CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 035 / Janvier 2017
NIETZSCHE
PHILOSOPHIE MAGAZINE
/ H.S. 26 /
NIETZSCHE L'ANTISYSTEME
Se sont mis à quinze pour concocter le numéro hors-série d'été 2015, et encore je ne compte pas tous les textes de philosophes célèbres dont des extraits soutiennent les articles proposés à notre lecture. Bien présenté, maquette aérée, des illustrations ad hoc, du beau boulot. N'y a que Nietzche qui aurait le droit de se plaindre de la cure d'amaigrissement à laquelle il a été soumis. Certes sont tous gentils avec lui, pas d'insultes, pas de condamnations définitives, on ne le traite ni de nazi, ni d'antisémite, quelques coups de griffes par ci par là, mais de chat bien élevé sur les sofas de la maison, pas de tigre altéré de sang. Un Nietzsche tout propret, dans un costume sur mesure qui lui sied à merveille, le gendre idéal. Pouvez le laisser causer tout seul et ouvrir la bouche à tout moment. N'est pas pire que l'instituteur du village aux idées avancées mais qui sait se tenir loin du précipice. Une fois que vous avez averti vos amis, pas de problème, ils guetteront même ses saillies et goûteront ses deux ou trois paradoxes aventureux, pas de quoi faire rougir la cuisinière. Un Nietzsche sur mesure que l'on a pris soin de raboter afin que rien ne dépasse. L'en devient un peu falot, et inconsistant. Un lecteur peu averti en viendra à regretter que le promeneur solitaire d'Engadine n'ait point davantage développé ses concepts et ne les ait point sagement définis et réunis en un exposé cohérent un peu plus systématique. Ça le méchant Nietzsche, même pas peur !
Nous font le coup du Nietzsche éthique. Du coup il en devient étique. Un Spinoza à la petite semaine qui n'aurait pas eu le temps de numéroter dans l'ordre logique ses apophtegmes. Un peu bavard, prétentieux, l'élève doué qui rend des copies intelligentes mais avec l'argumentation dans le désordre. On l'excuse, l'a été très malade, d'ailleurs il est devenu fou. Ce sont les médecins qui l'ont dit. L'on n'ira pas au-delà de leur constatation clinique. L'on ampute vingt pour cent de l'existence du philosophe, c'est commode, une manière de lui couper les ailes et de ne pas s'intéresser à la pente fatale d'une pensée clivante et déclinante pour ne pas dire déclivante, qui courait vers l' abysse. Notons qu'un Spinoza sans dieu ce n'est pas un Platon sans eidos, au mieux c'est un athée qui a perdu le théos en route, ce qui n'est pas grave puisqu'il n'est pas privé du A privatif.
A cet endroit de notre raisonnement notre lecteur se dit que notre philosophe, pour le roi du marteau qu'il a claironné haut et fort être, ne casse rien, même pas trois concepts à un canard. Erreur sur toute la ligne, l'on - Clément Rosset en premier par exemple - se sert de l'auteur de Zarathoustra comme d'un merlin pour taper en passant, mine de rien, sur Heidegger. Ça ne peut pas faire de mal, c'est même très bien vu dans le Landernau philosophique du moment. Du coup l'on évite de poursuivre la descente des escaliers. L'est vrai que Spinoza n'a pas laissé Nietzsche indifférent, mais il l'a examiné en contre-plongée, de plus bas, depuis Aristote. Et c'est-là que le bât blesse les ânes, Nietzsche – philologue de son premier métier – est le philosophe qui, le premier, a initié le retour aux grecs. C'est en donnant ses cours sur Nietzsche qu'Heidegger a porté une attention de plus en plus soutenue aux présocratiques. Mais il est des sentes qu'il vaut mieux ne pas trop emprunter pour ne pas avoir à résoudre des problèmes de conscience. L'on préfère insister sur les collègues de Nietzsche qui connaissaient mieux la culture hellène que l'auteur de La Naissance de la Tragédie. L'est vraiment ( adverbe peu nietzschéen, je vous l'accorde ) tragique de confondre savoir universitaire avec pensée en marche.
Le nihilisme Nietzschéen n'est guère différent du doute cartésien. A la différence que Friedrich ne nous sort pas de son chapeau son petit moi haïssable. L'en extrait toute une garenne, l'ensemble des Européens. Je doute, donc les Européens sont. Dans la panade, se hâte-t-il d'ajouter. Bref il étend le doute perforateur et nihiliste à la planète pensante toute entière. Faudra vous y résoudre, c'est comme quand votre mère vous servait une soupe aux épinards à tous les repas. Pas la peine d'en faire un drame, vous aviez intérêt à vous y habituer. Amor Fati.
