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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 35

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 035 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    PHILOSOPHIE MAGAZINE

    / H.S. 26 /

    NIETZSCHE L'ANTISYSTEME

     

    Se sont mis à quinze pour concocter le numéro hors-série d'été 2015, et encore je ne compte pas tous les textes de philosophes célèbres dont des extraits soutiennent les articles proposés à notre lecture. Bien présenté, maquette aérée, des illustrations ad hoc, du beau boulot. N'y a que Nietzche qui aurait le droit de se plaindre de la cure d'amaigrissement à laquelle il a été soumis. Certes sont tous gentils avec lui, pas d'insultes, pas de condamnations définitives, on ne le traite ni de nazi, ni d'antisémite, quelques coups de griffes par ci par là, mais de chat bien élevé sur les sofas de la maison, pas de tigre altéré de sang. Un Nietzsche tout propret, dans un costume sur mesure qui lui sied à merveille, le gendre idéal. Pouvez le laisser causer tout seul et ouvrir la bouche à tout moment. N'est pas pire que l'instituteur du village aux idées avancées mais qui sait se tenir loin du précipice. Une fois que vous avez averti vos amis, pas de problème, ils guetteront même ses saillies et goûteront ses deux ou trois paradoxes aventureux, pas de quoi faire rougir la cuisinière. Un Nietzsche sur mesure que l'on a pris soin de raboter afin que rien ne dépasse. L'en devient un peu falot, et inconsistant. Un lecteur peu averti en viendra à regretter que le promeneur solitaire d'Engadine n'ait point davantage développé ses concepts et ne les ait point sagement définis et réunis en un exposé cohérent un peu plus systématique. Ça le méchant Nietzsche, même pas peur !

    Nous font le coup du Nietzsche éthique. Du coup il en devient étique. Un Spinoza à la petite semaine qui n'aurait pas eu le temps de numéroter dans l'ordre logique ses apophtegmes. Un peu bavard, prétentieux, l'élève doué qui rend des copies intelligentes mais avec l'argumentation dans le désordre. On l'excuse, l'a été très malade, d'ailleurs il est devenu fou. Ce sont les médecins qui l'ont dit. L'on n'ira pas au-delà de leur constatation clinique. L'on ampute vingt pour cent de l'existence du philosophe, c'est commode, une manière de lui couper les ailes et de ne pas s'intéresser à la pente fatale d'une pensée clivante et déclinante pour ne pas dire déclivante, qui courait vers l' abysse. Notons qu'un Spinoza sans dieu ce n'est pas un Platon sans eidos, au mieux c'est un athée qui a perdu le théos en route, ce qui n'est pas grave puisqu'il n'est pas privé du A privatif.

    A cet endroit de notre raisonnement notre lecteur se dit que notre philosophe, pour le roi du marteau qu'il a claironné haut et fort être, ne casse rien, même pas trois concepts à un canard. Erreur sur toute la ligne, l'on - Clément Rosset en premier par exemple - se sert de l'auteur de Zarathoustra comme d'un merlin pour taper en passant, mine de rien, sur Heidegger. Ça ne peut pas faire de mal, c'est même très bien vu dans le Landernau philosophique du moment. Du coup l'on évite de poursuivre la descente des escaliers. L'est vrai que Spinoza n'a pas laissé Nietzsche indifférent, mais il l'a examiné en contre-plongée, de plus bas, depuis Aristote. Et c'est-là que le bât blesse les ânes, Nietzsche – philologue de son premier métier – est le philosophe qui, le premier, a initié le retour aux grecs. C'est en donnant ses cours sur Nietzsche qu'Heidegger a porté une attention de plus en plus soutenue aux présocratiques. Mais il est des sentes qu'il vaut mieux ne pas trop emprunter pour ne pas avoir à résoudre des problèmes de conscience. L'on préfère insister sur les collègues de Nietzsche qui connaissaient mieux la culture hellène que l'auteur de La Naissance de la Tragédie. L'est vraiment ( adverbe peu nietzschéen, je vous l'accorde ) tragique de confondre savoir universitaire avec pensée en marche.

    Le nihilisme Nietzschéen n'est guère différent du doute cartésien. A la différence que Friedrich ne nous sort pas de son chapeau son petit moi haïssable. L'en extrait toute une garenne, l'ensemble des Européens. Je doute, donc les Européens sont. Dans la panade, se hâte-t-il d'ajouter. Bref il étend le doute perforateur et nihiliste à la planète pensante toute entière. Faudra vous y résoudre, c'est comme quand votre mère vous servait une soupe aux épinards à tous les repas. Pas la peine d'en faire un drame, vous aviez intérêt à vous y habituer. Amor Fati.

    Mais Nietzsche ne fut pas aussi cruel que nous le pensons. L'a proposé deux solutions, qu'il n'a pas eu le temps de penser. L'a été écrasé par ses deux plus lourdes pensées et aujourd'hui encore, tout le monde fait le tour des deux rochers mais s'en retourne vite batifoler par ailleurs. Le pauvre Camus a bien essayé d'en pousser un vers le sommet de la pente mais la grosse masse rocheuse lui est toujours retombée sur les pieds. A l'impossible nul n'est tenu.

    L'est pourtant enfantin de s'apercevoir que le L'Eternel Retour du Même n'est pas le Même, puisque le Même n'est pas identique à son propre retour. Si Nietzsche n'a pas pu définir exactement ses deux derniers concepts, s'il n'a pas pu systématiser sa pensée, c'est justement parce que celle-ci décrivait un cercle en mouvement perpétuel. L'a toutefois mis au point le module conceptuel qui devait lui permettre de faire le tour de la question. Suffit de pouvoir se déplacer à la même vitesse que le mouvement. Nous ne sommes pas loin du fameux moteur immobile d'Aristote. Son appareil de mesure à pas de géant il l'a pompeusement nommé le Surhomme. Les mauvaises langues y verront une réminiscence du Philosophe Platonicien. Tout comme le spectre de l'Un dans le Même et le fantôme de l'Autre dans le Retour du Même. L'est sûr que Platon avait lui aussi lu d'un peu plus près que ses descendants l'œuvre complète de la sophistique présocratique. Mais Nietzsche s'est simplement servi chez Goethe, lui a emprunté sans plus de complexe sa notion de Surhomme. L'en a fait l'hybride originel, l'Olympien Zeustien, la pomme d'or parfaite de l'Eris, dans laquelle il réunit les jumeaux premiers de sa pensée : Apollon et Dionysos, les contraires qui s'attirent, une philosophie qui ne soit pas une tension érotique mais un entremêlement éristique. Le Surhomme Nietzschéen; est une somme qu'il est impossible de penser en tant que dualité, en tant que multiplicité. Il est le fruit, sur la plus haute branche, le résultat de l'arbre qu'il dépasse, par sa complexité. L'oeuf de cygne dans la couvée des poules.

    Notons que cette pensée est déconcertante, elle va à contre-courant de toute la tradition philosophique de la pensée occidentale qui se déploie en tant qu'érotologie. Nietzsche se rapproche d'Empédocle, construit un sphaïros dont il exclut l'Eros attirant pour ne garder que l'Arès répulsif. Fabrique l'Autre sans l'Un. Et toute la philosophie occidentale, d'un coup en devient bancale. Glisse très vite dans le précipice. Et personne jusqu'à ce jour n'est parvenu à la faire remonter.

    Sauf Heidegger, mais aux prises avec mille difficultés, l'a dû emprunter une route aux lacets incertains, d'où cette sensation d'une pensée qui se retourne sur elle-même, qui semble céder au vertige du rabâchage indéfini, mais qui parvient à ne pas dire deux fois la même chose. Un succès qui attira bien des jalousies. Méfiez-vous du ressentiment des derniers hommes, l'avait pourtant prévenu l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal.

    La philosophie de Nietzsche ne se tient ni par-delà le bien – le souverain bien adoré des hommes de foi – ni par-delà le mal – idolâtré par les mécréants de tout poil – mais par-delà la philosophie. Difficile pour nos titulaires bardés de diplômes en chaires savantes de l'analyser. Sont un peu comme ces paléontologues qui nous parlent des dinosaures à partir d'un débris d'os ramassé dans une tourbière. L'on veut bien les croire, mais malheureusement pour eux Nietzsche nous a enseignés qu'il n'était pas bon de croire. Comment un Surhomme pourrait-il faire confiance à un Homme ? Vous qui avez déjà du mal à comprendre vos propres enfants !

    André Murcie / Août 2015.

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    ESSAI SUR LA VIE

    ET LES ŒUVRES DE LUCIEN.

    MAURICE CROISET.

    396 p. LIBRAIRIE HACHETTE. 1882.

     

    Lucien l’impertinent. Son étoile a pâli ces derniers temps. A croire que l’on supporte de moins en moins les esprits forts et libres. Il n’en fut pas toujours ainsi. A la fin du dix-neuvième siècle Lucien avait le vent en poupe. Pour la raison inverse qui fit que les moines chrétiens s’obstinèrent à perpétuer la mémoire de son œuvre. Il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions et les dociles moinillons qui s’évertuèrent à recopier ses dialogues impies croyaient sincèrement jeter un discrédit définitif sur le polythéisme antique. Il paraissait amusant et instructif à l’Eglise de livrer au public ces dires d’un païen des plus patentés qui n’en finissait pas de se gausser des dieux olympiens.

    Hélas, par un de ces malins retournements des décrets de la Providence, imputable au seul Lucifer, il advint quelques siècles plus tard que les railleries de Lucien furent utilisées à très mauvais escient par des esprits corrosifs comme Rabelais, Voltaire et Swift pour miner les assises théoriques de la théologie chrétienne ! Croyant bien faire l’Eglise avait préservé de ses propres autodafés inquisitoriaux des centaines de pages de textes qui devaient alimenter les rivières clandestines de ce Gai Savoir qui des premiers bacheliers de la Sorbonne à l’œuvre de Nietzsche irrigua les courants souterrains et résurgents de la pensée athéique contemporaine.

    Il est facile de situer Lucien en disant qu’il fut l’exact contemporain de Marc Aurèle. Chronologiquement parlant s’entend car les deux œuvres, toutes deux rédigées en langue grecque, sont antithétiques. Un abîme sépare les deux hommes. Même si tous deux sont les fils prodigues de ce que l’on appelait la seconde sophistique. Qui n’a rien à voir avec l’originelle pensée de la Grèce antique pré-platonicienne qui regroupa des penseurs aussi essentiels que Protagoras, Gorgias et Hippias.

    La seconde sophistique ne professait aucune profondeur métaphysique. Elle n’était que l’application stérile de l’art de discourir pour le plaisir d’aligner de belles phrases inutiles. Certains ont avancé que l’absence de liberté de pensée confisquée par le pouvoir autocratique des empereurs empêchait toute expression signifiante. Pour échapper à la censure d’état le discours se cantonnait à l’infini ressassement des formes vides de sa propre élocution. Nous n’adhérons pas à cette explication trop simpliste.

    Alors qu’aujourd’hui l’on peut à peu près tout dire, alors que même les propos les moins consensuels peuvent trouver des espaces de liberté d’expression plus ou moins confidentiels, nous remarquons que l’enseignement de la littérature subit un processus de stérilisation formelle analogue à celui qui prévalut au deuxième siècle de l’Empire Romain. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas, certaines d’entre elles sont porteuses d’inquiétudes prémonitoires qui manquent à d’autres qui n’ont strictement rien à dire.

    De toutes les manières la seconde sophistique menait à tout à condition d’en sortir. Tout en vénérant Fronton Marc Aurèle a su s’extraire des futiles préoccupations de son maître. De même il viendra un jour où Lucien décidera de se détourner de la rhétorique officielle en vogue dans les écoles, les prétoires, et les exhibitions publiques. L’acte était courageux : ce Syrien d’origine modeste, né sur les bords de l’Euphrate, dont le grec n’était point la langue maternelle, n’hésita pas à bouder les sentiers de ses premiers succès pour emprunter la voie ardue de la pure philosophie.

    De la pure sottise, oui. Très vite Lucien s’aperçut qu’il faisait fausse route. Alignez les concepts à perdre la raison et la vérité se dérobera. Grattez le philosophe et vous trouverez la sempiternelle couenne de l’animal humain. Mais ce n’est pas parce vous laissez passer la belle caravane des mots vides de sens qu’il s’en faut aller japper avec les chiens.

    Lucien refusa de prendre la pose. Il aurait eu la verve d’un Diogène, mais Diogène en son tonneau joue malgré tout le rôle attendu de Diogène, et à tout prendre peut-être que les jours de pluie le soleil d’Alexandre ne projetait pas l’ombre escomptée. Il aurait pu se réfugier dans le nid douillet du nihilisme et se complaire dans l’incessant refus du parti-pris. Lucien était trop grec pour ne pas trancher dans le vif du sujet.

