CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 027 / Decembre 2016
UN AGENT LITTERAIRE TRES SPECIAL
… deux dossiers secrets du Service Défense Territoire Littéraire National …
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LODEVE 2009
« Murcie, nous ne sommes pas dans la merde ! » Certes l'accueil du Chef ne respirait pas l'imparfait du subjonctif et je discernais même dans son rugissement de bouledogue enragé comme un zeste d'acrimonie personnelle.
« Et tout cela de votre faute, Murcie ! » Par Zeus, le danger se précisait, le Chef avait dû s'apercevoir que la veille au soir j'avais fait main basse sur la moitié de sa provision de Coronados N° 4 qu'il planquait dans le deuxième tiroir gauche de son secrétaire.
D'ailleurs après m'avoir intimé l'ordre de m'asseoir tout en me regardant dans les yeux avec une froideur hypnotique des plus comminatoires, le Chef entreprit d'ouvrir... le deuxième tiroir gauche de son bureau avec une lenteur exaspérante.
Mais non je faisais fausse route. Tel un crotale plantant ses crochets mortifères dans la chair tremblante d'une innocente proie, le Chef me jeta sur les genoux un mince dossier cartonné de couleur rouge.
« Lodève 2005, vous connaissez Murcie, c'est vous qui aviez rédigé le rapport !
_ Bien sûr Chef, mais c'est de l'histoire ancienne et je ne vois pas...
_ Vous ne voyez pas Murcie, mais si vous croyez que le S(ervice) D(e défense du) T(erritoire) L(ittéraire) N(ational) vous paie pour voir, vous vous trompez Murcie, vous êtes ici pour aplanir les difficultés que la République pourrait rencontrer. Discrètement Murcie, vous entendez, discrètement ! »
J'entendais mais je ne comprenais pas. Le Chef leva des yeux exaspérés vers le ciel et me mit en quelques mots au parfum.
« Vous n'êtes pas sans savoir que nous venons de changer de Ministre de la Culture. En fouillant dans le bureau de son prédécesseur le nouvel impétrant est tombé comme par hasard sur votre rapport. Entre nous soit dit, l'on ne l'avait pas laissé traîner par inadvertance. Nous sommes dans un premier temps en présence d'une tentative avérée de déstabilisation du Gouvernement, et par ricochet de la position internationale de notre Pays, ce qui est infiniment plus grave. Bref Murcie, il faut agir au plus vite ! »
Les yeux du Chef virèrent au bleu cobalt et sa voix se fit plus sourde. Sans s'en rendre compte il enfourna dans sa bouche un Coronado N° 4 dont il exhala quelques ronds de fumée qui montèrent se perdre sous les lambris dorés du plafond élyséen. Je ne pipais mot. Le Chef réfléchissait. Comme tous les agents du S.D.T.L.N. je savais que c'était en ces instants de forte concentration intérieure que le Chef peaufinait ses plans secrets de riposte fulgurante qui avaient hissé nos services secrets au premier rang mondial.