Mais Nietzsche ne fut pas aussi cruel que nous le pensons. L'a proposé deux solutions, qu'il n'a pas eu le temps de penser. L'a été écrasé par ses deux plus lourdes pensées et aujourd'hui encore, tout le monde fait le tour des deux rochers mais s'en retourne vite batifoler par ailleurs. Le pauvre Camus a bien essayé d'en pousser un vers le sommet de la pente mais la grosse masse rocheuse lui est toujours retombée sur les pieds. A l'impossible nul n'est tenu.
L'est pourtant enfantin de s'apercevoir que le L'Eternel Retour du Même n'est pas le Même, puisque le Même n'est pas identique à son propre retour. Si Nietzsche n'a pas pu définir exactement ses deux derniers concepts, s'il n'a pas pu systématiser sa pensée, c'est justement parce que celle-ci décrivait un cercle en mouvement perpétuel. L'a toutefois mis au point le module conceptuel qui devait lui permettre de faire le tour de la question. Suffit de pouvoir se déplacer à la même vitesse que le mouvement. Nous ne sommes pas loin du fameux moteur immobile d'Aristote. Son appareil de mesure à pas de géant il l'a pompeusement nommé le Surhomme. Les mauvaises langues y verront une réminiscence du Philosophe Platonicien. Tout comme le spectre de l'Un dans le Même et le fantôme de l'Autre dans le Retour du Même. L'est sûr que Platon avait lui aussi lu d'un peu plus près que ses descendants l'œuvre complète de la sophistique présocratique. Mais Nietzsche s'est simplement servi chez Goethe, lui a emprunté sans plus de complexe sa notion de Surhomme. L'en a fait l'hybride originel, l'Olympien Zeustien, la pomme d'or parfaite de l'Eris, dans laquelle il réunit les jumeaux premiers de sa pensée : Apollon et Dionysos, les contraires qui s'attirent, une philosophie qui ne soit pas une tension érotique mais un entremêlement éristique. Le Surhomme Nietzschéen; est une somme qu'il est impossible de penser en tant que dualité, en tant que multiplicité. Il est le fruit, sur la plus haute branche, le résultat de l'arbre qu'il dépasse, par sa complexité. L'oeuf de cygne dans la couvée des poules.
Notons que cette pensée est déconcertante, elle va à contre-courant de toute la tradition philosophique de la pensée occidentale qui se déploie en tant qu'érotologie. Nietzsche se rapproche d'Empédocle, construit un sphaïros dont il exclut l'Eros attirant pour ne garder que l'Arès répulsif. Fabrique l'Autre sans l'Un. Et toute la philosophie occidentale, d'un coup en devient bancale. Glisse très vite dans le précipice. Et personne jusqu'à ce jour n'est parvenu à la faire remonter.
Sauf Heidegger, mais aux prises avec mille difficultés, l'a dû emprunter une route aux lacets incertains, d'où cette sensation d'une pensée qui se retourne sur elle-même, qui semble céder au vertige du rabâchage indéfini, mais qui parvient à ne pas dire deux fois la même chose. Un succès qui attira bien des jalousies. Méfiez-vous du ressentiment des derniers hommes, l'avait pourtant prévenu l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal.
La philosophie de Nietzsche ne se tient ni par-delà le bien – le souverain bien adoré des hommes de foi – ni par-delà le mal – idolâtré par les mécréants de tout poil – mais par-delà la philosophie. Difficile pour nos titulaires bardés de diplômes en chaires savantes de l'analyser. Sont un peu comme ces paléontologues qui nous parlent des dinosaures à partir d'un débris d'os ramassé dans une tourbière. L'on veut bien les croire, mais malheureusement pour eux Nietzsche nous a enseignés qu'il n'était pas bon de croire. Comment un Surhomme pourrait-il faire confiance à un Homme ? Vous qui avez déjà du mal à comprendre vos propres enfants !
André Murcie / Août 2015.
FRAGMENCES D'EMPIRE
ESSAI SUR LA VIE
ET LES ŒUVRES DE LUCIEN.
MAURICE CROISET.
396 p. LIBRAIRIE HACHETTE. 1882.
