mieux rom/pre le charme/ Que de laisser croâre à not’ amuuur !

    Et ils éclatent de rire.

    — Wouah ! C’est sûr ! On va faire fureur !

    Éric porte un col en V rouge vif passé sur une chemise en soie blanche et un taille basse jaune à grosses côtes. Ce dont il est le plus fier, ce sont ses boots vernies trouvées chez Myris pour vraiment pas cher.

    — Et voici main/tenant le Chouchou de la se/maine ! Ronnie Bird avec son nou/veau 45 tours «Chante » !

    Martine saute en l’air. C’est son idole numéro deux. Le transistor crache un gros riff de fuzz. Ronnie attaque d’une voix ferme :

    — Voilà ‘ke la chanson/ Devient un vrai ‘kon/cours !

    Martine et Éric se mettent à jerker comme des automates abandonnés de Dieu.

    — Les zi/doles à Centrale/ Viennent suivre des ‘kours !/ Chaaaante !

    Martine et Éric semblent possédés par le diable. Ils secouent tellement leurs têtes qu’ils se décoiffent.

    — L’autoroute à présent devient remplie de gens/ Chaaaante !/ Puisqu’il paraît ‘k’elle ‘kondui/tà/ La Tour d’Argent !

    Dix ans avant Sid Vicious, Martine et Éric inventent le pogo.

    — Et moi je pleure/ Oh oui le pleure... Hélas/ Trois fois hélas...

    Et ils reprennent en chœur avec Ronnie :

    — PARCE QUE JE N’AI PA/ ZÉ-TUDIÉ !

     

    Une heure plus tard, ils sont dans la rue. Ils prennent le métro et sortent à Pigalle. D’un pas alerte, ils descendent la rue Pigalle jusqu’à l’angle de la rue Fontaine.

    — Wouah Teenie Weenie, tu aimes la nitroglycérine ?

    — Wouah Riton, j’adore tout ce qui est In !

    — C’est au Bus Palladium que ça s’écoute !

    — Wouah Riton, j’adore tout ce qui est Out !

    Les gens font la queue sur le trottoir :

    — Wouah Teenie Weenie, il y a foule pour les petits gars de Liverpool !

    Une gigantesque affiche dévore la façade du Bus Palladium : The Synapses !

    — Wouah Riton, ça va jerker aussi sec qu’au Papagayo de Saint-Trop !

    — Wouah t’as raison Teenie Weenie ! Comme dirait David Alexandre Winter, qu’est-ce que j’ai dansé !

    Ils entrent et filent directement aux toilettes. Il y a déjà du monde. Ils réussissent à trouver un coin tranquille. Éric sort de sa poche un petit sac en plastique.

    — Ferme les yeux et ouvre la bouche, Teenie Weenie !

    Martine tire la langue.

    — Tiens Teenie Weenie, avale ça ! C’est une dose de LSdiiii !

    — Wouah Riton, j’adore les triiips !

    — Wouah Teenie Weenie, ya pas plus in !

    — Wouah Riton, je suis déjà out ! Je crois à la vérité des couleurs !

    — Wouah Teenie Weenie, je suis un garçon très doux ! Je veux aimer le monde !

    Ils reviennent se fondre dans la fournaise. Sur scène les Synapses font un tabac :

    — Je m’en vais vivre/ Comme dans un livre/ Dans le ventre d’une/ Énorme baleine !

    Au pied de la scène, les filles et les garçons semblent pris de frénésie.

    — Je vais descendre/ Pour me détendre/ Dans le ventre d’une/ Énorme baleine !

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Tout vêtu de rouge, le chanteur des Synapses mène le bal des vampires en secouant son tambourin. Il a le visage couvert de cheveux mouillés de sueur. C’est le jerk du diable ! Le guitariste prend un court solo freakbeat à faire pâlir d’envie le John Du Cann du temps où il jouait dans The Attack !

    — Il fera beau/ Il fera chaud/ Plus personne pour nous/ Causer de pei/ne !

    Le batteur joue les dynamiteurs et le bassman tricote sur sa basse vintage des gammes véloces des quatre doigts de la main gauche. Nouvelle dégelée de solo psychout ! Too far-out !

    — Nous verrons plus/ Tous les abus/ De la te/herre qui est/ Remplie de haine !

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Sur la piste de danse, ça gesticule à qui mieux-mieux. Les Synapses enchaînent avec un nouveau brûlot :

    — Tu es ma bombe ana/tomique/ Mi-andro/gyne/ Mi-hydro/gène !

    Les filles chaloupent comme des sirènes de train fantôme et les garçons s’entortillent les rotules.

    — Ce mélange hété/rogène/ Fait de toi un modèle unique !

    — Wouah Riton, pfff pfff, ils sont terribles !

    — Wouah Teenie Weenie, pfff pfff, ils sont in et on est out !

    Éric tend les bras pour voir ses mains se fondre dans le jeu des lumières psychédéliques.

    — Aaaahhhh que c’est bon tout ça ! Aaaahhhh que c’est bon tout ça !

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Les Synapses enchaînent avec un beau «Souci Détail» nappé d’orgue. À la fin du morceau, le chanteur demande à la foule si ça va :

    — Ça va ?

    — Ouaiisssssss !

    Alors le batteur tatapoume le super beat et le chanteur attrape son micro d’un geste rageur :

    — Durand a eu un accident/ Dupont a perdu toutes ses dents/ Machin a un dixième enfant !

    Les garçons et les filles ondulent comme des danseuses égyptiennes atteintes d’épilepsie. Les Synapses lèvent un vrai vent de folie.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    — Wouah Riton, pfff pfff, y font Dutronc !

    — Wouah Teenie Weenie, pfff pfff, j’aime bien tes antennes et tes huit paires d’yeux !

    — Wouah Riton, tu trippes comme un malade !

