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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 38

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 038 / Janvier 2017

    PAUL VALERY

     

    PAUL VALERY, UNE VIE D’ECRIVAIN ?

    BENOIT PEETERS

    ( Seuil / 1989 )

     

    Biographie. Pas très longue, qui ne satisfait pas complètement son propre projet. Celle de rendre compte du déploiement de l’œuvre valéryenne en tant qu‘elle-même. Point tout à fait de la faute de Benoît Peeters : s’il a beaucoup commenté sa fameuse méthode de travail Valéry reste muet quant à sa mise en pratique circonstancielle. Ne dit mot sur le contenu même de ses productions comme si elles n’étaient que la résultante d’un fonds d’idées connues et admises de tous et dans lequel il se contenterait de puiser à volonté. L’évidence de l’œuvre valéryenne s’impose avec une telle éblouissance que sa netteté scriptuaire rejette toute étude de motivations autres que celle de l’évidence de l’achevé de sa réalisation même. Terrible tautologie des tronçons pythiques qui se réunissent pour redevenir le reptile fascinant quasi idéel qu’il n’a jamais cessé d’être. Rien ne sert de couper les serpents en quatre.

    Le livre de Peeters ne remet nullement en cause le schéma quatre tranches ou cinq tranches étanches qui forment le saucisson de la vie de Valéry : une jeunesse symboliste, un long passage plein d’un vide aussi abyssal qu‘apothéosital, un retour inopiné du refoulé poétique, une indigente carrière d’homme de lettres et du monde - incluant la ronde complaisante des ronds de jambes devant les douairières des salons littéraires - une gloire officielle qui ne masque pas le sentiment d’insatisfaction chronique qui mine la fin d’une existence littéraire qui n’a pas atteint sa cible telle la flèche du cruel Zénon qui s’éloigne de son but au fur et à mesure qu’elle avance.

    La vie de Valéry ressemble à celle d’un dépressif qui s’ignore. Un velléitaire du cerveau. De grandioses projets qu’il ne mènera jamais à bout, les reléguant dans l’armoire aux fœtus badigeonnés au formol des regrets, une monstrueuse collection de merveilles avortées.

    L’aurait pu être le plus grand des poètes de la deuxième génération symboliste, le Maître qui lui manqua et précipita son éparpillement littéraire, un deuxième Mallarmé dont la haute figure morale aurait modifié toute la donne du futur surréaliste de la poésie française. L’abandonna en chemin. Par peur des ferveurs qui ne remplissent point la huche à pain du quotidien. S’enticha d’un projet démesuré et wagnérien dans le rêve de sa totalité non plus artistique mais mécanique. Trouver la clef universelle, le génial passepartout du bricoleur du dimanche, qui permît la réalisation de tous les chef d’œuvre - tous domaines : architecture, musique, poésie, médecine, pensées politiques et diverses, etc, etc… tout en vous dispensant de vous mettre au travail, puisque vous possédez déjà la notice de montage.

    Un projet fou. Qui recoupe un peu celui du Tractatus Logicus de Wittgenstein, mais l’esprit analytique du philosophe lui permit de se contenter d’un mini ouvrage d’une centaine de pages. L’arrêta vite les frais de sa pâtisserie philosophique le Viennois. Après se contenta toute sa vie de s’interroger quant à la certitude épistémologique de son coup de maître qui n’était peut-être qu’un coup d’épée dans l’eau. Le doute est une rouille paralysante qui émousse le fil de tous les sabres d’abordage. L’incertitude déstabilisante dont Valéry et Wittgenstein furent saisis sont d’un parallélisme troublant. Peeters nous montre l’incapacité de Valéry à se dépatouiller de la somme pharamineuse de ses Cahiers, une fuite en avant qui fut et son refuge et sa perte. Valéry est le dernier des Aristote, s’accrocha au rêve d’une possibilité universelle de la connaissance, alors que la modernité se dirigeait vers une fragmentation sans cesse accrue du savoir.

    Peeters condamne Valéry à n’être que le dernier des grands écrivains. Un homme du passé. Un fossile vivant qui s’accroche au rêve d’une antiquité diluvienne et qui malgré ses efforts ne mord en rien sur son époque. L’est vrai que l’œuvre de Valéry au même titre que celle de Marcel Proust clôt l’héritage du dix-neuvième siècle. Proust dans l’ordre du roman et Valéry dans cette propension à cet esprit typiquement français de ce mode de conversation et de persiflage supérieurs qui sont les traits les plus pointus et acerbes de l’héritage culturel national. Autant Proust par la grandiose édification de son ouvrage est le fils de l’efficacité romaine, autant Valéry reste tributaire de la discutaillerie grecque. Notons au passage, chez nos deux terminators l’abandon de toute référence à la christianologie qui serait, selon divers leaders politiques réactionnaires actuels au service du capitalisme, l’élément constitutif de notre identité. Sic transit gloria mundi…

    Peeters loue les qualités intrinsèques de la prose valéryenne. Le moindre de ses écrits trouve sa force complexificatrice en sa fausse limpidité. Donne du sens au moindre lieu commun. Du discours pour la distribution des prix à des chefs d’œuvre comme L’Idée Fixe, Valéry est un virtuose, use d’un instrument aussi docile et flexible que la pensée dissociatrice d’un Montaigne et aussi impressionnante que les grandes orgues de Bossuet. Une combinatoire de l’expression d’un scepticisme ravageur et de l’assurance fascinatoire de celui qui parle en connaissance de cause.

    Peeters suit son siècle pour l’appréciation de la poésie de Valéry. La range parmi les vieilleries poétiques qui n’intéressent plus personne. Des bibelots post-mallarméens véritablement abolis des étagères des musées des choses passées et fanées. Remisés à jamais dans les réserves poussiéreuses des catalogues anthologiques que plus personne ne lit. Crime majeur, entachée de symbolisme. La qualifie de retour inopérant au classiscisme. Une œuvre de virtuose, froide et stérile, à juste compte oubliée de tous.

    La vulgate surréaliste et son contre-point humaniste a causé beaucoup de mal à la réception de la poésie dans le public français. Les poètes qui se font cuire un œuf à la barre fixe pour nourrir les pauvres ne sont que pitoyables pitres. Peut-être personne ne lit-il plus La Jeune Parque mais qui est capable de terminer la lecture du Revolver à Cheveux Blancs de Breton sans avoir envie de se tirer la balle de la facilité pléonasmique dans la cervelle. Certes la poésie de Valéry est difficile. Faut traverser maint fourrés d'impénétrables épineux avant de parvenir au château de la belle s‘éveillante. S’inscrit dans une tradition historiale de la poésie française dont la méconnaissance s’avère incapacitante, à moins d’être doué d’une extrême sensibilité instinctive. Un recueil comme Charmes mérite attention et relecture. L’est d’une modernité accablante, mais Valéry prend garde de fermer les portes de cette cité à venir. Et il semble que rares sont ceux qui parviennent à retrouver le secret de son ouverture. Peut-être en donnerons-nous plus tard une lecture illuminesente.

    Peeters ne fait pas l’impasse sur les aspects négatifs de Valéry, sa lâcheté sentimentale, son positionnement politique réactionnaire et peu démocratique, et surtout son manque de persévérance en tout domaine, et circonstancielle son adaptabilité existentielle qui confine à la lâcheté intellectuelle - ce qui est un comble pour un homme qui a passé sa vie, toutefois avec une certaine mollesse intermittente, à traquer la souris opératoire de la pensée dans les circonvolutions de son cerveau. L’homme Valéry ne sort pas spécialement grandi de cette étude. Une multitudes de petits défauts décevants. Mais qui n’enlèvent rien à la beauté de l’œuvre. Notre époque, entachée d’un étroite moraline puritaine, juge les mondes antérieurs à sa catastrophique advenue, à l’aune de la platonicienne catégorie du Juste. Pas de chance. Valéry ne s’en vante jamais mais son œuvre est à lire selon le critère générationnel aristotélicien. Ce qui permet une vision de son oeuvre beaucoup plus germinative.

    André Murcie. ( Août 2016 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    JULIANUS REDIVIVUS.

    CHRISTOPHER GERARD.

    40 p. Cahier d’Etudes Polythéistes N° 3.

    Editions ANTAÏOS. 2002.