    Descendez d’un étage. Faute de philosophe nous hériterons d’un littérateur. Lucien se contenta de faire ce qu’il réussissait le mieux : écrire de délicieux dialogues non platoniciens. Certains s’obstinent en traquer en lui l’épicurien inavoué. N’avait-il pas emprunté son absence de métaphysique au divin pourceau ? Mais son comportement ne relèverait-il pas plutôt d’une morale stoïcienne du devoir personnel à accomplir ?

    Lucien ne croit en rien, mais ne croit pas non plus au grand rien. Le nirvana n’est que la dernière illusion du samsara. Il n’est pas plus dupe de la comédie humaine que de la divine comédie. Les Dieux, les morts, les vivants, les héros, les pauvres et les riches, les fous et les sages, ne valent pas grand-chose à eux tous réunis, et dans l’ensemble, pas de quoi s’affoler, tous s’équivalent…

    L’on a souvent condamné Lucien à n’être qu’un éclectique et qu’un moraliste. Il est vrai que certains traits de notre samosatéen préféré ont la féroce vigueur des maximes d’un La Rochefoucauld. Mais ce dernier taillait ses sentences dans le marbre de la postérité. L’écriture de Lucien nous paraît plus civique. Ses écrits sont destinés à ses contemporains.

    A sa manière Lucien a senti la montée des dangers. L’époque est en train de basculer. Les frontières ne sont pas les plus menacées. Tout se passe dans la tête des gens autour de lui. L’ancestral rationalisme romain pétri des plus hautes efficiences pragmatiques est en train de mourir. Une vague de religiosité blafarde commence à corrompre les esprits.

    L’ennemi n’est pas encore clairement identifiable. Souvenons-nous toutefois qu’en ces mêmes années Celse mettait la dernière main à son opuscule Contre les Chrétiens. Peut-être en a-t-il discuté de vive voix avec Lucien ? Peut-être l’Eglise a-t-elle fait disparaître avec sa diligence et sa discrétion coutumières toute une partie de l’œuvre de Lucien s’attaquant au même sujet ?

    Toujours est-il que Lucien est un des derniers esprits libres de la romanité. Il s’exprime en grec, mais il est aussi l’héritier de l’imperiumique conquête du monde. Du temps des Phalanges anabasiques et des Légions victorieuses les Dieux ne la ramenaient pas trop. Ils étaient confinés au limes de la cervelle humaine. La pensée polythéique se résorbait dans l’exigence athéique. Les dialogues de Lucien si irrespectueux envers les Dieux de l’Olympe sont les ultimes témoins de ces temps de romanité triomphante.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    MIMES DES COURTISANES.

    LUCIEN.

    Préfaces et traduction de PIERRE LOUYS.

    148 pp. LE CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1947.



    Je sais, je n’aurais pas dû. Mais je plaide les circonstances atténuantes. Bien sûr après le docte ouvrage de Maurice Croiset, j’aurais pu, pour étayer ses dires et les miens analyser un ouvrage de Lucien un peu plus sérieux que ces impudiques Mimes des Courtisanes ! Pour être tout à fait franc je me dois d’ajouter que Maurice Croiset lui-même ne leur accorde que quelques furtives lignes hâtives en sa volumineuse étude.

    Certes Maurice Croiset explore tous les aspects de l’œuvre de Lucien ; rien d’important n’échappe à sa sagacité. Que ce soit la rencontre de Lucien avec Nigrinus, ou l’influence de Ménippe sur notre écrivain ( ah ! trouvez-moi un seul lycéen de ce pays qui ait entendu parler de la Satyre Ménippée ! ) ou les discrets emprunts de Lucien au Traité des Evidences Divines d’Elien, il y avait vraiment de quoi faire.

    Mais non je me cramponne avec volupté à mon album d’érotomane invétéré. Dégoté chez un bouquiniste, au rayon des antiquités le format faux-carré a retenu l’œil, la couverture a appelé la main, à voir l’usure des à-plats son précédent propriétaire a dû caresser plus souvent que nécessaire les fines tuniques des hyacinthes danseuses de la couverture cartonnée. Nous sommes ici chez un éditeur par correspondance qui proposait des collections faussement luxueuses à un public conquis d’avance. Le papier d’après guerre s’auréole de taches douteuses qui rehaussent l’aspect interlope de la publication. La blancheur virginale des tranches jurent avec l’aspect bleuté des pages, une de ces teintes pastélisées d’ordinaire réservées aux amoureux feuillets des amants démunis.

    Et puis il y a cette différence. Ces quelques pages qui illimitent l’incommensurable distance infrangible qui écarte le Poëte de l’universitaire chevronné, fût-il comme Maurice Croiset professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier. Il ne m’étonnerait point que Pierre Louÿs s’en soit allé glaner les renseignements autobiographiques nécessaires à son introduction chez le sieur Croiset. Mais en moins de cent cinquante lignes Pierre Louÿs nous découvre une présence de Lucien que les quatre cent pages de Maurice Croiset ne parviennent pas à dévoiler. Le poëte est non seulement le Voyant par excellence mais aussi le psychopompe mercuriel qui conduit l’âme de son lecteur hors de la grossière caverne des apparences vers l’incandescence sublime du soleil divin.

    Ai-je nommé Pierre Louÿs ? Il fut, comme pour beaucoup, un de mes premiers intercesseurs vers la Grèce immortelle. Celle des Dieux et de la Poésie. Louÿs tel qu’en lui-même, que l’on retrouve si près d’Aphrodite en cette deuxième préface, qui nous souffle à l’oreille que Les Courtisanes de Corinthe sont les soeurs vénusiennes de Chrysis, d’Alexandrie.

    Pénétrez-vous de la prose chatoyeuse de Pierre Louÿs. Tant pis si vous en oubliez Lucien, de Samosate. Qu’importe puisque vous n’échapperez pas à la Grèce éternelle surprise en les étreintes chryséléphantines de ses ardeurs cachottières et intéressées. Ö graciles nymphettes énamourées, auriez-vous donc disparu à tout jamais si le poëte ne vous avait saisies dans l’entrelacs de vos jambes et le camée de ses mots ?

    Dans vos marchandages incessants, dans ces colifichets de pacotille que vous vous arrachez, dans la recherche éhontée de nouveaux protecteurs, sommes-nous si loin du Banquet idéal ? Pierre Louÿs nous entraîne en un autre logos, celui de l’agapê de ce qui est sagesse, conçu non en tant que désir de connaissance mais en tant que plaisir de la connaissance.

    Nous sommes sur la ligne du partage des eaux de l’œuvre de Pierre Louÿs. D’un côté, encore la littérature avec ces Chansons de Bilitis, artefact et jeu de la création, et l’autre versant ombreux, comme une sente secrète, et ces Dialogues de courtisanes, que je feuillette ici, en une édition de poche des années soixante-dix, intitulée Aphrodite Classique… Nous aurions voulu l’inventer que nous n’y serions point parvenu.

    Quand je pense à ces doctes ouvrages parus ces dernières années, sur lesquels nous appesantirons plus longuement dans une prochaine livraison, qui tentent de prouver que l’érotisme antique n’était pas aussi folichon que nous nous l’imaginions, que les romains de la décadence vautrés dans le stupre et l’orgie sortent tout droit des phantasmagories bourgeoises du dix-neuvième siècle, tout cela pour dédouaner le christianisme de ses côtés les plus prudes et nous faire accroire que le puritanisme chrétien serait un héritage des sociétés païennes et non un une originelle tare biblico-évangélique je ne peux m’empêcher de rire et d’ouvrir une quelconque édition des Mimes des Courtisanes de Lucien de Samosate.

    Tout compte fait il n’y a rien de bien salace dans ces délicieuses saynètes et à part une idylle saphique racontée un peu en détail pas grand chose à se mettre sous la langue. Rien, si ce n’est cette indécente vénalité des personnages mis en scène, si naturelle qu’elle en devient sociologique. Par ces minuscules dialogues nous touchons, grâce à Lucien, grâce à Pierre Louÿs, comme par miracle, au quotidien des petites gens de cette Grèce mythique qui surplombe notre horizon intellectuel. Nous avons l’impression de glisser la main dans une petite fente chaude et par ce simple geste nous entrons en communication avec un monde de chair et de soleil oublié depuis trop longtemps dont les livres et les études savantes ne nous auront permis qu’une appréhension essentielle mais desséchante.

    Pour retourner à Lucien il reste encore à s’interroger sur le jeu idéologique des représentations érotiques et sociales de la femme chez notre auteur. Quelle connivence mimétique Lucien escomptait-il entretenir avec ses lecteurs en rédigeant ces quinze scènes de la vie érotique comme Balzac n’aurait pas manqué de les définir. Perspectives porno-psychologiques à fouir.

    ( 2006 / Samosate fait date )



    ŒUVRES CHOISIES.

    LUCIEN.

    Traduit et présenté par

    JEAN SURET-CANALE.

    255 p. Janvier 2007. LE TEMPS DES CERISES.

    6, avenue Edouard-Vaillant. 93 500 PANTIN.

    Tel : 01 49 42 99 11. Fax : 01 49 42 99 68.

    Site : www.letempsdescerises.net

    Courriel : contact@letempsdescerises.net

     

    En voici qui ne cachent pas le rouge de la couverture dans leur poche. Il n’y a qu’à jeter un rapide regard sur les titres de la collection précédemment édités pour comprendre que l’on est chez les durs de purs. Karl Marx, Bakounine, Trotsky, Ho Chi Minh, Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, et Staline pour couronner le tout ! Les mauvais esprits diront que nous sommes chez les archéo-marxistes qui nous refont le coup des Editions Sociales, comme au bon vieux temps où le Parti Communiste raflait vingt pour cent des voix à chaque élection…

    C’est fou comme vingt ans après la chute du mur du Berlin, la révolution russe fait encore peur. Pas une émission politique dans les médias sans que les chiens de garde du libéralisme ne repassent une couche de peinture fraîche sur les méfaits de l’économie communiste qui consomma la perte de la si Sainte Russie ! C’est à croire que l’on craint que les masses populaires ne s’en aillent un de ces jours réexaminer l’expérience d’Octobre 17 à la lumière de la paupérisation galopante de l’Europe du vingt et unième siècle.

    Au train où croissent les inégalités et où périclitent les acquis sociaux, la comparaison risque de tourner au désavantage de notre modernité ! Si les dinosaures ne veulent plus mourir et s’ils se remettent, fidèles aux vieux principes lénisto-gramsciens de conquête du pouvoir culturel, à réimprimer des brochures de propagande, les dirigeants de nos techno-structures politico-économiques ont du souci à se faire !

    Et Lucien, que vient-il faire dans cette galère, s’étonnera le lecteur peu au fait de cet incessant travail de taupe rouge qui s’obstine à saper les fondements idéologiques du capitalisme post-industriel ? Fidèles à Marx qui y consacra sa thèse d’étudiant, nos petites cerises rouges sur le gâteau de l’édition capitaliste l’ont sans ménagement attelé au même banc de nage qu’Epicure.

    Par principe je ne suis guère attiré par les extraits choisis. Mais il me faut bien reconnaître que la sélection des textes a été établie avec intelligence. L’essentiel minimal de ce que l’honnête homme, pardon pour cette appellation qui fleure tant son idéologisme bourgeois, se doit d’avoir lu. L’angle de visée est évident. Dieu et Dieux sont dans le collimateur. Et peut-être plus que ces augustes fantoches du ciel et de la voûte ouranienne, cette faculté de croyance qui gît au fond de l’esprit humain comme le soubassement obligatoire et inaliénable de la bêtise intellectuelle.

    Le scandale ne réside pas en l’existence des Dieux mais à cet incroyable comportement des homoncules à se soucier de leur existence. Les Dieux ne valent même pas la peine que l’on fonde un système quelconque de pensée sur leur inexistence. Si Lucien est si radicalement anti-philosophe c’est pour la simple et unique raison que la philosophie est inutile.

    En effet tout système basé sur l’ordonnancement des desseins du divin est de par son essence même un mensonge. Quant à Epicure qui nous enjoint de ne point prendre souci des Dieux, il s’enferme dans une systématique a-religieuse qui n’est que l’avers de la religion. Lucien n’est pas à proprement parler athée. Se définit-on par ce qui n’existe pas ?

    L’ on ne peut pas dire que les hommes préhistoriques se moquaient du résultat de leur chasse comme de leur première chaussette car nos lointains ancêtres étaient incapables de penser la réalité tangible de cet accoutrement si utile au bien-être de nos fragiles panards. C’est par de semblables raisonnements que nous pourrions nier l’athéisme dogmatique de Lucien. Toute la différence entre le vide qui est encore un espace et le rien qui n’est rien que l’absence de toute présence et que présence de toute absence, c’est ce qui sépare la pensée de Lucien de toute systémie métaphysique.