« Résumons la situation, Murcie. Dans votre satané rapport vous affirmiez en toutes lettres qu'il n'y avait aucune chance de rencontrer la Poésie à Lodève. Sur ce, le nouveau Ministre pond une circulaire interdisant aux Communes, au Département, à la Région et à l'Etat de subventionner Les voix de la Méditerranée de Lodève. Et ce dès l'année prochaine. En plein dans le piège ! Vous imaginez la levée des boucliers « La France renonce à la Culture et à la Civilisation! » Il faut arrêter cela au plus vite avant que la presse internationale ne relaie la campagne. N'oubliez pas que les pays méditerranéens producteurs de pétrole envoient des représentants à Lodève. Je n'ose pas entrevoir les ruptures diplomatiques fatales à nos approvisionnements énergétiques. Vous partez tout de suite Murcie ! »
Le Chef me poussait déjà vers la porte. « Dépêchez-vous Murcie. Nous n'avons pas lésiné sur les moyens : trois nuits à l'hôtel deux étoiles et là-bas nous avons activé nos correspondants. Attention, il se peut qu'il y ait déjà des services étrangers sur place. Vous avez carte blanche. N'hésitez pas à liquider la moitié de la ville si nécessaire. Tout ce que l'on vous demande c'est de trouver un poète, un seul, mais un vrai. Devant cette évidence le ministère sera obligé d'annuler sa circulaire avant qu'elle ne paraisse au Journal Officiel. Mais comment Murcie, vous n'êtes pas encore parti ! »
Voilà pourquoi quelques heures plus tard au volant de ma 104 Peugeot je roulais à tombeau ouvert vers Lodève. J'étais inquiet. Certes j'emmenais avec moi mon commando de choc de prédilection. Celui-là même qui était à mes côtés lors de la mission 2005. Je savais pouvoir compter sur le charme ibérien et les nerfs d'acier de la pulpeuse Béatriz G... Je possédais aussi une confiance aveugle en le flair de Molossa. Mais les derniers coups fourrés auxquels nous avions été mêlés avaient été particulièrement éprouvants. Molossos n'en était pas revenu vivant... Il repose maintenant sous le vert gazon de son dernier sommeil. Depuis ce temps, quoi qu'elle en montre Molossa n'est plus au mieux de sa forme...
Ce fut pourtant elle qui la première pressentit le danger. Je n'avais pas coupé le contact qu'elle émit un bref jappement. Un seul mais ô combien instructif ! Ça sentait mauvais, très mauvais. On avait intérêt à jouer serré : nous n'étions pas les seuls sur la place ! Le Chef avait raison. De la discrétion avant tout ! Pas de panique, nous avions tout prévu et chacun connaissait son rôle par coeur.
Féline Beatriz G... s'extirpa de la voiture avec la grâce titubante d'une touriste ankylosée par une longue route, enfin parvenue à destination. Elle esquissa quelques pas sur le parking tandis que sur ses lèvres se dessinait une moue de surprise. Quelle chance, semblait-elle dire, s'arrêter juste en face de la longue travée des étals des éditeurs ! Personne ne fit attention à sa silhouette d'intellectuelle en manque de lecture qui se mêla aux files des clients potentiels en train de reluquer les bouquins. En moins de trente secondes, ni vus ni connus, nous avions lancé une torpille à tête chercheuse en plein coeur du dispositif adverse...
Trois heures plus tard elle me rejoignait à l'hôtel. Mission accomplie. Je sifflais d'admiration lorsqu'elle m'énuméra l'équipe de soutien que le S.D.T.L.N. avait planquée sur les lieux. Liron, Roque, Giraud ! Le Chef n'avait pas ergoté sur la qualité. Le haut du panier de la Cellule d'Action Poétique. L'affaire était encore plus importante que ne l'avais crue !
Toutefois sur le papier l'opération semblait d'une facilité déconcertante. Acte 1 : nous rendre à la soirée d'ouverture du festival durant laquelle les 90 poètes invités se présenteraient à tour de rôle. Acte 2 : repérer la bête rare. Acte 3 : ramener à Paris la preuve de l'existence de cet Olibrius improbable. L'acte 4 ne nous incombait pas. Notre mission s'arrêtait là.
A vingt-trois heures tapantes nous étions tous à nos postes, sur la place centrale de Lodève transformée pour la cause en vaste terrasse de café. Parmi la foule nous n'étions qu'un groupe de convives des plus banals, amicalement attablés, face à la scène centrale, autour de quelques pichets de vin rouge.
Une voix grésilla dans le micro « Chers festivaliers, nous sommes heureux bla... bla... bla... bla... bla... bla... laissons donc le champ libre à notre premier artiste ! »
Tu parles d'un champ libre. A peine la voix s'était-elle tue que crac, boum, hue ! Toutes les lumières s'éteignirent d'un coup. Il y eut des oh ! et des ah ! amusés, le public prenait l'incident à la rigolade. Pas nous ! Allez reconnaître quelqu'un dans le noir absolu ! L'ennemi venait de marquer un point.