Lucien l’impertinent. Son étoile a pâli ces derniers temps. A croire que l’on supporte de moins en moins les esprits forts et libres. Il n’en fut pas toujours ainsi. A la fin du dix-neuvième siècle Lucien avait le vent en poupe. Pour la raison inverse qui fit que les moines chrétiens s’obstinèrent à perpétuer la mémoire de son œuvre. Il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions et les dociles moinillons qui s’évertuèrent à recopier ses dialogues impies croyaient sincèrement jeter un discrédit définitif sur le polythéisme antique. Il paraissait amusant et instructif à l’Eglise de livrer au public ces dires d’un païen des plus patentés qui n’en finissait pas de se gausser des dieux olympiens.
Hélas, par un de ces malins retournements des décrets de la Providence, imputable au seul Lucifer, il advint quelques siècles plus tard que les railleries de Lucien furent utilisées à très mauvais escient par des esprits corrosifs comme Rabelais, Voltaire et Swift pour miner les assises théoriques de la théologie chrétienne ! Croyant bien faire l’Eglise avait préservé de ses propres autodafés inquisitoriaux des centaines de pages de textes qui devaient alimenter les rivières clandestines de ce Gai Savoir qui des premiers bacheliers de la Sorbonne à l’œuvre de Nietzsche irrigua les courants souterrains et résurgents de la pensée athéique contemporaine.
Il est facile de situer Lucien en disant qu’il fut l’exact contemporain de Marc Aurèle. Chronologiquement parlant s’entend car les deux œuvres, toutes deux rédigées en langue grecque, sont antithétiques. Un abîme sépare les deux hommes. Même si tous deux sont les fils prodigues de ce que l’on appelait la seconde sophistique. Qui n’a rien à voir avec l’originelle pensée de la Grèce antique pré-platonicienne qui regroupa des penseurs aussi essentiels que Protagoras, Gorgias et Hippias.
La seconde sophistique ne professait aucune profondeur métaphysique. Elle n’était que l’application stérile de l’art de discourir pour le plaisir d’aligner de belles phrases inutiles. Certains ont avancé que l’absence de liberté de pensée confisquée par le pouvoir autocratique des empereurs empêchait toute expression signifiante. Pour échapper à la censure d’état le discours se cantonnait à l’infini ressassement des formes vides de sa propre élocution. Nous n’adhérons pas à cette explication trop simpliste.
Alors qu’aujourd’hui l’on peut à peu près tout dire, alors que même les propos les moins consensuels peuvent trouver des espaces de liberté d’expression plus ou moins confidentiels, nous remarquons que l’enseignement de la littérature subit un processus de stérilisation formelle analogue à celui qui prévalut au deuxième siècle de l’Empire Romain. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas, certaines d’entre elles sont porteuses d’inquiétudes prémonitoires qui manquent à d’autres qui n’ont strictement rien à dire.
De toutes les manières la seconde sophistique menait à tout à condition d’en sortir. Tout en vénérant Fronton Marc Aurèle a su s’extraire des futiles préoccupations de son maître. De même il viendra un jour où Lucien décidera de se détourner de la rhétorique officielle en vogue dans les écoles, les prétoires, et les exhibitions publiques. L’acte était courageux : ce Syrien d’origine modeste, né sur les bords de l’Euphrate, dont le grec n’était point la langue maternelle, n’hésita pas à bouder les sentiers de ses premiers succès pour emprunter la voie ardue de la pure philosophie.
De la pure sottise, oui. Très vite Lucien s’aperçut qu’il faisait fausse route. Alignez les concepts à perdre la raison et la vérité se dérobera. Grattez le philosophe et vous trouverez la sempiternelle couenne de l’animal humain. Mais ce n’est pas parce vous laissez passer la belle caravane des mots vides de sens qu’il s’en faut aller japper avec les chiens.
Lucien refusa de prendre la pose. Il aurait eu la verve d’un Diogène, mais Diogène en son tonneau joue malgré tout le rôle attendu de Diogène, et à tout prendre peut-être que les jours de pluie le soleil d’Alexandre ne projetait pas l’ombre escomptée. Il aurait pu se réfugier dans le nid douillet du nihilisme et se complaire dans l’incessant refus du parti-pris. Lucien était trop grec pour ne pas trancher dans le vif du sujet.
Descendez d’un étage. Faute de philosophe nous hériterons d’un littérateur. Lucien se contenta de faire ce qu’il réussissait le mieux : écrire de délicieux dialogues non platoniciens. Certains s’obstinent en traquer en lui l’épicurien inavoué. N’avait-il pas emprunté son absence de métaphysique au divin pourceau ? Mais son comportement ne relèverait-il pas plutôt d’une morale stoïcienne du devoir personnel à accomplir ?
