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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 32

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 032 / Janvier 2017

    JERPHAGNONERIES

     

    LES DIVINS CESARS.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale.

    586 p. Septembre 2004. Taillandier.

     

    Une histoire de l’Empire Romain. Depuis Actium et la victoire d’Octave jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes en 529 par Justinien. Mais vue d’un certain côté. Celui de l’idéologie impériale. Ce qui ne nous surprend guère chez Lucien Jerphagnon qui a déjà commis trois importants ouvrages de référence sur l’histoire de la pensée antique et médiévale.

    Commençons par les compliments : très belle écriture, les portraits d’Auguste, de Tibère, de Proclos et de Damascios sont de pures merveilles d’érudition mais ils dénotent surtout une décision d’analyse des plus subtiles en même temps que des plus fermes. La réussite en est d’autant plus remarquable que si les documents fourmillent pour les deux premiers imperators, les deux derniers chefs de l’école d’Athènes sont nettement moins connus et reconnus. Quant au reste vous dévorerez à belles dents. Beaucoup d’humour, et d’humeur car Jerphagnon ne nous parle d’hier que pour mieux nous causer d’aujourd’hui. A frotter la buée des siècles futurs, c’est à la transparence du nôtre que nous nous efforçons.

    Nous eussions aimé de plus amples pages autour d’Oreste et Romulus Augustulus mais il s’agit d’un vœu tout personnel qui ne doit pas oblitérer l’immense travail effectué par notre auteur. Nous n’ignorons pas tout ce que, depuis Marx, le terme d’idéologie peut induire de défiance péjorative dans les esprits. Mais il serait présomptueux d’employer le grand mot de philosophie.

    Tous ceux qui se sont essayés, avec plus ou moins de bonheur, de sincérité et d’empressement suspect, à justifier à coups de belles phrases ronflantes les prétentions de la cohorte d’empereurs à qui échurent les rênes du pouvoir, revendiquaient une coloration philosophique des mieux appropriées. Qu’ils aient été de naïfs prosélytes platoniciens ou de parfaits vieux cyniques ne change rien au problème démagogique. Nous sommes dans le domaine de l’opinion et n’avons pas encore forcé les portes de corne et de brumes de la pensée.

    Le cube du pouvoir a des arrêtes tranchantes. Les intellectuels de haut vol peuvent se précipiter au portillon, certains arriveront à outrepasser les limites de l’indécence des plus vils flagorneurs. Entre la médaille en chocolat de la renommée et la solidité tarifaire d’un aureus, notre cœur achilléen ne balance pas toujours. Combien faut-il de valeur ajoutée pour transformer un Sénèque en Marc Aurèle ?

    Quelle distance entre Les lettres à Lucilius et les premières déclarations de Néron ? La question appelle-t-elle seulement sa réponse ? Quoi que l’on fasse, les belles formules que l’on frappera sur les monnaies ne participent pas de la pensée philosophique mais du slogan publicitaire.

    Et pourtant. C’est-là que Les divins Césars deviennent intéressants, au fil des siècles il appert que la figure impérieuse du princeps devient le symbole de la perpétuation de l’exercice de la philosophie et que cette dernière se mue en égide protectrice, en tête gorgonale de défi et de combat.

    Ce qui n’était que phrases creuses ou rhétorique envahissante en est venu à signifier l’appartenance à un mode de pensée, authentique et signifiante. C’est que la donne a changé. L’ennemi n’est plus de l’autre côté du lointain limés mais à l’intérieur des murs.

    La lèpre du christianisme a corrodé les énergies. Elle n’est pas arrivée là par miracle. Elle est la fille des frustrations sociales engendrées par un inique partage des richesses amassées par la Conquête. Ce n’est pas un hasard si elle vient battre en brèche l’institution impériale, c’est qu’historiquement celle-ci a été conçue comme une correction de trajectoire aux déviances de la Res Republica.

    Les folies supposées d’un Caligula et d’un Néron ne furent que les reflets schizophréniques de l’illégitime partition républicaine qui perdurait malgré leurs vains efforts à redresser l’irrémédiable coupure. A peine eurent-ils l’héritage en main qu’ils comprirent, de manière plus ou moins lucide, l’inéluctabilité du naufrage.

    Y font écho, à l’autre bout temporel de l’Empire, les fameuses hypostases plotiniennes. Etrange de voir l’impossibilité de la pragmatique philosophique. Esprit des plus subtils et des plus déliés Plotin a perdu le sens des réalités. Entre d’un côté la rusticité non-idéelle des catégories aristotéliciennes et l’avancée d’Alexandre et de l’autre la récession plotinienne qui nous conduit du concept à l’idée du concept et l’échec des expéditions parthiques du troisième siècle, l’on mesure le recul parcouru.

    Pour parodier Teilhard de Chardin, et ce nom n’est jamais aléatoire lorsque l’on évoque le déploiement historiciste du christianisme, nous dirons que le paganisme revint au point Alpha. Nous touchons-là du doigt une des grandes faiblesses de l’idéologie impériale, qui dès le vivant d’Auguste, fut déclinée sous une forme reptilienne, ophique et non sophique, religieuse. L’abandon du politique, qui explique la prééminence de l’idéologie des cultes impériaux, permettra au christianisme de se couler dans les vieilles peaux du pouvoir impérial avec une facilité déconcertante.

    Plus d’une fois Jerphagnon attire l’attention du lecteur moderne sur la difficulté d’un condisciple antique à accéder aux textes. Les copies des originaux sont rares. L’on est obligé de se débrouiller avec des compilations maintes fois répétées de morceaux choisis. Les conditions matérielles ont empêché une véritable transmission. Le trésor de la pensée grecque est dispensé sous la forme d’une diffraction généralisée. Etonnez-vous qu’en de telles conditions l’on n’ait pas su s’affranchir de la présence des Dieux !

    La philosophie qui a été la première à tuer les Dieux n’a pas su se défaire de leurs cadavres encombrants. A tel point qu’aujourd’hui toute renaissance de l’impériosité du politique est concomitante avec le surgissement inattendu du paganisme. Julien en fut la dernière victime. Son action militaire et politique se confond avec son combat pour les anciens Dieux.

    Les Divins Césars portent bien leur titre. Ils participent des Dieux. Jerphagnon sera particulièrement sévère avec Théodose qui se prosterne devant son évêque et souillera de sa cacalamiteuse courbette la pourpre impériale. Le dieu monothéique se parera de ces haillons augustéens. La nuit tombe sur le monde. Même s’il professe une incompréhensible sympathie pour Saint Augustin Lucien Jerphagnon n’est guère tendre pour les chrétiens responsables de la longue nuit qui suivit leur prise du pouvoir. Il les accuse tour à tour de despotisme, d’autocratisme, de sectarisme…Nous sommes face à un recul civilisationnel dont nous continuons à ressentir les effets plus de mille sept cent ans plus tard.

    Nos intellectuels ne tarissent pas d’éloges ou d’imprécations sur le retour du religieux et la communautarisation de nos sociétés occidentales. Très peu savent en articuler la signification. Le retour des croyances monothéiques sonne avant tout comme le signe d’inquiétude des ennemis du concept opératoire d’Imperium Romanum. Nous avons parcouru tout un cycle. Nous revenons non pas à notre point de départ mais vers notre point de bifurcation. Le retour n’est pas un cercle à l’identique mais une spirale à exhausser. Les Dieux ne sont pas une nécessité, ils fondent toutefois les conditions de notre redéploiement.

    Les Divins Césars nous obligent à pointer notre nez à l’endroit exact où nos contemporains répugnent d’enfouir le leur. Le corpus des textes philosophiques occidentaux est cadastré au millimètre près. Nous avons un universitaire embusqué derrière chaque page prêt à vous fournir des maximalités d’explications, parfois oiseuses, très souvent estampillées des coins de la meilleure érudition. Mais nous avons affaire à une philosophie de laboratoire très éloignée des réalités agonales qui lui donnèrent le jour.

    Nous le répétons, la philosophie grecque ne fut l’apprentissage, ni de la sagesse, ni de la mort, ni du désir, mais une pragmatique de tout cela et encore plus une pragmatique auto-réflexive de cette pragmatique même. Même si souvent les grecs ont tenu l’ombre pour la proie et l’idée du désir pour toute chose pour la totalité du désir de chaque chose…

    De plus si cette philosophie est devenue fondationnelle à notre occidentalité, elle le doit davantage à la geste d’Alexandre et à la conquête romaine qu’à ses propres vertus. Il n’y a pas de philosophie occidentale sans sa transmission impérieuse. Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou pas, qu’ils le cachent ou pas, qu’ils en soient conscients ou pas, nos philosophes emmènent le concept d’Imperium dans leur bagage.

    Il n’existe pas de savoir pur. Ceux qui affirment que le polythéisme était en train d’accoucher, tout seul, par parthénogénèse, du monothéisme ont une bible dans chaque œil. Le polythéisme, même s’il paraît atteindre chez certains de ses penseurs à l’idée de l’Unité, n’y parvient jamais réellement. La vérité se dévoile, mais il reste maintenant et toujours un voile de la plus légère transparence à enlever encore. Nous sommes dans le mode opératoire de la fragmentation atomique. Les Dieux renaissent sempiternellement.

    Philosophie, Imperium, paganisme ; c’est un paquet cadeau ; il est impossible de penser l’un sans faire appel aux deux autres. Nos ennemis ne s’y trompent pas qui mènent une guerre à outrance contre tout ce qui peut rappeler de près ou de loin la présence de l’Imperium. Contre celui-ci il oppose la notion de Démocratie qui n’est qu’une des formes contingentes de l’exercice du pouvoir en tant que retour du même. Contre le paganisme nous assistons à une mise en orbite médiatique sans précédent des trois monothéismes traditionnels. Quant à la philosophie l’on coupe les accès institutionnels les plus simples et les plus directs à la connaissance de son existence par l’éradication forcenée des filières d’apprentissage du latin et du grec.

    Ces Divins Césars sont à lire comme le récit mythique de ce dont nous avons été privés et désarçonnés. Ils nous enjoignent de remonter en selle. Au plus vite.

    André Murcie.

     

    LES DIEUX NE SONT JAMAIS LOIN.

    LUCIEN JERPHAGNON

    244 p. DESCLEE DE BROUWER. 2003.

     

    Passage de témoin. Les grands pontes des études antiques qui dominèrent ces trente dernières années les publications universitaires sentent que leur âge canonique les destine à laisser place aux jeunes. Les temps sont venus de dresser le bilan de toute une vie : eux qui se sont si souvent abrités derrière leur sujet d’étude, eux qui ont si souvent avancé masqués, avant de jeter l’éponge de la retraite, se paient la coquetterie de proclamer haut et fort leurs personnelles opinions à la face du grand public. Qui s’en moque éperdument. Qu’importe, leur plan de carrière n’en souffrira plus, et quelle joie que de se donner l’illusion d’être un penseur libre ! Hélas, le chien trop longtemps attaché à la même chaîne, une fois libéré de son carcan, ne s’éloigne guère du périmètre de sa niche.

    L’on n’est jamais trop prudent. Ainsi Lucien Jerphagnon n’est jamais allé plus loin que son titre. Les Dieux ne sont jamais loin, la formule est jubilatoire. Mais si les premières pages sont prodigieuses, mordantes, acérées, teigneuses, voltairiennes, ricanantes, la suite n’est plus du même tonneau. Un peu comme ces films qui répètent interminablement la même scène, les idées jerphagnonesques tournent en rond et finissent par se mordre la queue.

    Question mythes Jerphagnon en connaît deux rayons. Mythologique et biblique. Ravaler les pieuses histoires de la thora au rang subalterne des contes et légendes grecques n’horrifiera que quelques grenouilles de bénitier. L’astuce use d’une trop épaisse ficelle. Mettre dans un même sac les sectateurs de Jésus et de Zeus passera sans nul doute, auprès des esprits faibles, pour un acte de grande rébellion anti-religieuse. La réalité est moins reluisante : Lucien Jerphagnon se donne les moyens de ne jamais se prêter à l’apparence d’attaquer de manière frontale les fondements des doctrines juives et chrétiennes. Certes il pourra par la suite regretter le triomphe de l’idée monothéiste sur le paganisme, mais comment ne s’aperçoit-il pas qu’il a déjà scié la branche sur laquelle il voudrait nous faire accroire qu’il désirait s’asseoir ?

    Entre métaphysique et positivisme il convient de choisir. Blanchi sous le harnais des idéologies scientistes de la recherche universitaire, Jerphagnon s’en remet à la vieille fable de l’évolution humaine. Pauvres hommes préhistoriques transis de peur et d’orages ! Le mythe serait une explication tant soit peu rationnelle que l’Homme aurait élaboré pour mieux comprendre le monde inquiétant dans lequel l vivait.