    — Je suis content/ C’est pas à moi que c’est arrivé/ Je suis content/ C’est pas à moi que c’est arrivé !

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Les Synapses claquent encore une série de jerks terribles à la nasillarde d’Antoine et ils Hectorisent le Bus Palladium jusqu’au trognon. Pendant l’entracte, Éric va au bar chercher un verre.

    — Un whisky coca !

    Il s’amuse de voir le serveur avec des oreilles et une trompe d’éléphant.

    — Merci Babar !

    — M’appelle pas Babar ! M’appelle Jean-Claude, connard !

     

    Au petit matin, Éric se retrouve sur le trottoir, devant le Bus palladium. Il frissonne et il a les oreilles qui sifflent. Il réalise subitement que Martine a disparu.

    — Wouah la sal/ope, elle est par/tie avec un autre gar/çon !

    Soudain, une ambulance et une estafette de police arrivent et se garent juste devant lui. Un flic descend l’air mauvais :

    — Circulez ! Ya rien à voir ! Allez ouste !

    Les infirmiers et les policiers se ruent à l’intérieur du Bus. Éric a une espèce de flash et il entre à leur suite. Ils vont directement aux toilettes. Il y a un attroupement. Éric se hisse pour essayer de voir par dessus les épaules. Il a une sorte de pressentiment. Mais il ne peut rien voir. Il reconnaît une copine dans l’attroupement.

    — Dis donc Poupée de cire, tu sais ce qui se passe ?

    — Teenie Weenie Boppie est morte dans la nuit...

    — De quoi ?

    — Mais d’avoir pris une dose de LSDiiiii !

    Signé : Cazengler, Synoque

    Synapses. Le trois Pièces. Rouen (76). 6 novembre 2015

     

    Lammin d’or

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Un seul canard au monde consacre des pages à Gary Guitar Lammin. Il s’agit bien sûr de Vive le Rock, dernier bastion d’un certain underground britannique. Bruce Turnbull ne tourne pas longtemps autour du pot : pour lui, l’album solo de Gary Guitar Lammin est l’une des finest releases of the year. Dans l’article qui suit ce dithyrambe échevelé, Gary s’épanche. Il dit avoir commencé par craquer sur la version de «Little Red Rooster» que jouaient les Stones à une époque lointaine. Puis il découvrit Juicy Lucy, et tout particulièrement ce rescapé des Misunderstood, Glenn Ross Campbell qui jouait de la slide. C’est là que naquit son obsession pour la slide.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Gary joua dans les Little Red Roosters puis dans Garrie & The Roosters. Il ne s’intéressait qu’à ce qu’il appelle le straight rock’n’roll. À la fin des seventies, il était l’un des seuls à vouloir encore sonner comme les Who, alors que tout le monde louchait sur ce qu’il appelle the intellectual music, the prog stuff des Yes et des No. Quand il découvrit les New York Dolls, il s’aperçut qu’il n’était plus seul au monde. Il venait de découvrir qu’il existait des gens pensant la même chose que lui ! Et quand le punk explosa en Angleterre, tout changea - Everything changed completely - Tous ceux qui ont grandi dans les sixties connaissent cette succession d’épisodes par cœur.