Rendons grâce aux organisateurs qui pallièrent au désastre. Chaque poète lirait son texte, de l'endroit où il se trouvait, comme il pourrait. A chacun de tirer son épingle du jeu !
Ce fut dantesque. De l'obscurité la plus profonde s'élevait de temps en temps une voix. Des spectateurs attentionnés allumaient leur briquet, de sacrés veinards bénéficièrent du halo clignotant d'une lampe de poche. Certains martyrisaient une pauvre guitare et d'autres vociféraient à qui mieux mieux. Les histrions de la poésie sonore s'en donnèrent à coeur joie, sûrs de rafler in fine la mise.
On ne voyait rien, on n'entendait rien. C'était Babel, chacun hurlait comme un chacal en rut dans sa langue. Nombreux sont les idiomes méditerranéens : italien, syrien, marocain, hébreu, espagnol, bosniaque, malgré les efforts conjugués des traducteurs, il y avait de quoi en perdre son latin.
C'est alors que dans ce brouhaha, de ce pandémonium monstrueux, surgit la lyre d'Orphée. Toute droite sortie de l'antique Hellade. Je ne saisis que quelques vocables sacrés jetés aux vents de l'immémoire contemporaine « Alexandre... Byzance... ». Mais le doute n'était plus possible. Il était là. C'était lui. Le Poëte, le Seul, le Vrai, l'Unique.
Etais-je le seul à le percevoir ? Il fallait à tout prix détourner l'attention de l'ennemi au plus vite. Pistolero Roque alhouma le feu en scandant à tue-tête quelques unes de ses odes amoureuses qui attirèrent l'esprit du public sur des sentes brûlantes. Je profitai de l'émotion suscitée pour décrocher avec serval Beatriz, Molossa sur nos talons. Pour protéger notre retraite Trappeur Giraud entonna un chant de noire anarchie qui souleva l'enthousiasme de la foule. Nous regagnâmes notre hôtel sans encombre.
Au téléphone le Chef était furieux.
« Comment ça, ils n'hésitent pas à dynamiter le transformateur de l'éclairage public de Lodève, et vous laissez filer le fromage. Continuez comme ça, Murcie, et d'ici deux jours vous retrouverez votre Orphée dans un caniveau, criblé de balles. Vous croyez qu'ils vont le laisser vivre longtemps ? Murcie, vous êtes un incapable. Je vous rends personnellement responsable de sa survie. Action ! »
Le Chef avait raison. Encore fallait-il identifier notre aède. Depuis son stand des Editions Clapas – quelle meilleure couverture pour un agent du Service d'Action Poétique que d'être l'éditeur qui avait été chargé de rédiger l'Anthologie 2009 du festival – Tête Chercheuse Liron se livra à de savants recoupages. Son ordinateur cérébral nous indiqua enfin le nom de Klitos Ionnanides, né à Chypre en 1944. Puis il ajouta : « Prochaine apparition publique : lundi 20 juillet ; 18 H 30 ; Cour du Musée. »
Ca sentait le coup fourré à plein nez, pas besoin du pif de Molossa pour le diagnostiquer ! Lors du dernier briefing j'avais été très clair : « Molossa, Lionne Beatriz et moi-même en première ligne. En arrière Roque et Giraud, en ultime position Liron qui depuis son stand possède par le plus pur hasard providentiel une vision panoramique sur toute la Cour. Je rappelle la problématique : le problème n'est pas de savoir si l'on doit tirer ou pas, mais la solution est de savoir sur qui l'on doit tirer. »
Bordel ! Une demi-heure que nous étions-là et impossible d'identifier l'ennemi. Dans la vingtaine de festivaliers sagement assis sur leur chaise, personne n'offrait le profil adéquat. Allaient-ils nous descendre le Klitos au fusil à lunette depuis le toit du musée ? Je n'en menais pas large, un simple tireur d'élite peut faire à lui tout seul plus de mal qu'un commando aéroporté. Molossa tira sur sa laisse. Je la libérai. Traînant la patte, la langue pendante, elle se dirigea sans même me jeter un regard vers l'entrée du musée. Un gardien que le porche intérieur avait caché s'interposa pour lui barrer l'entrée. Nous étions refaits !