    Pourquoi pas ? Mais ce que l’on appelle mythologie grecque provient d’une autre origine. Alors que le monothéisme judéo-chrétien se décline selon une apparence inaliénable et donc totalitaire, le polythéisme opposé à cette vision réductrice de l’existence humaine ouvre d’immenses étendues tant physiques que mentales. La multiplicité des dieux reste le signe intangible d’une volonté de conquête intellectuelle indéfinie. Tout dieu est un concept opératoire. Etablir une relation d’égalité entre monothéisme et polythéisme consiste à les appréhender uniquement en tant que simple croyance. S’il est vrai que le monothéisme relève exclusivement de l’ordre du croire – et nous remarquerons en passant par la même occasion que les notions de vérité et de croyance appartiennent au même plan phénoménologique du psychisme humain – le polythéisme de par sa nature dialectique induit – parce qu’il la contient, la contredit, et la dépasse – d’autres affirmations et dépositions que la malheureuse croyance.

    Lucien Jerphagnon nous rappelle que chaque peuple engendre ses propres croyances. Cette pensée qui fleure bon le politiquement correct et l’égalitarisme civilisationnel ne nous émeut pas. La mythologie grecque, même si l’on peut trouver mille ressemblances ou accointances avec mille autres mythologies indo – ou extra – européennes reste celle qui permit et présida à l’éclosion de la pensée rationnelle. Peut-être tout autre mythologie aurait-elle pu arriver au même résultat. Peut-être la seule combinaison des circonstances historiques a-t-elle accompli ce prodige inespéré. Peut-être dans vingt cinq mille ans ce concours aléatoire d’évènements infimes n’aura-t-il plus d’efficience réelle. Mais en cette aube du vingt-et-unième siècle très chrétien nous n’en jugeons pas de même.

    Lucien Jerphagnon sous-entend que notre monde moderne, qui aurait bien besoin de renouer avec ce supplément d’âme gréco-mythologique que nous avons perdu, est irrémédiablement inscrit en une autre ère historique. Nous aurions changé de cycle et accédé à une autre étape de notre évolution.

    Bien sûr nous pensons à rebours de Jerphagnon. Nous n’allons pas ici, exposer une énième fois notre point de vue. La quatrième de couverture de Les Dieux ne sont jamais loin était alléchante : « L’accélération de l’histoire semble nous avoir fait naviguer entre deux écueils : celui d’une domestication de la raison par la foi et celui d’une exclusion du mythique et du religieux par la raison. Ce combat mortifère nous a finalement rendus exsangues, spectateurs impuissants d’une lutte entre fous de Dieu et les apôtres du marché ».

    Ah ! si Jerphagnon avait tenu ses promesses ! Mais le livre ne dépassera jamais le lamento du manque évident de spiritualité de notre époque. Si Jerphagnon n’était pas pourvu d’une solide culture classique, sans doute aurions-nous eu droit à un manifeste pro new-age ! Dans leur mansuétude infinie les Dieux nous ont épargné ce cauchemar ! Ne tirons pas sur le pianiste. Il ne peut jouer que la partition qu’il a pris la peine d’emporter.

    Nous avons eu beau lire et relire en tous les sens, nous accuser d’étourderie et de négligence, il a bien fallu nous rendre à l’évidence. Les dieux n’ont pas été très loquaces : pas une seule ligne sur le marché libéral qui s’étend aux quatre coins de notre planisphère, pas un mot sur les résurgences des monothéismes, chrétien, juif et islamique, et les conséquences de leurs redéploiements actuels. Nous n’osons même pas imaginer qu’un subit accès de paresse ait poussé maître Jerphagnon à abandonner son livre en pleine campagne, à la première halte propice.

    A l’impossible nul n’est tenu. A trop étudier l’Antiquité et ses grands hommes, Lucien Jerphagnon a cru qu’avec un peu de culture et de bonne volonté il serait capable de repenser le monde, notre monde, s’il prenait appui sur une certaine sagesse mythologique. Il a juste oublié de comprendre que la sagesse antique n’est qu’un leurre. L’esprit grec pour mouvoir le monde a subi maintes métamorphoses dont la moindre n’est pas celle de son redéploiement impériumique. L’Imperium aura été l’ossature du monde antique. Penser que, sous prétexte que le temps ait fané et édulcoré les belles vignettes exemplaires des travaux des dieux et des héros, l’Imperium est une vieillerie sans aucune importance, Jerphagnon l’entreprend de lui-même sans le comprendre lorsqu’il parle des « spectateurs impuissants » relégués sur le banc de touche de l’Histoire.

    La nostalgie ne doit plus être ce qu’elle était. Parce qu’il refuse de penser le monde selon l’antique logique conceptuelle de l’Imperium, Lucien Jerphagnon ne possède même pas une arme pour contrer ceux qu’il n’ose même pas déclarer ses ennemis. Démuni comme l’enfant qui vient de naître, ou plutôt comme le vieillard qui ne tardera pas à disparaître, Jerphagnon espère stopper le train du marché lancé à grande vitesse en lui faisant signe, depuis le bord extérieur de la voie, de s’arrêter.

    André Murcie.

     

    LE PETIT LIVRE DES CITATIONS LATINES.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    Taillandier. Octobre 2004.

     

    Six volumes en quatre années Lucien Jerphagnon met les bouchées doubles ! Des fois qu’on s’obstinerait à l’oublier, il en rajoute un mini dernier, un petit carré magique de douze centimètres de côté, la taille idéale à caresser du fond de votre poche le poil qui s’exhausse dans votre main. Mignonne à souhait, impertinente comme le daimon de Socrate, voici l’étrenne parfaite, au prix léger, qu’attendait votre chef de bureau qui y puisera l’illusion d’être intelligent et cultivé.

    Depuis que le souffle de la modernité a emporté à tout vent les feuilles de ses roses centrales le Larousse a perdu tous ses attraits et le grand public un des derniers liens qui le rattachait à ses origines antiques. Toujours à l’affût des ventes faciles et des créneaux dégarnis, les éditeurs n’ont pas longtemps hésité à sauter sur l’occasion qui se présentait. Lucien Jerphagnon s’est vu proposer le marché clef en main. Comme un dernier coup de pied au cadavre de la langue morte, façon de la faire tressaillir une nouvelle fois pour se donner l’illusion de sa reviviscence, maître Jerphagnon pleure et s’occupe de ses oignons.

    Vingt siècles de tradition latine pour en arriver là, à recouvrir la nostalgie de ses souvenances sous les oripeaux des ironies facétieuses des actualisations délétères ! Retenir à tout prix le badaud qui se serait arrêté par mégarde ! L’homo contemporaneus ne manquera pas de s’émerveiller, un grand quart d’heure de toute sa vie, de cette latinité primesautière si peu fondamentaliste.

    César, Auguste et Néron, Horace et Virgile. Pourrions-nous être en meilleure compagnie ? Pourquoi a-t-il fallu que Lucien Jerphagnon se soit rappelé qu’il annota les trois tomes de La Pléïade consacrés aux œuvres de Saint Augustin ? Ce sont les citations de latin d’Eglise qui ont droit aux développements les plus fournis ! Il paraît que nos fieffés grand-pères les auraient sciemment, et à rebours de l’usage traditionnel, traduites avec un parti-pris idéologiques des plus éhontés.

    Nous préférons pourtant l’attitude si partisane de nos plus proches ancêtres, à cette racoleuse dédicace qui fleure un peu trop la démagogie, il eut été ô combien plus courageux de l’offrir à Néron qui avait «  à peu près tous les talents » ! Qualis fidelitas, cher monsieur Jerphagnon !

    André Murcie.

     

    JULIEN DIT L’APOSTAT.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    HISTOIRE NATURELLE D’UNE FAMILLE

    SOUS LE BAS-EMPIRE.

    304 p. SEUIL. 1986.

     

    Toujours entendu dire par les connaisseurs que le Julien de Jerphagnon était de qualité. Je puis désormais me joindre au cercle informel des laudateurs. Il ne s’agit point d’une étude romancée, même si très vite le livre se dévore comme un roman.

    Julien est un personnage attachant. A tel point que les deux premiers tiers du livre ressemblent davantage à un panégyrique composé par un admirateur inconditionnel du César qu’à un précis d’érudition universitaire. Ce n’est pas que Lucien Jerphagnon chercherait à cacher les aspects négatifs de la personnalité et du comportement de l’Empereur. Mais les faits sont exposés avec tant d’impartialité que les défauts de caractère et les erreurs de jugement de Julien passés au crible de la raison raisonnante nous apparaissent dans la lumière crue mais si éclairante des conditions de leur formation.

    Notre auteur aurait-il été ému par le statut d’orphelin du jeune Julien ? Jerphagnon a tendance à se poser comme un père compatissant prêt à excuser tous les débordements de sa progéniture. Il faut reconnaître que Julien sera un enfant sage. Plus tard il deviendra un adolescent réfléchi plus préoccupé par ses lectures que par les filles.

    Il est vrai qu’il s’adonne sans retenue aux livres interdits et que sous son aspect d’intellectuel perdu dans les nuages il devient l’adepte décidé d’une contre-culture peu en odeur de sainteté auprès de ses geôliers. Sans doute lit-il trop vite et d’une façon trop brouillonne. On ne peut lui en faire grief quand on réfléchit aux nombres de ruses quotidiennes et de protocoles de fausse soumission qu’il dut déployer pour assouvir sa faim de littérature classique. Est-il nécessaire de rappeler que c’est en ces années d’extrême solitude que Julien forgea son destin ?

    Seul contre tous. Si certains n’entendent point le concept de flair nietzschéen qu’ils se penchent sur les années d’apprentissage de Julien. Par quel miracle l’enfant parviendra-t-il à s’extraire de la gangue du christianisme ? Quel fut l’instinct qui éveilla ses soupçons et aiguisa sa curiosité ? Les Dieux y auraient-ils pourvu pour reprendre à rebrousse-poil un célèbre poème de Cavafy ? Rien n’est moins sûr.

    Le paganisme de Julien restera entaché de l’inquiétude chrétienne. Julien croit à ses dieux plus qu’il ne les pense. Il n’aura d’ailleurs pas le loisir de les méditer. Ses ennemis n’ont pas manqué de souligner le hâtif inaccomplissement de ses écrits. Le destin impérieux de Julien fut si rapide qu’il n’eut pas le temps de revenir sur ses traités expédiés de nuit, rédigés dans l’empressement, la fièvre, et le tourment de la clepsydre qui s’écoule trop vite. Peut-être faudrait-il les mettre en relation avec Les Feuillets d’Hypnos d’un René Char pour qu’un lecteur moderne puisse comprendre l’urgence qui présida à leur venue au monde. S’il y eut quelque part une littérature engagée en un combat obscur contre des forces tentaculaires qui la dépassent, l’oppriment et l’écrasent, ce furent bien les lettres de Julien.

    Plus d’une fois Lucien Jerphagnon reprochera à Julien son idéalisme littéraire. Les pauvres mortels que l’Empereur se doit de diriger ne sont pas des héros homériens sortis tout droit, casqués et armés des pages de l’Iliade. Julien fut un Ulysse pressé. Il n’était pas du genre à perdre de précieuses heures dans la couche de Calypso. Dès l’outre d’Eole débouchée l’on sent qu’il aurait chevauché la tempête tout le long de la route du Retour.

    Mission impossible déclare Jerphagnon. Le projet politique de Julien n’était pas viable. La preuve c’est qu’il a échoué. Beaucoup feraient mieux de relire la Logique d’Aristote qui confondent cause adjacente et conséquence efficiente. L’échec de Julien n’est pas la preuve de son échec. Tout au contraire c’est la preuve de l’existence de Julien qui justifie l’épreuve de sa mort.

    Jerphagnon se sépare de Julien le 17 juin 362 lorsqu’il signe le décret d’interdiction d’enseigner les lettres païennes aux professeurs d’obédience chrétienne. Un contemporain ne peut trouver cette mesure que profondément et politiquement incorrecte. Selon nous beaucoup moins incorrecte que les dernières et rampantes directives de l’Education Nationale qui visent à restreindre les cours de langues grecque et latine dès la rentrée scolaire 2006. Mais ceci est une notre histoire.

    Laisser aux chrétiens le loisir de dévoyer à des fins apologétiques le trésor des littératures païennes était une erreur. La disparition des bibliothèques publiques dans les décennies qui suivirent démontre qui de Julien ou de Libanios avait raison. Jerphagnon peut se retrancher derrière la caution morale de la conscience païenne de l’époque. Certes Libanios a jugé scandaleux le rescrit de Julien mais il n’est qu’à lire la suite pathétique de ses discours, composés après la disparition de Julien, pour se rendre compte combien il a dû se mordre les doigts de sa grande générosité intellectuelle.

    Libanios, qui ne prit pas le risque de rejoindre le Conseil du prince et se contenta de soutenir de loin le régime qu’il avait appelé de ses vœux, passera le restant de sa vie à élever protestation sur protestation dans le vain espoir, perdu d’avance, de s’opposer aux iniques interdictions des cultes païens par les sectateurs christiques.