    En farfouillant dans les pages du NME, Gary tomba sur le nom de McLaren, un nom qu’il connaissait pour s’être intéressé de très près aux Dolls. Il découvrit que McLaren tenait une boutique de fringues sur King’s Road et il s’y rendit. Il rappelle qu’à l’époque il n’y avait ni web ni smartphones, alors il fallait faire les choses physiquement. Mais il ne parvint pas à rencontrer McLaren, alors il dut laisser une cassette de démos à son intention, avec un numéro de téléphone. Et puis un beau jour, drrrring ! McLaren lui dit de rappliquer au magasin avec sa gratte. C’est là que Gary rencontra Dave Goodman avec lequel il enregistra cet album solo qui vient tout juste de refaire surface.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Gary Lammin apparaît sur la pochette avec un air menaçant. On retrouve très vite l’environnement des Pink Fairies dans «Lost & Falling», ce qui semble logique, vu que Dave Goodman et George Butler sont de la partie. Mais le disk erre dans le nowhere land du London underground. C’est avec «Value» que ça se corse, Gary joue au big far out et on le voit driver sa vieille chique dans «Is That Alright With You». La grosse viande arrive enfin avec «Memo To Anita», il joue du bottleneck infected avec du big bass drum in tow. C’est assez spectaculaire. Gary gratte tout ce qu’il peut gratter. On comprend alors ce qu’il veut dire quand il évoque son obsession de la slide. Et puis voilà le coup de tonnerre : «Hey Mr John Sinclair». Ride on ! C’est John Sinclair qui ride on. Il explose le walk away, Gary travaille ça au heavy riffing, ride on John Sinclair, ride on, ça roule sur un heavy bassmatic anglais digne de ceux qu’on jouait à Detroit. Les filles font «Mr John Sinclair/ Change the people everywhere !», les descentes de basse sont d’un rare demento, Hey Mr Sinclair, don’t be square, Gary nous empapaoute ça comme un crack.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Puis il va revenir dans l’actu avec les Bermondsey Joyriders. La presse anglaise présente les Joyriders comme des héritiers des Sex Pistols croisés avec le MC5, une hypothèse que confirmerait presque la présence de John Sinclair : il fait des transitions entre tous les cuts de Noise And Revolution, comme le fit en son temps Stanley Unwin dans l’Ogdens’ Nut Gone Flake des Small Faces. Gary fait du punk-rock dès «Society Is Rapidly Changing». Il y va de bon cœur, il faut le signaler. Il prend bel et bien la suite des Pistols, mais sans la voix de Rotten, ni l’éclat des compos. Sa démarche est pourtant très sérieuse. Society ! Quand il envoie ses solos en coulée douce sur le chant, il rafle presque la mise. «Right Now» sonne bien les cloches, heavy steamboat in the brick walls, ce dingue de Lammin lamine sa chique avec les accords des Stooges. Lui et son copain bassman Martin Stacey sont des fous dangereux. Mine de rien Lammin la ramène bien, il claque sa stoogerie au ‘scuse me while I fuck the queen. Avec «1977», il tente de refaire les Pistols, mais ça bande mou. Même avec le lance-flammes. Par contre, il redresse bien la situation avec «Tru Punk». Plus loin, il sort son meilleur accent cockney pour «Proper English». Pur jus d’East End. On se régalera encore de «Shaking Leaves», une vraie dégelée, mais en même temps, ce n’est pas le hit du siècle. Il manque toujours à Gary le petit quelque chose qui fait la différence. Il veut exister en tant que légende obscure, mais ce n’est pas gagné. À la limite, John Sinclair a plus d’allant. Les Joyriders tentent encore de passer en force avec «Rock Star», côté jus, ils n’ont pas de problème et on voit John Sinclair amener merveilleusement «Rock N Roll Demon». Du coup, ça frôle le cut mythique. Gary chante tout ce qu’il peut chanter, comme il l’a toujours fait.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Il existe un autre album des Bermondsey Joyriders nommé Flamboyant Thugs. On retrouve sur la pochette la bagnole bleue et blanche de l’album précédent plus nos trois Joyriders qui ont fière allure. Ça explose en bonne et due forme dès «Sonic Underground». Ils ont du son, ça crame dans la cave. On voit Gary Lammin jouer au kill kill kill et prendre des virages dévastateurs. Ils sont très énervés, ça joue aux dents branlantes et au vomi rose. On croirait qu’ils jouent leur vie aux dés. Mais quand on va sur les cuts suivants, on sent une usure. Pas facile d’être une légende vivante en Angleterre. Ce genre de plan peut vite tomber dans le pathétique. Gary tente de faire le méchant, mais on n’y croit pas un seul instant. Il chante si mal son «Here Come The People» qu’il le condamne aux ténèbres. Son vieux copain John Sinclair tente de sauver l’album avec des transitions, mais le morceau titre est encore si mal chanté que ça retombe comme un soufflé. Gary flingue toutes ses chances une par une. Il n’est ni Johnny Rotten, ni Rob Tyner, ni Liam Gallagher. Il sauve les meubles avec «It’s Nice To Be Important» et tape ça aux big British rock, il redevient l’espace d’un cut the cockney Lord of the night. Fantastique énergie ! C’est un chef-d’œuvre de cockney brawl. Il sauve son album une deuxième fois un peu plus loin avec «Throw The Dice», joué au big guitar raunch et aux clap-hands. C’est une pure merveille de rock anglais, ça joue à la bonne allure de la revoyure avec un Lammin lâché dans les rues et ça devient fascinant - Lets’ throw the dice/ Let’s watch him roll - Plus il avance dans son album et plus il gagne des points dans les sondages, comme disent les cons du petit écran. Son «Gentlemen Please» est plutôt bien balancé. L’important est de ne pas perdre de vue un vieux dur à cuire comme Gary Guitar Lammin. Même s’il n’est pas parfait, il a au moins le mérite d’exister dans l’inconscient collectif

    Signé : Cazengler, Gary Lamerde

    Bermondsey Joyriders. Noise And Revolution. Fuel Injection Records 2012

    Bermondsey Joyriders. Flamboyant Thugs. Fuel Injection Records 2014

    Gary Guitar Lammin. ST. Requestone 2017

    Bruce Turnbull : Sling The Axe. Vive le Rock #42

    31 DECEMBRE 1968

    LES VARIATIONS

     

    Où traînais-je le soir du 31 décembre 1968, certainement pas à Joinville, ni sur le pont, ni au bataillon. J'ai une bonne excuse, eux non plus ils n'y étaient pas. Devant leur poste de télé. Donnaient un concert. Et celui de Joinville ils l'ont visionné quarante ans plus tard, vous en rajoutez douze de plus et on y arrive. Un demi-siècle de passé depuis cet instant fatidique qui révéla au grand public l'existence des Variations. Et Julien Deléglise - auteur de Moroccan Roll : La fascinante histoire des Variations - signale fort à propos qu'il existe une vidéo de l'évènement bien meilleure que l'habituelle. Autant aller y faire un tour, puisque l'on est privé de festivités rock'n'roll et que rien ne bouge dans les bouges depuis un mois, autant s'en mettre plein la vue et plein les oreilles, pour pas un rond de friture sur les ondes électro-magnétiques.

    L'anecdote est connue. N'étaient pas invités. La télévision française préparait la soirée du réveillon du Nouvel An. Se sont radinés au tournage, l'air de rien, au cas où. Nul besoin d'eux. Il y avait du lourd, les Who, le Jeff Beck Group, les Troggs, Booker T and the M.G. ( Memphis Group, pour les ignorants ) Fleetwood Mac ( en leur période blues, pas la daube populaire terminale ), plus plein d'autres qui font moins saliver. J'allais oublier Traffic – mais qui se souvient encore de Traffic aujourd'hui - avec Steve Winwood et Jim Capaldi. Ne sont pas là – mais que trafiquent-ils - et c'est le dernier jour de mise en boîte. Essayez de trouver une formation au pied levé... Bingo, les Variations sont là ! Comme quoi dans les Evangiles, il n'y a pas que des craques, ils sont arrivés en dernier, ils seront les premiers. En fait les derniers au montage, mais avoir les Who et consorts en première partie, pour un petit groupe français inconnu, ce n'est pas mal.

    Pas de panique, enfourchons la machine à monter le temps et zieutons à quoi ressemblait la France éternelle en ces époques antédiluviennes. Je vous rassure, non vous ne risquez pas de rencontrer de vilaines grosses bestioles, ce n'est que plusieurs années après que certains groupe se sont transformés en dinosaures.