Je n'eus pas le temps de sortir mon Uzzi. Une légère effervescence de robe froufroutante à l'autre bout de la cour trahit l'arrivée d'un petit groupe. Klitos au beau milieu. Tant pis pour Molossa, je ne devais à aucun prix quitter Klitos des yeux.
Je récapitulai dans ma tête les fiches anthropométriques fournies par Liron. Sur la tribune à ma gauche Issa Samaa et Saleh Al'Ami, au centre Catherine Fahri la présentatrice, fort belle jeune femme par ma foi, et à ma droite, Eleni Kelafa et Ioannidès. Jusque là tout va bien. On échange des politesses, on tapote les micros, on se cale sur sa chaise.
J'en profite pour lancer un regard en coin à Molossa. Le gardien se penche pour déposer une écuelle d'eau devant son museau. L'imbécile ! D'un bond Molossa lui saute à la gorge et lui tranche d'un coup de dent acéré la carotide. Son cadavre roule dans un épais massif de bégonia. Je respire. La scène n'a pas duré trois secondes. Pas un bruit, pas un cri. Molossa est passée à l'action. Elle a commencé les opérations de nettoyage. Je me sens mieux.
Devant ça ronronne doucement. Catherine Fahri présente les deux premiers invités qui viennent de l'Emirat d'Oman. Nous avons droit à un véritable dépliant touristique, le soleil brûlant, le merveilleux désert, le golfe persique si bleu... C'est maintenant à Klitos de présenter la paradisiaque île de Chypre. Mais où sont les tueurs ? Je croise le visage anxieux de panthère Beatriz. Pourvu que Roque, Giraud et Liron soient parvenus à les neutraliser !
Bien sûr je me suis fait avoir comme un bleu. L'ennemi était devant moi et je n'avais rien vu. C'est Klitos qui a sorti son colt le premier et qui a commencé à canarder sans sommation. Je ne peux que l'imiter. C'est qu'il y va fort de la pastille, le Klitos, il descend tout ce qui bouge, placidement, systématiquement. Le genre de gars qui n'est pas habitué à salopéger le travail.
« Chypre, pan ! pan ! Envahie par les Turcs, pan ! Pan » La Fahri essaie de parer les coups. Mais le Klitos use d'un gros calibre « la culture occidentale, pan ! Pan ! L'Orient, pan ! Pan ! La grande catastrophe, pan ! Pan ! ». Puis il lâche les pruneaux qui fâchent « la pensée philosophique, pan ! pan ! La soumission musulmane, pan ! pan ! » La belle Fahri n'y tient plus elle tire de son écharpe qu'elle agitait comme un étendard une kalachnikov et se met à arroser l'assistance. Le public se rebiffe, Tigresse Beatriz distribue des grenades à qui qu'en veut et mène l'assaut. Ça tire de partout. Derrière Giraud, Roque, et Liron cartonnent à tout berzingue. Catherine Fahri en perdition hisse le drapeau blanc de l'amour soufi. Mais Klitos est un jusqu'au boutiste qui ne fait pas de prisonniers. « Soufisme, pan ! pan ! mon maître Corbin pan ! Pan ! Les soufis pourchassés par les islamistes, pan ! Pan ! »
Pour corser le tout Molossa traverse la cour en trombe et aboie comme une sauvage sur un mini fouillis d'arbustes à dix pas de Klitos. Je pige à la seconde. Elle vient de repérer un drone-cat, un de ces terribles robots à tout faire que la CIA télécommande depuis son centre secret de Houston.