    Les démocrates au grand cœur ne se retrouvent pas dans cette intolérance de Julien César. De toutes les manières affirment-ils, il était trop tard : « comment aurait-il réussi, là où Dioclétien et Galère avaient échoué ? » nous demande par exemple Jacques Flamant dans le tout dernier Dictionnaire de l’Antiquité paru aux éditions Quadrige sous la direction de Jean Leclant en octobre 2005.

    C’est fou comme les idées reçues ont le don de se reproduire ad vitam aeternam dans le petit monde des universitaires chevronnés. Contrairement à Dioclétien et Galère, Julien possédait une connaissance approfondie du christianisme. Les persécutions de nos deux empereurs furent brutales. Julien était trop intelligent pour se satisfaire de telles violences. Nous ne nions pas qu’il y aurait eu quelques exécutions. Les chrétiens eux-mêmes ne se privèrent pas de semblables expédients. Mais Julien ne se serait pas contenté d’une répression aveugle. Toutes ses décisions montrent qu’il avait décidé d’étouffer financièrement l’Eglise en la forçant à faire appel aux seules contributions directes de ses fidèles et de l’empêcher de s’étendre en limitant l’impact prosélytique de ses réseaux caritatifs. En d’autres termes Julien voulait déchristianiser les structures étatiques de diffusion de la doctrine évangélique. Nos défenseurs de l’école laïque devraient réfléchir quelque peu à l’action préventive entreprise par Julien. Qu’ils se remémorent aussi les manières employées par les activistes islamistes pour phagocyter les sociétés civiles des pays musulmans.

    De plus Julien avait compris que la propagation du christianisme s’articulait autant sur les terribles manquements sociaux que sur la vacuité idéologique de la société païenne. L’on a beaucoup glosé et rit sur les fondements de son clergé païen. Jerphagnon laisse filtrer les mots de théocratie totalitaire pour caractériser l’utopique projet sociétal de Julien. Lorsque le feu est à la maison l’on ne cherche guère à savoir la provenance et le taux de limpidité de l’eau des pompiers.

    Faute de mieux et de moyens Julien copia l’organisation de l’Eglise. Celle-ci avait fait ses preuves. En moins de cinquante ans, partie de rien, elle avait su tisser un maillage d’emprise idéologique redoutable sur les esprits. Julien visait le long terme. En dix ans l’on aurait formé une nouvelle génération d’officiants. En trente ans le paganisme aurait reconquis le terrain perdu.

    Et surtout à l’hypocrite et très partielle charité chrétienne aurait succédé une véritable redistribution édilitaire et étatique des impôts et des fortunes. Les élites païennes ne se sont pas précipitées pour aider Julien, elles comprirent très vite ce que cet empereur, qui avait congédié la pléthorique et paperassière cour de Dioclétien et de ses prédécesseurs très chrétiens, leur demanderait comme sacrifices.

    Nous ne disons pas que Julien était un révolutionnaire qui voulait confisquer les moyens de production en faveur des travailleurs, des esclaves, des pauvres et des indigents mais qu’il apparut comme un révolutionnaire qui voulut redistribuer les richesses afin de veiller à l’entier déploiement de l’Imperium, celui-ci étant le seul garant de la continuité de la production de ces dernières. Julien ne visait pas à l’égalité mais à une répartition plus équitable. C’était-là le meilleur moyen de changer la donne qui avait permis l’explosion expansive de l’Eglise.

    Ceux qui perdent la guerre ont toujours tort. L’expédition orientale de Julien était-elle superflue ? D’après Jerphagnon Julien aurait dû ne pas tenter le sort. La chance avait été trop longtemps de son côté. La consolidation du limes germanique fut une divine surprise. Qu’avec si peu de troupes Julien ait réussi à relever une situation qui aurait pu tourner à la catastrophe tenait déjà du miracle. Que sa marche victorieuse à la rencontre des troupes de Constance se fût achevée sans qu’il y eut nécessité d’une sanglante bataille finale confinait à l’incroyable. La sagesse recommandait la plus élémentaire des prudences.

    Grisé par ses faciles succès inespérés l’Imperator aurait cédé aux sirènes de l’hubris. Qu’avait-il à se prendre pour Alexandre le Grand et à caracoler sur les traces du Conquérant ? Mieux vaut éradiquer la cause d’une maladie que d’en soigner les effets. Le christianisme s’est développé sur un sentiment diffus de malaise et d’inquiétude généralisée dû à la perception de plus en plus aiguë d’une commune impression d’insécurité créée aux frontières par une pression des barbares de plus en plus forte. Le limes occidental ayant été stabilisé pour près de quarante ans Julien a préféré prendre les devants pour l’Orient. La montée en puissance de l’Empire Perse ne laissait présager rien de bon. Tôt ou tard la Perse prendrait l’offensive. Il valait mieux attaquer en premier tant que la force de frappe des troupes romaines était encore en état de faire la différence.

    Sabotée de bout en bout par le parti chrétien l’expédition échoua. Pour l’Imperium la mort de Julien marqua le début de la fin. Nous ne pensons pas que Julien soit venu trop tard. Les siècles ont passé, mais la situation n’a pas fondamentalement changé. A examiner les péripéties historiques qui se sont succédées, malgré un profond bouleversement de notre donne originelle, malgré l’advenue de nouveaux peuples, de nouvelles cultures, de nouvelles civilisations, rien n’a vraiment subi une évolution décisive. L’Occident est en pleine déshérence, l’Orient reste effondré sur-lui-même en un vertige monothéique effrayant. L’Imperium reste à renouer. La geste de Julien nous est exemplaire.

    L’on n’en a jamais fini avec Julien. C’est après sa disparition que le clan des Hellènes mesura l’étendue de leur perte. Le fait que les actes et les écrits de Julien aient été transmis jusqu’à nous prouve que l’Eglise malgré sa hargne et sa vindicte n’a pu effacer les traces de son ultime opposant. Une phalange sacrée du souvenir s’est formée et a su préserver l’héritage du dernier des Imperators : une lecture non entachée d’empiro-christicisme de la littérature antique et le concept opératoire de géopolitique de l’Imperium.

    Bien sûr à la fin de son étude Jerphagnon essaie de noyer le bébé dans le bassin du poisson chrétien. Il nous la joue grand conciliateur, Jésus tendant la main à Julien et se mettant à l’aimer… « parce que nous aspirons à la fin de toutes les contradictions, à l’unité de toutes les valeurs, si tragiquement dispersées, éparpillées dans les consciences, les sociétés, les civilisations, les âges. »

    Mais pourquoi alors Julien aurait-il reçu l’initiation taurobolique de Mithra le dieu des légions en marche ? Pour nous indiquer que nous nous devons de prendre le taureau de l’Europe par les cornes.

    André Murcie.

     

    CAÏUS, LE DERNIER VERDICT.

    LUCIEN JERPHAGNON.

    224 p. TAILLANDIER. 1988.

     

    Deux livres qui se passent sous Valérien, l’on devrait me décorer pour cet accouplement de raretés ! Celui-ci comme le contrepoint du précédent. Sur le mode mineur. Lucien Jerphagnon y aborde un seul aspect du règne de l’empereur : la persécution des chrétiens. L’on n’attend pas moins d’un érudit qui en 1988 avait déjà consacré deux volumes sur Le caractère de Pascal et à Vladimir Jankélévitch, plus près de toi seigneur je meurs ! Depuis il a fait pire mais nous reviendrons plus tard, en d’autres feuillets sur son cas.

    L’argument est aussi mince que le roman. Le légat Caïus Macrinius Decianus, qui commande au fin fond de l’Afrique un fragment de légion, a à s’occuper du procès d’une dizaine de chrétiens qui refusent de sacrifier aux Dieux. L’affaire ne l’enchante guère, il a d’autres chats à fouetter, et l’obstination imbécile des christanophiles qui préfèrent mourir que de brûler un as d’encens à la divinité de l’Empereur, l’ulcère.

    Lucien Jerphagnon n’est pas intransigeant. Caïus est ce qu’au dix-huitième siècle l’on appelait un honnête homme, et les chrétiens ne sont pas parés de toutes les vertus. Même que ceux qui vont être assez lâches et assez malins pour passer au travers des mailles du supplice sont de véritables bons à rien qui n’auraient pas valu le bois de la croix sur laquelle ils ne seront pas ligotés. Leur chef, l’évêque a perdu la foi et se trouve somme toute bien enchanté de mourir sans avoir à révéler à ses frères qu’il a recrutés et enseignés, l’horrible vérité de son apostasie intérieure … Il n’y a que Sylvia, toute frêle, toute blonde, toute jeune femme, qui ira sans tricher au bout de son destin… La mort de cette innocente pèsera d’autant plus sur la conscience de notre Sénateur, qui a fait tout ce qu’il a pu pour la sauver, qu’une année après sa décollation, Gallien, qui succède à son père prisonnier des Parthes, délivre un édit d’indulgence et de tolérance en faveur des sectateurs christiques.

    Pour sûr présentée ainsi, la condamnation à mort de la tendre Sylvia révulse notre sensibilité. L’on y trouve ce sentiment d’absurdité et d’incomplétude de la condition humaine que le siècle précédent, par l’entremise de grands écrivains et de philosophes renommés, a longuement scruté, disséqué et minutieusement analysé. Les leçons de l’Histoire sont sans appel pour nos contemporains. Il n’existe aucune cause, si pure, si élevée, si désintéressée puisse-t-elle être, qui vaille la peine d’y perdre sa vie. Sérotinus le sage ami de Caïus abonde en ce sens, qui déclare que ces chrétiens si gentillets qui ne casseraient pas trois pattes à un canard risqueraient de se révéler sous un bien mauvais jour si par hasard ou par nécessité, les circonstances des évènements leur donnaient un jour le pouvoir…

    Admirons le vice subtil de ce raisonnement qui dédouane nos contemporains de leur pitié qu’ils expriment et accordent à Sylvia au nom des atrocités que les siens commettront dans les siècles suivants. C’est sur Caïus seul que retombe l’opprobre moral de ne pas s’être démis de sa fonction pour ne pas avoir à supprimer Sylvia. Quant à Sylvia qui par son entêtement, a condamné Caïus à agir selon son devoir, elle acquiert un statut de sainte innocente exemplaire. L’on retrouve le vieux schéma christique qui consiste à faire retomber sur la tête des témoins étrangers au drame qui se joue, le sang d’une victime expiatoire à ses propres volitions. Caïus qui n’est pas aussi retors que Pilate oublie de s’en laver les mains.

    Soldat obscur et émérite de l’Empire, Caïus n’est qu’un pion isolé d’une partie qui se joue à un autre niveau que sa vision personnelle, partielle et partiale. Toute son humanité, toute sa romanité, le pousse à ne point entendre la condamnation de Sylvia. A une toute autre échelle Gallien ne manœuvre pas mieux que lui. Sa position privilégiée le conduit à adopter une stratégie si désastreuse qu’à l’autre bout de l’échiquier Caïus en ressent la stupidité, même s’il ne parvient pas à l’interpréter correctement.

    Notre siècle répugnera à de telles implications. L’homme moderne est incapable d’entrevoir une cause qui le dépasse et l’absout de toute atrocité. Rien ne nous est plus précieux que cette vie que nous nous complaisons à vendre au plus offrant. Nous qui vivons à genoux, ne savons plus mourir debout. Le christ qui a su mourir est bien le dieu de ces esclaves qui voient en lui un idéal qu’ils se sentent incapables d’atteindre par eux-mêmes. Lorsque plus personne n’a été capable de défendre l’Imperium, le christianisme a triomphé. Aujourd’hui que l’Europe renonce de plus en plus à ses racines impérieuses, l’on assiste, comme par hasard, à une reviviscence du christianisme. Cherchez l’erreur !

    André Murcie.

     

    PORTRAITS DE L'ANTIQUITE

    PLATON, PLOTIN, SAINT AUGUSTIN,

    ET LES AUTRES

    LUCIEN JERPHAGNON

    Champs / Histoire / Octobre 2015M

     

    Ce livre post-mortem est une réunion d'articles pour la plupart déjà parus en diverses revues et remis bout à bout. Non pas à des fins tristement mercantiles – Jerphagnon ayant rencontré en ses dernières années une audience certaine auprès d'un large public cultivé – bien au contraire – et la longue introduction de Christiane Rancé est là pour le signifier clairement au lecteur distrait – dans le but de retracer l'itinéraire spirituel de l'auteur. Qui n'est pas simple à saisir.