    D'UN AUTRE ÂGE

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Me suis reconnu sur le plateau. En plein dans le public. Sont tous comme moi à l'époque, très beau avec des cheveux longs. J'ai dû lancer la mode sans m'en apercevoir. En tout cas, ça vous fout un sacré coup de vieux. Le pire c'est que l'on n'a pas l'air plus intelligent que les jeunes gens de maintenant. Peut-être plus heureux, on venait de rater la révolution, mais il semblait qu'un futur radieux se profilait encore à l'horizon. Ça jerke dur, les mauvaises langues prétendront que comme c'est la dernière séquence, tout le monde sur le plateau, techniciens et figurants, se laisse aller. Le grand défouloir. Pour le tournage, ils n'ont pas fait appel à Jean-Christophe Averty, le décadreur siphonné, qui vous aurait déglingué le montage en trente secondes. Z'ont choisi Guy le mec qui roule pour vous et fait son Job proprement. Une caméra face à la scène. Plutôt étroite, genre éclair au chocolat, pas de profondeur pour les zicos, de temps en temps un zoom sur un artiste, heureusement parce que devant c'est le rideau mouvant des danseurs qui voilent beaucoup et dévoilent un petit peu. C'est la fête. De l'an neuf, faut que le français moyen comprenne que l'ambiance est torride. Encore quelques minutes et ce sera l'année érotique. La prise de son n'est pas terrible. Ne venez pas vous plaindre, songez que l'on ne possède aucun document sonore des plaidoiries de Cicéron sur le forum romain. Sachez apprécier ce que vous avez !

    ROUND UP

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Un round de vingt minutes, pas bésef, mais les autres groupes n'ont eu droit qu'à une portion de dix minutes, ont attaqué sec avec Around and around, Jo Leb – une coupe à la Keith, se jette sur le micro et à l'eau, il montre qu'il est doué pour le crawl, l'a intérêt car à la guitare Marc Tobaly verse de ces rasades chuck berriennes si bien imitées, si fortement poivrées, qu'elles ressemblent à des claquements de becs de squales géants qui se lancent à sa poursuite d'un innocent baigneur pour lui cisailler les jambes. En quinze secondes, ils ont gagné, derrière Jacky Bitton bastonne sur ces bidons, un bruit pas possible, vous ramone les oreilles à la rémoulade de cèleri, vous passent en prime le rythme de Brown Eyed Handsome man et vous embarquent dans un de ces cafouillis grabugique dont les Stones avaient le secret à l'époque, le genre de guet-apent sonore dans lequel normalement tout le monde devrait se viander, mais dont vous ressortez aussi frais que le bouton de rose passé à la boutonnière du coup du surin que vous avez reçu dans l'abdomen. Essayez de saisir dans vos mirettes P'tit Pois, oui les filles il est très beau, par contre il a une manière peu orthodoxe de slapper sa basse électrique, un visage d'ange et une frappe exaltée de blouson noir. Jo Leb nous fait le coup du feel ( à couper les méninges ) all right, joue au sorcier indien qui dirige et éloigne de la voix le nuage de sauterelles géantes, manière de montrer qu'il maîtrise la fracture du morceau et le public règle illico la facture électrique sous forme de forts dandinements spasmodiques.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Vous aimez le rock'n'roll, donc vous aurez du rhythm'n'blues et ils s'engouffrent au pas de course dans Everybody needs somebody to love, mais certains l'aiment plus chaud que d'autres alors ils vous le servent brûlant, la pression monte dans la cocote-minute des danseurs, z'avez un individu qui s'exhausse à bout de bras, du coup Marc mord les cordes de la guitare et l'on dérive vers une de ses cacophonies bruitistes qui rendent fous de joie ces êtres simples et candides que sont les amateurs de rock, derrière Jacky Bitton bétonne à mort, Tobaly mouline totally à la Townshend, l'on ne voit plus Jo Leb prostré sur son micro, le navire donne de la bande, les vagues brisent le gouvernail, le vent arrache les voiles, c'est étrange, mais on a l'impression de vivre plus intensément.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    C'est partie pour l'hystérie collective le jeu des questions réponses, sans queues ni têtes, mais farcies de cris et de hurlements. Bitton à la batterie tribale, et Leb qui vous trimbale où il veut. Nous fait le coup de l'extase morrisonienne, et l'on aime cela, ce chuchotis de mots de désirs incandescents, ces reptiles gutturaux qui s'enroulent autour de nos corps en sueurs pour mieux resserrer leur étreinte par accoups irréguliers, tantôt doux, tantôt violents, les lèvres de Leb dégagent une lèpre mortelle, il n'est plus là, il gît en lui-même, en un autre monde, mais voici que son corps de supplicié abandonné à terre explose, c'est la catharsis salvatrice et l'ouragan de la folie ravage le monde entier. Une fille vient s'offrir au grand chaman et les voici partis en un tressautement orgasmique qui rend la gent féminine folle, se mettent à hululer comme ménades orphiques. Nous ont convaincus. Tout le monde a besoin de sexe.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    Pas de temps à perdre, les Variations vous lancent le riff de Satisfaction comme s'ils avaient le cachalot blanc du rock'n'roll à harponner. Jo Leb, halète, il aboie, un roquet en chasse, vous avez dû marcher sur ses pattes de daim bleu, derrière Jacky lance ses torpilles riffiques de plus en plus désastreuses, touché-coulé à tous les coups, Grande à la basse qui gronde, visage pâle, il est l'archange de la mort qui mène les troupes sataniques à l'assaut, et Bitton dératise sa batterie, silence, et tonitruance en alternance, la fièvre monte jusqu'à ce que le thermomètre explose, Leb s'est saisi de son foulard qu'il exhibe comme le lacet de la mort, et brusquement surgit ce que l'on n'attendait pas, ces volutes orientales que le Zeppe n'utilisera que bien plus tard, more rock'n'roll is moroccan roll, Leb se métamorphose en bayadère, et le public ondule à la manière des serpents des flûtes de Joujouka, générique de fin, Leb en descente de transe et Jacky Bitton tambour battant, final extraordinaire, Jo Leb couché par terre entonnant une espèce de cantilène funèbre tandis que la batterie de Bitton avance vers vous telle une colonne de fourmis carnivores prêtes à dévorer le monde. Apocalypse terminale.

    synapses,gary guitar lammin,variations,sentenced,torture wheel,robert johnson

    ET LES AUTRES ?