Lucien ne croit en rien, mais ne croit pas non plus au grand rien. Le nirvana n’est que la dernière illusion du samsara. Il n’est pas plus dupe de la comédie humaine que de la divine comédie. Les Dieux, les morts, les vivants, les héros, les pauvres et les riches, les fous et les sages, ne valent pas grand-chose à eux tous réunis, et dans l’ensemble, pas de quoi s’affoler, tous s’équivalent…
L’on a souvent condamné Lucien à n’être qu’un éclectique et qu’un moraliste. Il est vrai que certains traits de notre samosatéen préféré ont la féroce vigueur des maximes d’un La Rochefoucauld. Mais ce dernier taillait ses sentences dans le marbre de la postérité. L’écriture de Lucien nous paraît plus civique. Ses écrits sont destinés à ses contemporains.
A sa manière Lucien a senti la montée des dangers. L’époque est en train de basculer. Les frontières ne sont pas les plus menacées. Tout se passe dans la tête des gens autour de lui. L’ancestral rationalisme romain pétri des plus hautes efficiences pragmatiques est en train de mourir. Une vague de religiosité blafarde commence à corrompre les esprits.
L’ennemi n’est pas encore clairement identifiable. Souvenons-nous toutefois qu’en ces mêmes années Celse mettait la dernière main à son opuscule Contre les Chrétiens. Peut-être en a-t-il discuté de vive voix avec Lucien ? Peut-être l’Eglise a-t-elle fait disparaître avec sa diligence et sa discrétion coutumières toute une partie de l’œuvre de Lucien s’attaquant au même sujet ?
Toujours est-il que Lucien est un des derniers esprits libres de la romanité. Il s’exprime en grec, mais il est aussi l’héritier de l’imperiumique conquête du monde. Du temps des Phalanges anabasiques et des Légions victorieuses les Dieux ne la ramenaient pas trop. Ils étaient confinés au limes de la cervelle humaine. La pensée polythéique se résorbait dans l’exigence athéique. Les dialogues de Lucien si irrespectueux envers les Dieux de l’Olympe sont les ultimes témoins de ces temps de romanité triomphante.
( 2006 / Samosate fait date )
MIMES DES COURTISANES.
LUCIEN.
Préfaces et traduction de PIERRE LOUYS.
148 pp. LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1947.
Je sais, je n’aurais pas dû. Mais je plaide les circonstances atténuantes. Bien sûr après le docte ouvrage de Maurice Croiset, j’aurais pu, pour étayer ses dires et les miens analyser un ouvrage de Lucien un peu plus sérieux que ces impudiques Mimes des Courtisanes ! Pour être tout à fait franc je me dois d’ajouter que Maurice Croiset lui-même ne leur accorde que quelques furtives lignes hâtives en sa volumineuse étude.
Certes Maurice Croiset explore tous les aspects de l’œuvre de Lucien ; rien d’important n’échappe à sa sagacité. Que ce soit la rencontre de Lucien avec Nigrinus, ou l’influence de Ménippe sur notre écrivain ( ah ! trouvez-moi un seul lycéen de ce pays qui ait entendu parler de la Satyre Ménippée ! ) ou les discrets emprunts de Lucien au Traité des Evidences Divines d’Elien, il y avait vraiment de quoi faire.
Mais non je me cramponne avec volupté à mon album d’érotomane invétéré. Dégoté chez un bouquiniste, au rayon des antiquités le format faux-carré a retenu l’œil, la couverture a appelé la main, à voir l’usure des à-plats son précédent propriétaire a dû caresser plus souvent que nécessaire les fines tuniques des hyacinthes danseuses de la couverture cartonnée. Nous sommes ici chez un éditeur par correspondance qui proposait des collections faussement luxueuses à un public conquis d’avance. Le papier d’après guerre s’auréole de taches douteuses qui rehaussent l’aspect interlope de la publication. La blancheur virginale des tranches jurent avec l’aspect bleuté des pages, une de ces teintes pastélisées d’ordinaire réservées aux amoureux feuillets des amants démunis.