    Jerphagnon fut un spécialiste de l'Antiquité. Il appartient à cette génération qui de Jean-Pierre Vernant à Paul Veyne s'adonna à une lecture des plus décapantes de l'Antiquité. Des gens – nous employons ce mot à double escient – qui se crurent obligés d'adopter une relation oblique vis-à-vis de leur objet d'études. Etaient confrontés à un étrange dilemme : comment intéresser leurs contemporains à ces lointaines époques dont notre modernité n'avait que faire ? N'existait-il point d'autres problématiques plus urgentes à soulever que ce tas informe de siècles morts et oubliés ? Force est de reconnaître qu'ils y parvinrent. L'est sûr que le retour aux présocratiques initié par Martin Heidegger leur fut durant toute une partie de leur carrière des plus bénéfiques. Une véritable caution morale et philosophique. Restait toutefois un gros os difficile à ronger. Cet Imperium Romanum qui cadrait si mal avec cette idéologie démocratique que la seconde moitié du vingtième siècle érigea en tant qu'horizon politique indépassable de ce qui allait se déployer en tant qu'assujettissement capitulatif à l'ordre économique capitaliste et libéral. Comme par hasard, la bataille idéologique menée par les élites intellectuelles de la bien-pensance démocratique contre tout ce qui s'opposait à l'arasement culturel de la pensée occidentale débuta par la condamnation sans équivoque de l'oeuvre de l'auteur d'Approches d'Hölderlin. Loi de la guerre : ce sont nos ennemis qui indiquent toujours ce qui doit être le plus farouchement défendu.

    Nous semblons nous éloigner du sujet de ce livre de Lucien Jerphagnon qui se présente comme une série d'études sur la philosophie antique : Héraclite, Empédocle, Socrate, Platon, Epicurisme, Stoïcisme, Néoplatonisme, Plotin, Saint Augustin. Articles relativement courts qui ne visent pas à l'exhaustivité, les systèmes sont résumés à grands traits, Jerphagnon ne nous fait pas le coup de la somme définitive qui clôt pour trente ans le sujet abordé. Ne se dérobe pas non plus. Ne cache pas les contradictions. Les siennes et celles inhérentes à son sujet. L'on peut parler d'honnêteté intellectuelle pour caractériser sa démarche.

    Lorsque vous êtes enlisé dans un marécage, il est inutile de bomber le torse et de se presser fièrement vers le coeur le plus profond de la tourbière en vous moquant de ceux qui prudemment restés sur la terre ferme vous tendent des bras secourables. Jerphagnon n'ignore rien des dangers qui le guettent. Mais il n'en continue pas moins d'avancer vers le gouffre. Il existe nous prévient-il une fausse route – et en cela sa démarche est similaire à celle du Poème de Parménide - qui consiste à croire que la pensée grecque est un chemin qui des premiers physiciens à Plotin nous amène à croire que la sagesse grecque débouche après plusieurs siècles de méandres plus ou moins intempestifs dans l'estuaire qui s'ouvre sur l'unicité du Dieu Unique. En gros, que la philosophie grecque ouvre la voie royale du christianisme. Les attendus de la raison raisonnante en arrivent au même résultat que la révélation biblique et christique.

    Rien n'est plus faux s'insurge Jerphagnon. Et cela lui est d'autant plus douloureux qu'il n'est en rien un sectateur échevelé du paganisme. Il existe une différence fondamentale entre l'Un plotinien et le bon Dieu des Chrétiens. Ce dernier s'est conduit envers nous comme un bon père de famille. Nous a créés de toutes pièces, à partir de rien, à partir de lui-même. Celui de Plotin se fout de nous. S'en contrefout. N'est en rien notre géniteur. Est séparé de nous de par sa nature divine qui est de ne pas être. Rien à voir avec le Jéhova qui s'auto-définit en tant que celui qui ne peut pas ne pas être. L'Un ne participe pas de l'être. Point à la ligne, circulez, il n'y a rien à voir, pas de route d'accès. Remarquons au passage que la philosophie première d'Heidegger encore mal dégagée de sa gangue médiévale se prend un bel exocet au-dessous de sa ligne de flottaison. Mais le fait que la philosophie occidentale se soit laissée phagocyter par la théologie chrétienne n'est pas le problème de Jerphagnon.

    Pourrait en rester là, dans une attitude somme toute proto-murcienne. Mais non. Fait le grand saut. Sans parachute de secours ventral. De Plotin à Saint Augustin. Alors qu'il vient d'expliciter la solitude plotinienne de ce Un qui se contrefiche de notre besoin psychanalytique de la reconnaissance du Père qui serait aux cieux, Jerpha le quasi-incrédule reconnaît sa sensibilité au message évangélique. L'amour lui est ce phlogistique qui dresse un pont entre l'Un et le Dieu Unique. Certes il n'y croit point, il se défend d'une telle stupidité. Refus absolu de mélanger les torchons du christianisme avec le voile aléthéien du paganisme. Mais il se sent obligé de reconnaître à son esprit défendant qu'il est un être d'obédience chrétienne. Du bout des lèvres. Pas un cul-bénit lavé aux grandes eaux eaux de la foi du charbonnier. L'en est le premier embarrassé. Mais en prend acte. Nous aussi.

    Comme nous sommes gentils nous allons lui indiquer la manière de délier cette embrouille spirituelle. L'oublie au passage, l'essence du paganisme. Cette étrange pseudo-hypostase dont Plotin ne parle pas : la pluralité des Dieux. Cette fragmentation originellement opératoire dont l'Un n'est que l'hypostase – ce que Nietzsche conceptualise sous le nom d'inversion des valeurs – et qui incidemment permet la mise en mouvement imperiumique. Le passage aristotélicien du métaphysique au politique. Qui explique aussi pourquoi en toute logique – quoique lié de près au milieu impérial – Plotin se soit abstenu de tout exercice politique.

    Augustin – né et élevé en christianie – n'a point de ces pudeurs de jeune cénobite, l'est prêt à tout pour réussir. Jerphagnon lui taille une soutane à rayer le plancher. N'est qu'un arriviste. Doué intellectuellement mais prêt à toutes les concessions doctrinales. Jusqu'à ce que ses origines catholiques – appelons-les ainsi pour faire vite même si nous semblons mettre la charrue avant le boeuf de la crèche – le rappellent à l'ordre. Rome n'est plus dans Rome. Cornélienne manière d'affirmer que le pouvoir politique ne réside plus dans la coquille vide de l'establishment politique de la romanité mais dans le quadrillage institutionnel de l'Eglise. L'évêque d'Hippone a remporté son pari pascalien . Un demi-siècle après sa mort l'Imperium est rayé des tablettes officielles de l'Histoire. Augustin a gagné son éternité. Au moins pour les siècles des siècles de la domination ecclésiale.

    Jerphagnon se retrouve gros-saint-Jean comme devant. A décrypté toutes les ambiguïtés généalogiques du logos philosophique grec transformé en verbe apocalyptique. Grattez le vernis eschatologique vous retrouverez la corne péremptoire et mitraïque du paganisme que Jerphagnon refuse de voir. Surtout pas par ignorance. De sa génération d'érudits versée en antiquailleries l'est celui qui a le mieux senti l'emplacement de la nodosité gordique qui n'attend que son coup de glaive. Mais il préfère s'abstenir. Ce n'est pas la rupture en elle-même qui le paralyse, mais ses conséquences. Lui faudrait alors prendre tous les risques. Mettre en branle le grand dessein de reconquête imperiumique l'effraie. L'enjeu est au-dessus de ses forces. Nous ne lui en voulons pas. Sans doute s'en jugeait-il incapable. Nous lui reprocherons de ne pas être allé jusqu'au bout de son raisonnement. L'aurait pu indiquer le point de départ de la grande politique à induire, et laisser à d'autres le soin de mener ce combat. L'a préféré se retirer sur la pointe des pieds – pas vu, pas pris – ne lèvera pas le lièvre. Le gibier est d'importance. L'est resté à quelques mètres, à piétiner, à gigoter, à faire semblant d'être partagé entre la volition de son esprit plotinien et la déclinaison de son âme christologique. Fasciné par Julien, qui a su opérer le choix qu'il s'est bien gardé de suivre.

    La dernière phrase de la présentation de Christiane Rancé est très symptomatique de la démarche Jerphanienne. Notons que celle-ci rejoint celle d'Heidegger qui sépare d'un trait net le legs gréco-latin de l'héritage judéo-chrétien. Point de liaison entre foi et philosophie. L'une est pensée et l'autre relève de la croyance. Voici les derniers mots de la conclusive sentence : «  accepter de perdre ses illusions, sans jamais renoncer à l'émerveillement. » N'est-ce pas l'équivalent d'une démarche qui consiste à se crever les yeux pour ne plus voir les fantômes de la nuit la plus noire qui monte et s'étend sur le monde ! Jerphagnon, l'autruchon.

    André Murcie ( 31 / 12 / 2016 )

     

    FRAGMENCES D'EMPIRES

    PHILON D’ALEXANDRIE.

    UN PENSEUR EN DIASPORA.

    MIREILLE HABAS-LEBEL.

    376 p. Octobre 2003. FAYARD.

     

    Clair comme de l’eau de roche. Philon d’Alexandrie a la cote. Avec tout le monde. Les chrétiens le citent en exemple, les païens lui savent gré de son attachement à la philosophie grecque, les non-croyants le classent parmi les esprits éclairés exempts de tout fanatisme religieux. Chaque fois que vous le lisez au détour d’une anecdote, d’un renvoi informatif, d’une note de bas de page, le nom de Philon est auréolé de bienveillance et de franche recommandation. Ce petit livre, près de quatre cent pages, mais en caractères gigantesques, arrive à point nommé pour éclairer notre lanterne.

    Philon est né vers l’an –20 et mort vers 45. Les dates parlent d’elles-mêmes. Philon fut un contemporain du Christ. Qu’il n’a pas connu. C’est que Philon fut d’Alexandrie et le Christ de Galilée et de Jérusalem. Par contre Philon nous communique des renseignements de la plus haute importance sur un certain Ponce Pilate. Un individu peu sympathique, aux mains très sales, qui comme tout procurateur romain qui se respectait n’en finissait pas de pressurer ses ouailles. Pilatus profitait de ses fonctions pour s’en mettre plein les poches et sa conscience ne devait pas le tarauder oultre mesure… Voilà un portrait très différent de celui qui est colporté depuis des siècles par l’épigraphie chrétienne. Le Pilate bourrelé de remords qui se fait baptiser à la fin de sa vie n’est qu’une légende pieuse. Si les Evangiles nous présentent un procurateur si humain, si scrupuleux, c’est que les textes en furent définitivement arrêtés une fois que l’Empire fut devenu chrétien grâce à Constantin. Il aurait été de mauvais goût de désigner un fonctionnaire nommé par l’Empereur comme le responsable direct de la mort de Jésus-Christ. L’on préféra imputer le crime au peuple juif et à ses dignitaires religieux.

    S’il ne sort pas de la cuisse de Jupiter Philon n’en est pas moins issu d’une grande famille juive. C’est son neveu Marcus qui épousera Bérénice fille du roi Agrippa qui plus tard agita les nuits de Titus et le génie de Racine… Plus grave, un autre de ses neveux, Tiberius Julius Alexander, remarquez la romanisation galopante de son appellation, endossera les insignes de Ponce Pilate puisqu’il sera procurateur de Judée pour les années 46 – 48. Le poisson pourrit toujours par la tête !

    De sévères discussions idéologiques devaient égayer les réunions familiales, car à rebours des autres membres de sa gens, malgré une éducation à la grecque, Philon resta fidèle à ses origines juives. Type d’homme né pour la réflexion et l’étude, il passa sa vie à rédiger une collection de traités que l’on nous présente souvent comme philosophiques, mais qui sont avant tout de discursifs commentaires aux premiers livres de la Bible.

    En cela Philon fait figure de précurseur. Lorsque après Trajan et Hadrien, le temple arasé, le peuple juif fut chassé de Jérusalem, émergèrent dans tous les lieux méditerranéens de la diaspora ces écoles de lecture qui prirent le nom de synagogue. Les sacrifices rituels d’animaux désormais impossibles se développa une incessante relecture des rouleaux sacrés qui provoqua de multiples débats d’interprétation et déboucha sur une infinité de gloses explicatives qui par la suite furent peu à peu collectées et compilées dans la Mishna et le Talmud… Philon est donc au fondement de ce judaïsme contemporain qui s’appuie autant sur la Thora que sur la tradition orale et écrite des compréhensions qui en ont été dispensées au cours des siècles.

    Mais Philon devait avoir une seconde postérité beaucoup moins souterraine. Parce qu’il était à la croisée de la philosophie grecque et du commentaire biblique Philon intéressa les pères de l’Eglise. Une fois les textes canoniques définis il restait à convertir les élites païennes qui refusaient de croire au message par trop naïf des évangélistes et des apôtres. L’Eglise comprit que sans un enrobage plus «  intellectuel » la pilule amère de l’infantilisme chrétien ne passerait pas. Philon était un exemple à suivre : il expliquait les textes sacrés sans s’en référer en premier lieu à l’intertextualité biblique, mais à partir d’une méthode critique puisée à des sources extérieures, garantes objectives de la logicité prophétique des versets inspirés …

    Maintenant, entre nous soit dit, il n’est pas de meilleur entendant que celui qui décide d’écouter. Car à suivre Philon dans ses exégèses l’on est très loin d’un véritable questionnement socratique. Jamais, à aucun moment, l’objet de son étude, la véracité du texte biblique n’est mise en doute. Le doute, non cogito ! Les démonstrations philoniennes sont de judéennes assertions qui ressemblent comme des gouttes d’eau aux patenôtres chrétiennes. Quand la Bible vous assène quelques stupidités évidentes, vous êtes priés d’emprunter sans rechigner le sentier allégorique. Sinon, roulez toujours dans le sens de la marche !