     

    Julien ressuscité. L’Empereur Julien au XXème siècle : permanence d’un mythe littéraire. Si nous croyions être les seuls à nous préoccuper de Julien, l’inépuisable et exacte science de Christopher Gérard est là pour nous détromper. Quarante pages d’érudition pure, un nectar digne des Dieux ! Etrange personnage que ce Julien qui ne régna même pas deux années entières et qui fascine encore tant de contemporains. C’est à ne pas y croire, mais que d’études, de biographies, de romans, de réflexions consacrées à cette étoile filante de la nomenclature impériale. Gaston Boissier, Anatole France, Maurice Barrès, Henry de Montherlant, Louis-Ferdinand Céline, André Fraigneau, Gore Vidal, Luc Estang, Jacques Benoist-Méchin, Ernst Jünger, Cioran, Jean Raspail, Bernard Ucla, Claude Fouquet, Pierre Grimal, Gabriel Matzneff , excusez du peu. Encore faudrait-il ajouter par exemple, et sans désirer être exhaustif, le Julien de Druon, le scénario entrepris par Luc-Olivier d’Algange et F. J. Ossang pour un projet de film abandonné, la pièce de théâtre éponyme du très origénien Michel Poissenot, la reviviscence de la conjuration des Hellènes dans Le Songe d’Empédocle d’un certain Christopher Gérard et ne pas oublier de porter au crédit de la tutélaire figure de l’Imperator combattant la hargne sourde et flamboyante qui anime depuis presque dix ans les Chroniques de Pourpre d’André Murcie. Mais les dernières pages de la brochure restent les plus fascinantes. Christopher Gérard y déverse assez d’idées, de vues, de réflexions, de pistes d’études et de préhension, pour nourrir les thématiques contradictoires de quatre ou cinq colloques. . .

    D’une discrétion absolue dans le discours aseptisé de l’historiographie officielle le personnage de Julien attire à lui les esprits libres et les rebelles de toutes tendances, un peu comme l’or des indes occidentales suscita la houle tumultueuse de l’aventure flibustière. Christopher Gérard ne manque pas de s’interroger sur la conjonction naturelle de la haute figure du César avec l’altière pensée nietzschéenne. Un peu comme si le solitaire d’Engadine n’avait fait que théoriser la trajectoire étincelante de l’homme d’action. Nous retrouverions-là le même mouvement intellectuel qui déplaça la philosophie ontologico-historique de Hegel selon les présences irradiantes de Bonaparte et de Napoléon.

    La Révolution Française et l’Empire apparaissent à beaucoup, notamment à Gilbert Durand élogieusement cité par Christopher Gérard, comme la coupure évènementielle qui précipita l’Europe sur les sentes d’une marchandisation incessante. Nous l’entrevoyons au contraire, comme la rupture antichrétienne essentielle - certes déjà actée par le relativisme de Montaigne, l’essor du cartésianisme et la pensée des Lumières – mais qui nous permet aujourd’hui de nous opposer à l’entreprise totalitaire de la laïcisation de la théologie chrétienne dans et par l’économisme libéral.

    Une importante frange de néo-païens comme Christopher Gérard et de néo-spiritualistes comme Luc-Olivier d’Algange entendent préserver une part de Mystère. Ce qu’ils admettent par la notion toute hölderlinienne de Retour est ce mouvement de rétractation du Multiple vers l’Un(ité) du Divin. La relation de l’Un et du Multiple est à l’instar de celle qui fragilise la position théosophique du panthéisme de Spinoza. Nous avons-là un de ces concepts escaliers que l’on peut tout aussi bien emprunter pour monter vers l’ordonnatrice cosmocité théophilique que pour descendre vers l’élémentale naturalité athéïque. Il s’agit d’un de ces concepts instables qui ne se peut fixer que selon une de ses propres représentations. Ainsi à la multiplicité du monde l’on n’aura pas la volonté d’opposer le monde de la multiplicité, mais l’idée sous-jacente de l’Être qui induira forcément l’abandon du Multiple pour l’idée de l’Autre. Soit l’Autre revêt les attributs de l’Un et nous rentrons dans le domaine d’une certaine cultualité chamanique ou mystériosophique du monde, soit l’Autre s’accapare l’étendue du Multiple et nous accédons à l’idée zarathoustrienne, chrétienne et gnostique de la chute. En bout des deux chaînes l’anneau se ferme et se forme. A chacun son christ, à chacun son Prométhée. Même si ce dernier, bien plus amer et moins souffreteux, nous semble à tout prendre préférable au premier qui symbolise l’acceptation passive de l’humaine condition, pour notre part nous nous réclamons d’une métaphysique bien plus politique.

    Chacun remarquera que dans les deux cas précités nous ne sommes pas très loin de l’unité cosmologique du logos parménidien. Ce n’est pas à proprement parler le mouvement que condamne Parménide : il admet le chemin qui ramène le troupeau du multiple au cœur de l’Etre, mais à l’instar de Polyphème pour empêcher le fuite et la perte d’Ulysse dans les tribulations du divers il pousse l’énorme rocher du mensonge devant l’entrée de la caverne, ô combien platonicienne ! Nous sommes du troisième sentier, d’Héraclite et d’Empédocle, qui institue la fragmentation incessante du monde en un cycle guerroyant, qui ne va pas de l’un à l’autre, mais de l’un à l’un, car le secret de l’affaire est connu : l’Un n’est pas unique, sinon il ne serait pas l’Un mais le Tout. Cycle guerroyant de l’Eros et de l’Arès qui empêche aussi bien l’extrême anihilisation néantifiante que l’absolue conglomération agglutinante. Ce que nous appellerions l’Être, si nous devions nous servir de ce vocable que nous estimons aujourd’hui trop phagocyté par une vision christo-philisophique très occidentalisante, ce ne serait pas cette énergeïsation infinie et indéfinie en permanent devenir, mais le questionnement même quant à la nature de l’energeia. L’Être peut être une modalité de la question, mais jamais en aucun cas, la modélisation de la réponse. Car si l’on peut formuler une seule question, il n’y a jamais une seule réponse, mais des réponses. Ether apeironique. Eris.

    La multiplicité du monde se doit de correspondre à la fragmentation unitale de l’Imperium. Julien qui vécut en des temps de profonde incertitude, ceux du déclin et de la corruption de l’Empire, trimballait un sacré passif métaphysique sur ses épaules. Lui qui dut durant des années composer avec son éducation chrétienne, n’en ressortit pas indemne. Son paganisme fleure trop le mysticisme. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous le trouvons si grand car dans le peu de temps et de liberté qui lui furent impartis il comprit, par on ne saura jamais quelle profonde acuité exemplaire, qu’il fallait d’abord refonder l’Empire.

     

    Nous savons donc la tache qu’il nous incombe d’accomplir.

    ( 2006 /in Julien César )

     

    MISOPOGON.

    JULIEN.

    94 p. Classiques en poche.

    LES BELLES LETTRES. Janvier 2003.

    Texte établi et traduit par Ch. Lacombrade.

    Introduction et notes par Aude de Saint-Loup.

     

    Pour tous ceux que le prestige des couvertures or et pourpre de la collection Budé intimidait quelque peu, les Belles Lettres se décidèrent au début du millénaire à lancer leurs Classiques en Poche qui offrent au lecteur le plaisir du texte original et d’une traduction des plus précises mais exemptée de l’appareillage philologique à vocation universitaire trop spécialisée. L’idée était d’autant plus attrayante que ceux qui n’ont jamais reculé devant la cherté des Budé doivent être rarissimes ! Notons que depuis l’incendie de ses dépôts, les Belles Lettres se sont adaptées à la bourse moyenne du public car la plupart de titres réédités depuis la catastrophe sont désormais proposés à des prix nettement moins exorbitants.

    Félicitons-nous de cette entreprise éditoriale qui nous donne l’occasion de relire Julien. Etrange de voir combien les discoureurs autobiographophilesques qui encombrent le paysage de la didactique lycéenne ne se réfèrent jamais à Julien pour asseoir la catégorie de leur genre littéraire préféré ! Il est certain que quand le contenu d’une œuvre déborde de trop par l’ampleur des thèmes abordés la simple problématique de sa structuration nos beaux rhétoriqueurs s’empressent d’opérer au plus vite un repli stratégique des plus silencieux.