Et puis il y a cette différence. Ces quelques pages qui illimitent l’incommensurable distance infrangible qui écarte le Poëte de l’universitaire chevronné, fût-il comme Maurice Croiset professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier. Il ne m’étonnerait point que Pierre Louÿs s’en soit allé glaner les renseignements autobiographiques nécessaires à son introduction chez le sieur Croiset. Mais en moins de cent cinquante lignes Pierre Louÿs nous découvre une présence de Lucien que les quatre cent pages de Maurice Croiset ne parviennent pas à dévoiler. Le poëte est non seulement le Voyant par excellence mais aussi le psychopompe mercuriel qui conduit l’âme de son lecteur hors de la grossière caverne des apparences vers l’incandescence sublime du soleil divin.
Ai-je nommé Pierre Louÿs ? Il fut, comme pour beaucoup, un de mes premiers intercesseurs vers la Grèce immortelle. Celle des Dieux et de la Poésie. Louÿs tel qu’en lui-même, que l’on retrouve si près d’Aphrodite en cette deuxième préface, qui nous souffle à l’oreille que Les Courtisanes de Corinthe sont les soeurs vénusiennes de Chrysis, d’Alexandrie.
Pénétrez-vous de la prose chatoyeuse de Pierre Louÿs. Tant pis si vous en oubliez Lucien, de Samosate. Qu’importe puisque vous n’échapperez pas à la Grèce éternelle surprise en les étreintes chryséléphantines de ses ardeurs cachottières et intéressées. Ö graciles nymphettes énamourées, auriez-vous donc disparu à tout jamais si le poëte ne vous avait saisies dans l’entrelacs de vos jambes et le camée de ses mots ?
Dans vos marchandages incessants, dans ces colifichets de pacotille que vous vous arrachez, dans la recherche éhontée de nouveaux protecteurs, sommes-nous si loin du Banquet idéal ? Pierre Louÿs nous entraîne en un autre logos, celui de l’agapê de ce qui est sagesse, conçu non en tant que désir de connaissance mais en tant que plaisir de la connaissance.
Nous sommes sur la ligne du partage des eaux de l’œuvre de Pierre Louÿs. D’un côté, encore la littérature avec ces Chansons de Bilitis, artefact et jeu de la création, et l’autre versant ombreux, comme une sente secrète, et ces Dialogues de courtisanes, que je feuillette ici, en une édition de poche des années soixante-dix, intitulée Aphrodite Classique… Nous aurions voulu l’inventer que nous n’y serions point parvenu.
Quand je pense à ces doctes ouvrages parus ces dernières années, sur lesquels nous appesantirons plus longuement dans une prochaine livraison, qui tentent de prouver que l’érotisme antique n’était pas aussi folichon que nous nous l’imaginions, que les romains de la décadence vautrés dans le stupre et l’orgie sortent tout droit des phantasmagories bourgeoises du dix-neuvième siècle, tout cela pour dédouaner le christianisme de ses côtés les plus prudes et nous faire accroire que le puritanisme chrétien serait un héritage des sociétés païennes et non un une originelle tare biblico-évangélique je ne peux m’empêcher de rire et d’ouvrir une quelconque édition des Mimes des Courtisanes de Lucien de Samosate.
Tout compte fait il n’y a rien de bien salace dans ces délicieuses saynètes et à part une idylle saphique racontée un peu en détail pas grand chose à se mettre sous la langue. Rien, si ce n’est cette indécente vénalité des personnages mis en scène, si naturelle qu’elle en devient sociologique. Par ces minuscules dialogues nous touchons, grâce à Lucien, grâce à Pierre Louÿs, comme par miracle, au quotidien des petites gens de cette Grèce mythique qui surplombe notre horizon intellectuel. Nous avons l’impression de glisser la main dans une petite fente chaude et par ce simple geste nous entrons en communication avec un monde de chair et de soleil oublié depuis trop longtemps dont les livres et les études savantes ne nous auront permis qu’une appréhension essentielle mais desséchante.
Pour retourner à Lucien il reste encore à s’interroger sur le jeu idéologique des représentations érotiques et sociales de la femme chez notre auteur. Quelle connivence mimétique Lucien escomptait-il entretenir avec ses lecteurs en rédigeant ces quinze scènes de la vie érotique comme Balzac n’aurait pas manqué de les définir. Perspectives porno-psychologiques à fouir.
( 2006 / Samosate fait date )
ŒUVRES CHOISIES.
LUCIEN.
Traduit et présenté par
JEAN SURET-CANALE.
255 p. Janvier 2007. LE TEMPS DES CERISES.
6, avenue Edouard-Vaillant. 93 500 PANTIN.
Tel : 01 49 42 99 11. Fax : 01 49 42 99 68.