    Les chrétiens ont tellement apprécié la méthodologie exotérique de Philon que le bruit courut que notre philosophe de pâquotille fut un évêque chrétien des premiers temps, juste après la mort du petit Jésus. Tout juste si celui-ci ne lui aurait pas confié le premier carré des fidèles avant de monter sur son perchoir.

    Mais restons-en aux faits historiques. Philon fut le chef de cette délégation juive qui vint à Rome plaider auprès de Caligula la demande de ses concitoyens juifs d’Alexandrie à recevoir le droit tant envié de cité… qui passa très vite au second plan de leurs préoccupations dès que les délégués eurent appris que Caligula désirait voir sa statue géante trôner au milieu du Saint des Saints…

    Grâce à la providence divine tout s’arrangea pour le mieux. Caligula congédia ces balourds d’alexandrins qui s’obstinaient à ne pas admettre qu’il était le dieu vivant en personne et revint sur sa décision intempestive. Après quoi il eut la bonne idée de se faire assassiner dans les mois qui suivirent la houleuse entrevue. Le compte-rendu pro philono et effaré de Mireille Hadas-Lebel de tous ces évènements mélodramatiques porte à rire. Il ne fait pas de doute que pour elle Caligula est le parangon des tyrans, un odieux personnage à qui la mort seule épargna la possibilité de commettre de nouveaux crimes… Nous eussions préféré un portrait plus nuancé de Caius Augustus. Suétone n’est pas le seul témoignage qui nous permette de saisir le fonctionnement intellectuel du troisième des empereurs romains.

    Présenter Caligula comme le dernier des grands méchantorum cruellorum et les émissaires juifs comme de pauvres tremblantes brebis innocentes ne relève point d’une dialectique des contraires bien subtile. En feignant d’échanger les droits de citoyenneté contre la cessation des prérogatives cultuelles Caligula démontrait l’insoutenable paradoxe dans lequel s’enfermaient les juifs qui demandaient l’égalité politique sans rien rejeter de leur spécificité religieuse. En d’autre termes, la Judée sollicitait une indépendance politique, pas de nom ni de titre certes, mais de fait, que l’Imperium ne pouvait lui accorder sans se soumettre à son propre démembrement. C’était déjà le Royaume de Dieu contre l’Empire des Hommes. Ce sont les chrétiens qui par la suite s’infiltrèrent dans cette brèche anti-imperiumique. L’on sait avec quel résultat ! Pour farfelues qu’elles fussent en leurs formes, les réponses de Caligula n’en étaient pas moins porteuses d’une terrible sagacité !

    A lire ses plates homélies nous Philon vraiment un mauvais coton !

     

    ( 2007 / in Quia absurdum est )

     

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 31

    CHRONIQUES

    DE POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 031 / Janvier 2017

    LIMONOV

     

    LIMONOV

    EMMANUEL CARRERE

    P.O.L / 2011

     

    Beaucoup à dire sur ce livre qui en suggère plus qu'il ne faudrait. D'abord pour l'auteur lui-même un peu dépassé par son projet. Un peu comme ces gens qui réalisent que les tarentules mordent une fois qu'ils en ont commencé l'élevage. Au départ s'agit d'une biographie d'un écrivain sulfureux. Qui n'a pas eu la bonne idée de mourir. De surcroît très controversé en notre pays. Ce qui entraînera la pose d'un premier filet de camouflage. Ce sera un roman. Ce qui dédouane l'auteur de toute exactitude. Un peu gênant quand notre sujet d'étude est aussi un homme politique. Toutefois qui dispense d'un long travail préliminaire d'enquête et d' interviewes de gens qui l'ont côtoyé à divers moments de son existence.

    Pour la petite histoire rappelons que Emmanuel Carrère est le fils d'Hélène Carrère d'Encausse. Si nous nous permettons de mentionner cette prestigieuse filiation, ce n'est point pour stigmatiser son intrication dans un sérail intellectuel français strictement délimité, c'est que lui-même s'en prévaut à plusieurs reprises dans son livre. Point pour s'en vanter, pour simplement expliquer l'admiration qu'il porte à son héros. Tout en posant un deuxième filet de protection : Limonov est son antithèse, n'est pas un fils de, vient du peuple, n'est pas issu d'une famille bourgeoise, n'est pas né dans le cocon protecteur de l'élite intellectuelle de la Russie. S'est fait tout seul. L'a un avantage sur nombre de ses détracteurs, tout ce qu'il est, il l'est devenu par lui-même.

    Vous pouvez lui reprocher ses engagements politiques mais attention à ce zeste de mauvaise conscience qui vous taraude, c'est facile de donner des leçons quand on est né du bon côté de la barricade, vous sentez bien que votre légitimité n'est pas au niveau des prétentions de votre héros. Soyons plus précis en France l'élite intellectuelle – entendez par cette expression proche du pouvoir politique en le sens où l'on ne remet jamais en question ses arriérés et présupposés philosophiques - n'a pas de drapeau mais un cache-sexe des plus utiles. L'on est contre les dictatures, l'on est pour la démocratie. Qui pourrait être contre l'oppression et le fait de donner le pouvoir au peuple ? Sur le papier c'est beau et attendrissant, comme ces images pieuses que l'on distribuait aux impétrants des premières communion. Dans la réalité ces idéaux à la petite semaine servent de caution morale à l'établissement d'un système économique libéral des plus injustes. Démocratie que de crimes commis en ton nom !

    Et voici que Limonov le répète à l'envi, se fout de la sainte démocratie comme de sa première chaussette. L'on a reproché à Emmanuel Carrère d'avoir beaucoup pillé les écrits autobiographiques de Limonov pour tracer la courbe de son existence. L'est sûr que lorsque l'on ne mène pas sa contre-enquête, c'est plus facile d'agir ainsi. On a poussé de hauts cris. Horreur, l'a confondu l'auteur avec le Narrateur. Inexpiable crime narratologique qui va à l'encontre de l'enseignement littéraire ! Nous-même ne professons aucun respect envers cette vulgate à prétention scientifique qui découle de pré-supposés marxistes oubliés et non-compris, adoptés par une toute une foule d'universitaires profondément anti-communistes. Excusez-nous de ce dernier gros mot. Nous sommes de ceux qui pensons que derrière le fantôme évanescent du sacro-saint Narrateur c'est l'auteur qui joue le rôle du marionnettiste. Donc nous ne nous joindrons pas à cette meute de roquets pathétiques pour aboyer à l'encontre de notre écrivain. Nous comprenons l'hypocrisie de la démarche d'Emmanuel Carrère. Donne la parole à Limonov, le laisse s'exprimer abondamment, non lui Emmanuel ne déforme pas, c'est bien Limonov qui vomit sur la démocratie, c'est écrit et répété moulte fois dans ses bouquins. Peut maintenant l'affubler notre anti-démocrate revendiqué du qualificatif infamant de fasciste. Ce n'est plus un filet de protection à proprement parler mais une véritable carapace : je n'écris pas un livre à la gloire de Limonov, je vous mets en garde contre la séduisance des itinéraires fascistes. Je lève les voiles, j'arrache le rimmel qui couvre le visage hideux de la bête immonde au ventre si fécond.

    Bien sûr il y a un hic. Ne voilà-t-il pas que ces dernières années Limonov s'oppose à Poutine, au nom de la démocratie et du droit d'expression ! De plus, sont plutôt rares ces concitoyens qui jouent de nos jours à ce petit jeu dangereux. Se méfie Emmanuel Carrère, les faits sont indéniables mais il n'y croit pas trop. Nous lui donnons raison, mais il se garde bien d'expliquer sa méfiance. Pour Limonov, la démocratie est un concept opératoire transitif. Au même titre que tous les autres concepts politiques. Pour faire vite basés sur les analyses du politique effectués par Aristote. La démocratie c'est comme le marteau ( celui qui incidemment était sur le drapeau de l'URSS ), vous pouvez vous en servir par exemple pour aider votre voisin à rafistoler le toit de sa maison, ou contre-exemple pour lui taper négligemment sur la tête afin de vous emparer de son logement. Un simple concept opératoire à manier selon les circonstances, selon la manière dont vos ennemis politiques s'en servent. La démocratie n'est plus le bien absolu intangible, la suprême valeur. Rappelons-nous que Marx a osé employé le concept de dictature prolétarienne pour mener à bien la liquidation des institutions libéro-bourgeoises.

    Limonov est donc un fasciste quod corrumpet conceptum democraticum. Le politique n'est pas un dîner de gala. Limonov en dévoile la froideur opérative. En jette à bas les prétendus présupposés philosophiques platoniciens au profit d'une pragmatique sophisticienne. A la fin de son livre Emmanuel Carrère imagine une éblouissante sortie par le haut pour son anti-héros, et s'il créait une religion ? ! Cette ridicule hypothèse est très logique : l'eidos de l'eidos platonicienne n'est-elle pas l'introduction sous une autre forme de l'autre nom du dieu unique ? Emmanuel Carrère trahit ainsi ses errements de petit-bourgeois en quête d'une transcendance démocratique.

    Le cas Limonov est problématique. Ce n'est pas de sa faute. L'aurait pu être un bon écrivain, point à la ligne. Les circonstances en ont voulu autrement. L'est né en 1943. Autrement dit, l'était en pleine force de l'âge lorsque le communisme s'est effondré. Exit l'URSS. Retour de la sainte Russie. Un âge d'or pour les intellectuels occidentaux. Alléluia, le communisme était mort et enterré. Victoire idéologique sur toute la ligne. La Russie enfin s'ouvrait à la démocratie et au libéralisme. Les lendemains n'étaient plus au rouge, ne furent pas roses non plus. Se passa un phénomène incompréhensible. Au lieu de baiser les pieds de la statue de Sainte Démocratie, une grande partie du peuple russe éprouva une grande nostalgie pour le communisme. Incroyable mais vrai, par un étrange mouvement réversible de balancier, voici un peuple à qui l'on offrait la liberté qui se mettait à rêver du retour de la dictature communiste ! Jusqu'à Staline ! le petit père des pères qui déboulait en force dans l'imaginaire collectif !

    Cela s'explique et Emmanuel Carrère décrit bien les rouages de ce mécanisme. La démocratie c'est bien beau, mais la thérapie de choc libérale qui présida la nouvelle économie politique du pays si elle permit l'enrichissement à outrance d'une minorité d'affairistes précipita dans une misère noire le reste de la population. L'on en vint à regretter le bon vieux temps de l'enseignement accessible à tous et de la médecine gratuite. Ce n'était pas le Pérou, mais au moins on mangeait à sa faim.

    D'autre part se passa une autre dérive. Puisque le communisme se présentait comme le libérateur de l'Europe et le vainqueur du fascisme, de nombreux opposants en conclurent durant le joug communiste que le fascisme ne devait pas être si mauvais que cela puisqu'il s'opposait au communisme. Après 1989, cette vue des choses proliféra dans de nombreuses couches de la société. L'on se ralliait plus facilement à cette dernière qu'à une admiration sans bornes pour le modèle démocratique occidental. La purge libérale économique agissait comme un répulsif idéologique.

    A titre individuel, le Russe moyen inclinait pour la venue d'un pouvoir fort capable de remettre de l'ordre dans le système économique, à titre collectif le citoyen russe de base se sentait mortifié, du jour au lendemain le pays avait perdu son prestige et sa réalité de grande puissance. L'orgueil national en fut blessé, le nationalisme devint une idée opératoire fortement agrégative.

    De retour en Russie, Limonov créa son parti politique : national-bolchévique. L'alliance des contraires. Fascisme et communisme dans sa forme originelle la plus révolutionnaire, dans le même verre. Fascisme parce qu'il fallait un pouvoir fort pour redresser le pays, bolchévique parce qu'il fallait redonner aux masses laborieuses la possibilité d'une vie décente ce qui nécessitait le ré-accaparement des richesses au bénéfice des plus pauvres.

    Politiquement ce fut un échec. Culturellement ce fut une réussite éclatante. Le parti eut jusqu'à dix mille membres. Pas grand-chose. Peu de moscovites. Beaucoup de jeunes provinciaux qui trouvèrent une échappatoire à leur terne quotidien. En exagérant à peine, l'on peut dire que ce fut le regroupement des punks à chiens les plus créatifs de toute la Russie. Le bunker local du parti devint le lieu culturel par excellence de la capitale. Underground artistique à tout va, lors des soirées le corset moral de la société russe fut systématiquement détruit à coups de party d'avant-garde arty et de groupes de rock. Pensez à la Factory d'Andy Warhol pour trouver un équivalent. Un lieu de vie irremplaçable, les militants vivaient sur place et avaient l'impression de participer à l'émergence d'un monde nouveau.