    S’il fallait rapprocher la position a-métaphysique de Lucien de l’athéisme moderne, il faudrait le mettre en perspective avec l’athéisme de Valéry qui dénie toute configuration idéalisante de la réalité au profit de l’exacte concrétude des choses et des opérativités circuitielles du cerveau.

    Les dieux hors de question, il reste à Lucien l’énorme contingent des hommes. Faibles créatures toujours prêtes à tomber dans le miroir de leurs peurs que leur tendent leurs semblables. Nombreux sont les faux devins qui profitent des imbéciles ! Vous ne pourrez vous retenir de lire à suivre les agissements d’Alexandre pas le Grand, mais Le Prophète. Le lecteur curieux trouvera une très belle évocation de notre arnaqueur dans L’Ascension d’une Dynastie Gauloise de Gilbert-Charles Picard que nous analysâmes en nos Chroniques de Pourpre en d’autres temps… La grandeur de ses impudences n’a d’égale que la stupidité des foules et des individus qui boivent ses paroles.

    Lucien dévoile les tours de magie du charlatan. Farces et attrapes en tout genre et en papyrus-pâte ! N’acceptez aucun maître à penser. Le rire des cyniques résonne dans les propos de Lucien, mais le cynisme est une démarche encore trop cohérente pour Lucien. Les Diogène de carrefour ont la langue bien pendue, mais au fond ils jouent au cynique. Pour un individu sincère, combien de tricheurs qui suivent la mode ou le mouvement. Et la sincérité du chien qui croit à sa niche est aussi une imposture.

    Certes Lucien est plus près des effronteries des cyniques et des pourceaux d’Epicure que des arrière-mondes platoniciens et des rodomontades stoïciennes. Mais il refuse de rentrer dans la ronde des idées enchaînées. Il est seul, à côté des autres. Lucien ne rentre dans aucune grande coterie philosophique. Aujourd’hui nous dirions qu’il était un homme libre. En vérité, comme cette expression s’accorde mal avec Lucien, il devait se classer parmi les grands méfiants.

    Lucien ne fait confiance à personne. La nouveauté ne l’égare point : un chrétien qui court au supplice le fait rire au même titre qu’un Epictète qui ne se plaint pas de sa jambe broyée. Aucune pitié pour l’imbécile qui creuse sa propre tombe avec sa cervelle. Tant pis pour lui. Le martyr est un prosélyte qui nous prendrait bien par la main pour que nous partagions avec lui les joies du bûcher ! Qu’il y monte tout seul, et qu’il sente passer sa douleur !

    Ces dix extraits de Lucien sont roboratifs. Lucien coupe dans le vif des idées inutiles. Rien de moins masochiste que notre auteur. Nous ne saurions que remercier Le Temps des Cerises de nous glisser cet opuscule de Lucien dans la poche. Mais au fait pourquoi pas le temps des grenades ?

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).

     

    LUCIEN DE SAMOSATE.

    SATIRISTE ET CONFERENCIER ( 12O – 190 ).

    CYRIL FARGUES.

    In HISTOIRE ANTIQUE.

    N° 29. Janvier-Février 2007.

    Distribué en kiosque.

     

    Lucien, le retour. La gloire de Lucien s’est quelque peu estompée en la deuxième moitié du vingtième siècle, qu’il revienne par deux fois dans l’actualité éditoriale et journalistique en le début de cette année ne peut que nous faire plaisir. Et nous mêmes qui y avions consacré une livraison de Littera Incitatus en septembre dernier !

    Rien de bien novateur dans l’article de Cyril Fargues au demeurant fort bien fait. La vie de Lucien nous est principalement connue par ses propres ouvrages plutôt avares de confession et depuis sa biographie écrite par Maurice Croiset en 1888 aucune bouleversante découverte n’est venue remettre en question les connaissances si patiemment collectées par l’illustre professeur.

    Près de quatre-vingt ouvrages de Lucien nous sont parvenus. Comme par hasard les deux documents iconographiques les plus importants de l’article sont des reproductions d’illustrations provenant d’une ancienne édition du Dialogue des Courtisanes ! L’on ne refera jamais l’âme humaine plus prête à tournoyer aux alentours des rondeurs féminines qu’à cheminer dans les méandres philosophiques d’une pensée. Mais ne jetons surtout pas la première pierre à nos divines péripapéticiennes. Le premier livre de Lucien que nous-mêmes avons chroniqué était de bien entendu ces fameuses Courtisanes, de plus traduites par Pierre Louÿs ! Cela dit les chromos de Richard Ranft ( 1862-1931 ) ne nous convainquent guère. La Vénus de la première icône qui soulève ses voiles est davantage pourvue de graisse que de grâce et les perspectives architecturales de la deuxième image sont d’après nous plus prometteuses que les espérances érotiques de la jeune hétaïre qui se lève de son lit.

    Par contre Cyril Fargues s’attarde sur la postérité littéraire de Lucien. S’il a fallu reconstituer, page par page, à partir des citations des grammairiens et de la réfutation d’Origène, le Contre les Galiléens de Celse, l’autodafé de Lucien nous fut épargné. Les chrétiens ont été assez stupides pour préserver son œuvre qui témoignait si peu de respect pour le panthéon des anciens grecs. Ils ne se sont pas doutés que pendant un millénaire et demi ces mêmes ouvrages de Lucien allaient se retourner contre le christianisme et alimenter le combat anti-chrétien durant des siècles et des siècles.

    A tel point que Lucien peut être aujourd’hui considéré comme un allié objectif de cette réaction païenne et sénatoriale qui du deuxième au quatrième siècle tenta de s’opposer en toute connaissance de cause au développement du cancer chrétien. L’Histoire vous a de ces retournements ! Lucien serait-il le premier à rire de se voir rangé parmi la longue chaîne des défenseurs de l’Imperium, lui qui en sapa les bases cultuelles et qui était politiquement et culturellement plus proche de la Grèce que de Rome ?

     

    Julien l’avait lu avant de rédiger son Imprécation contre le Christianisme, les érudits byzantins qui pressentirent la chute de la deuxième Rome emportèrent en leurs bagages nombre de ses manuscrits. A la Renaissance L’Eloge de la Folie d’Erasme et L’Utopie de Thomas More trahissent les inspirations de leurs auteurs. Toujours portés, par un vieux fond de gauloiserie indécrottable, l’adepte de Gay Sçavoir que fut Rabelais n’oublia point Lucien en son Tiers-Livre. Cyrano de Bergerac et Swift puisèrent aussi à pleine main dans le coffre lucianique.

    Mais le meilleur restait à venir. Voltaire s’en empara ; nous ne pensons pas que ce fût lui qui transmit le flambeau à Karl Marx, l’université allemande dut se charger de cette tâche, mais le philosophe du matérialisme dialectique ne manqua pas de s’enthousiasmer pour sa critique de l’opium du peuple. Cette caution prolétarienne se révéla funeste à la longue. Lorsque les élites universitaires s’autorisèrent la critique du marxisme, l’on jeta aux oubliettes de la mémoire Lucien et son oeuvre en même temps que l’auteur du Capital. En ces années de redéfinition idéologique la gauche recentrait les origines du socialisme sur le legs de la chrétienté. L’on sacrifia Lucien sur l’autel de l’alliance avec les chrétiens de gauche. Lucien fut une des premières victimes de la social-démocratie rampante qui prenait doucement les commandes du pays.

    L’on comprend mieux pourquoi des éditions comme Le Temps des Cerises essaient de ré-instiller le goût des sarcasmes lucinéens à leurs lecteurs. En ces temps amers de retour du religieux il n’est pas étonnant de voir Lucien monter aux avant-postes. Les écrits du natif de Samosate n’ont pas pris une ride. C’est que les Dieux sont toujours les dieux, et les agenouillements rituelliques et les grotesques pèlerinages qui se mettent en branle en Occident et en Orient ne sont pas de nature à nous faire changer d’avis. Cette ferveur, principalement monothéique, qui se répand sur toute la zone d’influence de l’Europe, nous inquiète.

    L’apparition littéraire de Lucien sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode nous effraie. Il nous semble que son œuvre prenait alors acte des reculs de la sophistique grecque. Cette dernière avait tendance à se transformer en anodine rhétorique de gala. Entre la grandeur tragique de Gorgias et les railleries de Lucien un abîme s’est creusé.

    Le rêve de Protagoras d’un homme qui soit la mesure de toute chose a périclité. Désormais pour les futures masses impuissantes, le moindre caillou ramassé sur les bords du chemin de l’ignorance sera la preuve de l’existence de Dieu. Lucien plante le couteau dans le dos, entre les deux omoplates, des Dieux au plus mauvais moment. Il ne sait pas encore que son monde vacille. Pour l’avoir tant critiqué il est tant soit peu responsable de la tragédie qui s’annonce. Mais l’on ne saurait se passer du rire de Lucien.

    Nos actions sur le monde sont des serpents à deux têtes. Nous ne savons même pas de quel côté nous finirons par aller. Ni même n’avons conscience des labyrinthiques efforts d’orientation auxquels nous nous soumettons. Méditons l’exemple de Lucien, afin de rester au plus près de nos volitions impérieuses. Nous n’avons droit à aucune déperdition. Depuis Lucien le monde s’est complexifié. L’Imperium n’est plus? et notre tâche est immense. Le fait que Lucien ne se soit jamais sectairement rangé parmi les cyniques, les sceptiques et les hédonistes, est un précieux enseignement. Nous ne pouvons nous contenter d’une vue des choses toute théorique et partielle ; le plaisir critique ne saurait être une fin en soi.

    ( 2007 / in Lulu de Samosate ).

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 34

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 034 / Janvier 2017

    NOS ANCÊTRES LES GAULOIS

     

    ANTONINOS D'APAMIA

    LE DERNIER ROI SAINT DES GAULOIS IBERES

    JEAN-JACQUES SOULET

    ( Auto-Edition / 2012 )

     

    Il est des livres que l'on range sur les rayons poussiéreux des bibliothèques afin de les mieux oublier et d'autres qui dérangent. La fibre chrétienne n'étant pas mon fort, cet ouvrage consacré à Saint Antonin était condamné à une sombre relégation idéologique sur la plus basse des étagères lorsque cet été la lecture des Eaux d'Apamia du même auteur ( voir Chroniques de Pourpre N° 23 ) excita ma curiosité.

    Belle couverture quadrichromique mais quatre cent vingt pages de texte en petits caractères, attention lecteur, vous voici confronté à une oeuvre de longue patience. De grande sapience aussi. Jean-Jacques Soulet vous prend par la main et vous voici parti sur les traces d'Antoninos pour une minutieuse enquête. Sans doute hésiterez-vous, vous ne lui voulez aucun mal à cet Antoninos, mais enfin... Lorsque je vous aurai dit que vous le connaissez mieux sous le nom de Saint Antonin, je crains que votre face n'arbore une moue de dédain, les biographies hagiographiques des bienheureux de la Sainte Eglise, il vaut peut-être mieux que vous n'ayez point à exposer le peu d'estime que vous leur portez... Je partage votre point de vue, mais attention nous sommes ici davantage dans un livre d'Histoire que d'histoire sainte.

    Jean-Jacques Soulet use d'une méthode que l'on pourrait qualifier d'indienne. Une stratégie sioux. D'abord repérer les traces de l'ennemi, ensuite les suivre longtemps, longtemps, l'opération est plus difficile que vous ne le croiriez, elle nécessite du flair et surtout cette agilité intellectuelle qui consiste, au départ d'un glanage accumulatif et conséquentiel de maigres indices, à concevoir l'intelligence qui préside à l'entreprise itinérante de votre future proie. Dans le seul but de deviner le terme de ses pérégrinations en bout desquelles vous l'attendrez. Et alors pourra commencer le tourbillon des poneys fous autour des charriots rassemblés en un rond défensif … Dix fois, cent fois, vous tournerez rétrécissant à chaque tour le rayon de votre cercle, jusqu'à ce qu'enfin en un dernier effort le mur défensif soit percé et qu'au soir de cette mémorable bataille vous rapportiez en votre tipi les scalps sanglants de votre victoire.

    Le problème avec Saint Antonin, c'est que vous en avez deux pour le prix d'un. L'Histoire officielle est formelle : elle a repéré deux Antonins, l'un d'Apamée antique cité de Syrie et l'autre de Pamiers sise en Ariège. Jean-Jacques Soulet simplifie le problème. Coupe le problème en deux et réunit les deux éléments en un seul et même individu. Trop de similitudes entre les deux pour ne pas se douter de l'embrouille. Nous avons la solution mais pas l'explication.