    Les invectives de Julien à l’encontre des habitants d’Antioche sont trop violentes pour que l’on puisse négliger de les entendre. Et pourtant que ne ferait-on pas pour leur infliger une sourdine ! Ainsi dans son introduction, dans l’ensemble assez bien faites, Aude de Saint Loup en vient elle à reprocher à Julien le peu d’efficacité de ses mesures économiques. Ses édits du maximum sur le prix du blé étaient mal venus, ils auraient provoqué la raréfaction du produit et contribué par la stricte logique du fonctionnement du marché noir à son augmentation. Rien de plus vrai, rien de plus juste. A part que c’est justement ce mécanisme qu’explique et dénonce Julien. Mais Julien qui n’a pas lu Adam Smith, donne un nom très précis à la main anonyme du marché qui ajuste à la hausse les jeux de l’offre et de la demande. Les gros propriétaires sont expressément visés par Julien. Le mécanisme de leur spéculation n’est pas analysé, il est dénoncé. Au sens marxiste du terme serait-on tenté d’ajouter.

    Que les chrétiens aient tout fait pour conduire la rénovation païenne de Julien à l’échec est indubitable et nous paraît quelque part de bonne guerre. Les églises bourdonnaient de prières collectives pour demander au Seigneur de préparer la défaite de l’empereur… Je ne sais si dans sa magnanimité sa seigneurie répondit, mais les latifundiaires comprirent très vite la portée révolutionnaire des critiques impériales. La voie de Julien était étroite. Une grande partie des élites intellectuelles étaient déjà christianisées et l’Eglise qui demandait à chacun de ne pas remettre en question sa place, si médiocre, si dure, si injuste fût-elle, démontrait de fait qu’un large terrain d’ententes communes unissaient les intérêts des hellènes les plus fortunés avec les saintes volontés de Dieu à instaurer un royaume messianique…

    L’autorité de Julien reposaient sur les minces troupes pétulantes de l’armée. Et puis sur rien, si ce n’est dans les campagnes un sentiment diffus de religiosité païenne dans les couches les plus pauvres de la population encore attachées aux cultes traditionnels ancestraux. L’Eglise mettra plusieurs siècles à vaincre cette sourde hostilité des populations campagnardes qui vécurent la conversion forcée au christianisme comme la dépossession culturelle de leur seule richesse qui les fondait dans une communauté triomphatrice. Ce sont les républicaines légions paysannes qui bâtirent Rome, ce furent dans les campagnes que l’Empire agonisa longuement.

    Les masses citadines, celles qui politiquement auraient pu infléchir le cours des évènements, étaient déjà passées de l’autre côté. Trop versatiles, car trop dépendantes de la main qui distribuait l’anone ou l’aumône, elles ne pouvaient être un solide point d’appui pour Julien. Elles l’auraient adulé et suivi sans problème s’il était revenu victorieux de son expédition, elles l’oublièrent dès qu’il eut expiré sur la route des onagres.

    Une tournure d’esprit due à son éducation prédisposait Julien à un sens plus aigu que bien de ses prédécesseurs à une certaine vigilance sociale. Les conditions et les circonstances historiques qui l’amenèrent au pouvoir, s’il voulait réussir sa révolution païenne, imposaient en même temps un retour à des préceptes de redistribution des richesses selon des principes productivistes plus équitables.

    Toutes les études que nous avons lues jusqu’à ce jour sur le Misopogon insistent sur la première partie de l’œuvre. La colère, la naïveté, l’indignation, les maladresses de Julien face à une population que sa simplicité et son accoutrement de philosophe indisposaient sont passés au crible de la raison raisonnante. Pour la fin du traité l’on évacue en toute hâte… De toutes les manières l’Histoire ne lui a-t-elle pas donné tort ?

    La référence à Caton n’est pas la preuve des immenses lectures et de la vaste culture de l’empereur mais le signe d’une intense réflexion historiale sur les origines républicaines de l’Imperium. L’on a l’impression que l’on se trouve à la croisée de deux chemins, l’un catonien qui monterait vers l’Empire, et l’autre Julanien qui ferait retour à la Res publica.

    Julien n’exprime pas ses rancoeurs envers l’accueil que les citoyens d’Antioche lui ont ménagé. A-t-on seulement remarqué qu’il ne les accuse pas d’être chrétiens mais d’avoir déserté, non pas les anciens Dieux, mais leurs devoirs cultuels envers les fondements propitiatoires de leur cité. Il agit en antique censeur qui fustige les mœurs de ses concitoyens. Il cherche à restaurer l’ancien sens civique.

    Il n’agit pas en païen attristé qui se perdrait en inutiles lamentions contre l’irréversible montée du christianisme mais en homme d’état qui s’insurge contre la dégradation de la vie civile. Ce n’est pas la décadence qui conduit au christianisme, c’est le christianisme qui est l’expression achevée de la décadence. Les faits devaient lui donner raison. Quelques mois plus tard son assassinat marque la fin de l’Imperium et le commencement d’une longue nuit dont nous ne sommes pas encore sortis.

    ( 2006 /in Julien César )

     

    L'EMPEREUR JULIEN REDECOUVERT.

    CHRISTOPHER GERARD.

    In NOUVELLE REVUE DE L'HISTOIRE. N° 36.

    Juin 2008.

     

    Juste trois pages, bellement illustrées, consacrées à la réédition du Julien l'Apostat de Lucien Jerphagnon chez Taillandier que nous avions nous-mêmes chroniqué en juin 2006 dans notre vingt-cinquième livraison de Littera-Incitatus. Oui mais trois pages de Christopher Gérard, inlassable combattant de la renaissance païenne et traducteur du Contre les Galiléens - le titre est assez évocateur pour que nous nous abstenions d'en résumer le contenu - l'ouvrage de l'Empereur Julien que l'Eglise a durant des siècles tenté d'interdire. Oui mais trois pages essentielles, emplies d'intelligence mesurée, autrement plus pertinentes que les grégoiriennes brocarderies automnales d'un Glen W. Bowersock !

    Le premier tiers de l'article est dédié à Lucien Jerphagnon, historien et philosophe, d'obédience protestante, thuriféraire d'Augustin, plotinien convaincu et spécialiste reconnu de Julien, curieux mélange de liberté de conscience et d'esprit. Que chacun puise en cette salade si richement composée les friandises qui lui conviennent. Pour notre part, comme des enfants mal élevés nous en laissons les morceaux que refuse notre régime, sur le côté de l'assiette. Toutefois, que ceux qui voudraient suivre notre exemple se donnent d'abord la peine de goûter aux différents ingrédients par eux-mêmes. Nous avons au moins en commun avec Lucien Jerphagnon, de nous en remettre qu'à notre propre et seul palais. Tant pis si le nôtre est plus proche du Patatin que le sien.

    Résumer les vingt mois de règne en trois colonnes brisées d'illustrations, n'est guère facile. Christopher Gérard réussit le prodige de nous tracer en si peu d'espace une esquisse assez saisissante du dernier des empereurs romains. Ceux qui lui succédèrent étant à ranger dans la profession des fossoyeurs. Le temps manqua à Julien. Ses décisions sont connues, mais il est difficile d'en reconnaître les intentions profondes, car ses réformes étaient loin d'avoir atteint leur plus haut point de déploiement lorsqu'il disparut.

    De même nous est inconnue la réalité du rapport de force idéologique existant entre le pouvoir effectif de l'Eglise sur les consciences et le degré de résistance des milieux païens. Peut-on encore parler à l'époque précise du règne de Julien d'un maintien efficient de « l'hellénisme traditionnel » ? Nous ne le pensons pas. Il subsiste bien des îlots de culture hellénique : le christianisme n'a pas encore tout éradiqué, mais nous restons convaincus que l'assise sociale de ces milieux est déjà vieillissante et réactionnaire. Nous entendons par ce dernier mot qu'ils sont coupés de l'esprit nouveau des jeunes générations déjà adonnées à d'autres représentations mentales.

    Il suffit de regarder la déperdition héréditaire des jeunes générations européennes actuelles, en leur grande majorité détachées du substrat littéraire occidental, pour comprendre ce que nous voulons dire. Ce mouvement est et sera d'autant plus précipité, qu'au niveau des états, tout est sciemment et méthodiquement organisé pour que l'enseignement de la littérature soit dévoyé en d'obscures manipulations linguistiques dégagées de tout rapport direct avec nos textes fondateurs.