    Gramsci théorisait qu'il fallait d'abord s'emparer de la sphère culturelle pour parvenir au pouvoir. La deuxième partie de la prédiction ne se réalisa pas. En fin de compte, ce fut Poutine qui se retrouva à la tête du pays... Limonov se rendit compte que son mouvement piétinait. Entreprit sa longue marche, avec une poignée de militants, il tenta un soulèvement des républiques Extrême-Orientale. Fiasco total. Se retrouva en prison. En fut libéré au bout de deux ans car sa figure était devenue extrêmement populaire... Depuis il se bat pour le retour à la démocratie...

    Notre résumé est des plus extrêmes, ainsi par exemple nous ne parlons point de sa jeunesse, de ses amours, de ses séjours aux USA, en France, et de ses tentatives de participation aux élections présidentielles de son pays. Le roman d'Emmanuel Carrère s'étend largement sur tous ces sujets et nous conseillons à nos lecteurs si par hasard ils ne connaissaient pas Limonov de commencer, avant de se lancer dans la consultation des nombreux sites internet qui lui sont consacrés ( en de nombreuses langues ), par la lecture de cet ouvrage, lui-même partiel et partial, mais qui forme une excellente entrée en matière synthétique.

    Nous voudrions maintenant nous pencher sur deux aspects de Limonov, en relation avec le fascisme. Avant d'être un programme politique le fascisme est une postulation individuelle. Repose sur un idéalisme de l'individuation. Sans chercher à la retrouver dans des modèles historiaux qui remontent à l'idéal chevaleresque ou à l'éthique spartiate des moines soldats, posons qu'il repose sur la prise en charge de l'individu par sa propre personne. Limonov en est un parfait exemple. Jeune il ne reculera pas devant les affrontements physiques. Rêve de tuer quelqu'un. Une sorte d'épreuve lacédémonienne à surmonter. Dur et sans pitié envers les faibles et les victimes mais encore plus dur envers lui-même. Physiquement et mentalement. Ne s'accorde aucune excuse. Assume ses errements et ses échecs. Pas de jérémiades. Ce qui ne le tue pas le rend plus fort. Point à la ligne. La vie est un rapport de forces. Débrouillez-vous pour renverser ce qui vous gêne. Ne venez pas vous plaindre si vous êtes vaincu. Domestique, crève-la-faim, prisonnier, jamais il ne perdra sa dignité intérieure. Ne se fait aucune illusion sur les choses et les hommes. L'est un résistant. Pouvez abominer son parcours politique, mais l'homme est tel qu'en lui-même sa volonté nietzschéenne le tient debout.

    Petit détour par chez nous, car l'histoire de Limonov n'est intéressante qu'en le sens où elle nous concerne. Avec la création du parti National-Bolchévique en 1992 à Moscou, Limonov perdit définitivement toute crédibilité en France où il séjourna plusieurs années y connaissant ses premières heures de gloire littéraire. Fréquenta le milieu littéraire parisien, écrivit dans l'Humanité et L'Idiot International de Jean-Edern Hallier. C'était se faire mal voir par la gauche socialiste qui venait d'arriver au pouvoir. Ses prises de position pro-serbe suivies d'un engagement physique dans le conflit tchèque passèrent mal, ôtez ce va-t-en guerre que nos yeux d'européens pacifiques ne sauraient voir, l'on commença à le traiter directement de fasciste.

    Au tournant des années 89-92, la gauche française prenait un virage idéologique qui l'emmena à la déconfiture que nous vivons en ces heures mêmes où j'écris cet article. S'agissait pour les socialistes de s'aligner sur des positions démocratico-libérales. A la coupure des deux septennats il y eut un réveil de l'extrême-gauche. Non pas organisationnel mais de militants esseulés qui commencèrent à élever la voix contre ce ralliement atlantico-libéral. Prêchaient dans le désert. Ne trouvèrent que peu d'écho parmi les militants traditionnels de la gauche, la chute de l'URSS venait de précipiter la gauche d'obédience marxo-communiste à remiser dans le placard des illusions définitivement perdues la vision prolétarienne de la prise du pouvoir par les armes. Restait le succédané des douceurs infinies de la transition lente et démocratique... En fait ce n'était que l'accomplissement d'un abandon qui avait commencé à la fin de la guerre... Ironie du sort et conséquence logique de ces démissions idéologiques, les analyses de l'extrême-gauche ne se trouvèrent corroborées que par celles de l'extrême-droite. Il y eut bien quelques discussions qui réunirent les deux courants. Qui n'allèrent pas bien loin.

    L'occasion était trop belle pour la mouvance encore informelle de notre nouvelle gauche. N'allait pas la laisser passer. Le choix était d'une simplicité absolue ou vous soutenez la démocratie marchande ou vous favorisez le retour d'Hitler et de Staline. Ce fut la grande dénonciation de la coalition rouge-brun, l'ennemi idéal, le grand méchant loup fasciste avec le couteau rouge entre les dents. Les innocentes brebis n'avaient qu'une chance de survie, faire bloc autour du système financier libéral, les anciens marchands de canon devenant les garants de la paix internationale nécessaire à la libre circulation des marchandises et des flux financiers.

    Soyons honnête, la manoeuvre réussit à merveille. Le mythe des rouge-bruns est oublié depuis longtemps mais l'idéologie libérale a phagocyté les organisations traditionnelles de gauche comme de droite. A Moscou, Limonov trouvera une formule pour synthétiser cette dérive. Plus de gauche, plus de droite. Un Système, des anti-systèmes. Encore minoritaires. Une analyse pertinente qui permet sinon de comprendre du moins d'expliciter les contradictions idéologiques, politiques, économiques et géo-stratégiques de notre monde. Le livre d'Emmanuel Carrère commence par son incompréhension : comment se fait-il que la courageuse journaliste Anna Polkovskaïa dont les médias nous révèlent avec des trémolos dans la voix son combat en faveur de la démocratie - ce qui lui valut d'être odieusement assassinée – suivez notre regard qui louche vers Poutine – jugeait l'itinéraire de Limonov peut-être pas comme exemplaire mais globalement positif ? Un certificat de bonne conduite décerné à ce vulgaire fascite de Limonov, par notre martyre démocrate numéro un ! Comment était-ce possible ?

    Je vous laisse assembler les antagonistes fragments de ce puzzle. Pour la petite histoire rappelons que le roman d'Emmanuel Carrère fut retiré de la liste du Prix Goncourt. Ce n'est pas qu'il n'était pas bon, c'est que le personnage mis en scène était trop négatif pour qu'il se retrouvât en quelque sorte honoré...

    Nous terminerons par une dernière réflexion. Que peut un homme seul ? Rien, s'il n'accède pas d'une manière ou d'une autre au pouvoir décisionnel. Limonov ne s'en tire pas trop mal. L'est mondialement connu, est reconnu comme le père de la nouvelle génération littéraire russe. C'était une obsession chez lui. Avoir une action sur le monde. Une vie, dense, touffue, mouvementée, dangereuse, mais au bout du compte, un échec. Terrible. L'est remisé sur une voie de garage. Poutine est au pouvoir. Pas lui. Echec. Echec et mat. Perdu sur toute la ligne. File sur ses soixante quatorze ans aujourd'hui. Son avenir est derrière lui. Porte encore beau. Mais est-il encore un héros de notre temps ?

    André Murcie. ( Décembre 2016 )

     

    Corollaire 1 : c'est dans les années 1990 que l'extrême-gauche française connut une de ses premières dérives idéo-sociologiques. Ne s'agissait plus de renverser le Capitalisme mais de lutter pour les plus démunis, en l'occurrence les sans-papiers. Très symboliquement cet alignement sur ce qu'il faut bien nommer des pratiques catholiques de charité trouvèrent un large écho médiatique lors de L'occupation de l'Eglise ( quel hasard ! ) Saint-Bernard en 1996. Ce fut le coup d'envoi d'un sentiment culpabilatif sans précédent. Une catastrophe idéologique. Cette présence d'un sentiment diffus de culpabilité – incontestable surgeon inattendu ( mais logique ) du christianisme - dans les consciences aida à l'acceptation de ce phénomène inquiétant que nous nous contenterons de nommer : retour du religieux. Cette culpabilité se cristallisa autour de cet épisode historique que fut la colonisation. Toutes les composantes de la société furent touchées, celles issues d'une immigration récente comme celles rattachées au vieux fonds christologique. Cette idéologie alimentée en sous-main par une intense campagne des médias montant en épingle la touchante beauté des allocutions papales, la ferveur des JMJ – ces millions de jeunes emplis d'amour et de désir de paix – eut des retombées diverses et malheureuses : Manif pour Tous, percée de l'Islamisme radical, crispations identitaires de tous bords, remise en cause du droit d'avortement... La confusion est telle qu'aujourd'hui toute une partie des féministes défendent bec et ongle le port du voile en tant qu'instrument d'affirmation et de libération de la femme musulmane... Que voulez-vous la religion a aussi ses idiotes utiles. Feraient mieux de s'adonner à une généalogie prospective. La générosité n'est pas une vertu politique mais une de ces pratiques les plus manipulables. Quant à cette notion de culpabilité transmise des parents aux enfants, elle est non seulement au fondement de la notion du péché évéen originel, mais aussi la marque idéologique des raidissements historiaux du christianisme.

    Corollaire 2 : Cette fragmentation de l'espace politique français est due à un manque de projet global à long terme. Celui qui était censé impulser l'énergie de rassemblement – la Communauté Européenne – est en train de se désagréger. Le Parti National-Bolchévique de Limonov s'était en ces débuts doté d'un programme de ce genre. L'avait été fourni par Alexandre Douguine qui au bout de trois ans démissionna du parti. La doctrine de Douguine était celle de l'Eurasisme qui prône l'unification politique de la Russie blanche avec la ceinture des républiques orientales. En d'autres termes du substrat orthodoxe et du substrat musulman. Ouvrez la porte au religieux, il entre par la fenêtre. Douguine est devenu un des soutiens de Poutine. L'on sait comment celui-ci s'appuie sur l'Eglise Orthodoxe. Mais il ne prête qu'une seule oreille au vieux leader historique de l'extrême-droite russe. L'est davantage pragmatique qu'idéologue. Nous reparlerons de cela en une autre occasion. Rappelons que, selon nous, toute organisation religieuse d'essence monothéique agit comme une sangsue qui affaiblit le corps politique qui l'accueille pensant qu'elle sera un ferment d'unification terriblement efficace. L'exemple implosif de l'Empire Romain nous semble assez instructif et digne de méditation.

    Corollaire 3 : Un système, des anti-systèmes. La formule est par trop imprécise. Favorise l'élevage de ses propres chevaux de Troie. Les partisans du système sont les premiers à se décrire comme anti-systémique. Grotesques mascarades qui voient les rouages essentiels de la domination capitaliste – ministres ou et hommes d'affaires - se présenter devant les électeurs en tant que forces révolutionnaires de renversement de ce même système dont ils sont les agents stipendiés. Une farce ubuesque. Une sinistre réalité. Habilement mise en scène par les médias indépendants aux mains du grand capital. Les bonnes âmes s'offusquent de cet incompréhensible tour de passe-passe. Ne comprennent pas que de telles aberrations démagogiques puissent réussir. C'est que le système possède plus d'un tour manipulatoire. Toutes ces pratiques reposent sur une, savamment entretenue, confusion des esprits. Je n'en veux pour triste exemple que cette intellectuelle qui pas plus tard que ce matin se reprochait sur les ondes publiques d'une radio libérale d'Etat d'admettre les postulats philosophiques de la Colonisation puisqu'elle se revendique de la Raison du dix-huitième siècle ! L'obscurantisme religieux se manifeste de bien étrange manière. En restant dans l'ombre. Tempête sous un crâne et grand désordre dans les chaînes de causalité aristotéliciennes. Comme si, bien avant le dix-huitième siècle, sans avoir à remonter plus haut que le néolithique, nos primitives peuplades ne s'étaient adonnées aux guerrières intrusions sur les territoires de leurs voisins ! A croire que beaucoup se servent de leur intelligence comme d'un outil à fragmentation incapacitante. L'exercice de la pensée est devenue chez nombre de nos intellectuels l'élaboration de la bonne raison démissionnaire du non-agir. Fuite éhontée du combat.

    André Murcie.

     

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    CICERON ET SES AMIS.

    GASTON BOISSIER.

    Etude sur la Société Romaine du Temps de César.

    Librairie Hachette. 1932. 414 p.

     

    Nous avions beaucoup aimé sa Conjuration de Catilina, ce Cicéron et ses amis ne nous déçoit pas. Gaston Boissier est si convaincant que nous aurions presque envie de nous réconcilier avec Cicéron. Magie du style ! ah si tous les livres d’Histoire pouvaient être frappés de cette même plume de bronze.