    Nous la fournit. Avant tout politique. Le jeune Antoninos a du souci à se faire. L'est le rejeton royal du royaume d'Apamia. Mais il s'est converti à ce qu'aujourd'hui nous appelons catholicisme mais qu'à l'époque l'on désignait sous le nom de chrétien. En opposition avec les partisans de l'arianisme. Des chrétiens aussi mais qui refusent de croire que le Dieu unique ait pu se faire homme. Sont partisans d'un monothéisme que nous qualifierons d'intégral comparé à la trinité catholique. Or les Wisigoths depuis leur capitale toulousaine voient d'un très mauvais oeil ce transfuge religieux aux portes de leur royaume. Rappelons que soixante kilomètres séparent Pamiers de Toulouse. A peine âgé de dix-sept ans Antoninos ne doit son salut qu'à la fuite au plus loin, en Orient... Laissons-le se former durant de nombreuses années auprès de moines augustiniens et suivre un enseignement qui couvre aussi bien les domaines de la foi que de la médecine, de l'architecture, de l'hydrographie. Intelligence vive qui acquiert les nouvelles connaissances mais aussi fille d'un peuple non dépourvu d'un savoir et d'un savoir-faire ancestral.

    Revenons à ce mystérieux royaume d'Apamia gommé des ardoises de l'Histoire. Faut éplucher les textes pour en trouver mention. Un petit territoire coincé entre la Narbonnaise et le Royaume Wisigoth. Possède sa spécificité ethnique. Appartient à la tribu gauloise des Sotiates, peuple ingénieux, héritier du savoir – tant théorique que pratique – des druides, et qui excellait entre autres domaines en la construction des canaux, des ponts, des aqueducs, des moulins, les champions de l'hydrographie. Bien supérieurs aux romains à qui Jean-Jacques Soulet dénie à leur profit la paternité du Pont du Gard. Le genre d'assertion qui bouscule quelque peu les certitudes historiales officielles...

    Antonin ne restera pas toute sa vie en Orient. Reviendra en occident, voyage de ville en ville. Ne fait pas que passer. Y séjourne plus ou moins longtemps. Jean-Jacques Soulet étudie de près villages et bourgades dans lesquelles il s'attarde. N' y reste pas inactif. Soigne les malades, la meilleure façon d'opérer des miracles, mais il existe entre toutes ces résidences des traces tangibles et des témoignages qui présentent d'étranges similitudes. Que ce ce soit en France, en Espagne ou en Angleterre, il reste encore des vestiges de ses actions : tout un lot d'églises paléo-chrétiennes construites sur le même modèle et de nombreuses dérivations et aménagements de cours d'eau. Avec aussi l'édification de moulins dont la propriété et les bénéfices sont à chaque fois portées au bénéfice de l'Eglise. Dans une enquête policière nous serions en présence d'un faisceau de faits qui désignent le coupable.

    Sera exécuté – on parle de martyre – lors de son retour dans son royaume d'Apamia en l'an 506. Epoque historique cruciale. Antoninos possède une trentaine d'années en 476 lorsque Odoacre dépose Romulus Augustule et l'Imperium Romanum. Période tumultueuse. Le monde change de base. Notre pays est divisé : francs, romains, wisigoths, Eglise, entament une partie d'échecs métapolitique. Vous en connaissez le résultat. Jean-Jacques Soulet en décrit certains rouages. Un ordre féodal est en train de se mettre en place. Rogne et annexe les droits des populations. S'approprie à des fins lucratives notamment les bénéfices des moulins qui appartenaient à l'Eglise. Ils servaient à celle-ci pour ses oeuvres de charité. Permettez-nos de ne point trop souscrire à cette vision idéale des choses.

    Le Royaume d'Apamia fera pendant des siècles exception à la règle. Protégés dans leurs canaux les habitants parviendront à maintenir leur indépendance consulaire vis-à-vis de leur suzerains successifs. Ne sera rattaché à la couronne de France que par Philippe le Bel. C'est dans les coutumes et les arts de ce royaume gaulois qu'il faut aussi chercher l'origine du saint-chrême qui permet l'onction ordinatrice des rois et de l'emblème de la Fleur de Lys. Jean-Jacque Soulet rappelle à plusieurs reprises que Saint Antonin n'est pas un titre ecclésial mais l'attribution nomenclatuaire destinée à rappeler le caractère sacré de la personne du basileus, mot d'origine grecque qui signifie roi.

    L'on aborde-là toute une dimension politico-ésotérique de toute une partie du revivalisme royaliste de notre époque. Lorsque les Francs de Clovis fondent sur Toulouse, les wisigoths tentent de soustraire à leur avance leur fabuleux trésor – récupéré lors du pillage de Rome et qui contiendrait, outre centaines de kilos d'or et de pierres précieuses, les objets sacerdotaux et cultuels du temple de Jérusalem détruit par Titus - l'évacuent sur Carcassonne et de là peut-être en Espagne, à moins qu'il ne restât enfoui dans les alentours de Rennes-le-Château... quoi qu'il en soit les rois de France post-wisigothiques sont des imposteurs et certains attendent le Retour du Vrai Roi... Pour ne donner qu'un exemple littéraire de cette thèse, nous citerons les aventures d'Arsène Lupin de Maurice Leblanc...

    Jean-Jacques Soulet n'effleure qu'à peine cette question mythographique. Cherche un autre trésor. Davantage historial. Désire simplement exhumer de l'oubli cette peuplade des Sotiates qui n'est plus qu'un nom parmi tant d'autres au milieu des énumérations de la Guerre des Gaules de Jules César. Une démarche qui n'est pas la nôtre puisqu'il s'obstine à rendre aux Sotiates ce qui n'appartient pas à César. Vous ai résumé en deux pages à gros traits hâtifs et forcément caricaturaux le contenu de ce fort volume. Qui demande et exige une lecture attentive tant par sa méthodologie que par la richesse de son contenu dont je laisse dans l'ombre de nombreux aspects. Jean-Claude Soulet sait faire parler les anciennes chroniques, les passe au scalpel, là où vous ne voyez que l'association d'un nom et un adjectif il flaire d'instinct une contradiction, qu'il sait relier au mouvement même du texte qui permet d'entrevoir l'intention du scripteur. L'est un sorcier de l'herméneutique. Ne cache point son point de vue initial, mais à chaque fois que les vieux écrits accréditent quelque peu sa thèse il se hâte de la conforter par des faits mainte fois établis par des témoignages objectifs en le sens artefactif de ce terme. Redonne vie à la figure d'Antoninos d'Apamia – non point par volonté thuriféraire - mais afin d'arracher les écailles mortes des savoirs momifiés.

    Un seul reproche à adresser à cet opus : les illustrations par trop grisâtres et exigües, mais les esprits curieux trouveront sur le net de belles images couleur qu'ils pourront étudier en toute quiétude. Mais que cela ne soit pas un frein à votre désir d'acquisition. Jean-Jacques Soulet fait partie de ces éveilleurs qui braquent leurs projecteurs sur les ignorances communément partagées. Il est vrai que beaucoup préfèrent les lumières tamisées... Intellectuellement incorrect.

    André Murcie. ( Janvier 2017 )

     

    Cet ouvrage est disponible en librairie à Pamiers et à Foix.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE



    VIE D’APOLLONIOS DE TYANE.

    PHILOSTRATE.

    In ROMANS GRECS ET LATINS,

    présentés et traduits par PIERRE GRIMAL.

    GALLIMARD 1958.



    J’ai vainement recherché dans ma bibliothèque une traduction du dix-neuvième siècle, sous couverture jaune. Mercure de France, Garnier, je ne sais plus. En dernière instance je me suis rabattu sur la célèbre édition des Romans Grecs et Latins de Pierre Grimal. Je le regrette. Ce n’est pas que je remettrais en doute la traduction de notre éminent helléniste mais que penserait le lecteur moyen si le même volume nous offrait en ces dernières pages une lecture des quatre Evangiles ? Pierre Grimal a dû pressentir le vent du boulet de la contestation paganisante puisqu’il a pris garde de terminer son livre sur une présentation de La Confession de Saint Cyprien.

    Un but des deux cotés, et la balle au milieu. Trente pages de fariboles chrétiennes contre trois cents de billevesées païennes, c’est ce que l’on appelle un arbitrage consensuel au-dessus de tout soupçon ! Il est étonnant en notre ère de classification structuraliste de la littérature qu’aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer la confusion des genres opérée par Pierre Grimal. Entre les Récits d’Edification Religieuse et le Roman il semblerait tout de même que nous ne soyons pas dans le même champ sémantique de communication projectuelle, pour parler comme les théoriciens en vogue du moment ! A notre connaissance il n’y a que Michel Onfray qui se soit servi de cette édition de Pierre Grimal pour remettre en cause les attendus théorétiques du pape du pacte autobiographique. Une volée de bois vert sur les incompétences lecturales du sieur Philippe Lejeune des plus revigorantes, mais Onfray se garde bien d’aborder les étranges rapports qui relient le polythéisme à la notion d’incroyance. Nous avons déjà abordé cette problématique dans deux articles consacrés au chantre officiel de l’athéisme philosophique moderne.

    Le nom de Philostrate n’évoque plus grand chose aujourd’hui. Mais celui qui le portait eut son heure de gloire. Ses Vies des Sophistes qui traitent des rhéteurs, de ceux que l’on appelle la seconde sophistique pour les démarquer de la sophistique pré-socratique attira l’attention sur sa personne. Il fit partie du groupe d’intellectuels qui gravita autour de Julia Domna épouse de Septime Sévère et mère de l’empereur Caracalla. Il semble que ce soit l’Impératrice elle-même qui ait commandé à Philostrate l’écriture d’une nouvelle biographie d’Apollonius. La disparition du livre de Damis, le fidèle disciple du thaumaturge, dont Philostrate ne paraît en aucun moment remettre en question le témoignage, nous prive d’une étude essentielle. Nous sommes dans la totale incapacité d’appréhender en quoi la réécriture de Philostrate pourrait s’apparenter à une véritable relecture de la vie d’Apollonios.

    C’est d’autant plus dommageable qu’après la mort de Commode l’Empire entre dans une zone de turbulences. Le règne de Septime Sévère retarde peut-être quelque peu l’échéance mais le départ de la course à l’abîme n’en est pas pour autant annulé. Une inquiétude sourde ronge les esprits qui, devant l’incapacité des hommes et des autorités à résoudre les difficultés sociales et politiques, se tournent vers les Dieux. Nos années actuelles avec leur retour du religieux feraient bien de se pencher sur ce qui se passa en cette période historique qui précède la grande glaciation culturelle des quatrième et cinquième siècles…

    Mais il serait temps de s’intéresser à la pensée d’Apollonios de Thyane qui est d’autant plus difficile à saisir que celui-ci n’a laissé aucun message explicite. Apollonios n’est pas un fondateur de religion. Loin de là ! Les Dieux de son temps lui suffisent amplement. Les seules admonestations qu’il se permette sont relatives aux strictes observance des rites et des cultes. N’ayez crainte, il n’était pas un chaud partisan des coupures épistémologiques. Son travail consistait surtout en longues discussions avec les desservants des temples. Il ne tentait pas d’imposer de radicaux changements dans les offices religieux. Aux prêtres qui accomplissaient leurs taches sans trop se creuser la tête, par habitude, par routine, il se permettait de rappeler les présupposés et attendus métaphysiques de leur gestes. En quelque sorte il ravivait la foi en la proximité des Dieux…

    A lire la Vie d’Apollonios de Thyane par Philostrate, une évidence s’impose. Apollonios se souciait davantage des Dieux que des hommes. La sagesse qu’il rechercha en Egypte et en Inde n’était pas pour le commun des mortels. La philosophie qu’il enseignait n’était pas d’essence démocratique ! Il ne chercha jamais à agrandir le petit groupe de disciples sur la fidélité desquels il ne se faisait aucune illusion. Son enseignement tient en peu de préceptes : ne pas manger de viande et ne point trop se mêler des affaires du monde. Une espèce d’épicurisme qui ne douterait pas de la présence des Dieux ! Philosophiquement Apollonios se réclamait de Pythagore, religieusement l’Orphisme était sa doctrine officieuse. Pour le reste il faisait confiance aux Dieux.

    La politique ne l’intéressait guère. Sans doute pensait-il que les meilleures utopies ne pouvaient déboucher que sur la pire tyrannie. Mais contrairement à Epictète il ne comptait pas sur son auto-persuasion pour ne pas ressentir les douleurs du tripalium. Lorsque Domitien le met aux fers il se délie de ses chaînes par la magie efficiente de sa pensée et s’enfuit de sa prison en s’envolant. Difficile à croire, mais Philostrate ne doute pas un quart de seconde de ses pouvoirs surnaturels de super-yogi qui l’apparente à notre cinématographique Superman.