    Penser que des professeurs chrétiens puissent transmettre un hellénisme traditionnel sans déroger aux exigences de leurs croyances idéologiques est un leurre. L'histoire de la philosophie moderne constitue en elle seule une dénégation expérimentale réalisée en grandeur nature. De Descartes à Jankélévich la transmission de la philosophie originelle grecque a été pervertie par la théologie chrétienne.

    Julien a courageusement pris le taureau par les cornes. Que son action ait été mal ressentie par des milieux  « a priori favorables à sa politique » nous n'en doutons pas. C'est que ces pseudo-partisans étaient déjà pervertis en leur schèmes conceptuels par la doxa christique. Sans s'en apercevoir, ils avaient remplacé par la liberté orthodoxale de conscience catholique, l'originelle exigence de la pensée grecque.

    Le paganisme militant de Julien ne saurait être un problème. La pensée grecque a toujours su remettre les Dieux à leur place. A rebours du christianisme, ce ne sont pas les Dieux qui fondent la philosophie, mais la philosophie qui fondent les Dieux. Ceux-ci ne sont tolérés que comme gardiens hypothétiques, censés s'opposer à toute main-mise monothéique sur la philosophie. Notons que l'ennemi peut aussi bien venir de l'intérieur que de l'extérieur.

    Gérard Christopher a raison. L'on n'en finit pas de redécouvrir la prescience politique de Julien.

    ( 2008 / in Julien Apostar )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 37

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 037 / Janvier 2017

    HEIDEGGER

     

    HANNAH ARENDT ET MARTIN HEIDEGGER

    HISTOIRE D'UN AMOUR

    ANTONIA GRUNENBERG

    ( Trad : CEDRIC COHEN SKALLI )

     

    L'on a renversé de tels tombeaux d'injures sur Martin Heidegger et tellement porté aux nues l'œuvre d'Hannah Arendt que j'ai hésité avant de me lancer dans la lecture de cet ouvrage. Un auteur n'est certes pas responsable de son lectorat, mais cette gauche bien-pensante et démocrate opposée à tout changement révolutionnaire du système m'horripile. Dès les premières pages je n'ai pu que rendre justice à l'impartialité d'Antonia Grunenberg. Elle n'a rédigé ni un livre à charge ou à décharge. Ni à l'encontre d'Heidegger, ni en faveur d'Harendt. Restitue les évènements dans leur contexte historique et ne porte aucun jugement moral sur la conduite ou la pensée des deux philosophes. Les faits parlent d'eux-mêmes et elle laisse à chacun la possibilité de les interpréter à la lumière de ses propres convictions ou partis-pris. Quant à l'histoire d'amour, elle n'y insiste guère. Les conjonctions érotiques de deux êtres sont des données d'évidences reptiliennes dont elle se garde bien de préjuger des pertinences occurencielles. Nous ne possédons pas encore les méthodes d'analyse élective nécessaires à leur compréhension.

    A aucun moment Antonia Grunenberg ne met en doute l'importance du travail philosophique d'Heidegger qu'elle présente comme l'une des oeuvres primordiales de son siècle. Notons toutefois qu'elle n'aborde que très peu le second Heiddeger, celui du retour aux Grecs. Alors que tout l'itinéraire philosophique d'Arendt est explicité du début à la fin. Mais le livre est assez intelligemment construit pour que cette dissemblance de traitement ne nous apparaisse pas comme une injustice patentée.

    A. Grunenberg commence par exposer la dichotomie constitutive du déploiement de la culture allemande : deux composantes : une élite d'origine germanique, une élite d'origine juive. L'on se respecte, l'on se tolère, l'on tente de vivre en bonne intelligence. Ce qui ne veut pas dire qu'entre soi l'on ne se jalouse point quelque peu. La réussite intellectuelle et économique des juifs n'est pas sans provoquer quelques dissentiments, mais l'on essaie de n'en rien faire paraître, même si des deux côtés l'on n'en est pas dupe. Les juifs font tous les efforts qu'il leur semble nécessaires pour s'intégrer à la nation allemande, tout en préservant leur identité. Fragile équilibre. Lorsque les problèmes économiques s'accentuent, il est facile de désigner la minorité que l'on accusera d'être responsable de tous les maux. Le populisme est une chose, le nazisme par sa volonté d'élimination physique, raciale, et rationalisée des opposants, convaincus ou désignés, en est une autre.

    Le professeur Heidegger connut toutes les vicissitudes que rencontre une carrière universitaire. L'alma mater est un panier de crabes. Lieu de pouvoir et de prébendes honorifiques. Les postes sont peu nombreux et les promotions fondées davantage sur le copinage que sur le talent. Après la publication d'Être et Temps, Heidegger obtient ce qu'il désire. Mais le succès est un alcool redoutable. Se sent désormais capable d'infléchir la vocation des universités à la formation d'une élite intellectuelle triée sur le volet. C'est un rêve inatteignable, qui ne correspond pas aux nécessités de massification des formations estudiantines. L'industrialisation moderne et galopante a besoin de cadres techniques, point de penseurs de pointe. Notre philosophe se laisse prendre aux sirènes du parti nazi, celui-ci ne claironne-t-il pas son désir de régénérescence de la patrie allemande ? Tomber dans un piège aussi grossier est déplorable, l'on s'attendrait à ce que le maître de l'herméneutique des textes les plus abstrus de la philosophie occidentale, sache au moins lire entre les lignes d'une proclamation électorale. Adhésion au parti nazi, nomination au poste de recteur, désillusion rapide. Ne faudra que quelques mois à Heidegger pour comprendre qu'il s'est fourvoyé. Se retire très vite, mais le mal est fait. Surtout qu'il ne s'est en rien opposé aux diverses vexations et interdictions dont sous sa juridiction sont victimes étudiants et collègues juifs, notamment son ami Karl Jasper et son maître Edmond Husserl. Attitude peu glorieuse. Entre en résistance en mettant au programme de ses séminaires l'étude de la pensée de Nietzsche afin de la dégager de l'utilisation qu'en font les nazis. Acte d'une portée si maigrement symbolique et de si peu d'efficience que les sbires d'Hitler le laisseront vaquer tranquillement à ses chères études jusqu'aux temps de leur défaite... Juste retour du bâton, les commissions de dénazification lui interdiront d'enseigner durant plusieurs années. Notons que ses collègues agissent souvent davantage poussés par des ressentiments personnels et carriéristes que par convictions idéologiques, même si celles-ci leur permettent d'avancer masqués.

    Hannah Arendt s'est réfugiée aux Etats-Unis. Elle retrouve à New York toute la diaspora juive en exil forcé. Cette intelligentsia est traversée par deux forts courants superficiellement en opposition mais de fait convergents et complémentaires : les pragmatiques qui œuvrent pour la création d'un Etat juif en Palestine, et les cérébraux qui tournent en rond en leur judéité pour parvenir à définir l'identité nombriliste juive. Arendt ne choisit pas entre les deux, se livre à du cabotage. Notons qu'elle est partisane d'un état mixte – juif et palestinien – mais le triomphe des sionistes purs et durs relèguera cette solution au rang des utopies... Son cheval de bataille sera l'analyse critique des états totalitaires. En ces temps de guerre froide elle cloue au piloris avec une égale rudesse, et le nazisme, et le communisme. Ne reste donc plus que la troisième alternative, la démocratie. Bienvenue au pays de l'oncle Sam, cela elle ne le dit pas, c'est nous qui l'ajoutons, car nous avons mauvais esprit.

    Ce qui choque un peu nombre de nos contemporains c'est qu'à partir des années cinquante, Hannah Arendt, chantre de la démocratie libérale, renoue contact avec ce vieux nazi de Martin Heidegger. Kolossale contradiction dialectique ! Les relations entre les deux anciens amants n'atteindront jamais les températures les plus brûlantes. Se respectent, mais ne s'aiment plus. Aujourd'hui la mort les sépare peut-être moins que la vie, le combat aura cessé faute de combattants. Le livre aussi.