    Mais commençons par les hors-d’œuvre. J’ai passé un trimestre de ma vie d’écolier à traduire les Lettres à Atticus en ignorant tout de ce personnage si ce n’était qu’il fut le meilleur ami de Cicéron. Gaston Boissier soulève le voile. Non de Zeus ! parfois il vaudrait mieux ne pas savoir. Drôle de coco ! Que le lecteur ne s’émeuve pas, Atticus ne fut ni un communiste, ni un philanthrope. Mais beaucoup plus raisonnablement un homme d’affaires, immensément riche, banquier émérite qui pratiquait de parfaits taux d’usure prohibitifs, et qui dépannait de préférence les municipalités et autres collectivités territoriales déjà endettées. Que ne ferait-on pour transformer ses créanciers en obligés ? A l’époque, comme aujourd’hui, c’était déjà une manière fort courue de s’enrichir et les activités d’un Atticus étaient reconnues d’utilité publique par tous les honnêtes gens. Psychologiquement le cas d’Atticus peut se comprendre : arrivé tout jeune sur le marché du travail au temps des proscriptions de Sylla, il s’était senti menacé en son intégrité de citoyen par le jeu des factions. La cause en valait-elle la chandelle ?

    Prudent à l’excès, Atticus tirera de ces temps maudits de bonne leçons de conduite morale qu’il suivra sans déroger toute sa vie. Mieux vaut faire de l’argent que de la politique. La fortune fournit puissance et indépendance. Pour ne pas attirer et susciter de jalousie, faisons ami-ami avec tous : Atticus prêtera de l’argent à tout le monde fussent-ils ses pires ennemis idéologiques, et en refusera à toute personne en butte à une hostilité généralisée de mauvais augure, fût-elle de ses meilleurs amis. Sans doute avez-vous rayé le nom de quatre ou cinq Atticus de votre carnet d’adresse. C’est-là où le cas d’Atticus devient mystérieux : cet homme aussi peu fiable, à la moralité si friable, fut toujours fêté et recherché par ses amis. Tout autre aurait été raccompagné jusqu’au seuil, manu militari par les esclaves de service, mais pas Atticus, aussi à l’aise avec les Démocrates qu’avec les Optimates, avec les Césariens qu’avec les Pompéiens, aussi proche des victimes que de leurs assassins. Partisan des Républicains en privé, apolitique en public, il ne mangeait pas à tous les râteliers mais venait chez les uns et les autres faire la conversation et tailler le bout de gras. Les affaires étant les affaires il proposait à tout un chacun, aides et secours, monnayant de jolis pourcentages. Et personne pour le dénoncer, le montrer du doigt, le vilipender de paroles vengeresses. Meilleur ami de Cicéron, après le meurtre de ce dernier il n’hésita pas à se rendre utile et agréable à Antoine et Auguste…

    L’homme est une énigme nous assure Gaston Boissier. Il devait être pourvu d’un charisme extraordinaire, non pour se jouer, mais pour faire admettre ses intolérables contradictions. Un orateur comme Cicéron se plaisait à sa conversation, preuve qu’il devait être pourvu d’un don de répartie bien au-dessus de la moyenne. Mais peut-être fut-il accepté si facilement parce qu’il incarnait magnifiquement l’esprit de veulerie généralisée de l’intelligentsia de son époque. Sans doute Verlaine aurait-il dû écrire « Je suis la République à la fin de la décadence » pour être plus proche de la réalité. La crise de la res publica est avant tout une faillite éthique. L’intérêt de l’Individu prime sur le collectif. De la res publica l’on passe à l’émergence de la res privata. Les ambitions démesurées des uns sont l’exact contrepoint de la démission des autres. Quant à Atticus il est bien la figure prophétique et apartide de ce qu’au début du vingtième siècle l’on stigmatisa sous le nom de capital apatride.

    Caelius. L’envers du décor. Nous l’avons déjà rencontré, il n’était alors qu’une ombre indéfinie, ce mauvais plaisant qui enleva à Catulle sa Lesbie chérie. Le monde est décidément petit. Dans tous les sens du terme. Lesbie n’est autre que Clodia, la sœur de Clodius, l’homme de main de César chargé de provoquer troubles et désordres sans fin dans les rues de Rome. Lesbie qui ne vivait pas que d’eau fraîche préféra à son poëte lyrique le jeune Caelius. D’extraction modeste, mais les dents bien plus longues, et qui a déjà le pied à l’étrier puisqu’il a su devenir un poulain de Cicéron. . . La situation se radicalisant maître et disciple se sépareront. Cicéron rejoint Pompée à Pharsale, Caelius, César en Espagne. Le choix de Caelius était le bon, mais César n’avait que faire des arrivistes. Caelius ne fut pas remercié comme il espérait. Il tenta au nom des principes intangibles de la République de soulever quelques municipes du sud Italien. Mais ses nouveaux habits d’extrême gauche endossés sans conviction n’étaient pas crédibles. Même les esclaves refusèrent de se révolter à ses vibrants appels. Il se fit tuer sans à propos en tentant de rallier à sa nouvelle cause une troupe de cavaliers gaulois obstinément fidèles à César. Les Dieux surent parfaire la vengeance du Poëte. Les épigrammes de Catulle causèrent plus de souci à César que les facéties militaires d’enfant gâté de son rival en amour.

    Cicéron. Notre modernité le juge sans aménité. Nous avons suivi les conseils de Verlaine et définitivement tordu le cou à l’éloquence. Cicéron le verbeux, Cicéron le pompeux, Cicéron le pompier. Mais ses contemporains en usèrent a contrario. Tous sont unanimes, même ses pires ennemis, à reconnaître l’orateur sans faille, le dispensateur métronomique des grandes cadences, l’amplitude exceptionnelle de ses périodes, et le génie oratoire de sa rhétorique. Il nous est difficile de nous en rendre compte. Cicéron réécrivait ses discours avant de les léguer à la postérité. Ils l’admiraient, parce qu’il était capable d’improviser au tout dernier instant et de convaincre au pied levé un auditoire persuadé de détenir le droit et la raison de voter contre ses propres intérêts les plus concrets, mais surtout pour ses réparties fulgurantes, ses jeux de mots désopilants et son humour cinglant et dévastateur. Cicéron n’habitait pas une toge compassée.

    Mais si la bouche résonnait d’or et d’airain, son cerveau était d’argile. Malléable à l’excès, sensible à la moindre variation, incapable de s’arrêter quelques instants à une décision fixe, inquiet à l’infini, sans cesse en mouvement, toujours surenchérissant sur ses premières intuitions, jamais en repos, son esprit ne possédait aucune des qualités requises pour mener ou guider les hommes. Au mieux aurait-il pu jouer en notre société le rôle contrefait de l’autorité morale dévolue aux bouffons des médias, mais il eut la malchance de vivre dans une des périodes les plus profondément amorales de l’histoire romaine. Cicéron ne fut jamais le grand homme politique qu’il rêva d’être. D’abord parce que, au contraire de César ou de Pompée, il aurait été dans l’incapacité absolue de s’imposer à la tête d’une légion. Trop pusillanime, trop chimérique, trop rigide, même les civils ne lui accordèrent jamais une confiance soutenue. Rangé par la force des choses, l’autre nom plus poétique de l’arrivisme social, dans le camp des Républicains, il ne parvint jamais à s’imposer comme leur leader incontesté. Il fut constamment à la remorque de Pompée qu’il n’aimait pas et s’accommoda plutôt bien de César. Ce n’est qu’une fois le grand Jules assassiné, et le petit Brutus suicidé, qu’il prit résolument le parti de regrouper autour de lui les factions éparpillées et décapitées du camp républicain. La tâche était ardue ; très vite Cicéron ne sut plus où donner de la tête, Antoine l’aida à trancher dans le vif du sujet.

    Gaston Boissier opte pour Cicéron mais son admiration penche pour César. Piètre politicien mais plantureux incapable Cicéron n’a rien pour plaire. Cependant il faut reconnaître que son combat à contre-courant du sens de l’Histoire n’était pas facile. Gaston Boissier lui décerne le courage d’une certaine fidélité à soi-même et à une cause, qu’en lui-même il pensait perdue, ce qui le rend plus pathétique que sympathique. Il aurait fallu à Cicéron être César pour renverser le cours des évènements !

    Solitude de César. Avant toute chose, arriviste ambitieux qui n’a d’autre projet que d’abattre la République pour instituer la royauté. Une longue course, une longue conquête minutieuse et méthodique du pouvoir. En cours de route César est trop intelligent pour ne pas entendre les réformes nécessaires à la plus grande cohésion de cet Empire que la République a délimité, un peu malgré elle, sans se rendre compte que la nouvelle donne qu’elle a elle-même favorisée, l’a rendue obsolète. Très vite César comprendra qu’il ne peut compter, ni sur les personnes, ni sur un immense enthousiasme collectif. Cynique il achètera les âmes et paiera les individus. La République est si vermoulue que tout ce qui n’est pas déjà vendu est encore à vendre.

    L’on ne paye jamais assez cher. César assassiné, la relative indifférence populaire qui accueille la nouvelle de sa mort sera son premier tombeau. Soit il avait trop promis, soit il n’avait pas assez donné. Gaston Boissier suggère que si l’Imperator n’a pas pris toutes ses précautions aux ides de Mars c’est parce qu’il était dégoûté de la petitesse des hommes et de l’étroitesse de leur cœur. Ce César en héros romantique qui aurait trop lu son Lorenzaccio n’est pas pour nous déplaire.

    Quelques pages sur le testament d’Auguste pour finir. Gaston Boissier déteste le jeune Octave et ses listes de proscription. Il s’incline devant les talents d’administrateurs d’Auguste qui définit pour plus de trois siècles les structures organisationnelles de l’Imperium ; mais l’œuvre politique du neveu de César lui paraît trop floue et contenir les dérives despotiques de ses successeurs. Selon notre éminent académicien, César était plus franc qui voulut être roi et imposer un régime monarchique. Auguste accoucha d’un monde hybride : le pouvoir personnel sous l’apparence de la liberté, la tyrannie sous la République.

    Nous pensons au contraire que le génie d’Auguste résida, faute de mieux, dans cet entre deux. Le princeps n’est pas le roi ; l’Empire n’est pas le Royaume. L’Occident va se bâtir sur cette faille impérieuse. Le christianisme viendra certes y apporter sa note cacophonique mais si l’Europe s’est construite sur cette spécificité civilisationnelle qui reste sa marque de fabrique, elle le doit en majeure partie à cet espace de plus grande liberté conceptuelle que l’Imperium suscita. Entre la tumultueuse barbarie clanique qui engendrera la féodalité, et l’asservissement totalitaire des grandes masses laborieuses, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’Imperium reste l’unique mode de déploiement du politique apte à ménager assez de zones de frictions conflictuelles, pour que l’établis-sement du pouvoir soit décliné davantage comme un mode de protection que de coercition.

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    MANUEL DE CAMPAGNE ELECTORALE.

    QUINTUS CICERON.

    Suivi de L’ART DE GOUVERNER UNE PROVINCE.

    MARCUS CICERON.

    Traduit et présenté par JEAN-YVES BORIAUD.

    Arléa  N° 19 / 92 p. 2001.

     

    Non ce n’est pas une erreur, il s’agit bien de Quintus, le frangin de Marcus. Pour faire le lien avec la chronique précédente nous n’omettrons pas de préciser qu’il fut le mari de Pomponia, sœur d’Atticus ! Il est de quatre années plus jeune que son aîné et a déjà entamé le cursus honorum. Comme quoi lorsque l’on parle d’Homo Novus il faut entendre Familia Nova !

    Cicéron brigue la première place : consul ! Quintus ne ménagera ni sa peine ni sa plume pour favoriser l’élection de Marcus. Afin de l’aider à mieux préparer la campagne électorale il rédige et adresse à son frère une quarantaine de pages de conseils qui préfigurent le guide idéal du parfait candidat… Le vade-mecum ne devait pas être si mauvais puisque Cicéron emporta la chaise curule distançant largement son principal concurrent : Antoine.

    Les principes déontologiques de la démocratie en prennent un sacré coup. Souriez vous êtes filmé ! les Romains n’avaient pas encore inventé la caméra qu’ils faisaient déjà leur cinéma. Ils auraient pu titré Manuel d’Hypocrisie Généralisée ! Appelle tout un chacun par son nom et offre-lui ta main largement ouverte, acquiesce à toutes les demandes et promets monts et merveilles. Une fois élu, il sera toujours temps de rectifier le tir. Ménage les riches et les notables. Un peu de feinte considération emporte l’adhésion des humbles. Un esclave bien traité qui se répand en éloges sur la bonté de son maître est une merveilleuse publicité.

    Que le public se rassure l’on a aussi des idées à jeter en pâture. Rappelons que Catilina fut le boucher des proscriptions de Sylla et qu’Antoine ne sort pas de la cuisse de Jupiter. Cicéron peut se prévaloir d’une constance sans faille : il a toujours milité pour les Optimates, n’a jamais transigé avec les Populares. Entre l’égoïsme des classes possédantes et la démagogie des nouveaux riches il ne nous semble pas que le peuple Romain ait eu une latitude de choix supérieure à la nôtre. Votez pour moi est encore la meilleure façon de ne pas voter pour les autres.