    La discrétion d’Apollonios est exemplaire. Ainsi quand il ordonne à ses disciples de voyager en refusant d’emprunter les transports maritimes il leur évite de périr noyés dans une terrible tempête. Il ne lui viendra pas à l’idée de mettre en garde marins et passagers qui s’entassent sur leurs navires. Il ne cherche pas opérer des miracles publics pour convertir les foules. Seuls sont capables d’entendre et de comprendre ceux qui se sont déjà avancés d’eux-mêmes sur les voies de la Sagesse. Les autres qu’ils continuent leur chemin en toute liberté. De toutes les manières vos erreurs ne vous tueront pas puisque vous serez réintégré dans le jeu des forces cosmiques grâce à la combinatoire automatique de la transmigration des âmes.

    Certes tout cela nous dessine une pensée bien plus indienne que grecque. Apollonios serait-il un chantre du non-agir bouddhique ? Nous serions tenté de répondre non car Apollonios reste un grec attaché à la concrétude des choses. Il se peut que l’apparence du monde ne ressemble en rien en sa réalité, le reflet du bâton brisé plongé dans l’eau n’est peut-être qu’une fausse image du bâton mais l’existence du bâton n’est pas idéelle selon le mage de Thyane. Si le non-être est une icône de l’être, le non-être participe aussi de l’être. Il peut y avoir deux routes, l’une qui conduise vers le Vrai et l’autre vers le Mensonge, mais le Mensonge ne s’apparente pas à la Mort. Les dernières paroles d’Apollonios de Thyane sont empreintes d’un optimisme étonnant «  tant que tu es parmi les vivants, pourquoi t’inquiètes-tu de ces choses ? ».

    Le maître nous a donné l’exemplarité de sa vie, mais ne retient la leçon que celui qui veut. Pas de commandement post-mortem. Pas de testament, pas de bonne nouvelle à suivre. Vous n’êtes pas obligés de croire et d’imiter. Faites comme vous le sentez et surtout ne vous prenez pas la tête, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

    Les messages religieux se ressemblent tous. Au fond du fond l’on ne trouve qu’une morale vaguement humanitaire à laquelle tout un chacun peut souscrire. Mais l’obédience des religions au principe monothéiste ou polythéiste est lourd de conséquence. Entre la postérité christique et thyanique la différence saute aux yeux. Le christianisme qui délivra un message d’amour aux hommes les emprisonna sous une tyrannie sans égal. Nous payons encore la catastrophe politique qu’il engendra.

    Le respect qu’Apollonios témoigna aux Dieux laissa l’humanité libre de ses errements. C’est en cela qu’il émane encore aujourd’hui un incroyable sentiment de subversion de l’enseignement d’Apollonios de Tyane.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

     

    APOLLONIUS DE TYANE ET JESUS.

    JEAN-LOUIS BERNARD.

    253 p. GUY TREDANIEL EDITEUR. 1994.

     

    Pour quelles raisons la figure d’Apollonius de Tyane a-t-elle disparu de l’imaginaire occidental dès les quatrième et cinquième siècle de l’ère christique ? Que l’étoile du thaumaturge païen ait pâli de la montée triomphale de l’Eglise relève d’une simple évidence qui ne mérite aucun développement complémentaire. Pourtant les œuvres d’un Virgile, d’un César et de bien d’autres ont somme toute confortablement survécu au naufrage généralisé du monde antique.

    La faute en incomberait-elle à notre cartésianisme diffus ? Nos contemporains aiment les Dieux grecs et Romains. Du moins tant qu’ils ne descendent point de l’Olympe et qu’ils s’y cantonnent à rejouer ad vitam aeternam les quatre cents coups de leurs plus belles scènes mythologiques. Avec un Catulle, un Ovide ou un Trajan, l’idée de divinité est baignée dans un scepticisme si généralisé que tout un chacun s’en accommode sans le moindre mal. Comme le demande si opportunément Paul Veyne, les Anciens croyaient-ils à leurs Dieux ? Nom de Zeus ! Quant aux esprits inquiets ou mystiques ils ont pris l’habitude de se contenter des idéelles conceptualisations platoniciennes. Un peu de philosophie, et les Dieux seront bien gardés pour ce qu’ils sont : les représentations naïves et populaires des grandes forces sauvages de la nature…

    Mais avec Apollonius, pas moyen d’éviter le problème. Il fallait bien qu’il en réchappât un dans le souvenir des hommes, un païen intelligent qui crût aux Dieux de l’Hellade et de la romanité ! Et qui s’inscrit dans une généalogie philosophique des plus éminentes : Pythagore, Empédocle, Apollonius, jugez de l’ascendance. Dans notre monde moderne vous pouvez m’en croire, il vaut mieux se réclamer d’Empédocle que prétendre descendre de la cuisse de Jupiter.

    Mais Jean-Louis Bernard n’aborde pas la problématique apollinienne du même côté que nous. Dans un premier temps il rappelle qu’aux temps héroïques des réactions païennes, le personnage d’Apollonius de Tyane était l’argument massue que les détracteurs du christianisme gardaient en réserve pour contrer les miracles de Jésus. Aux chrétiens qui se vantaient des différents exploits réalisés par le fils de Dieu lors de son incarnation, les tenants du paganisme avaient beau jeu d’opposer qu’Apollonius en avait accompli autant et même plus, et tous bien mieux homologués que ceux du messie.

    L’authenticité historique d’Apollonius n’a jamais fait l’ombre d’un doute dans l’Antiquité. Les témoignages sont nombreux, concordants et fiables. Par contre rappelle Jean-Louis Bernard les premiers écrits chrétiens observent avec une régularité insidieuse un silence total sur la vie et sur la fin du Crucifié. Entre la vie du Jésus historique et du Jésus évangélique les différences seraient légion !

    Dans ses Epîtres ô combien trafiquées, Paul n’évoque jamais le Jésus biographique de l’Eglise, aucune représentation d’un dieu mis en croix dans les catacombes de Rome… Le premier Christos / Chrestos serait avant tout une hypostase gnostique d’origine plus grecque que sémite… Ce n’est que bien plus tard que l’Eglise née de l’unification de différentes sectes gnostiques et de la volonté politique de Constantin que l’on aurait mis au point le Jésus-Christ cruxifixial…

    Comme pour mieux retirer les clous de la croix, Jean-Louis Bernard émet l’hypothèse que si Paul mettait tant de zèle à pourchasser les chrétiens, besogne inquisitoriale dont il avait été chargé par le Sanhédrin, c’est que natif de Tarse, où Apollonius fit ses premières études, il ne supportait pas que de sectaires inconnus s’arrogeassent, les attitudes et les actions empreintes de la plus haute spiritualité, du maître de Tyane.

    La thèse de Jean-Louis Bernard se laisse dès lors deviner. Les quatre Evangiles canoniques bâtis à partir du livre originel de Marcion, qui connut Paul, empruntent beaucoup à la vie d’Apollonius. Contrairement à ce pensait Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra n’était pas le cinquième évangile, celui-ci avait déjà été écrit par Philostrate aux alentours de la fin du règne de Septime Sévère… Il suffit d’articuler sa Vie d’Apollonius de Tyane sur le tableau des correspondances des synoptiques pour comprendre l’ampleur des dégâts théologiques…

    Vous pensez être au bout de vos surprise, elles ne font que commencer. Pour une fois elles ne proviennent ni de l’imposteur christique ni de notre mage imperiumeux. A ce stade de notre exposé Jean-Louis Bernard doit vous apparaître comme un fils spirituel de la basoche médiévale et des compagnons du gay sçavoir. Un satané libertin ! Vous vous trompez.

    La plus grosse partie du livre est un résumé explicatif de l’ouvrage de Philostrate. Fort bien fait d’ailleurs. Mais vous risquez de vous frotter les yeux plus d’une fois. Tout ce que raconte Philostrate est pour Jean-Louis Bernard pain béni et parole d’évangile si je peux me permettre une telle métaphore ! Rien ne l’étonne. Quelquefois il transsubstantie le récit sous forme de transcription scientifique, mais non la jeune fille n’était pas morte mais en état de catalepsie avancée ! mais c’est pour mieux s’envoler dans les nuages d’une imagination débridée.

    Apollonius de Tyane était parvenu à un niveau de conscience bien supérieur au nôtre. Là où vous arrêtez votre regard à la limite séparative des objets, comme les yeux de la mouche qui commencent à voir les premières formes structurelles de la matière, l’œil limpide d’Apollonius était capable de discerner la fusion totale des règnes de la nature. Vision alchimique qui repose sur l’interdépendance unitaire du minéral, du végétal, de l’animal, et de l’aither, ce stade plus subtil de l’univers accessible aux seuls Dieux et totalement inodore, incolore, et insensible au commun des mortels.

    A l’enterrement de Mallarmé, Degas se demandait combien de temps il faudrait à la nature pour recomposer un cerveau identique à celui du poëte. Selon Jean-Louis Bernard, aux alentours du règne de Tibère, dame physis avait façonné deux vases destinés à recevoir l’eau la plus pure de la compréhension orphique de l’incarnation de l’esprit dans la matière. Après expérience il apparut que le moule christique avait eu des fuites et que l’on avait dû opter pour le graal apollonisien.

    La suite de l’Histoire est connue. Comme dans un thriller grandeur nature ou un jeu de poker menteur, l’Eglise a effacé les preuves, les traces et les témoignages de la vie et de l’œuvre du divin Apollonius pour le remplacer par l’image mortifère de son Christ Spectral. Dans la série «  plus croyant que moi tu meurs, Jean-Louis Bernard n’en a pas moins jeté un gros rocher sur les fondations branlantes du christianisme. Nous l’en remercions. Lui et Apollonius.

    ( 2006 / in Apollonius, n'est-ce pas, hien ! )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 33

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 033 / Janvier 2017

    SPARTERIE

     

    SPARTE

    EUGENE CAVAIGNAC

    Coll : Les Grandes Etudes Historiques

    LIBRAIRIE ARTHEME FAYARD / 1948

     

    Dans nos imaginaires l'on juge de Sparte par les quelques célèbres pages de Plutarque relatives à l'éducation des jeunes spartiates. Les bains d'hiver dans l'eau glacée de l'Eurotas, le renard qui dévore le ventre du gamin, etc, etc... Eugène Cavaignac n'en parle point. Part du principe que le public lettré et cultivé de l'époque connaît son antiquité sur le bout des doigts. De même il cite les divers personnages de l'histoire grecque sans se donner la peine de rappeler leurs prérogatives à ses lecteurs. Le français moyen de notre époque n'a pas besoin qu'on lui rappelle que Louis XIV fut un de nos rois. Suffit de rencontrer son nom dans un texte pour que la relation avec le concept d'absolutisme royal se mette à clignoter dans les mémoires.

    Cavaignac annonce très vite la couleur : s'intéresse avant tout à la Sparte classique celle des guerres messéniennes et médiques. Poursuit jusqu'aux conquêtes d'Alexandre et brosse à grands traits la suite de l'histoire jusqu'à l'annexion romaine. Ne circonscrit pas ainsi son sujet d'étude au hasard. Pour les premiers siècles notre auteur se dédouane très vite : il n'existe aucun document historique qui repose tant soit peu sur un minimum de réalité. Nous n'avons affaire qu'à des légendes sans fondements colportées au mieux par l'imaginaire spartiate. Pour les derniers siècles, nous nous permettrons de parodier Corneille, Sparte n'est plus dans Sparte.

    Cette manière d'agir n'est pas sans conséquence. Elle dépassionne le débat. Elle botte en touche toutes les querelles idéologiques que suscita au fil des siècles la geste spartiate. Au sortir de la deuxième guerre mondiale les accointances entre Sparte et l'idéologie nazie étaient une des tartes à la crème du démocratisme ambiant. Fervent nationaliste, Eugène Cavaignac n'avait vraisemblablement aucune envie de prêter le flanc ( aile droite ) à la critique. Le mythe de l'objectivité historiale est un excellent pare-feu. Remarquons que dernièrement l'Education Nationale a opté pour une autre solution : dans la série on n'est jamais trop prudent, elle a tout simplement banni Sparte des programmes, des fois que l'imagination des écoliers s'enflammerait à l'évocation forcément teinté de romantisme de ces guerriers qui préféraient mourir que reculer d'un seul pas... Des attitudes si peu en accord avec l'horizon indépassable de la pratique du dialogue social cher à nos élites manégeariales...

    Certains penseront que le prurit idéologique soigneusement rejeté, le livre d'Eugène Cavaignac doit présenter tous les aspects d'une coquille de gastéropode bourguignon dépourvue de son habitant. Ce serait oublié qu'Aristote a défini l'homme en tant qu'animal politique. Or, sans vouloir vous fourvoyer dans un syllogisme sophistique nous nous permettrons de vous rappeler que les spartiates étaient des hommes. Reste à définir le plus difficile, l'entrecroisement de l'unicité d'une Cité avec la multiplicité de ses habitants. Problème du Un et du Multiple spécifiquement grec dont la résolution est un des moteurs ( non-immobile ) de la pensée grecque. La problématique de la destinée individuelle englobée dans le destin collectif du groupe. Lui-même en interaction avec d'autres groupes. Un gigantesque rouage dont nous ne savons si nous sommes le grain de sable ou l'olive écrasée qui fournit l'huile nécessaire à son fonctionnement. Problème épineux. Sur lequel Eugène Cavaignac fait silence. Ne l'aborde même pas en s'interrogeant sur ce en quoi la personnalité et le caractère des principaux acteurs de l'Histoire influeraient sur leurs décisions capitales. N'est pas un fin partisan de la psychologie appliquée.