Je l'annihile de trente-six coups de pétoire droit au but. La victoire est de notre côté. La Fahri s'enfuit en pleurant. Le poëte Issa Samaa qui ne parle pas un mot de français mais qui ne doit pas aimer les américains a tout compris : il déclare solennellement qu'il va lire en l'honneur de Molossa un de ses poèmes intitulé « Le chien ». Klytos quitte la scène porté en triomphe par le public tandis que les gentils organisateurs un peu gênés aux entournures profitent des vivats pour faire disparaître les cadavres des agents ennemis qui jonchent le sol. Nous avons gagné.
Le Chef repousse d'un doigt dégoûté les deux livres de Klitos Ioannides que j'ai ostensiblement déposés sur son bureau.
« Et vous êtes fier de vous Murcie ! Et vous croyez avoir accompli votre mission sous prétexte que vous rapportez les preuves indubitables de ce que je vous avais demandé. Vous ne voulez pas aussi une médaille pour avoir montré à la face du monde qu'en vingt ans d'existence le Festival de Lodève a été enfin honoré de la présence d'un véritable poëte. Un certain Klitos Ioannides ! Et vous rêviez peut-être en plus que j'allai vous offrir un Coronado N° 4 pour couronner le tout. Murcie, vous êtes un imbécile !
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Mais enfin Chef, j'ai parfaitement rempli le cahier de charges de ma mission !
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Votre mission, Murcie ? Vous pensiez qu'elle avait pour but de rallumer la guerre entre la Grèce et la Turquie ! Vous imaginez nos approvisionnements de pétrole si par le jeu des alliances la Communauté Européenne se trouvait obligée de se ranger au côté de la Grèce comme les accords statutaires le définissent. Tous les pays musulmans se feraient le plaisir de couper le robinet. Nous serions alors pieds et poings liés aux mains des Américains. Est-ce ainsi que vous entrevoyez l'indépendance de votre Pays, Murcie !
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Mais Che...
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Et l'Europe de la Méditerranée, vous n'en avez jamais entendu parler ? Notre Président travaille comme un madurle à créer une vaste zone commerciale de libre-échange centrée sur la Méditerranée, à l'abri des revendicatives turbulences culturelles et vous jetez ce boute-feu de Klitos Ioannides en plein milieu de l'édifice, vous êtes fou, Murcie ! »
J'allai répliquer lorsque le téléphone rouge sonna. Le Chef s'empara du combiné :
« Mes hommages, Monsieur le Président... Bien sûr Monsieur le Président... Oui Monsieur le Président... Exactement Monsieur le Président... Ne vous en faites pas Monsieur le Président, nous retiendrons sur sa paye le prix d'un drone-cat... quinze millions de dollars ! Je comprends qu'Obama fasse la gueule comme vous dites si pittoresquement Monsieur le Président... ah ! uniquement pour le principe de franche amitié entre les peuples, entièrement d'accord avec vous Monsieur le Président... l'Amérique ne saurait se montrer mesquine d'autant plus comme vous me l'apprenez Monsieur le Président que ce malheureux drone-cat appartenait à l'Otan... ah ! c'était la France qui l'avait payé... n'ayez crainte Monsieur le Président je me charge en personne de veiller à ce que l'agent Murcie soit rétrogradé en ses fonctions, au revoir Monsieur le Président... Je vous remercie Monsieur le Prés... »
L'on avait raccroché à l'autre bout assez sèchement.
« Désolé Murcie, mais je n'y peux rien. »
Toutefois en un geste empli d'une profonde humanité que je n'aurais jamais soupçonnée chez lui, le Chef me tendit un de ses Coronados N° 4. Puis il soupira longuement :
« Vous savez Murcie, entre nous soit dit, c'est vous qui avez raison ! »
FRAGMENCES D'EMPIRE
LES CYNIQUES GRECS.