    Ce livre d'historiographie philosophique est terriblement d'actualité. L'on s'aperçoit que ce ressassement incessant de l'identité juive dont à longueur d'années sur les média nationaux, intellectuels, écrivains et artistes d'origine juive se complaisent à nous entretenir, vient de loin. C'est un héritage des milieux sionistes du dix-neuvième siècle, l'est basé sur le combat pour l'acquisition et puis l'appropriation ad vitam aeternam d'une terre juive. Il s'agit d'un brouillage idéologique destiné à faire oublier les spoliations territoriales dont les palestiniens furent, et sont encore de nos jours, victimes. Le mécanisme est d'une extrême simplicité : il suffit de se prévaloir des injustices et des criminelles épreuves subies au cours de la récente Histoire pour s'exonérer de toutes les défaillances éthiques et exactions physiques que l'on est en train de commettre. En toute connaissance de cause. En toute conscience.

    De même la passation sous silence – que nous avons évoqué au début de notre chronique - de l'entreprise heideggerienne de retour aux Grecs s'inscrit dans une logique politique des plus précises. Ce que l'on reproche sans l'avouer à Heidegger – nous parlons ici du penseur et non de l'individu – ce ne sont pas ses stupides et rapides accointances avec le régime nazi, c'est la radicalité de sa pensée qui opère une ablation de tout l'apport religieux christo-monothéiste emmené par la chrétienté. Débarrasse l'arbre de la philosophie de ses parasites qui l'étouffaient depuis des siècles. Heidegger ne prépare pas tant la venue de l'Être – ce qui devrait ravir tous les monothéistes conséquents avec leur propre pensée - qu'il n'ouvre la voie à un nouvel déploiement révolutionnaire de l'Imperium. Et cela ne lui sera jamais pardonné.

    La résurgence des intégrismes, juifs, chrétiens et musulmans n'est pas dû au hasard. Ce sont des glacis de protection idéologique que le marché libéral suscite pour détourner la colère des peuples. Le capitalisme est à bout de souffle. Son économie triomphe partout, ses capacités de nuisance militaires sont énormes mais son aura recule dans la tête des gens qui lui doivent obéissance. Est encore assez fort pour fournir aux révoltes naissantes des produits de détournement et de substitution. Ne cherche plus la nouveauté, ou l'originalité, réactive les vieilles lunes religieuses qui l'ont tant aidé durant des siècles. Remisées durant des lustres, elles ont acquis l'attrait non négligeable du neuf. Faut voir comment individus et partis politiques s'y ruent dessus. Deviennent des objets de soumission sociale, explosifs et incapacitants quant aux libertés de pensée et d'action.

    Par ce qu'il dit, par ce qu'il ne dit pas, ce livre est riche d'enseignement. Beaucoup plus que son auteur a dû le penser. C'est lorsqu'une pensée est actée par celle des autres et mise en relation avec les évènements du monde qu'elle acquiert sa totale signifiance.

    André Murcie. / Septembre 2015.



    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SAINT AUGUSTIN.

    LA PASSION DE LA PHILOSOPHIE.

    In LE MAGAZINE LITTERAIRE N° 439. Février 2005.

    JEAN-CLAUDE ESLIN. LAURENT GERBIER. LUCIEN JERPHAGNON. SERGE LANCEL. JEAN-MARIE SALAMITA. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT. LAURENCE DEVILLERS. GOULVEN MADEC. THOMAS BENATOUIL. ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC. DIDIER OTTAVIANI. LAURENT GERBIER. PIERRE-MARC DE BIASI. MICHEL SENELLART. DAVID RABOUIN. BENOZZO GOZZOLI.

     

    D’abord nos félicitations à David Rabouin qui fut le maître d’œuvre de ce dossier sur Saint-Augustin. Nous n’avons que très rarement feuilleté un cahier du Magazine Littéraire consacré à un auteur, fait avec autant d’intelligence et de science.

    A en croire l’éditorial de Jean-Louis Hue, Saint-Augustin serait à la mode, jusqu’à Gérard Depardieu qui éprouva l’intense besoin de lire en public Les Confessions. Il en faut pour tous les goûts, plus surprenant tout de même Lucien Jephagnon qui vient de travailler dix longues années à l’édition de ses œuvres dans La Pléïade : avoir été le biographe de Julien et finir en faisant allégeance à l’un des esprits les plus sectaires du christianisme, n’est-ce pas une des formes les plus abjectes du reniement de Saint Pierre !

    Né en 354, mort en 430, Saint Augustin illustre à merveille la trajectoire de ces générations qui, en toute connaissance de cause, optèrent de manière délibérée pour le christianisme. Certes les circonstances plaident quelque peu en leur faveur : il n’y avait nul besoin d’être un fin politologue pour pressentir l’imminence de la catastrophe : l’Empire vivait ses derniers jours. Et même si sa coquille vide devait survivre encore plus d’un siècle, il était en fait déjà mort, enseveli dans les lambeaux de pourpre dont on recouvrit le corps exsangue de Julien…

    Le cas de Saint-Augustin est d’autant plus urticant qu’il ne s’agit pas d’un pauvre plébéien affranchi qui aurait profité de l’opportunité du déploiement de la nouvelle religion pour se tailler une place au soleil dans la société en formation, mais bel et bien un membre de l’élite provinciale, un intellectuel de haut niveau, frotté de philosophie grecque et devenu maître en l’usage de la rhétorique, qui passa avec ces armes et bagages là, dans le camp de l’ennemi.

    Il ne suffit pas de lire pour comprendre. Esprit inquiet et religieux Augustin ne manqua pas d’interpréter la théorie platonicienne du beau, du bon et du juste ainsi que le recouvrement des hypostases plotiniennes sous leurs formes les plus grossières. Alors que les sages antiques exigent que l’on s’élève vers une certaine pureté conceptuelle, comme nombre de ses contemporains, Augustin recherchait sans en avoir conscience les dures figures de bois des vieilles représentations populaires et idolastriques les plus sensibles : trop cultivés pour se prosterner devant des statues de pierre, ces hommes qui vivaient dans des temps de déréliction sans fin, se raccrochèrent aux poupées intellectuelles du Dieu unique à grande barbe, inséparable de son fils chéri et de toute la sainte famille… La fameuse querelle iconoclastique qui plus tard sévit à Byzance provient en partie de cette origine clandestine de la perpétuation d’une certaine religiosité païenne dans la foi chrétienne.

    Saint Augustin était étranger à toute nos ratiocinations : il se contenta d’emprunter à Saint Paul les règles fondamentales de son enseignement. Il n’est rien de ce que Saint-Augustin ait dogmatisé qui ne soit déjà esquissé dans Les Epîtres de Paul. A la différence que là où Paul se contente de trois ou quatre paragraphes pour exposer un point de doctrine, Augustin écrit un traité de théologie à part entière. C’est avec raison que l’on considère Augustin comme le véritable fondateur du christianisme post-antique. Paul avait tracé les plans, Augustin fut le maître maçon qui éleva les murs de l’édifice idéologique de l’Eglise que nous connaissons.

    Tout ce qui nous rend la doctrine chrétienne irrecevable, Augustin l’a sciemment théorisé et dogmatisé. La notion de péché, le sentiment de culpabilité, la haine de la sensualité, le mépris de la chair et la peur de l’acte sexuel, la grâce divine parcimonieusement distribuée sans aucune logique, l’obéissance passive et absolue aux commandements de l’Eglise, bref l’héritage le plus nauséabond de la culture occidentale procède de l’œuvre de notre docteur séraphitus.

    Il est amusant de voir en ce dossier comment l’on a beau virevolter autour du pot l’on en vient toujours à buter sur cette face sombre des écrits de Saint Augustin. L’on nous prévient que cet aspect doctrinal qui risque de choquer nos mentalités d’homme moderne est à replacer dans son contexte, dans son époque, qu’il ne faut pas céder aux répulsions de notre sensibilité actuelle. Mais à peine a-t-on tourné la page de l’article qui tentait de nous rassurer sur tel ou tel aspect de la pensée augustinienne que nous nous apercevons que la contribution suivante traite de la même problématique entrevue sous le plan d’une aporie indépassable et… incontournable.

    Il est facile d’entrevoir que le livre sur lequel s’assoit la vogue de Saint Augustin ces dernières années n’est autre que Les Confessions qui raconte le long cheminement de son auteur vers sa conversion. En d’autres termes le lecteur moderne privilégie l’ Augustin païen au Saint catholique qu’il deviendra !