    Des extraits de l'émission intitulée Surprise-partie ( titre déjà ultra-ringard à l'époque ) sont facilement visibles sur You tube. Commencez par taper Variations : New Yars's Eve Party on French TV et le reste viendra. Aucune prestation offerte ne possède cette incandescence. Pour comparer ce qui est comparable, les Troggs par exemple sont bien sympathiques, mais pas déchaînés, des pros qui assurent mais rien de bien transcendant. J'avais déjà vu cet extrait troggloditique à plusieurs reprises, mais ne l'avais pas gardé en mémoire...

    Les Variations ont disparu. Sont venus trop tôt. In too much too soon, diraient d'autres. Restent une des plus séminales formations du rock français. C'était déjà trop beaucoup pour un trop jadis.

    Damie Chad.

    *

    L'on a beau critiquer la société de consommation, l'on passe son temps à entasser les Cd's, juste pour les archives assure l'ami Mister B, bref ça escalade le ciel et les piles instables s'écroulent comme les colonnes du temple maudit dans un fascicule des aventures de Bob Morane... Alors de temps en temps, vous vous dites, what is it ? Celui-ci je ne l'ai jamais écouté, et vous vous faites une douce violence pour le glisser dans le bouffe-galettes, manière d'ajouter un peu de bruit et de grabuge dans ce monde de confusion.

    AMOK / SENTENCED

    ( Century Media 77076-2 / 1995 )

    Sami Lopakka : guitar / Vesa Ranta : drums / Miika Tenkula : lead guitar / Taneli Jarva : bass, vocals.

    Celui-là, c'est la pochette rouge sang qui m'a séduit. Avec en bas de l'image, l'arc de cercle de cette sculpture ivoirine, issue des âges farouches, de deux lions attaquant et bondissant sur une antilope saisie en pleine course. Cruauté vitale ! Elan carnivore ! Amok, le titre de l'album resplendit de sa froidure chryséléphantine sous l'arc assassin de cette chasse impitoyable. Amok, folie furieuse malaisienne que l'on pourrait rapprocher des fureurs sacrées des berserkers nordiques. Le kr'tnt-reader se précipitera sur la nouvelle du même nom de Stefan Zweig dont la fin n'est pas sans corrélation avec celle de L'Eve Future de Villiers de l'Isle-Adam.

    Sentenced est un groupe de Death Metal finlandais, qui se forma en1989 et mit fin à ses activités après la sortie de The Funeral Album leur huitième et terminal opus. Le groupe connut ses heures de gloire et préféra se séparer pour ne pas se répéter. Honnêteté artistique à révérer. Amok est le troisième album du groupe qui leur apporta une large notoriété. Il marque une rupture dans l'évolution du groupe, à la violence de leur death metal originel ils substituent une touche plus sombre, lyrique, romantique, quasi gothique...