FRAGMENTS ET TEMOIGNAGES.
Choix, traduction, et notes : LEONCE PAQUET.
Avant-propos : MARIE-ODILE GOULET-CASE.
N° 4614. Le Livre de Poche. 437 pp. 1992.
Reprise d'un gros livre édité au Canada, mais allégé l'on ne sait trop pourquoi. Les animateurs de la Collection Les Classiques de la philosophie ont sans aucun doute jugé que le public français n'était pas apte à se confronter avec la version intégrale ! C'est d'autant plus regrettable que la quatrième de couverture nous avertit que « ce recueil est le premier du genre qui soit aussi complet ». Nous ne savons pas si le lecteur est habilité à reconnaître en cette assertion publicitaire un magnifique exemple de cynisme commercial.
La postérité a mal agi avec le cynisme. Diogène accapare le devant de la scène. Dommage pour Antisthène qui fut le véritable fondateur de la secte. Il semble que la doxa se soit un peu entremêlée les calames et que l'on attribue au disciple, sans grand mérite préféré puisqu'il fut le seul, quelques anecdotes vécues par le maître.
Antisthène était un élève de Socrate qui prit au pied de la lettre les préceptes de son professeur. Socrate conseillait à chacun de ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres, ni des institutions tant étatiques que coutumières. Antisthène radicalisa le discours de Socrate. Alors que l'inventeur de la maïeutique entrevoyait derrière le faux-semblant des opinions une vérité fondamentale intangible, Antisthène s'érigea en intraitable censeur du comportement sociétal de ses contemporains. Socrate éduquait, Anthisthène persifflait.
Survint Diogène qui corrigea. A coups de lazzis, et de bâtons. Sans carotte. Diogène réduisit l'homme à sa plus simple expression : l'individu. Si l'homme se doit d'être un loup pour l'homme ce sera un loup solitaire. Il est effrayant de penser que Diogène fut le contemporain de Platon. Selon Diogène La République de Platon est une absurde utopie. Le cynique ne goûte guère la proximité de ses semblables. Sa société se réduit à sa modeste personne. Réfréner ses désirs, se contenter du strict minimum vital, et basta !
Le cynique est comme ces chiens errants qui vivent de poubelles et d'os à moelle récupérés en de douteuses circonstances. Diogène ne fut-il pas accusé de trafiquer la monnaie ! Le cynique se rit de tout, de vos préventions les plus assurées comme les plus secrètes, et aussi de lui-même. Ricanements idiots de la hyène, s'émouvront les âmes sensibles.
Diogène fut l'anarchiste par excellence. C'est en cela qu'il nous est resté, en dépit des siècles, singulièrement attachant. Diogène ne croit pas aux simagrées du corps social. Sa grossièreté est notre miroir. Celui qui méprise les lois et les traditions nous semble l'être libre par excellence.
Aujourd'hui Diogène nous parle d'autant plus que sa frugalité nous renvoie à notre haine du consumérisme. Diogène n'a besoin que de lui-même. Un peu d'eau et un quignon de pain lui suffisent. Diogène vit en quasi autarcie. Ayant limité ses besoins à presque rien, il n'est redevable à personne de son bonheur et peut parler d'égal à égal, avec quiconque, fût-il Alexandre.
Mais le Sage rigolard n'est qu'un clown triste. Diogène est incapable de rester seul. Sans les autres, il n'est rien. Un pauvre hère anonyme qui mendie au coin de la rue, un esclave invisible que personne ne voit. Si par magie la population entière d'Athènes suivait ses préceptes, le monde deviendrait ennuyeux car Diogène ne pourrait plus endosser son rôle de bateleur public. Un peu comme le gendarme qui se sent inutile quand il n'y a plus de voleurs !