    Pour nous nous préférons nous attarder sur La Cité de Dieu. Un événement impensable est à l’origine de l’ouvrage : la prise de Rome par les troupes d’Alaric en 410. Nous ne reviendrons pas sur les très lourdes responsabilités du Pape et des chrétiens de l’Urbs dans cette incroyable reddition qui ébranla avant tout les consciences chrétiennes. Privé du bouclier protecteur de l’Imperium qu’elle avait mis tant de hargne à abattre, la civilisation chrétienne s’apercevait tout à coup qu’elle aussi était mortelle. Ce fut un coup de tonnerre, un éclair luminescent qui posait le problème dans toute son acuité pragmatique. Plus question d’espérer en la Jérusalem Céleste apocalyptique ; car si l’apocalypse était bien au rendez-vous, le glorieux rempart des 144 000 pierres vivantes ne s’était pas interposé pour abriter le troupeau des fidèles apeurés...

    Comme pour mieux enfoncer le clou de la croix, quelques semaines après la mort d’Augustin, les Vandales s’empareront de sa bonne ville d’Hippone dont il était l’évêque. La cité de dieu n’était pas plus sur la terre que dans les cieux. En déchirant le manteau de pourpre de l’Imperium, les chrétiens étaient devenus les orphelins de leur propre dieu !

    L’on comprend mieux pourquoi au fondement de la foi augustinienne nous rencontrons, humaine surprise, le cogito cartésien. Sans nul doute la seule chose que je puisse croire, si je me trompe en ma croyance, c’est que le chrétien ne doute pas qu’il croit.

    ( 2006 / in Quia absurdum est )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 36

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 036 / Janvier 2017

    NIETZSCHE

     

    MISERE DU NIETZSCHEISME DE GAUCHE

    DE GEORGES BATAILLE A MICHEL ONFRAY

    AYMERIC PLANVILLE

    ( Editions ADEN / 2007 )

     

    Beaucoup de gens que nous n’aimons pas en prennent pour leur grade. Ce qui est toujours agréable. Et d’autant plus savoureux que nous ne partageons point les prolégomènes pensitifs de l’auteur. Qui ne se cache point et avance à visage découvert. Méthode simple mais efficace. Consiste à mettre le nez de ses ennemis dans leur caca. Sans prendre de gants, car en philosophie il ne faut point s’abîmer en précautions par trop oratoires. Aymeric Manville use d’un style direct et franc du collier ( étrangleur ) qui n’est pas sans rappeler la brutale écriture méchamment ironique de Nietzsche. Un compliment, nous soupçonnons qu’il ne l’appréciera pas à sa juste valeur.

    Parle en marxiste convaincu. S’en tient aux faits et au sens littéral des textes. Appelle un chat un chat, et Nietzsche un fachiste. Pour être historialement plus précis, un précurseur, un fondateur, un pré-théoricien du fascisme, en avance de quelques décennies sur son temps. Le range définitivement comme un idéologue d’extrême-droite. Affaire classée, circulez il n’y a plus rien à ajouter.

    Le scandale éclate toujours là où on l’attend le moins. Ne voila-t-il pas que depuis le reflux des troupes allemandes du sol national à la fin de la deuxième guerre mondiale, Nietzsche est en odeur de sainteté - non pas chez les nostalgiques de l’Occupation - mais dans l’intelligentsia de la gauche française. C’est toujours chez l’ennemi que l’on trouve les meilleurs arguments à son encontre. Aymeric n’est pas avare de citations accablantes : ces beaux messieurs de gauche peuvent s’adonner à toutes les circonvolutions de pensée les plus inimaginables - en fait le plus souvent ils se contentent de passer sous silence des pans entiers de l’œuvre - pour nous présenter le solitaire d’Engadine comme le grand libérateur des époques à venir. Un casseur de dogmes, un destructeur de certitudes, la danse échevelée et le rire tonitruant du marteau prophétique d’une aurore nouvelle débarrassée de toutes superstitions religieuses et philosophiques.

    Aymeric Manville retrace la généalogie de l’accueil de la pensée nietzschéenne par la gauche française, remonte au début du vingtième siècle mais s’attarde plus volontiers sur les épouvantails post-soixante-huitards et actuels qui l’insupportent le plus. Citons-les : Foucault, Derrida, Deleuze, Onfray. Là encore il emploie la même méthode des citations explicites qui lui a si bien réussi pour schématiser l’obscurantisme, l’eugénisme, l’antisémitisme, l’esclavagisme, froidement revendiqués par les textes de Nietzsche.

    N’en fait point une querelle d’interprétation plus ou moins douteuses ou fumeuses. Ces revendications ne sont pas dues à une lecture par trop hâtive ou par trop superficielle. Sont le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. D’un côté nos penseurs se décernent un brevet de courage intellectuel dépourvu de tout a-priori et de subtilité philosophique sans égal. Osent se confronter avec la pensée la plus vénéneuse, et s’en réclamer. En dévoilent des fins dernières des plus surprenantes et des plus rassurantes. Vous repeignent d’un blanc limpide le mouton noir qui faisait tache dans le troupeau. Mais en réalité, s’ils portent Nietzsche au pinacle c’est pour occulter Marx. Celui-ci les gêne : le marxouin est pour la lutte des classes et il n’hésite pas à affirmer que celle-ci passe par la violence. Quelle barbarie dérangeante ! Nos intellectuels de gauche patentés ont tous fait allégeance au système libéral. Se présentent comme des progressistes purs et durs mais ne sont au mieux que des réformateurs. Sûr que dans les années soixante-dix l’était de bon ton de se gargariser d’un positionnement gauchiste des plus tonitruants. Si vous désirez vendre votre production, allez dans le sens des goûts du public. Mais dès la percée triomphatrice de l’idéologie libérale dans les terribles eighties, nos libres penseurs changèrent le fusil d’épaule. Les chiens ont du flair, reconnaissent toujours le maître qui leur lancera les plus gros os à moelle à sucer.

    Reste que si nous partageons allègrement les positions d’Aymeric Manville - surtout envers Foucault, Deleuze et Derrida, Onfray étant un simple vulgarisateur qui ne mérite point tant d’honneur - nous sommes étonnés de l’importance qu’il accorde à l’auteur de Zarathoustra. Certes beaucoup s’en réclament. Mais beaucoup plus s’en démarquent. Aymeric Manville cite lui-même l’opuscule Pourquoi Nous ne Sommes pas Nietzschéens, qui traduit la méfiance instinctive de nombreux penseurs envers son œuvre. La même qu’ils prodiguent à celle de Marx. Et pour terminer la liste nous n’oublierons pas de citer la campagne d’ostracisme contre Heidegger. En fait, ce ne sont point les contenus intrinsèques de ces œuvres qui dérangent. Mais leur hauteur et leur exigence de pensée. A proprement parler leur inscription dans une tradition culturelle typiquement occidentale qui tire son origine en la relecture des sophistes grecs par Platon. Un cheminement des plus tortueux, plein de régressions et de rebondissements qui délimite toutefois, non sans atermoiements et retours, une coupure franche, claire, nette, et précise entre la croyance religieuse et la pensée ( dite philosophique ).

    Certes l’on peut trouver bien des scories en ces œuvres. Et même dans l’existence pas toujours philosophiquement et glorieusement exemplaire de leurs géniteurs si l’on veut s’amuser à ce petit jeu. Nous remarquons que dans son opuscule Aymeric Manville n’en dénonce aucune chez son champion, pourtant rien que la prétention scientifique de ses analyses nous paraît être une chrétienne résurgence du droit divin de la parole qui se proclame Verbe, alors qu’elle est en train de passer par une des phases de son énonciation souveraine des plus verbeuses.

    Ce n’est tout de même pas un hasard si notre époque se revendique de philosophes à la petite semaine, Jacques Ellul par exemple - passons sous silence les chantres démocratiques Alain, Camus, Tocqueville - on nous le présente comme un théoricien éclairé et éclairant de l’écologie. Pourquoi pas ? Son souci écologique transparaît en son œuvre avec toutefois en filigrane une postulation des plus christologiques qui saute aux yeux de ceux qui possèdent quelque flair ! Le retour du religieux est parfois plus subtil, et d’autant plus dangereux car prenant son origine à l’intérieur même de notre pensée fondatrice que le port ostentatoire de la burqa dans nos quartiers. Ce dernier n’étant que la résultante démissionnaire de celui-ci.