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    The war ain't over ! : déflagrations guerrières. Tirs tous azimuts. La guerre n'est pas terminée, même si dans l'horreur sonore vous percevez une mélodie qui s'impose comme le contrepoint lyrique d'un chant bestial, le croassement hideux des corbeaux maléfiques sur les champs de ruines et les guitares te transpercent, elles portent en toi la désolation, il n'est pas question de te laisser un seul espoir, sois convaincu que tout est perdu, arpèges célestes qui se confondent avec des tirs nourris de mitraillettes. Phenix : à lire le texte l'on s'attendrait à une renaissance. Vos espoirs seront déçus. Dès les premières secondes le titre flambe et le vocal se dépêche d'avaler le mot du bonheur. Burned live in the flames of love. Il est des feux qui réchauffent et d'autres qui brûlent. C'est ce genre-là que vous allez traverser. L'amour ne dure qu'un vers, une piqûre de serpent qui cuira votre chair et votre esprit toute votre vie. Désormais la haine et la guerre vous habitent. Aucune illusion. Le phénix est juste l'inextinguible flamme de la destruction. Musique violente, cruellement composée un peu comme des leitmotive wagnériens qui s'embrasent et s'embrassent pour vous donner le baiser de la mort. New age of messiah : super production à la Cecil B DeMille, délaissez les dix commandements, écoutez les paroles du messie qui annonce le jour nouveau. Oyez son gargarisme prophétique, Dieu est mort et les guitares s'enflamment comme des violons, lui il est l'esprit de la terre, il n'apporte rien de bon, l'ivraie sera plus haute et l'ivresse plus courte, il ne promet rien, vous le suivrez et il vous emmènera sur les terres désolées du doom, et puis il s'en ira, et vous vous retrouverez seuls, sans espoir, sinon de réécouter sans fin ce chant de catastrophe bâtie à la manière d'un oratorio funèbre pour les jours sans espoir. Terrible promesse qui vous enroule et vous emprisonne dans un rouleau de fil de fer barbelé. Vous lècherez votre sang avec délice. Forever lost : au cas où n'auriez pas compris le message précédent, Sentenced vous ressert la même soupe aux cailloux aux piqûres d'orties empoisonnées. Mais avec un peu plus d'emphase. Un peu à la Jim Morrison pour l'esprit des paroles, et la musique qui cavale comme si elle devait atteindre le bout de la terre avant que la nuit couperet de guillotine définitive ne tombe. Même si connaître votre destin plus tôt ne le rendra pas davantage clément, laissez-vous emporter par cette cavalcade, car il vaudrait mieux ne pas prêter attention aux paroles. Vous avez vu que l'amour était un viatique qui ne durait qu'un bref laps de temps, désormais méfiez-vous des paroles amicales de celui qui chuchote des hurlements à vos oreilles. Rien ne vous sauvera. Mais ces chants de désespérance sont envoûtants, et cet opéra de transes maléfiques est magnifique. Funeral spring : cloches de cimetières dans le lointain, les guitares rampent, elles ressemblent aux vermines qui perforent les cadavres. Aucune saison ne vous sauvera. La neige de la mort tombera sur vous, un blanc linceul pour vous ensevelir. La voix menaçante est celle d'un curé qui promet le pire aux ouailles agenouillées, déjà rongées par l'extrême froidure de la mort. Il se délecte d'un certain plaisir vicieux à prophétiser votre disparition. Si vous étiez parmi les morts, vous préfèreriez être des premiers à vous saisir d'une pioche pour creuser votre propre tombe. Nepenthe : ah! Le carnivore népenthès si cher à Baudelaire, l'oubli de toutes les choses humaines, il vaut mieux mettre une croix dessus, tes instants de bonheur furent éphémères, ta vie fut un fleuve de haine, les belles flammes vives de l'instinct de survie que chantent les guitares sont écrasées par la grandiloquence battériale et par cette mélopée qui ricane en fin de morceau. Dance on the graves ( lil' siztah' ) : danse des morts, un blues haché au mixer de la disparition, la vie s'est enfuie, elle a retiré le linceul sordide de mes illusions. Et elle danse sur ma tombe, elle qui m'a abandonné, qui m'a laissé tomber, petite sœur de la chienne pourvoyeuse des enfers. Moon magick : obéis, du fond de ta tombe une voix sépulcrale t'enjoint de regarder, la guitare riffe et la batterie rafle tes espoirs, l'œil cyclopéen de la lune brille pâlement dans la nuit sombre, il vaudrait mieux qu'elle ne soit pas là, elle ne fait qu'accentuer le vide du néant, et souligner l'inanité incestueuse de ton existence avec le malheur. The golden stream of Lapland : musique noire qui s'amplifie et souffle à la manière du blizzard sur les paysages désolés du grand nord. Monde froid et blanc, un peu ce que dans le l'unique roman d'Edgar Poe, Arthur Gordon Pym a entrevu avant de cesser sa relation, sur sa page désormais blanche...

    Des années que j'avais ce CD en attente, je regrette vivement de ne pas l'avoir auditionné plus tôt.

    Damie Chad.

    CRUSHED UNDER...

    TORTURRE WHEEL

    ( Firedoom 005 / 2005 )

     

    Viennent aussi de Finlande. Plutôt vient de Finlande. E. M. Hearst s'est chargé tout seul, des guitares, de la basse, du vocal, des divers synthés, et de l'enregistrement, avec le soutient d'une équipe qui gravite autour du label Nulll Records.

    Une aventure en solitaire. Elle a été souvent qualifiée de funeral doom, mais elle mériterait aussi bien la mention de prog-doom...

    Pochette fluide, que représente-t-elle au juste, une orbite creuse, une roue sans moyeu ou l'œil de l'ouragan ? A moins que ce ne soit le bleu du ciel au fond des sept cercles de l'enfer... Soulevez la rondelle du cd, étrange sensation d'anamorphose le temps que se révèle le portrait de M. E. Hearst. Juha Vuorma responsable de l'artwork, semble travailler sur l'indistinction des formes figées en une immobilité changeante...