    L'on pourrait finir par accroire que nous n'avons que peu de sympathie pour l'ouvrage de Cavaignac. Il n'en est rien, nous le considérons comme un livre de grande politique. Au sens métapolitique de cette expression. Même si nous regrettons que le projecteur soit exclusivement concentré sur la cité de Sparte et ne s'écarte guère de celle-ci pour éclairer quelque peu ses adversaires et ses alliés. Eugène Cavaignac nous raconte l'extraordinaire partie de jeu de go à laquelle se livrent les Cités grecques. Stratégie de retournement des alliances et recherches de points d'appui permettant de fomenter les plus subtiles tactiques. La Perse jouant en ces occasions le principal pivot de ralliement comme de dissension. Tour à tour ennemi commun ou partenaire détenant d'entrée une quantité de pions bien supérieure à l'ensemble des grecs.

    La Perse possède la force qui ne se monnaye pas et qui achète tout : l'argent. La Perse c'est l'entrée du Capital dans les stratégies géo-politiques. Athènes bénéficie de son coffre-fort personnel : l'impôt que paye ses cités alliées, autant révélateur de leur fragilité militaire que de leur servitude. Cette dépendance servira les Spartiates qui apparaissent par leur valeur militaire comme les possibles défenseurs de l'indépendance des petites cités. La faiblesse de Sparte réside en son économie agricole qui ne dégage aucun des capitaux nécessaires à l'effort de guerre. C'est le commerce maritime qui a fondé la puissance athénienne. La démocratie athénienne nécessite le besoin d'une expansion infinie. Ce qui entraînera l'essaimage des colonies grecques sur le pourtour de la Méditerranée et le désastre des aventures siciliennes. Pour pallier son manque de richesse fiduciaire Sparte s'alliera en sous-main avec la Perse. Interfèrera même dans les affaires intérieures du pays, rappelons-nous la préservation de l'indépendance des cités ioniennes par Lysandre grâce à son amitié avec Cyrus, l'épopée des Dix-mille contée par Xénophon, le raid victorieux d'Agésilas, toute une geste politique et militaire dont Alexandre saura se souvenir.

    Etrangement plus d'une fois, Sparte sera soutenue en dernier ressort par les cités du Péloponnèse sur lesquelles elle exerce une autorité sourcilleuse. En fin de compte son but ultime se résume à empêcher quiconque de jeter son dévolu sur la péninsule grecque qu'elle revendique comme son domaine naturel. Et dont elle se suffit. Malgré sa valeur militaire elle se confine dans une stratégie que l'on pourrait stigmatiser sous le terme d'auto-défense territoriale, pratiquement le complexe de la forteresse ( sans enceinte ) assiégée.

    Politique profondément conservatrice. Un peu paranoïaque qui vise à s'enfermer chez soi et à calfeutrer soigneusement tous les nuisibles qui s'en viendraient grignoter une part si minime soit-elle du fromage. Sparte ne fait confiance qu'à elle-même. Elle gardera la mentalité des hordes doriennes dont elle est issue. A conquis le territoire mais se méfie des anciens habitants et des nouveaux venus. Refuse l'assimilation. Elle transformera les premiers en ilotes et les seconds en périèques. Ceux-ci travailleront la terre, les seconds seront mieux traités, auront le droit de payer des impôts et de servir dans l'armée. Mais Sparte calcule les pourcentages. La balance doit toujours rester en faveur des fameux Egaux – qui feront tant rêver Babeuf – la proportion idéale serait de sept bataillons Spartiates pour trois de Périèques.

    En théorie les Egaux sont tous égaux, possèdent tous une même part de territoire, mais la répartition des naissances entre filles et garçons, les deuils suscités par les guerres, les héritages transmis par les femmes engendreront bien des inégalités entre les familles... mais surtout au fil des décennies une raréfaction de l'élite des guerriers qui non seulement refuse de faire entrer d'autres composantes sociales en son sein mais en rejette les membres qui sont incapables de payer l'impôt. Conduite suicidaire qui sapera de l'intérieur la puissance spartiate... Sur la fin, l'on n'hésitera pas à donner la liberté aux ilotes qui intègreraient l'armée, mais ce phénomène n'a rien à voir avec la transformation des Légions romaines de petits propriétaires transformées peu à peu en armée de métier. Notons que les ilotes admis dans la phalange ne retourneront pas leurs armes contre leurs maîtres.

    Sparte disparaîtra doucement de l'Histoire, à petits feux, sans esclandre. A part les poèmes de Tyrtée sa contribution au trésor littéraire et artistique de la culture grecque avoisine le zéro absolu. Mais Sparte est restée une concrétude exemplaire, un phantasme totémique idéal. Ce n'est pas un hasard si Sparte a nourri l'imaginaire des révolutionnaires, de la Révolution française au rêve du pan-américanisme bolivarien. A l'époque l'on y a puisé le sentiment d'une intransigeance morale échevelée. La liberté ou la mort, en quelque sorte. Même si Sparte aurait réécrit cette maxime davantage en accord avec ses fins dernières : l'indépendance ou la mort. Cité d'ordre et hiérarchique Sparte n'en reste pas moins une cité profondément anarchiste. Idéalement elle refuse toute association mercantilisatrice. Les anarchistes refusent de l'évoquer ainsi. Car Sparte pose le problème des limites de l'Association. Question individuation stirnérienne, elle est hors-jeu, à moins que l'on ne se prenne à observer les nombreux officiers spartiates qui s'engagèrent en tant que mercenaire salariés sous de nombreuses bannières. Les Spartiates ne se sont souciés que leur propre association. Ne se sont pas revendiqués de l'universalisme démocratique. Ont agi comme une cellule de base qui considèrerait toute alliance à prétention holistique comme une édulcoration – en d'autres termes une négation - de leurs caractéristiques. Refusèrent bien sûr d'être la première victime autistique de leur idiotisme, mais considérèrent l'exercice de leurs relations politiques avec les autres cités et états comme un jeu purement agonistique. Celui-ci était déjà contenu dans la quadrature de son commandement : éphores, deux familles royales, gérousia. Nous empêchent ainsi de céder aux fallacieuses sirènes des compromissions mercanto-libérales qui ne visent qu'à instituer une dictature planétaire.

    André Murcie. ( Janvier 2017 )

     

    THYIA DE SPARTE.

    CRISTINA RODRIGUEZ.

    426 p. Février 2004.

     

    Il est difficile de se mesurer avec la réalité. Je me souviens de la mine éplorée d’un collègue de travail qui avait usé ses vacances à arpenter la Grèce de long en large du haut de son camping-car : « … et je ne te parle pas de Sparte, quelques tas de pierres perdues dans des broussailles et la rocaille ! C’est à peine inimaginable ! Tu te rends compte, Sparte, cette Sparte dont on nous a tant parlé ! Il ne reste rien ! Même pas un mur quelconque ! »

    Je suis désolé de ne pouvoir infirmer ou confirmer le dires de mon acolytes. Je n’ai jamais mis les pieds à Sparte et ne désire pas tant que ça me reporter sur des lieux civilisationnels qui ont disparu. Toutefois je souhaite de tout mon cœur, et j’en appelle à la clémence des Dieux, que ce Thyia de Sparte ne tombe jamais entre les mains de ce compagnon de labeur. Car il est encore plus difficile de se mesurer avec l’imaginaire.

    Cristina Rodriguez est décidément notre iconoclaste de service. Pas question pour elle de laisser une seule image d’Epinal debout. Elle prend un malin plaisir à jeter la première pierre sur toutes les vitrines antiques que les thuriféraires patentés, les spécialistes chevronnés et les amateurs passionnés ont patiemment érigées depuis des siècles et des siècles d’érudition.

    Le problème c’est qu’on ne peut pas lui en vouloir. D’abord parce qu’elle affirme haut et fort qu’elle a une sacro-sainte horreur des prières, fussent-elles sur l’Acropole, ce qui nous la rend plus que sympathique, ensuite parce qu’elle est du genre petite folle qui se gondole sans vergogne et qui refuse d’assimiler les paroles des grands timoniers de l’érudition classique. En voici une qui n’en fait qu’à sa tête, fort bien pleine par ailleurs.

    Donc nous voici transportés deux mille cinq cents ans en arrière en la bonne ville de Sparte. Enfin pas tout à fait : disons que nous suivons Cristina Rodriguez jeune femme de nos temps modernes dans ses aventures lacédémoniennes. Evidemment à la base de ce fort beau roman il y a une curiosité malsaine de petite fille qui se demande ce à quoi les garçons peuvent bien passer leur temps lorsqu’il n’y a pas l’ombre d’une paire de fesses féminines dans les alentours.

    Genre d’interrogation qui ne dut même pas effleurer le cortex de nos philosophes grecs les plus connus et qui ne peut naître que dans le cerveau dévoyé des amazones sans retenue de notre vingt et unième siècle décadent. Le miracle c’est que mademoiselle MLF au prytanée s’en tire de main de maître.

    Bien sûr notre jeune spartiate doit bien sacrifier quelques attributs de sa féminité et de son rang social pour se faire admettre dans les rangs du premier sexe. Si elle perd ses cheveux longs elle n’en a pas pour cela les idées plus courtes ou moins incisives.

    Cristina Rodriguez ne donne pas dans l’hagiographie. C’est le moins que l’on puisse dire. C’est à croire que la Sparte de Lycurgue n’a jamais été dans Sparte. Les mythes volent en éclats. Ne pas confondre le défilé militaire du 14 juillet avec la vie quotidienne de nos bidasses. Les spartiates ne sont pas des impassibles. Haines, jalousies, tensions, rapports de forces, préférences, amours et passions : l’âme spartiate est un tourbillon de mesquineries et de violences sans frein…

    En public tout le monde se la joue à la spartiate, même les ilotes qui partagent l’idéologie dominante de leurs maîtres, mais en privé chacun s’arrange comme il peut avec lui-même et les copains. Le spartiate n’est pas un surhomme. Il essaie de faire avec sa mythologie nationale. Dans un premier temps le lecteur en ressort horrifié. Même pas la force de crier humain trop humain comme Nietzsche. L’hypocrisie sociale est à dégueuler, et l’on a qu’une envie se tirer le plus vite possible de cette puanteur morale.

    Comme un malheur ne vient jamais seul, Cristina Rodriguez s’en vient maintenant déboulonner la dernière idole. Léonidas, l’icône suprême ! N’en restez pas chocolat, mais ce brave des braves n’était donc que cette paterne stupide ! Un gros bestiou stupiditou infatué de sa maigre personne ! Ô ventre plat de l’imagination, c’est en attendant raconter l’héroïque résistance de cet ignoble personnage que Bolivar a eu l’idée d’unifier toute l’Amérique du Sud ! Comment les rêves les plus grands peuvent-ils sortir de telles baudruches dégonflées !

    Zoui ! Mais ainsi sont les hommes. Et les spartiates n’échappent pas au lot commun. Mais lorsque l’Histoire s’en vient toquer aux portes des cités, il n’empêche alors que si Zeus dépose les uns et les autres dans les plateaux de la balance, certains pèsent plus lourds que les autres. Thyia est bien de Sparte. Elle qui a vomi sur sa Laconie natale, sans rien renier de ses acrimoniques critiques, après la misère et la servitude redécouvre la grandeur et les splendeurs de sa patrie.

    Les hommes sont bien ainsi. Biface. Avec un visage qui cligne de l’œil vers l’ombre des choses et une figure aux yeux saignants plantés dans le feu du soleil de l’être. Certes Léonidas ne fut pas seul à mourir avec ses trois cents spartiates. L’Histoire a fait son deuil des milliers d’ilotes qui les accompagnèrent, des hommes libres de différentes cités qui partagèrent leur sort, et des sordides tractations qui décidèrent de leur destinée. Mais du plus petit commun dénominateur de la bassesse humaine est sortie l’exemplaire grandeur aristocratique de quelques uns.

    Les aventures de Thyia ne se terminent pas dans le défilé des Thermopyles. Elle sera au premier rang décisif de la victoire de Platée. Il lui restera encore à recouvrer l’homme qu’elle aime avant d’être une recrue de choix pour le deuxième bureau lacédémonien. Nous ne sommes plus trop à Sparte mais dans l’imaginaire idéologique d’une femme du troisième millénaire qui fait passer ses désirs pour des réalités séculaires, mais qu’importe nous sommes auprès de Thyia et nous y sommes très bien.