Site : www.letempsdescerises.net
Courriel : contact@letempsdescerises.net
En voici qui ne cachent pas le rouge de la couverture dans leur poche. Il n’y a qu’à jeter un rapide regard sur les titres de la collection précédemment édités pour comprendre que l’on est chez les durs de purs. Karl Marx, Bakounine, Trotsky, Ho Chi Minh, Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, et Staline pour couronner le tout ! Les mauvais esprits diront que nous sommes chez les archéo-marxistes qui nous refont le coup des Editions Sociales, comme au bon vieux temps où le Parti Communiste raflait vingt pour cent des voix à chaque élection…
C’est fou comme vingt ans après la chute du mur du Berlin, la révolution russe fait encore peur. Pas une émission politique dans les médias sans que les chiens de garde du libéralisme ne repassent une couche de peinture fraîche sur les méfaits de l’économie communiste qui consomma la perte de la si Sainte Russie ! C’est à croire que l’on craint que les masses populaires ne s’en aillent un de ces jours réexaminer l’expérience d’Octobre 17 à la lumière de la paupérisation galopante de l’Europe du vingt et unième siècle.
Au train où croissent les inégalités et où périclitent les acquis sociaux, la comparaison risque de tourner au désavantage de notre modernité ! Si les dinosaures ne veulent plus mourir et s’ils se remettent, fidèles aux vieux principes lénisto-gramsciens de conquête du pouvoir culturel, à réimprimer des brochures de propagande, les dirigeants de nos techno-structures politico-économiques ont du souci à se faire !
Et Lucien, que vient-il faire dans cette galère, s’étonnera le lecteur peu au fait de cet incessant travail de taupe rouge qui s’obstine à saper les fondements idéologiques du capitalisme post-industriel ? Fidèles à Marx qui y consacra sa thèse d’étudiant, nos petites cerises rouges sur le gâteau de l’édition capitaliste l’ont sans ménagement attelé au même banc de nage qu’Epicure.
Par principe je ne suis guère attiré par les extraits choisis. Mais il me faut bien reconnaître que la sélection des textes a été établie avec intelligence. L’essentiel minimal de ce que l’honnête homme, pardon pour cette appellation qui fleure tant son idéologisme bourgeois, se doit d’avoir lu. L’angle de visée est évident. Dieu et Dieux sont dans le collimateur. Et peut-être plus que ces augustes fantoches du ciel et de la voûte ouranienne, cette faculté de croyance qui gît au fond de l’esprit humain comme le soubassement obligatoire et inaliénable de la bêtise intellectuelle.
Le scandale ne réside pas en l’existence des Dieux mais à cet incroyable comportement des homoncules à se soucier de leur existence. Les Dieux ne valent même pas la peine que l’on fonde un système quelconque de pensée sur leur inexistence. Si Lucien est si radicalement anti-philosophe c’est pour la simple et unique raison que la philosophie est inutile.
En effet tout système basé sur l’ordonnancement des desseins du divin est de par son essence même un mensonge. Quant à Epicure qui nous enjoint de ne point prendre souci des Dieux, il s’enferme dans une systématique a-religieuse qui n’est que l’avers de la religion. Lucien n’est pas à proprement parler athée. Se définit-on par ce qui n’existe pas ?
L’ on ne peut pas dire que les hommes préhistoriques se moquaient du résultat de leur chasse comme de leur première chaussette car nos lointains ancêtres étaient incapables de penser la réalité tangible de cet accoutrement si utile au bien-être de nos fragiles panards. C’est par de semblables raisonnements que nous pourrions nier l’athéisme dogmatique de Lucien. Toute la différence entre le vide qui est encore un espace et le rien qui n’est rien que l’absence de toute présence et que présence de toute absence, c’est ce qui sépare la pensée de Lucien de toute systémie métaphysique.
S’il fallait rapprocher la position a-métaphysique de Lucien de l’athéisme moderne, il faudrait le mettre en perspective avec l’athéisme de Valéry qui dénie toute configuration idéalisante de la réalité au profit de l’exacte concrétude des choses et des opérativités circuitielles du cerveau.
Les dieux hors de question, il reste à Lucien l’énorme contingent des hommes. Faibles créatures toujours prêtes à tomber dans le miroir de leurs peurs que leur tendent leurs semblables. Nombreux sont les faux devins qui profitent des imbéciles ! Vous ne pourrez vous retenir de lire à suivre les agissements d’Alexandre pas le Grand, mais Le Prophète. Le lecteur curieux trouvera une très belle évocation de notre arnaqueur dans L’Ascension d’une Dynastie Gauloise de Gilbert-Charles Picard que nous analysâmes en nos Chroniques de Pourpre en d’autres temps… La grandeur de ses impudences n’a d’égale que la stupidité des foules et des individus qui boivent ses paroles.