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Broken by the wheel : balle doom-doom, rien à voir avec les dum-dum, imaginez plutôt un groupe de doom qui se prendrait pour Pink Floyd, une véritable suite instrumentale qui m'évoque un peu une instrumentation à la Prokofiev, couleurs et ambiances, le morceau frôle les 10 minutes, il suffit de se laisser porter par son imagination, une longue introduction lente et grave comme il se doit, avec cette particularité d'une espèce de bruit de fond qui ressemble à l'inquiétant brouhaha que les grandes oreilles qui fouillent les espaces sidéraux détectent... La roue du supplice tourne lentement, même ligoté dessus vous aimeriez qu'elle accélère un peu, ce n'est pas que vous êtes pressé, c'est qu'à souffrir autant ne pas s'ennuyer en même temps. Ce qui est sûr c'est que soit vous allez adorer, sois vous détesterez. Pas de juste milieu. Je n'ose pas dire que tout dépend de ce que vous avez dans votre cerveau pour vous occuper, mais presque. Surtout quand tout s'arrête et que ne reste plus que l'appel angoissé du criquet abandonné par sa petite amie dans la nuit profonde. / Pas de panique, le morceau reprend mais en plus étouffé, obscured by clouds si vous voulez une métaphore haïssable. Si vous n'aimez pas, foncez vers le frigo chercher une bière, vous revenez, non rien de nouveau. Un tantinet longuet ? Je n'ose répondre non. Oui il a une idée, mais il n'en a qu'une. C'est mieux qu'aucune. Mais une seconde ne ferait pas de mal. Vous voyez parfois dire du mal, ça aide un peu, nous sommes dans un passage variationnel, des ombres nagent sous la mer, une espèce de pianos en notes détachées accélère le phénomène, ce coup-ci c'est parti, on ne sait pas où mais le bateau a quitté le quai et remonte le chenal, la sirène du remorqueur mugit au loin dans la brume et tout s'estompe. Pas de vague, calme plat. Mea culpa, je suis vexé, je suis au-dessous de tout, un être déplorable, un chroniqueur à la noix de coco, vous avez le droit de me secouer comme un palmier sur une pochette du Gun Cub, en fait depuis le slash que j'ai marqué en rouge plus haut l'on était passé dans le deuxième titre, Shadow sect : je promets de faire gaffe pour le prochain arrêt, pas la peine de vous moquer, j'aimerais vous y voir à ma place. Entre nous soit dit les rituels de la secte shadowienne n'ont pas la faculté d'attirer le diable dans la cérémonie. Le méchant cornu n'est pas apparu une seule seconde. Mary : oui c'est le 3, j'ai fait attention, je n'aime pas rester impassible lorsque une demoiselle se profile. Elle a mis un peu de temps pour se pointer, mais c'est elle. N'ayez crainte elle reste-là pour douze minutes. E. M. Hearst doit être intéressé par la petite Mary, certes la musique garde toujours son allure processionnaire de cimetière, mais au moins il fait un peu de bruit pour attirer son attention, l'a mis une cravate rouge et un pantalon vert olive pour la croiser, et ce bruit indistinct serait-ce son souffle trafiqué et ralenti au vocoder, le gars marne aux grandes orgues pour attirer son attention, vous l'entendez marcher dans l'église mais impossible de comprendre ce qu'elle dit, voix rendue inaudible par l'écho des voûtes sombres. C'est bête mais la petite Mary ne semble pas avoir tilté, ces coups de batterie tromboneuse sont-ils les soubresauts de la déception éprouvée par notre jeune héros. Va-t-il de rage enfiler un short noir olive du désespoir ? Dans le lointain l'on entend un chœur de jeunes moines... Crushed under... : quatrième mouvement, n'est plus distrait par la radieuse apparition de la donzelle, ou alors son mépris souverain a piqué son orgueil, la musique est plus forte, il crie, cela ressemble à une grenouille qui hurle sa détresse parce que le crapaud n'a pas voulu l'embrasser et qu'elle n'est pas devenue une princesse – imaginez la pauvre rainette qui coasse au bord de l'étang perdu, sommes-nous au plus près de l'essence du doom ou au plus loin, je vous laisse choisir, une batterie victoriale, est-ce Le chef d'œuvre inconnu de Balzac qui s'offre à nous sous sa forme doomesque, ou alors arpentons-nous les sentiers du grotesque musical, notes de musiques qui pleuvent sur notre ouïe suppliciée de langueur, l'on n'y croirait pas, mais le disque exerce une étrange fascination auditive, vous êtes un cosmonaute à qui l'on apprend à perdre son centre de gravité. Est-ce grave, faut-il s'en moquer, vous perdez vos points de repères musicaux, un peu le coup de la même note de John enfermée dans sa propre Cage qui ne varie pas, mais à l'envers, ici ce sont les entrelacements de la thématique qui reviennent sans cesse, qui se déclinent sous plusieurs manières, pratiquement identiques, mais toutes différentes, qui vous transforment en point d'écoute central immobile. Musique expérimentale qui risque de vous mettre en péril mental.

    A écouter au moins une fois dans sa vie pour savoir si vous allez mourir idiot ou pas. Je me garde de faire un quelconque pronostic à votre encontre.

    Damie Chad.

     

    ROBERT JOHNSON

    UNE LEGENDE RACONTEE PAR LE DIABLE

    CHRISTIAN RAVASCO

    ( Camion Noir / Octobre 2011 )

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Exhumé de mes cartons. Ne savais plus que je l'avais acheté. Le fantôme de Robert Johnson ne finira jamais de hanter les imaginaires. Y a tout de même un sacré problème avec Robert Johnson, l'on ne sait pas grand-chose de lui. L'est mort jeune, et n'a guère laissé de traces... Un véritable jeu de pistes. Une véritable foire d'empoigne planétaire lorsque par deux fois l'on a soit-disant retrouvé une troisième photo de ce courant d'air. Heureusement qu'il a enregistré une poignée de titres qui prouvent son existence... Mais de là à écrire une biographie de deux cents cinquante pages... C'est pourtant à cette gageure que s'est attelé Christian Ravasco.

    Pas tout à fait un inconnu Christian Ravasco, il a enregistré deux albums, en 1979 et 1983, le peu que j'en ai entendu ne sonne pas blues du tout, l'a surtout composé pour les autres, Marie Laforêt, Françoise Hardy, Nicole Croisille, Pierre Grocolas, Dick Rivers et quelques pointures moins affriolantes à mon triste goût de rocker... a tourné dans quelques court-métrages, écrit quelques livres, nous retiendrons son Bob Dylan 13 à table, paru chez Camion Blanc,que nous n'avons pas feuilleté mais dont le résumé est attirant, qui semble bâti à la manière kaléidoscopique de I'm not There, le film de Todd Haynes sur les six vies du chat Zimmerman, sorti en 2007, j'avoue qu'après avoir lu ce Robert Johnson, une perverse curiosité me poussera à m'asseoir en quatorzième convive non invité à cette table ouverte. Ce Ravasco a tout le profil sympathique du gars qui a mené sa barque avec dextérité là où il lui a plu de la laisser dériver.

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Christian Ravasco aurait dû être paléontologue. Serait actuellement au Collège de France en train de donner des cours devant un auditoire choisi. Je n'ai rien contre cette noble profession, mais elle m'a toujours sidéré, sont d'étranges personnes qui promènent paisiblement leur chien au milieu de la nature, au bout de trois heures d'une marche sereine, elles daignent se baisser afin de se saisir d'un vulgaire caillou sur lequel leur cabot vient de lever la patte, elles l'enveloppent soigneusement dans un mouchoir tout en poussant une exclamation à vous faire croire qu'elles viennent de mettre la main sur une relique du Saint-Sépulcre ou le sexe d'Osiris démembré et qui rentrent chez elles en courant. Quinze jours plus tard vous apprenez au journal télévisé que grâce à un fragment d'os retrouvé dans la forêt de Fontainebleau l'on a réussi à reconstituer la silhouette d'un dinosaure disparu depuis soixante millions d'années, et la photo du dessin du monstre s'affiche sur l'écran, la bestiole vous regarde si méchamment que vous en frissonnez de peur.