    Cristina Rodriguez mérite l’appellation artémésique. Ecrivaine et guerrière, elle a su tenir une impossible gageure mêler Sparte à la cause des femmes.

    Nous serons d’autant plus louangeur de Cristina Rodriguez que nos temps modernes tentent d’effacer le souvenir de l’antique Lacédémone de la tête de nos écoliers. De la Grèce antique nos livres d’histoire ne parlent plus que de la Démocratie Athénienne. L’idéologie libérale n’aime pas que l’on puisse se rappeler que parfois il faut combattre jusqu’au bout, même lorsque le rapport de force semble disproportionné et le combat sans issue. Sparte n’offrait pas que des qualités mais au moment voulu, la Cité a su opérer les sacrifices les plus cruels.

    Lecteur, va dire aux ruines ensevelies de Lacédémone que Léonidas et ses trois cents spartiates et ses ilotes sont aussi morts pour notre éducation. Pour nous.

    André Murcie.

     

    300.

    ZACK SNYDER.

    D’après la bande dessinée éponyme de

    FRANK MILLER ET DE LYNN VARLEY.

     

    Le film n’était pas encore dans les salles que déjà l’on en disait du mal sur les ondes radiophoniques. Je n’ose pas dire que généralement c’est bon signe mais je me suis dépêché de répondre à l’appel de Léonidas dès l’inaugurale séance de mon quartier. Lorsque les adeptes du politiquement correct rassemblent leur meute hurlante de dénonciation, je ne sais trop pourquoi, j’ai d’instinct la fâcheuse tendance à me glisser dans les premiers rangs des victimes désignées à la vindicte publique.

    Ceci posé il faut reconnaître que le film possède tous les éléments nécessaires pour déplaire au plus grand nombre. Violent, caricatural, d’une véridicité historique plus que douteuse, il déboule comme une troupe aéroportée au moment où les forces d’intervention américaines de mister Bush accomplissent avec l’insuccès, que l’on ne cache même plus aux USA, leur triste besogne en Irak. Nos trois cents vaillants spartiates ne sont pas prêts de sortir de l’auberge thermopylienne, une large coalition qui court des mollahs ultra-droitiers iraniens à la gauche bien-pensante européenne, que le scénario n’avait pas prévue, s’en est venue renforcer les rangs persiques originels.

    Mais avant tout : le film. Un très bel objet de cinéma. Le spectateur qui réfléchit quelque peu ne manquera pas de faire la comparaison avec Gladiator qui marqua la renaissance du péplum. Au cas où vous n’auriez pas tilté l’on vous ressert par trois fois la scène des mains sur le champ de blé, votre œil exercé eût-il omis d’enregistrer ces citations votre oreille ne vous trahira pas : vous reconnaîtrez ces oratorios de voix féminines qui soulignaient les moments les plus pathétiques de cet esclave qui défia Rome.

    Les esprits chagrins dénonceront l’emploi éculé de recettes éprouvées qui fonctionnent à coup sûr auprès d’un public pré-formaté par des attentes induites par de précédents produits cinématographiques. Pour notre part nous préfèrerons parler d’une production réflexive : il est clair que 300 a été conçu en tant que péplum s’inscrivant dans son propre genre mais avec l’idée arrêtée de porter le style de cette déjà ancienne catégorie hollywoodienne au plus haut degré d’esthétisation possible.

    Il y aurait tout un livre à écrire sur le traitement des décors des scènes d’intérieur qui se déroulent à Sparte : l’amateur se fera par exemple, pour prendre un seul détail des plus représentatifs des architectures antiques, le plaisir de s’amuser à reconnaître l’origine des modèles qui ont présidé à la mise en forme volumique de ces colonnes herculéennes qui soutiennent - ou ne soutiennent pas, se contentant de faire allégeance sémiotique à leur nécessité symbolique – les toits des édifices publics de Sparte.

    Les deux arts sont nés à peu près à la même époque : il est indéniable qu’outre son regard de revisitation anthologique du péplum des années cinquante 300 s’inspire avant tout de la bande dessinée. Avec bien sûr le détour obligatoire par le graphisme des jeux vidéos qui pour les meilleurs d’entre eux se sont inspirés des bayreuthiques décors des opéras wagnériens.

    Nous ne faisons pas uniquement allusion au dessin. Ceux qui s’attendent à visionner un film se trompent ; 300 ne participe pas d’une écriture filmique. Son contenu idéologique et anecdotique ne découle pas d’un synopsis traditionnel mais se réfère explicitement à la mise en page et en images d’un scénario d’un album de bande dessinée. Celui de Frank Miller dont se réclame sans ambage Zack Snyder dans ses interviews. Les moments les plus faibles du film, heureusement très courts, sont ces brèves interruptions du dessein original où le cinéma reprend ses droits : il nous est alors infligé une sirupeuse cuillerée de pathos à l’américaine que l’on se hâte de recracher. Tellement insupportable que l’on en vient à se demander s’il ne faut pas prendre la faiblesse de ces dialogues au second degré comme des tartes à la crème lancées à la tête de la moraline petite-bourgeoise qui règne en maîtresse absolue sur les productions destinées au grand public.

    N’écoutez pas ceux qui stigmatiseront les grossiers coloriages des images virtuelles et transformeront Léonidas en Super-Dupont spartiate. Les goût et les couleurs se discutent très bien. Il n’y a pas une once de pédagogisme dans 300. Le public lettré français s’en trouvera choqué. Cela sera d’autant plus regrettable que 300 relève d’une écriture para-littéraire. Eupinalos littéraire. La concomitance avec la bande dessinée n’est pas étrangère au phénomène. Pour sûr c’est écrit au stabilo rouge hémoglobine, mais l’effet sang de taureau paré pour le sacrifice est garanti.

    Les traits sont appuyés. Au sorti de la séance certains spectateurs s’offusquaient de la caricature des spartiates offerte par Snyder ; sans doute vaudrait-il mieux parler de portrait-charge mais ne rentrons pas si vite dans la polémique. Feignons d’apporter de l’eau au moulin des détracteurs. La scène de divination et des éphores est carrément bouffonne. Ceux qui emploieront le mot grotesque n’auront pas tort à condition qu’ils entendent ce vocable comme Edgar Poe dans ses contes. La réalité ne saurait être que bizarre ou grotesque. N’oublions pas que ce terme plonge ses racines dans le tuf démentiel de la Maison Dorée et Néronienne.

    300 oscille entre le kitch et la légende. C’est la loi du genre. Le carton-pâte et les effets spéciaux entretiennent l’illusion d’une réalité qui nous échappe totalement. Je ne connais rien de Zack Snyder et peut-être fais-je un impair d’importance. Mais s’il me fallait risquer une influence séminale sur la création de cet ovni péplumique, loin de m’en référer aux influences évidentes, le personnage d’Ephialtes allègrement pompé sur le Gulum du Seigneur des Anneaux, je nommerai celle de Sergio Leone. Quarante ans après les techniques ont changé mais il y a cette parenté évidente entre l’outrageante et clinquante quincaillerie des mises en scène. La beauté quand elle n’est ni classique ni surréaliste est fille de l’exagération. Relisez Le sphinx d’Edgar Poe. Vous y apprendrez que le grossissement d’un insecte peut engendrer un monstre.

    La bataille des Thermopyles c’est le battement de l’aile du papillon qui change la face du monde. Une poignée de guerriers perdus qui s’accrochent à leurs rochers et l’Histoire de l’Europe emprunte le lit d’un fleuve qu’elle ne quittera plus. En nos temps de repentance et de contrition, les élites européennes ont un mal de chien à assumer la violence de leur Histoire. Il se peut que 300 jouisse en notre pays d’un succès populaire. Cela nous étonnerait vu le battage critique opéré par notre distinguée intelligentsia médiatique. Mais saisissons-nous de l’optimisme spartiate : à l’impossible tous sont tenus.

    De toutes les manières le problème se pose peut-être autrement que de savoir si 300 est un bon film, s’il faut ( prosternons-nous devant cet impératif kantien ) aller ou ne pas aller le voir, si André Murcie en est ressorti satisfait ou mécontent. Peut-être vaudrait-il mieux se demander, les Dieux auraient-ils voulu que Sparte survive à sa gloire, ou que le cinéma déjà maîtrisé par l’Antiquité, si les spartiates auraient-ils adoré un tel film !

    Je crains qu’il ne faille répondre oui. Grâce à cette intelligence logique qui caractérisa durant longtemps le peuple grec, ils n’auraient pas été insensibles à cette dramatisation mensongère d’un de leurs haut-faits d’armes les plus glorieux. Tout ce qui inscrit ou réinscrit le nom d’un fils de l’Hellade nourricière dans la geste immortelle des Dieux et des Héros est bon à prendre. Et à regarder.

    André Murcie. ( 2007 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    LETTRES A LUCILIUS.

    SENEQUE.

    Texte établi par FRANCOIS PRECHAC

    et traduit par HENRI NOBLOT.

    Collection LES PORTIQUES.

    Editeur : CLUB FRANÇAIS DU LIVRE.

    670 p. 1969.

     

    Trompé par la modeste épaisseur du papier - décidément rien de bon ne peut venir de la Bible, fût-ce du papier homonyme – j’avais promis de relire en une soirée les Lettres à Lucilius, pour pondre au plus rapide une chronique en correspondance avec la dernière étude sur Sénèque sortie sur le marché… Il m’a fallu une semaine, certes entrecoupée de multiples vacations extérieures à notre sujet d’étude, pour venir à bout de l’in-folio. Surtout ne me plaignez pas, ce fut un véritable régal.

    Ces Lettres à Lucilius se lisent comme du petit lait. J’avais déjà adoré en classe de terminale lorsque nous en traduisions de vastes extraits, mais alors là, plus d’un tiers de siècle après, j’ai reçu la grande claque. En trente ans Sénèque n’a pas pris une ride, vous allez me dire qu’au contraire de ma modeste personne infatuée de son ego proéminent, avec ses deux millénaires au compteur le mentor de Lucilius peut se gausser avec allégresse de quelques automnes supplémentaires !

    Peut-être ! Mais ces trois dernières décennies nous ont détaché de la culture classique d’une manière quasi-irrémédiable. Et pourtant ce qui saute aux yeux dès les premières pages c’est l’incroyable modernité du texte. A tel point que si l’on affublait Lucilius et ses comparses de patronymes les plus franchouillards comme Pierre Dupont ou Marcel Dupré des suites entières de lettres paraîtraient avoir été écrites le mois dernier.

    Je vous ferai grâce de la sempiternelle tarte à la crème jetée à la face vénérable de notre auteur dès que l’on aborde le contenu philosophique de l’œuvre de Sénèque. Ce Sénèque qui n’est jamais en retard d’un dithyrambe à la gloire de la pauvreté, ce Sénèque qui nous rappelle que nous n’avons point besoin d’une coupe en terre cuite pour étanche notre soif puisque les deux mains de Diogène suffirent à cette tache, bref ce Sénèque qui prêche l’austérité, le respect des esclaves, l’autosuffisance du Sage, et mille autres fariboles de même triste acabit, fut un richard éhonté, un des plus gros cumulards de propriétés foncières de son époque, un courtisan peu scrupuleux qui trahit Agrippine pour mieux servir Néron, et qui demanda fort peu courageusement sa mise à la retraite anticipée dès qu’il sentit que la voix de son maître ne répondait plus à ses assurances…

    Généralement les mêmes qui lui font reproche de ses contradictions par trop emblématiques, se font un devoir de lui pardonner sa détestable conduite au double argument qu’il se serait rattrapé au tout dernier moment in extremis sur son lit de mort et que dans son œuvre le dieu stoïcien duquel il se réclame est une préfiguration très monothéiste du bon dieu catholique dans la foi duquel bien des commentateurs du philosophe furent élevés.

    Cette vision de la mort rédemptrice de Sénèque sent par trop son christianisme pour que n’y portions nos regards. Certes Sénèque se fait ouvrir les veines par son médecin personnel avec un calme olympien. Certes il rassure ses amis et se permet un dernier petit dialogue platonicien sur l’immortalité de l’âme avant de mourir. Dans le genre philosophe stoïcien en partance vers le dernier voyage il est difficile de faire mieux. C’est son nom que la postérité apporte sur les lèvres de nos contemporains dans les dîners en ville si la conversation s’en vient à tourner sur la notion de stoïcisme alors qu’il serait plus juste que l’on se remémorât les écrits d’un Chrysippe ou d’un Cléanthe.

    Sénèque a préparé sa sortie. Il a su avant tout prendre son temps ! Les Lettres de Lucilius écrites quelques mois avant sa disparition font très souvent état de sa vieillesse avancée et de ses problèmes de santé. Ce n’est pas un homme jeune qui se prive des douceurs de la vie, mais un vieillard perclus de rhumatisme et de douleurs diverses. A quoi bon implorer la mansuétude de son ancien élève quand il vous fournit une telle sortie de scène. Beaucoup oublient que Sénèque fut aussi un tragédien. Mieux vaut une belle fin qui vous donne le beau rôle qu’une happy end qui vous agace et finit par ennuyer le spectateur ! En un dernier rebondissement l’Imperator se transforme en Tyran et le Courtisan emprunte le masque de Socrate !