    Notre époque se complaît dans le philosophiquement minuscule. Pas de vague, pas de confrontation agonale, la paix des lâches à tout prix, c’est ceci que l’on appelle le politiquement correct que l’on ferait mieux de surnommer l’incorrectement économique, car la valeur non pas d’échange mais de confiscation prime sur l’existence. Pour la petite histoire rappelons que pour Nietzsche l’érection de toute valeur est l’essence même du nihilisme. L’on pense petit car l’on ne cherche plus à renverser le Système Etatico-Libéral auquel on a fait allégeance mais à trouver des lots de consolation, des combines compensatoires d’adaptation qui préservent pour un temps - ne serait-ce que très court - notre paresse, notre tranquillité, nos privilèges ( car c’est ainsi que désormais l’on présente les gains de nos anciens combats, de nos vieilles victoires ). Nietzsche nous donne un influx nécessaire et précieux. L’urgence de la fondation intempestive d’une grande pensée.

    Pour Aymeric Manville il semble que celle-ci existe déjà. Il est sûr que le marxisme reste un indispensable outil d’analyse critique. Mais pratiquement deux siècles après son apparition, il est manifeste qu’il n’a pas suffi à transformer le monde à sa juste mesure. La pensée de Nietzsche non plus d’ailleurs. Révérons les anciennes toges, mais il est inutile de s’en draper encore une fois. Il nous reste encore à forger le futur trident de Poseidon, l’ébranleur sauvage, le branleur fou, de notre humanité.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    SUR LE BEAU.

    PLOTIN.

    Traduction de Jérôme Laurent.

    In Sur le beau et Autres Traités.

    Le Monde de la philosophie.

    450 pp. FLAMMARION.

     

    Aussi étrange que cela puisse paraître nous n'avons encore jamais consacré une seule livraison de Littera Incitatus à Plotin. Lorsque, comme nous, l'on se réclame de Julien l'on se devrait de faire tout de même un petit effort envers les néo-platoniciens !

    Certes Plotin reste le mal-aimé de la philosophie grecque. Ces dernières années on lui a même préféré Proclus, insidieuse manière de rejeter dans l'ombre encore plus le maître antique de la renaissance platonicienne de la pensée grecque. Il est vrai que l'on a toujours eu une super bonne raison ( toute trouvée depuis au moins dix-huit siècles ) pour n'accorder à l'auteur des Ennéades qu'une déférente relégation dans l'île des bienheureux philosophes, pas méchants pour un sou mais tellement barbants que l'on préfère les laisser dans une prudente solitude. Plotin serait un auteur difficile.

    Rendons justice à nos ennemis : les traités de Plotin ont un aspect beaucoup plus théorique que ceux de Platon. Non seulement on n'y dialogue guère, même si l'on peut s'y livrer à un jeu de questions-réponses toute théoriques, mais en plus il y manque la goguenardise du personnage de Socrate à qui Platon confie quelque peu le rôle du bouffon de la Cité Idéale. Chez Plotin, pas de pitre psychologique pour égayer la rigueur d'une démonstration ratiocinante.

    Les platoniciens vous diront qu'il vaut mieux s'en remettre à la forme originelle qu'à sa duplication serait-elle en or massif. A les écouter, il serait inutile de relire Plotin qui ne fait que redire d'une manière plus pédagogique les fulgurantes visions de Platon. C'est aller un peu vite en besogne. En admettant que la pensée de Plotin ne serait qu'un calque de celle de Platon, il resterait encore à s'interroger sur l'intrinséquité de deux mondes historiaux qui auraient engendré à huit siècles de distance deux pensées identiques.

    Platon court vers l'unité primordiale. Est-il nécessaire de rappeler qu'il écrit dans une Grèce morcelée qui ne parvient pas à s'unifier sous la férule d'une seule cité. La pensée de Platon est une courbe qui monte et tente de s'élever vers le ciel antérieur. Hyperbole surgis-tu de ma mémoire nous confirme Mallarmé dans un très subtil et ironique démarquage poétique de la volition du Maître.

    Platon est venu au monde un peu trop tôt. C'est son élève Aristote qui aura l'occasion de réfléchir quant à l'unification expérimentale de la Grèce des Cités sous la férule royale d'Alexandre. De même il partira trop tôt, sans avoir eu le temps de parachever les Lois le traité suprême censé codifier les règles qui permettraient de réussir l'impossible gageure du gouvernement idéal. Nous pouvons nous consoler en remarquant qu'en ajoutant au philosophe platonicien le monarque macédonien, l'on obtiendrait la parfaite synthèse du philosophe-roi...

    A l'inverse, Plotin serait venu au monde un peu trop tard. Un sort facétieux en a fait le compagnon de l'Empereur. Mais à une époque où l'Empire se délite. Ses célèbres hypostases sont à entrevoir comme autant de descentes de l'âme du monde en le monde, comme si l'âme du monde devait renoncer à son âme pour garder son monde. Jeu de dupe, évidemment. En renonçant à sa propre immatérialité l'Un plotinicien se fragmente dans le multiple. Le moteur immobile aristotélicien se voit soumis à l'entropie généralisée de tout mouvement.

    L'Hypostase plotinicienne est une nécessité logique : si vous posez l'Un comme l'Inatteignable par nature, il faut bien que vous opériez une réduction tant soit peu ontologique – et d'autant plus ontologique que l'Être est en-deçà de l'Un – qui vous ramène tant soit peu sur le plancher des vaches, ou des êtres pensants si à un niveau infraphysique la concomitance des placides ruminants qui s'en viennent brouter la même herbe êtrale que vous, vous chagrine.

    Reste une faille dans le système. Si l'Un est inatteignable, comment se fait-il que vous en ayez comme une sorte de prescience. Un peu cachottier notre Un, comme une gente dame calfeutrée dans le mystère de sa beauté mais qui se démène toutefois assez – l'on ne sait top comment – pour que l'on ait la révélation de sa présence cachée en sa tour d'ivoire invisible aux simples chevaliers mortels que nous sommes.

    Les religions révélées n'y vont pas par quatre chemins, leur dieu se débrouille pour envoyer un prophète apporter la bonne nouvelle à quelques élus chargés de la répandre à travers le monde. Le dieu chrétien se dérange lui-même. Plus tard l'on calculera qu'il a laissé 66, 6 % ( serait-ce cela le fameux chiffre de la Bête ) de sa présence dans son placard demeurial dans lequel il s'était condamné tout seul au pain sec et à l'eau ( venu sur terre et en appréciant un peu trop les fruits de cette dernière l'on raconte qu'il aurait amélioré son régime en changeant l'eau en vin ). Mais il lui serait arrivé la même mésaventure qu'aux martiens de H. G. Wells, il aurait contracté un virus qui l'aurait cloué sur son lit de mort, après quoi, un peu vexé sur un dernier «  nique ma mère ! » il serait reparti d'où il était venu en nous laissant en otage la sainte vierge, blanc témoignage de sa sainte verge. Bref ces Dieux uniques et inconnaissables jouent en quelque sorte à cache-cache, voire à ni-vu mais-un-peu- connu, avec notre trop crédule race humaine.

    Ne riez pas s'il vous plaît car notre propos est des plus sérieux. N'oubliez jamais que comme pour les rois de France c'est l'Eglise qui s'est chargé de transmettre la réputation des philosophes à la postérité. Elle a commencé par envoyer à la déchiqueteuse les manuscrits de nos présocratiques par trop mécréants. Ensuite elle a fait son miel de Plotin. Elle l'a beaucoup pillé. Nous avancerons même que c'est la lecture de Plotin qui a permis aux Pères de l'Eglise de mieux entendre Platon et d'entrevoir tout le parti qu'ils pourraient tirer de ce vieux païen.

    C'est que l'ancienneté de Platon ne présentait que des avantages. Se réclamer de Platon ne serait-ce qu'en filigrane c'était adresser un superbe clin d'oeil aux élites païennes. Regardez, nous ne sommes pas aussi différents de vous qu'il le paraîtrait, nous aussi nous nous abreuvons aux miel de l'Hymette. Nous sommes faits pour nous entendre. Nous partageons les mêmes valeurs.

    Il était difficile de jouer les mêmes cartes avec la pensée plotinicienne. C'est que celle-ci fondait le substrat théorique du clan des Hellènes. Toute la mouvance païenne qui à différents degrés s'opposait à la main-mise culturelle de l'Eglise sur l'éducation et la pensée se réclamait de Plotin. Pour ceux qui ne l'avaient pas lu comme pour ceux qui se sentaient en désaccord profond avec de telles vues, Plotin était tout de même une synthèse intellectuelle capable à elle seule de rivaliser avec toute la doxa christologique. Le paganisme n'était pas condamné par l'Histoire puisqu'il était capable d'atteindre encore à de si vastes développements.