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Ce qui précède correspond au discours de la méthode ravascocienne employée par notre écrivain. Vous vous méfiez. Votre petit cerveau de mouche charbonneuse n'y croit pas. Jamais de vous-même, vous jurez-vous, vous n'explorerez ce bouquin, Ravasco s'en doute, l'a déposé spécialement pour les esprits récalcitrants en caleçon citron un ruban gluant sur la couverture, en rouge pour vous attirer '' Une légende racontée par le Diable '', vous ne résistez plus, vous vous en emparez, trop tard, il ne vous lâchera plus. Et là vous êtes émerveillé. L'on vous a dit que l'on ne connaissait rien de Robert Johnson, et là Ravasco le Ravachol de la biographie garantie bio vous raconte tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le Robert de vos rêves, et ce qu'il y a de terrible c'est que vous ne pouvez qu'acquiescer, tellement la moindre de ses lignes sonne plus vraie que vrai.

    C'est que Christian Ravasco il a tout compris. A part quelques maigres détails comme tout le monde il ignore tout de Robert Johnson. Mais notre bluesman n'est pas un individu isolé. L'est comme vous et moi. A vécu à une époque donnée, en un lieu précis. Leroy Jones dirait qu'il n'est qu'un parmi des millions d'anonymes qui ont constitué Le peuple du blues. Certes un musicien génial. Mais qui a barboté ( sans aucune once de confinement ) dans la mare aux canards de milliers de messieurs-mesdames-tout-le-monde. L'a partagé leurs vies médiocres, leurs chagrins, leurs joies, leurs colères, leurs vicissitudes, il s'en est quelque peu extrait par une des facettes de sa personnalité, mais les mille autres alvéoles de son idiosyncrasie sont composés à la ressemblance de ceux de tous les autres. Tous uniques, tous interchangeables. Votre chat est certainement le plus beau chat du monde, mais il ressemble à tous les autres chats du monde. L'en est de même pour nous. Certes les époques et les civilisations ne sont pas les mêmes, mais il suffit de s'être documenté : les livres, les photographies, les témoignages, les films sur les conditions des noirs au début du siècle dernier aux USA sont multiples. C'est à partir de ce matériau que Christian Ravasco a construit son livre. Toutefois il ne suffit pas de bâtir les décors - pour prendre un exemple à ras le bitume, à l'époque de Johnson toutes les routes ne sont pas goudronnées - il faut encore posséder une connaissance intuitive de la psychologie humaine, garder en mémoire que les mêmes causes produisent les mêmes effets, que les mêmes maux provoquent de similaires blessures, que semblables manques engendrent les mêmes comportements, que des mêmes souffrances naissent les mêmes types de dérélictions. Ensuite c'est comme quand vous préparez un gâteau, faut du doigté pour introduire à bon escient dans la pâte les différents ingrédients.

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Vous pourrez toujours chicaner, genre je la ramène car d'après votre opinion c'est deux mois plus tard que Robert rencontre Son House, désolé mais tout le monde s'en fout, ce qui compte c'est la présence de Son House, la manière de le présenter, de coller à sa personnalité, de rendre sa légende vraisemblable, et pour ces sortes de plans Ravasco est sacrément doué. Le lecteur qui lira ce livre en ignorant jusqu'au nom de Son House aura l'impression de le rencontrer en chair et en os au coin de sa rue, car le Ravasco il n'écrit pas seulement la vie de Robert Johnson mais il déploie la toile mouvante l'histoire du blues du Delta, dans le désordre hasardeux des rencontres fatidiques, mais cette habileté n'est pas la plus importante. Ravasco entre dans la tête de Robert, depuis son plus jeune âge, il ne le manœuvre pas, il ne lui dicte pas sa conduite, il le laisse agir à sa guise mais avec cette connaissance - cette déférence, cette justesse - de l'âme humaine en action, essayant de se diriger dans un monde hostile en naviguant sur le vide de ses propres ignorances. De ses propres manquements.

    Quant au diable rouge de la couverture. Joue un peu le rôle de l'idée de Dieu dans l'existence des croyants. Coupable désigné. Se manifeste uniquement quand la vie est cruelle. L'est mis là pour le lecteur distrait, un peu comme quand vous soulignez un mot dans une lettre pour bien vous faire comprendre de votre correspondant. D'ailleurs Ravasco, vous traite l'entrevue avec sa Seigneurie des Ténèbres comme il se doit. Une parole en l'air. A mieux regarder, il fait plus noir dedans que dehors. Le plus important c'est le phénomène de maturation qui se produit chez Johnson, comment à un moment donné toutes les expériences fragmentaires et fractales qu'il a traversées se rassemblent et lui permettent de prendre conscience de qui il est. Ou plus exactement de ce qu'il est. Car il arrive un moment où ce qui importe ce n'est pas l'être un et indivisible que l'on est qui prime, mais la chose que l'on devient pour les autres.

    , synapses, gary guitar lammin, variations, sentenced, torture wheel, robert johnson,

    Dernier coup de maître ravascageur, une chronologie annuelle de la vie de notre héros. Une ligne – quand il y a lieu – pour désigner un épisode connu de sa bio. Et sept ou huit autres sur les grands évènements historiaux qui se sont déroulés sur la surface de notre planète. Christian Ravasco nous avertit, l'on est bien peu de chose, même si l'on s'appelle Robert Johnson !

    De tous les portraits que j'ai lus de Robert Johnson, c'est le plus beau. Celui qui semble coller le plus à l'incertitude du réel.

    Damie Chad.