Certes Diogène ne dit pas que des stupidités. Notre bouffon habille le citoyen pour l'hiver. Nous nous tordons de rire à chacune de ses réparties. Mais en y réfléchissant un peu, il y a de la graine de tyran en notre philosophe. Diogène est un moraliste. Notre homme qui se masturbe et fornique sur la place publique est un sacré puritain. L'Homme se doit de lui ressembler. Nous ne nions pas les nombreux travers de nos contemporains, mais celui qui se définit par la négation de ses semblables dépend totalement de leur pitoyable existence pour parvenir à être ce qu'il désire vouloir être.
Julien qui écrivit Contre les Cyniques, et dont nous retrouvons en le livre des extraits de deux de ses discours, ne s'y trompe pas. Si dans un premier temps il dresse Diogène sur un piédestal - et à quelles circonvolutions se livre-t-il pour expliquer que si notre philosophe ne se soucie guère des Dieux c'est justement parce que révérant trop leur vénérable grandeur il prend soin de ne pas les importuner par sa médiocre petitesse ! – il est beaucoup plus incisif quant à ses sectateurs qu'il accuse de ressembler un peu trop à des chrétiens.
C'est que si les chiens n'accouchent pas de chats, tous les moralistes, par-delà les siècles et les cultures se ressemblent. Le monachisme ne diffère pas profondément du sectarisme cynique. Quoi qu'en veuille Julien, Diogène et nombre de ses acolytes se moquaient éperdument des Dieux. S'ils ne l'ont pas proclamé aussi haut et aussi fort que l'on aurait pu s'y attendre, c'est que guidés par une saine prudence ils tenaient à ne pas couper le cordon ombilical de la citoyenneté antique. Déjà qu'ils s'extrayaient de la communauté municipale par leur mode de vie de renonçant, en crachant sur les Dieux mythiques et fondateurs de la ville, ils auraient signé dans bien des cas signer leur arrêté d'expulsion.
Les Cyniques répugnaient à prêcher dans le désert. Les moines chrétiens s'y résoudront lorsque l'insécurité apportée par les invasions barbares les poussera à se réfugier dans les contrées les plus reculées, à l'écart des grands axes de pénétration et de conquête.
Julien nous dresse le portrait d'un Diogène respectueux des Dieux, en accord avec sa volonté politique de repaganisation des esprits. Dans un même ordre d'idée il prend un soin extrême à revendiquer la figure philosophique de Diogène qu'il hisse à l'égal de Socrate. Il ne fallait pas laisser à l'Eglise l'opportunité de récupérer un personnage si populaire dont elle se serait fait un plaisir de travestir en un annonciateur inconscient du Christ.
L'Empereur avait le nez creux. Il a subodoré bien avant Nietzsche tout ce qu'il pouvait y avoir de décadence dans les postures cyniques. Diogène est bien l'un des pères fondateurs du nihilisme philosophique et européen. Un nihilisme d'autant plus exaltant qu'il ne se réduisait pas à un catéchisme théorique, mais qu'il exigeait de la part de celui qui le professait un engagement êtral des plus profonds qui comblait les attentes et les déceptions existentielles de ses sectateurs les plus sincères.
Le principal défaut du livre réside d'ailleurs en le manque d'explications articulatoires quant au déploiement du second cynisme, que nos présentatrices se contentent de qualifier de Césarien sans même chercher à exposer les conditions historiales de cette résurgence philosophique dans les dernier siècles de l'Imperium Romanum.
Pour notre part nous y voyons la conséquence de la prise de conscience, par toute une partie cultivée de l'élite de cette société déliquescente et déjà crépusculaire, de l'inéluctable catastrophe de son écroulement programmé.
Nous avons plus d'une fois en nos purpurales chroniques insisté sur les effets délétères de la pensée platonicienne qui fut un peu le cheval de Troie que le christianisme utilisa pour phagocyter la pensée grecque et étayer sa propre théologie. La pensée diogénique, si éloignée de celle de Platon - nous enjoignons le lecteur à se reporter à toutes les réparties assassines que Diogène se livra à l'encontre de l'auteur des Lois – peut aussi être envisagée selon d' identiques modalités.