Lucien dévoile les tours de magie du charlatan. Farces et attrapes en tout genre et en papyrus-pâte ! N’acceptez aucun maître à penser. Le rire des cyniques résonne dans les propos de Lucien, mais le cynisme est une démarche encore trop cohérente pour Lucien. Les Diogène de carrefour ont la langue bien pendue, mais au fond ils jouent au cynique. Pour un individu sincère, combien de tricheurs qui suivent la mode ou le mouvement. Et la sincérité du chien qui croit à sa niche est aussi une imposture.
Certes Lucien est plus près des effronteries des cyniques et des pourceaux d’Epicure que des arrière-mondes platoniciens et des rodomontades stoïciennes. Mais il refuse de rentrer dans la ronde des idées enchaînées. Il est seul, à côté des autres. Lucien ne rentre dans aucune grande coterie philosophique. Aujourd’hui nous dirions qu’il était un homme libre. En vérité, comme cette expression s’accorde mal avec Lucien, il devait se classer parmi les grands méfiants.
Lucien ne fait confiance à personne. La nouveauté ne l’égare point : un chrétien qui court au supplice le fait rire au même titre qu’un Epictète qui ne se plaint pas de sa jambe broyée. Aucune pitié pour l’imbécile qui creuse sa propre tombe avec sa cervelle. Tant pis pour lui. Le martyr est un prosélyte qui nous prendrait bien par la main pour que nous partagions avec lui les joies du bûcher ! Qu’il y monte tout seul, et qu’il sente passer sa douleur !
Ces dix extraits de Lucien sont roboratifs. Lucien coupe dans le vif des idées inutiles. Rien de moins masochiste que notre auteur. Nous ne saurions que remercier Le Temps des Cerises de nous glisser cet opuscule de Lucien dans la poche. Mais au fait pourquoi pas le temps des grenades ?
( 2007 / in Lulu de Samosate ).
LUCIEN DE SAMOSATE.
SATIRISTE ET CONFERENCIER ( 12O – 190 ).
CYRIL FARGUES.
In HISTOIRE ANTIQUE.
N° 29. Janvier-Février 2007.
Distribué en kiosque.
Lucien, le retour. La gloire de Lucien s’est quelque peu estompée en la deuxième moitié du vingtième siècle, qu’il revienne par deux fois dans l’actualité éditoriale et journalistique en le début de cette année ne peut que nous faire plaisir. Et nous mêmes qui y avions consacré une livraison de Littera Incitatus en septembre dernier !
Rien de bien novateur dans l’article de Cyril Fargues au demeurant fort bien fait. La vie de Lucien nous est principalement connue par ses propres ouvrages plutôt avares de confession et depuis sa biographie écrite par Maurice Croiset en 1888 aucune bouleversante découverte n’est venue remettre en question les connaissances si patiemment collectées par l’illustre professeur.
Près de quatre-vingt ouvrages de Lucien nous sont parvenus. Comme par hasard les deux documents iconographiques les plus importants de l’article sont des reproductions d’illustrations provenant d’une ancienne édition du Dialogue des Courtisanes ! L’on ne refera jamais l’âme humaine plus prête à tournoyer aux alentours des rondeurs féminines qu’à cheminer dans les méandres philosophiques d’une pensée. Mais ne jetons surtout pas la première pierre à nos divines péripapéticiennes. Le premier livre de Lucien que nous-mêmes avons chroniqué était de bien entendu ces fameuses Courtisanes, de plus traduites par Pierre Louÿs ! Cela dit les chromos de Richard Ranft ( 1862-1931 ) ne nous convainquent guère. La Vénus de la première icône qui soulève ses voiles est davantage pourvue de graisse que de grâce et les perspectives architecturales de la deuxième image sont d’après nous plus prometteuses que les espérances érotiques de la jeune hétaïre qui se lève de son lit.
Par contre Cyril Fargues s’attarde sur la postérité littéraire de Lucien. S’il a fallu reconstituer, page par page, à partir des citations des grammairiens et de la réfutation d’Origène, le Contre les Galiléens de Celse, l’autodafé de Lucien nous fut épargné. Les chrétiens ont été assez stupides pour préserver son œuvre qui témoignait si peu de respect pour le panthéon des anciens grecs. Ils ne se sont pas doutés que pendant un millénaire et demi ces mêmes ouvrages de Lucien allaient se retourner contre le christianisme et alimenter le combat anti-chrétien durant des siècles et des siècles.