    La République était à bout de souffle. Toute ressemblance avec une situation actuelle ne saurait être fortuite. Les élections sont des impasses démocratiques qui permettent à un système donné de se perpétuer. Cet opuscule est un livre-miroir. A vingt siècles de distance les hommes n’ont pas changé. Ils sont prêts à n’importe quelle simagrée, n’importe quelle bassesse, pour conquérir la moindre des miettes de ce seul pouvoir politique de soumission de presque tous à la volition d’une poignée de leurs semblables.

    Les mots de Quintus Cicéron sont coupants comme des rasoirs. Ils tranchent toutes les illusions. Ils sont chargés de cette pragmacité romaine qui fut le principal atout de l’Urbs. Une élection n’est que la continuité de la guerre des classes sous une autre forme. Plus policée, mais aussi impitoyable. Sous le vernis des conventions électives l’on poursuit la même inavouable entreprise de captation prétorienne du pouvoir et de ses prébendes que dans n’importe quel autre type de gouvernance. La servitude volontaire des masses et des individus reste le but ultime de ces manœuvres de dupes.

    Rien ne sert d’arriver au pouvoir, il faut encore arriver à le garder. Dans la série preslésienne du retour à l’expéditeur l’on a pris l’habitude de faire suivre ce Manuel de campagne électorale de Quintus Cicéron d’une missive expédiée quelques années plus tard par le grand Cicéron à son puîné. Quintus n’a pas l’interface facile. Proconsul d’Asie, son caractère coléreux a froissé plus d’un de ses collaborateurs et administrés. Lui qui s’imaginait débarrassé de son fardeau à la fin de ses deux ans réglementaires se voit prorogé en ses déboires d’une troisième fastidieuse année par le Sénat souverain…La pilule est amère à avaler pour Quintus, Cicéron lui conseille de prendre son mal en patience. Il déploie l’orphéon de ses périodes les plus ensorcelantes pour vanter les mérites sacrés du devoir d’état, mais le lecteur prêtera plus volontiers l’oreille à la petite musique des reproches adressés en sous-main aux maladresse répétées de Quintus en son poste de gouverneur. C’est un art subtil que de manier les hommes et qui exige de vous la quintessence de votre habileté !

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    L’AMITIE.

    CICERON.

    Traduit du latin par Christiane Touya.

    96 p. Arléa. 1990.

     

    Dans nos mémoires l’homme politique a supplanté le philosophe. C’est injuste. Cicéron n’a peut-être pas emmené une seule idée neuve mais ses traités ont modelé le discours philosophique occidental. Il est à l’origine de notre tradition écrite et ne serait-ce que pour cela son œuvre appelle à une relecture régulière. Nous ne savons jamais mieux où nous allons que lorsque l’on n’ignore rien de notre provenance.

    Christiane Touya nous le rappelle : le De Amicitia a influencé Sénèque, Pline, Tacite, et enchanté la Renaissance et les orateurs chrétiens… « pendant près de vingt siècles, ( il ) fut d’ailleurs traduit dans toutes les langues et tous les pays d’Europe ». Nous n’en doutons pas. Reste que l’homme moderne n’a plus la même conception de l’amitié que les contemporains de notre pois chiche préféré.

    L’amitié romaine nous semble froide. Elle participe plus du devoir que de la passion. Cette dernière phrase nos aide à comprendre la critique philosophique que Nietzsche intente au romantisme en tant que forme supérieurement aboutie de la décadence. Nous ne savons plus vivre sans les affres du pathos agonistique. Nous déclinons l’amitié selon les règles de l’ardeur amoureuse. L’amitié n’est pas une sagesse mais un dérèglement rimbaldien de tous les sens.

    Dans son Manuel de campagne électorale ( voir notre précédente chronique) Quintus conseille à son frère de prendre soin de continuer à entretenir ses amitiés en vue de sa candidature au consulat, ce genre de stratégie calculée hérisse notre sensibilité. Pour un peu nous lâcherions les gros mots de conduite cynique intéressée. Les Romains seraient surpris de nos accusations diffamatoires.

    C’est que l’amitié romaine se doit d’être vertueuse. Union parfaite de deux cœurs et de deux esprits elle n’en reste pas moins au service de la Communauté. L’amitié à la romaine s’inscrit dans l’ordre du politique. Notre individualisme exacerbé répugne à de telles vues. Ne l’oublions pas Cicéron est un membre à part entière de cette élite politique qui dirige la République depuis plusieurs siècles. Ce n’est pas par hasard si le dialogue cicéronien qui est censé se dérouler entre Gaius Fannius et Quintus Mucius Scévola rapporte les propos de leur beau-père Gaius Lélius évoquant son amitié pour Scipion l’Africain, le second celui qui fit raser Carthage en 147.

    Nous sommes dans le premier cercle du pouvoir. Le citoyen de base n’est pas convié aux agapes romaines. Le traité de Cicéron est un facteur d’auto-héroïsation de la classe dirigeante qui se modélise sur l’exemplarité de ses propres grands hommes. Le dialogue proprement dit est précédé d’un envoi de Cicéron à Atticus ( encore lui ! ) qui certes resitue les évènements en leur historicité mais qui est surtout destiné à proposer à l’ami de toujours disciple de la philosophie du Jardin une vision de l’Amitié qui remette en cause les conceptions épicuriennes.

    Faut-il y voir une critique implicite du comportement du banquier Atticus ? En se référant très explicitement à la physique d’Empédocle qui nous décrit le monde comme une succession de cycles dévolus tour à tour à des forces de destruction ou de reconstruction, Cicéron entend-il affirmer que la neutralité bienveillante de son ami est un leurre dont il devrait rejeter la bien trop commode fiction au profit d’un véritable engagement en faveur d’une des deux forces politiques en présence ?

    L’Homo Romanus doit-il chevaucher l'ouragan ? L’Amitié serait alors ce havre de paix inespéré dans lequel venir chercher réparation et repos. L’alcyon ne construit-il pas son nid dans la tempête ? L’Amitié ne serait-elle donc pas alors une métaphore de Rome ? Une Rome virile et impérieuse veillant à son propre déploiement. L’Amitié serait alors comme le moteur immobile et aristotélicien du monde qui permet à l’Aigle de prendre et de poursuivre son envol.

    Cette interprétation permet de substituer à l’amour chrétien l’amicitia païenne. Le moteur d’Aristote ne peut plus être assimilé à l’unicité monothéique christologique. Castor et Pollux ne sont pas pour rien des dieux tutélaires de l’ancienne Rome et de ses légions. Lélius accompagnait Scipion au siège de Carthage. Tout un symbole. Notre époque le jugera un peu trop sanglant et point trop politiquement correct. Mais nous sommes les premiers acteurs de notre décadence.

    ( 2006 / in Carrément Cicéron )

     

    LES TUSCULANES.

    CICERON.

    Texte établi par GEORGES FOLHEN.

    Traduit et préfacé par JULES HUMBERT.

    Collection Les Portiques. 284 p.

    CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1969.

     

    Ses contemporains lui préféraient l’Hortensius, nous ne pouvons guère en juger le texte de ce dernier ne nous étant pas parvenu. Toujours est-il que les Tusculanes fut ce livre de langue latine dans lequel l’Occident apprit à s’approprier la philosophie grecque. Comme s’il avait pressenti les facéties de l’Histoire Cicéron prend garde par deux fois à souligner la plus grande richesse de la lingua latina qui selon lui serait à même de proposer une plus exacte variété sémantique de vocables que l’idiome grec originel. Notre apprenti philosophe ne manquait ni de toupet ni de mauvaise foi.

    Le titre n’est en rien énigmatique. Les Tusculanes furent rédigées dans sa villa de Tusculum. Une fois César au pouvoir, Cicéron a du temps libre. La situation n’est pas s’en rappeler celle de Chateaubriand à qui Bonaparte n’eut aucun poste à offrir. A la différence près qu’en tant qu’ancien premier consul Cicéron ne pouvait déchoir à s’entremettre dans une occupation subalterne. La mort de sa fille aimée ( bonjour Victor Hugo, si l’on continue nous ferons de Cicéron un préromantique qui s’ignorait ) avait déjà été pour notre brillant avocat l’occasion de revenir à la nudité existentielle de son humaine condition, l’exercice obligé de l’otium, si vanté par les élites romaines mais dont on retardait le plus longtemps possible les paisibles et ennuyeuses délices, lui permit de se lancer dans la rédaction de plusieurs traités philosophiques.

    Cicéron révèle que les Tusculanes sont la transcription de cinq conférences philosophiques qu’il dispensa chez lui à un auditoire choisi en fin d’après-midi. Il n’est pas nécessaire de le croire. Certes Cicéron était capable d’improviser, mais une lecture attentive du livre confortera tout lecteur quelque peu incisif à voir dans cet ouvrage une entreprise réfléchie et concertée qui demanda une planification des plus précises des thèmes abordés.

    Les Tusculanae Disputationnes se présentent comme des cours, des conférences proposées par un maître autorisé à un public lettré. Les disciples n’ont pratiquement pas droit à la parole. L’intervention d’un seul et unique participant est souvent sollicitée par Cicéron et sert davantage à faire rebondir l’argumentation, à faire respirer le texte, qu’à engager une véritable discussion. Nous ne sommes pas dans un dialogue serré entre deux thèses qui s’affrontent, mais dans une attaque en règle menée sans interruption contre un ennemi jamais expressément visé en tant que tel mais qui doit encaisser tous les coups sans avoir la possibilité de répondre. Cette composition est d’autant plus remarquable qu’à maintes reprises Cicéron se réclame de Socrate et de l’Académie. Le logos eût voulu que pour s’aligner sur de telles thèses il eût emprunté la forme maïeutique du dialogue platonicien.

    L’ennemi est facilement identifiable. Il s’agit d’Epicure que Cicéron se complaît avec une malignité évidente à mettre en face de ses propres contradictions, supposées ou réelles. La charge anti-épicurienne est d’autant plus visible que Cicéron affiche à tout bout de champ une volonté d’œcuménisme philosophique, une impartialité éclectique du meilleur aloi. Mais chez les Cyniques, les Stoïciens, les Péripatéticiens et les Cyrénaïques il ne relève que les arguments qui peuvent amener à la dissolution de la pensée d’Epicure.

    Nous aimerions nous interroger sur le pourquoi de cette frénésie anti-épicurienne de notre auteur. Car même si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, leur préhension signifie toujours quelque chose. Cicéron n’est pas contre Epicure parce qu’il serait pour Socrate et qu’il tenterait de combattre le succès des thèses épicuriennes pour assurer la victoire de son école philosophique préférée, ainsi que nous le susurre Jules Humbert dans son introduction. Il existe sans nul doute une raison politique : les membres du parti césarien qui entourent César sont de toute vraisemblance, portés par l’action militaire et politique, plus enclins à embrasser la philosophie toute pragmatique d’Epicure qui naturellement doit leur sembler mieux répondre à leur exigence d’immédiate efficacité que les abstruses subtilités de la métaphysique platonicienne.

    Mais la raison profonde de cet antagonisme provient d’une autre appréhension. La pensée d’Epicure peut-être comprise comme la fin de la philosophie, la fin de toute métaphysique. A quoi bon philosopher si l’on a retenu les principes de l’école du jardin ! Il ne reste plus qu’à vivre. Si l’on clôt l’histoire de la philosophie c’est en fait l’Histoire elle-même que l’on ferme. L’acceptation du jardin, tout comme l’acceptation actuelle du marché, rend inutile l’avancée de l’Histoire. Désormais ce sera l’éternel retour du même en tant que répétition infinie d’une même séquence infinie et indéfinie.

    En ce cas-là, il n’y aura plus jamais besoin de courses aux honneurs. L’Orateur ne sera plus appelé aux plus éminentes fonctions. Il ne sera plus qu’un conseiller, qu’un technicien, mandé à plaider des problèmes organisationnels sans aucun intérêt.

    Maintenant si l’on examine les thèses défendues dans les cinq Tusculanes, la mort ne saurait être un mal, le Sage ne saurait se laisser vaincre, ni par la douleur, ni par le chagrin, ni par les passions, la vertu suffit à rendre le Sage heureux , nous ne pouvons laisser échapper un sourire en parcourant le projet de la philosophie antique.

    Le personnage du Sage est une chimère peu démocratique et idéaliste. L’homme recherche la bonne conduite, mais ce Sage qu’il s’efforce de réaliser n’est qu’une coquille vide, un pantin désarticulé que plus rien n’atteint. En étant une morale de l’inaction l’épicurisme est à même de parfaire, le plus vite possible, la pantomime du Bonhomme le Sage.

    La philosophie antique est l’aporie de sa propre réalisation. Elle idéalise le Sage mais se complaît dans l’Hubris. Cicéron lui-même dépasse la Ratio raisonnante en l’immisçant dans l’actance de l’Oratio. L’Orateur politique se doit de prendre le pas sur le Penseur dégagé de toutes les péripéties existentielles.

    Etrange philosophie qui prône une attitude théorique pour imposer une actitude pratique. Ce phénomène transposé sur le seul plan qui nous agrée, l’on peut dire, qu’en cet état de fait, la philosophie antique cède le pas devant la notion pure de Littérature.

                                               ( 2006 / in Je ne sais plus Cicéron )