    C’est que Sénèque est un vieux renard. Il y a du Zorro en cet homme ! Pas un de ceux qui défendent la veuve et les orphelins mais de ceux qui préservent et ménagent et leurs avantages acquis et leurs intérêts posthumes. Dans le premier tiers de sa correspondance Sénèque clôt ses lettres par une maxime philosophique empruntée à un de ces prédécesseurs. Au hit-parade de notre stoïcien c’est Epicure qui pointe au top. Ce recours à notre pourceau en chef pourrait étonner : mais Sénèque est le promoteur d’un stoïcisme tranquille.

    L’ataraxie épicurienne exige une longue ascèse, mais Epicure prend soin d’éliminer les soucis. Eradiquez tout ce qui vous fait problème, la Mort, les Dieux, la Société par quelques raisonnements incisifs et la vie coulera pépère entre vos doigts comme un petit fleuve tranquille. Bien sûr ce n’est qu’une caricature, mais la sagesse antique a parfois des allures de philosophie de comptoir. Dans la série « évitons les emmerdements » il existe une lecture peu édifiante des morales post-socratiques.

    Sénèque ne cherche pas la petite bête. Faut voir comme il tire un trait rouge sur la Logique Stoïcienne. Les redoutables syllogismes de Zénon lui déclenchent des crises d’urticaire. Inutile d’aller chercher chez Sénèque de Wittgensteiniennes généalogies ! Dès qu’il peut démontrer l’inanité mécanique d’un raisonnement par l’absurdité d’un exemple singulier, il vous joue du marteau-piqueur nietzschéen à tout berzingue.

    Sénèque est un adepte du stoïcisme mais surtout pas un sectariste. Il n’est pas un boute-feu de la déflagration finale. On ne peut le ranger sur l’étagère des métaphysiciens convaincus. Son stoïcisme est un supplément d’âme ; il en use comme d’un miroir moral amincissant qui gomme les défauts et rafraîchit le teint. Puisqu’il est espagnol nous dirions qu’il tire davantage du côté de Sancho Panza que de Don Quichotte mais attention, un Sancho qui surveille sa ligne, rabote avec soin sa bedaine et qui ne se contente point de vagues promesses d’île fortunée.

    Au demeurant l’homme demeure sympathique. Il n’atteint pas à la grandeur guindée de Marc Aurèle et ses Lettres à Lucilius ont un ton autrement entraînant que les Pensées de l’Empereur philosophe. Mais peut-être Sénèque qui ne cesse de rappeler à tous les coins de page que la mort peut survenir à tout moment, que la roue de la fortune peut vous jouer de bien vilains tours, vit-il dans un monde de plénitude. L’Empire est pour la génération de Sénèque un horizon indépassable. Les Caligula et les Néron ne sont pour leurs contemporains que des accidents de l’Histoire. Du règne de Marc Aurèle se dégage un fumet pré-crépusculaire. La fin est encore lointaine mais les temps d’innocence néronienne sont terminés.

    Difficile de nommer deux caractères aussi différents que Sénèque et Marc Aurèle. Le deuxième porte toute la gravité du monde sur ses épaules et le premier est un joueur qui surfe sur le courant évènementiel de la marche claudicante du même monde. Et pourtant au travers de leur œuvre c’est l’inscription de l’Histoire que l’on déchiffre sous le palimpseste de leur destinée individuelle. Grattez le Romain, vous retrouverez l’Imperium.

    Quant au message philosophique des Lettres à Lucilius il paraît assez mince. Sénèque parle beaucoup et disserte sur à peu près tout. Tant que vous vous tenez vous dans le filet de sa conversation amicale, le propos coule de source et semble d’évidence. Ce n’est que le bouquin refermé que vous apercevez que la pêche que vous ramenez n’est guère miraculeuse. Que nous dit Sénèque au juste et pourquoi le dit-il ? Car le fond d’une pensée réside bien souvent davantage dans son déploiement stratégique que dans son développement sémantique. La volonté prime le fonds.

    Le sage se doit de rechercher la Vertu. La Vertu est immarcescible, mais fondée en le Logos du monde. Au lieu de supputer l’hypothétique rencontre de Paul et de Sénèque, nos frères chrétiens feraient mieux de s’interroger sur les influences stoïciennes de l’évangile de Jean, mais ceci est une autre histoire. Revenons à notre Sage, peu importe que ses efforts vers la Vertu soient insuffisants, sa mauvaise conduite n’altèrera en rien le Souverain Bien ( pour parler comme un grec ! ). L’honneur du philosophe est sauf. Raillez-vous de mon existence si vous voulez mais ralliez-vous à mon panache blanc. Parmi les vicissitudes de la vie il est assuré de conserver son albéenne teinture ! Pour le reste pas d’inquiétude, le philosophe c’est le style, et le style c’est Sénèque !

    ( 2007 / in Viva El Cordobez )

     

    QUITTE ROME OU MEURS.

    ROMAIN SARDOU.

    184 pp. Octobre 2009. XO EDITIONS.

     

    Adepte du roman historique moyenâgeux Romain Sardou s'en vient chasser sur les terres antiques. Après le roman de la rose, voici donc le roman de la Rome. On ne peut pas dire que pour une première incursion il donne dans l'originalité, nous voici projeté comme par hasard dans la Rome de Néron. Pardon dans la Rome de Sénèque ! Car à en croire les notes explicatives de l'auteur rejetées en fin de volume, Romain Sardou serait un fervent admirateur de Sénèque. Il n'hésite pas d'ailleurs à lui conférer le titre de maître.

    Cela vous a un petit côté dix-neuvième siècle qui n'est pas pour nous déplaire. De nos jours comme dit Luc-Olivier d'Algange, les esclaves sont sans maîtres et les Dieux ont été congédiés depuis si longtemps qu'ils ont disparu de l'imaginaire de nos contemporains. Il existe une forme inférieure d'anarchisme rampant dont il serait intéressant de dresser quelque jour la double généalogie post-christique et pré-libérale, mais nous nous éloignons de notre sujet.

    Pas tant que cela en fait, puisque Quitte Rome ou Meurs est avant tout une réflexion sur les possibilités d'échapper à la tyrannie. Contre le tyran, mais pas pour la démocratie. Remercions Roman Sardou de nous épargner d'immangeables tartinades de bons sentiments dont se régale notre modernité. Romain Sardou reste les deux pieds campés dans le vieux terreau de la philosophique antique. Non point celle systématique des penseurs grecs, mais en son édulcoration latine. Nous n'irons guère plus loin que Cicéron et Sénèque. Ce qui est déjà beaucoup, mais qui induit chez notre auteur une certaine vision éclectique cicéronophilesque en même temps qu'un certain scepticisme assez radical lors de l'exposition de la doctrine de Sénèque.

    Le Sénèque de Romain Sardou nous paraît avant tout sceptique envers sa propre systémologie stoïcienne. Il est sûr que le Sénèque de ce court roman est le vieux Sénèque, celui qui a déjà demandé son congé à son maître ( a-t-on toujours celui que l'on mérite ?) impérial. C'est un vieillard revenu de tout, du pouvoir surtout. Celui qui entreprend l'écriture des Lettres à Lucillius, auxquelles nous avons déjà consacré une chronique sur Littera-incitatus.

    Nous laisserons de côté l'anecdote romanesque imaginée par Romain Sardou pour mettre en scène la gestation de l'ouvrage. Les Lettres se suffisent à elles-mêmes et n'ont guère besoin qu'on leur ajoute une telle mise en scène mais chacun joue dans sa tête avec ses propres petits délires, et Romain Sardou a bien raison de s'amuser à refaire le monde à son image. Le nôtre est si triste !

    Romain Sardou est assez fidèle à la problématique de la philosophie antique post-classique. Il convient au philosophe de prouver au monde entier qu'il est un homme libre, tout à fait indépendant du pouvoir politique. D'autant plus libre qu'un monarque hellénistique ou un empereur romain n'a même pas besoin d'une lettre de cachet pour jeter les esprits forts en un obscur cul de basse-fosse ou sur le fil d'une épée.

    Sénèque qui a eu entre les mains les rênes de l'Empire Romain est un peu mal placé pour le proclamer, mais enfin son enseignement à son dernier disciple, très bien imagé par le titre du livre, pourrait se résumer à la vieille formule du vivons caché pour vivre heureux. Abstiens-toi du politique si tu ne veux point tenter la foudre césarienne.

    Le proverbe chinois nous dit que la montagne vient à nous si l'on ne va pas à elle. Une prudente lâcheté n'est pas aussi efficace que ses intentions. Sénèque a eu le temps de méditer sur ce retournement de situation inattendu. En fin de vie Néron a bien fini par le renvoyer à ses chères étuves.

    Ne nous reprochez pas notre humour noir. Ce livre sur Sénèque possède sa face obscure. Néron est le repoussoir idéal. Il est l'incarnation du mal absolu et du dérèglement totalitaire. Au bout de trois pages vous ne pouvez qu'être en empathie avec Marcus Scaurus, l'homme courageux trahi par les siens et pourchassés par des séides appointés. Romain Sardou a pris la précaution de ne pas nous le peindre en super héros.

    Un fils de la noblesse nobiliaire, une espèce de toge dorée élevée dans le luxe et l'oisiveté. Un être que l'on ne qualifiera pas de veule vu qu'il ose défier le pouvoir sur les bancs du Sénat même. Chien fou mais pas suicidaire, il veillera à mettre un maximum d'espace géographique entre sa mauvaise modeste personne et la colère du potentat.

    Tout au long de sa thébaïde itinérante il se délestera de quelques écailles squameuses. Vérité à Rome, erreur de l'autre côté de la Méditerranée. Scaurus essuie les plâtres d'une espèce de dés-initiation citoyenne. Au sens romain de ce terme ! Il est bien connu que le Romain n'est plus dans Rome. A partir du moment où il abandonne la politique.

    Mais c'est à croire que l'air du pays natal ne lui vaut rien. A peine revenu il se lance dans d'inquiétantes ruminations sur l'heureuse nécessité théorique d'abattre les tyrans. Les Lettres à Lucilius dont il a précipité la germination et la naissance ne lui seront d'aucun secours. Prudence n'est pas toujours mère de la sûreté.

    Romain Sardou s'est-il aperçu que dans son livre le dénouement ne dénoue rien ? Le roman s'achève à l'endroit exact où il a commencé. Par la toute puissance néronienne. La mort de Sénèque ne joue même pas le rôle d'une catharsis romanesque. L'auteur a beau lui faire un enfant dans le dos, cela ne change rien aux affaires. Certes encore une fois de plus Néron est voué aux gémonies de la postérité.

    Ce que nous regrettons. Nous sommes des partisans admiratifs de Domitien. Nous avons maintes fois en nos chroniques défendu sa politique et nous n'y reviendrons pas ici. Mais qu'il soit clair qu'entre Sénèque et Néron nous choisirons toujours Néron. Ce n'est pas que Sénèque nous déplaise, nous aussi nous feuilletons souvent ses Lettres à Lucilius et ne professons même pas à son égard cette gêne qui emmène Romain Sardou à se boucher le nez devant des actes moralement répréhensibles commis en toute conscience et assumé sans honte ou remords par notre philosophe.

    C'est que nous n'avons pas de morale. Le beau est peut-être juste et bon – qui serions-nous pour contrarier Platon – mais il n'a jamais assuré qu'il était moral. L'artiste – qu'il soit écrivain comme Sénèque ou joueur de cithare comme Néron – est au-delà du bien et du mal. Cette route ombragée de pommiers aux fruits ou tout blancs ou tout noirs, nous savons trop d'où elle vient et où elle va. Du monothéisme au monothéisme.

    Critiquer Néron est devenu chez beaucoup de nos romanciers un sport national, mais nous connaissons les dessous de l'iceberg. Le christianisme n'est jamais loin. Il pointe son oreille pudibonde sans que l'on y prête attention. Dans le roman qui nous occupe il n'est même pas nommé mais on le sent tapi sous les lits de cette riche famille, sexuellement ollé-ollé qui accueille Scaurus qui finira par s'enfuir fatigué de trop nombreuses fariboles. Pas besoin d'être docteur Freud pour ôter ces seins que l'on voit partout. Le christianisme est l'inconscient collectif de nos contemporains.

    Honnir Néron revient à chasser encore et encore les Dieux de leurs sanctuaires symboliques. Certains n'ont d'autre idée que nous faire quitter Rome. Nous préfèrerions mourir.

    ( 2007 / in Sénèque le Plus Ultra )