A tel point que Lucien peut être aujourd’hui considéré comme un allié objectif de cette réaction païenne et sénatoriale qui du deuxième au quatrième siècle tenta de s’opposer en toute connaissance de cause au développement du cancer chrétien. L’Histoire vous a de ces retournements ! Lucien serait-il le premier à rire de se voir rangé parmi la longue chaîne des défenseurs de l’Imperium, lui qui en sapa les bases cultuelles et qui était politiquement et culturellement plus proche de la Grèce que de Rome ?
Julien l’avait lu avant de rédiger son Imprécation contre le Christianisme, les érudits byzantins qui pressentirent la chute de la deuxième Rome emportèrent en leurs bagages nombre de ses manuscrits. A la Renaissance L’Eloge de la Folie d’Erasme et L’Utopie de Thomas More trahissent les inspirations de leurs auteurs. Toujours portés, par un vieux fond de gauloiserie indécrottable, l’adepte de Gay Sçavoir que fut Rabelais n’oublia point Lucien en son Tiers-Livre. Cyrano de Bergerac et Swift puisèrent aussi à pleine main dans le coffre lucianique.
Mais le meilleur restait à venir. Voltaire s’en empara ; nous ne pensons pas que ce fût lui qui transmit le flambeau à Karl Marx, l’université allemande dut se charger de cette tâche, mais le philosophe du matérialisme dialectique ne manqua pas de s’enthousiasmer pour sa critique de l’opium du peuple. Cette caution prolétarienne se révéla funeste à la longue. Lorsque les élites universitaires s’autorisèrent la critique du marxisme, l’on jeta aux oubliettes de la mémoire Lucien et son oeuvre en même temps que l’auteur du Capital. En ces années de redéfinition idéologique la gauche recentrait les origines du socialisme sur le legs de la chrétienté. L’on sacrifia Lucien sur l’autel de l’alliance avec les chrétiens de gauche. Lucien fut une des premières victimes de la social-démocratie rampante qui prenait doucement les commandes du pays.
L’on comprend mieux pourquoi des éditions comme Le Temps des Cerises essaient de ré-instiller le goût des sarcasmes lucinéens à leurs lecteurs. En ces temps amers de retour du religieux il n’est pas étonnant de voir Lucien monter aux avant-postes. Les écrits du natif de Samosate n’ont pas pris une ride. C’est que les Dieux sont toujours les dieux, et les agenouillements rituelliques et les grotesques pèlerinages qui se mettent en branle en Occident et en Orient ne sont pas de nature à nous faire changer d’avis. Cette ferveur, principalement monothéique, qui se répand sur toute la zone d’influence de l’Europe, nous inquiète.
L’apparition littéraire de Lucien sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode nous effraie. Il nous semble que son œuvre prenait alors acte des reculs de la sophistique grecque. Cette dernière avait tendance à se transformer en anodine rhétorique de gala. Entre la grandeur tragique de Gorgias et les railleries de Lucien un abîme s’est creusé.
Le rêve de Protagoras d’un homme qui soit la mesure de toute chose a périclité. Désormais pour les futures masses impuissantes, le moindre caillou ramassé sur les bords du chemin de l’ignorance sera la preuve de l’existence de Dieu. Lucien plante le couteau dans le dos, entre les deux omoplates, des Dieux au plus mauvais moment. Il ne sait pas encore que son monde vacille. Pour l’avoir tant critiqué il est tant soit peu responsable de la tragédie qui s’annonce. Mais l’on ne saurait se passer du rire de Lucien.
Nos actions sur le monde sont des serpents à deux têtes. Nous ne savons même pas de quel côté nous finirons par aller. Ni même n’avons conscience des labyrinthiques efforts d’orientation auxquels nous nous soumettons. Méditons l’exemple de Lucien, afin de rester au plus près de nos volitions impérieuses. Nous n’avons droit à aucune déperdition. Depuis Lucien le monde s’est complexifié. L’Imperium n’est plus? et notre tâche est immense. Le fait que Lucien ne se soit jamais sectairement rangé parmi les cyniques, les sceptiques et les hédonistes, est un précieux enseignement. Nous ne pouvons nous contenter d’une vue des choses toute théorique et partielle ; le plaisir critique ne saurait être une fin en soi.
( 2007 / in Lulu de Samosate ).