    Mais ce n'était pas cela qui effrayait l'Eglise. L'Eglise n'avait pas peur du ver rongeur du scepticisme ou du dragon destructeur de l'athéisme. Le danger principal ne résidait pas en les fortes têtes, très minoritaires en ces temps troublés. La pensée de Plotin irradiait les sectes gnostiques. L'époque n'était guère raisonnable. La montée de l'infantilisme chrétien en est la preuve, la plus irrécusable. Or de par leur démesure délirante les sectes gnostiques inquiétaient l'Eglise. La menace résidait dans cet excès, cette exubérance quasi-charismatique des cérémonies sectaires. Au baiser de paix échangé par les fidèles à la fin de l'homélie hebdomadaire il était dangereux que les larges masses incultes ne préférassent les orgies spermatiques des initiés gnostiques...

    La pensée de Plotin n'est guère gnostique. C'est le christianisme qui possède en lui-même les ferments manichéens d'un Dieu prisonnier de son incarnation terrestre. Toute l'outrance satanique gnostique prend sa source dans l'eschatologie chrétienne. C'est à cet alcool un peu trop fort que les penseurs gnostiques mêlèrent le liquide bienfaisant de la pensée plotinienne. Un peu comme l'eau que l'on verse dans l'anisette, non pour en noyer les parfums trop violents, mais pour en stabiliser la puissance des arômes.

    L'on est surtout ce que les autres font de nous. Plotin était un philosophe des plus académiques, mais toute une partie de son lectorat dévoya le sens de son oeuvre, l'infléchissant selon une vision utilitariste. De l'hypostase de nombreux disciples passèrent à l'hyposextase. Ils commirent cette inflexion – très incarnatoire lorsque l'on y songe – dans le but hédoniste de se faire du bien. Hélas, le mal était fait. L'Eglise se hâtera d'entourer l'oeuvre de Plotin d'une double haie épineuse de patenôtres dilatoires. Plotin, mais c'est très bien, un peu difficile toutefois, dans le même genre d'idées il est plus agréable de lire Platon... il faudra attendre la renaissance italienne pour que que l'on redécouvre Plotin.

     

    Pour revenir au traité en question, nous dirons que Plotin, c'est très beau.

    André Murcie.

    PS : Comment de l'Un passe-t-on au deux. En théorie le problème est insoluble, mais il doit bien exister une solution puisque en pratique il existe si je peux encore m'aventurer à décréter la multiplicité des objets qui m'entourent, je ne peux tenir que pour certain la présence d'un certain nombre.

    Il est une échappatoire très facile à une telle question. Il est impossible d'aller de l'Un au deux pour la simple et bonne raison que l'Un n'existe pas. Je ne peux pas plus remonter du Deux au Un que descendre du Un au Deux puisque la multiplicité du monde induit l'inexistence de l'Unicité. Mais alors je reste bloqué en la seule multiplicité, incapable que je suis de voyager au travers de celle-ci, de me déplacer d'un objet à un autre. En fait ma multiplicité se réduit à sa seule unité. Nous retombons dans la sphère parménidienne dans laquelle je ne peux vraiment me déplacer. Et pourtant l'expérience de la concrétude objectale de la diversité de la multiplicité s'impose expérimentalement à moi avec la force de Socrate se mettant à marcher devant Zénon pour infirmer sa thèse achilléenne.

    L'unicité du multiple est la seule condition qui empêche l'identité remarquable du Un et du Multiple. Le Multiple existe parce qu'il englobe l'unicité. Contrairement à ce que propose Plotin, les parties contiennent le tout. Plotin – comme tous les philosophes grecs qui travaillent avec des concepts d'une indépassable évidence du genre le lourd est plus lourd que le léger ou que le contenant contient le contenu– ne peut admettre que la réalité des choses puisse parfois différer. Alors que lui-même explique que si l'âme qui habite mon corps est séparée de l'Âme elle est aussi en même temps cette Âme-là. Il ne parle pas d'une participation à deux réalités distinctes mais d'une même réalité qui participerait par deux-fois à elle-même, ce qui revient à rejeter le principe aristotélicien qu'une chose ne peut être ici et ailleurs en le même moment alors qu'il assoit toute sa physique sur ce même principe.

    Ce tour de passe-passe antithétique n'est possible que par un léger glissement sémantique. Tout comme pour les chrétiens la sainte vierge se retrouve enceinte des oeuvres de Dieu, il institue que tout objet parfait de par sa propre unicité – et sa perfection réside en son unicité – donne naissance à un autre objet parfait, similaire à lui comme une goutte d'eau à une autre, mais toutefois différent puisqu'il contient l'unicité de sa perfection. Et le tour est joué, l'Un engendre l'Unicité, unicité qui se retrouve jusque dans la nature de toute chose. Extraordinaire descente hypostatique qui n'est pas s'en rappeler la démarche de Spinoza qui naturalise le vieux dieu de la Bible dans la concrétude de la nature.

    Si la première mamelle de la pensée de Plotin s'appelle unicité – remarquons qu'ainsi il se débarrasse du meurtre du père platonicien en accomplissant sur Platon ce que Platon n'a jamais réussi à faire sur Parménide. Car Platon n'arrive à prouver le deux qu'en laissant survivre l'Autre. Qui est et qui n'est pas en même-temps. Plus besoin de s'interroger sur l'être du non-être il suffit de donner à chacun des deux enfants son bout de chocolat unicité pour que tous deux puissent être comme ils l'entendent, serait-ce même selon la modalité du non-être. Un peu comme la lumière d'Einstein qui est tour à tour et en même temps onde et photon. Mais les grecs sont encore plus retors que le grand Albert. Chez eux la lumière est et n'est pas en même temps. Prodigieuse manière de court-circuiter le dieu de la Bible qui sépare la lumière de l'obscurité un peu platement, se contentant de mettre de l'ordre dans l'univers, alors que nos physiciens grecs s'acharnent à le rendre intelligible. C'est-à-dire modelable à merci et à foison par l'esprit humain.

    L'unité de chaque chose est constitutive de la chose mais point inhérente à elle-même. Chose et unicité sont distinctes. L'Un refile sont unicité en douce un peu comme un sceau dont une fabrique marque les marchandises dont elle fait le commerce. Estampillage gratuit mais lourd de conséquence. Le monde de Plotin est bien un Univers et pour jouer sur les mots l'on devrait dire un versuni.

    Se pose à nous le problème du polythéisme plotinicien. La présence souterraine du Un partout et divisible pourrait être interprété comme un monothéisme sous-jaccent. Mais ce Un qui de par son unicité fonde la diversité du multiple est un principe que l'on pourrait définir comme une garantie polythéique.

    L'Eglise ne s'y est pas trompée : certes elle a fait semblant d'entendre comme allant de soi l'inscription monothéique de la pensée de Plotin, mais elle n'est pas restée dupe. La couleur du monothéisme, l'apparence du monothéisme, mais ce n'est pas du monothéisme. La mise sous boisseau de l'oeuvre de Plotin n'est pas due à un simple ressentiment. C'est que la multiplicité de Plotin n'est pas fondée sur l'Un, l'Un est plutôt le garant de la multiplicité.

    Il suffit d'inverser le raisonnement – nous ne sommes décidément pas très loin de Spinoza – le multiple, de par sa multiplicité fonde l'unicité de chacun des objets, et c'est de cette manipulation intellectuelle que l'on tire l'Idée de l'Un. C'est bien le Multiple qui devient le garant du principe unitaire de l'Un.

    La pensée de Plotin qu'une doxa infra-christologique plus ou moins inconsciente – car l'on se doit au début de toute entreprise de pensée faire tabula rasa de toute l'historicité chrétienne de la construction philosophique occidentale - présente comme un monothéisme païen – cet oxymore sous-entendant un déni de son paganisme – est à considérer à l'inverse comme l'escalier qui ramène l'idéénité de la pensée platonicienne à la pluralité paganisante.

    Evidemment, l'escalator philosophique peut-être emprunté dans les deux sens ( pour ne pas dire à contresens )...

    ( 2011 / in les Potins de Plotin)