Avec toutefois cette différence essentielle : un rire dévastateur qui emporte tout sur son passage. Au contraire du dogme chrétien, la pensée de Diogène n'est pas coincée du cul. Elle reste roborative et jouissive.
Socrate, Antisthène, Diogène, Cratès. Ce dernier fut le disciple de Diogène. Il n'hésita pas à distribuer sa fortune aux pauvres pour endosser son idéal. Il fut le maître d'un certain Zénon, non pas l'archer souverain, mais le fondateur du stoïcisme. Quand on se rappelle que nombre d'esprits éminents ont affirmé qu'il n'y aurait jamais eu de christianisation des élites romaines si les intelligences n'avaient pas été au préalable préparé à sa réception par la haute tenue morale de l'éthique stoïcienne, l'on en vient à s'interroger sur cette philosophie grecque censée avoir eu tant d'idée à suivre...
( 2009 / in Cyniques ta Mère ! )
DIOGENE LE CYNIQUE
FRAGMENTS INEDITS
Textes traduits et présentés par ADELINE BALDACCHINO
Préface de MICHEL ONFRAY
( Editions Autrement / Octobre 2014 )
Des inédits de Diogène le Cynique, grands Dieux comment est-ce possible ? L'on nous l'explique en long et en large. Par deux fois. Sont malins chez Autrement. Adeline Baldacchino, célèbre inconnue. Pas fous, ils ont confié la préface à Michel Onfray. Gros porteur. Gros vendeur. Le philosophe radiophonique par excellence. Difficile de faire meilleur choix. Depuis trente ans s'est toujours présenté comme le sybarite en chef du rayon philosophique. Imaginez que l'on ait exhumé d'une bibliothèque un dialogue perdu de Platon, le faire préfacer par ce contempteur breveté de l'idéalisme platonicien n'aurait pas été très crédible. Mais pour Onfray qui n'en finit pas de se réclamer des Cyrénaïque, Diogène c'est du tout cuit. Je n'ose dire du pain bénit. Pourtant Onfray se hâte d'en beurrer la tartine nous présentant Diogène comme le grand inspirateur de nos philosophes lybiens, le maillon fort qui permet la jonction entre Antisthène et le chant des Cyrènes... L'oublie au passage qu'Antisthène reçut avant celui de Socrate l'enseignement de Gorgias. Un peu trop métaphysicien pour Onfray qui reste un moraliste dans la grande tradition française... Mais ceci est un autre débat que nous reprendrons un autre jour.
C'est Michel Onfray lui-même qui nous y invite. Les vieilles barbes philosophiques antérieurement millénaristes ne font pas le poids face à une merveilleuse jeune fille toute charnelle de notre siècle. Nous la couvre de compliments cette Adeline Baldacchino. Pour un peu nous en tomberions amoureux ! Une enfant si intelligente, qui connaît toutes les langues que notre paresse nous interdit d'apprendre. Le grec, le latin, l'arabe et quelques autres idiomes n'ont aucun secret pour elle. N'imaginez pas la forte en thème boutonneuse. Non une aventurière, qui refuse de continuer sa khâgne après avoir lu par hasard un volume de Cioran. Du jour au lendemain elle se lance dans une anabase conquérante à la recherche du continent perdu du corpus philosophique grec.
Mais à chacun ses démons. Onfray a encore quelques comptes à régler avec la valetaille fonctionnariste des professeurs d'université qui n'ont pas été capables de nous livrer dument traduits et commentés ces fragments retrouvés de Diogène dont ils connaissaient l'existence mais qu'ils ont négligés, trop occupés qu'ils étaient à atteindre les plus hauts grades de leur pédagogique carrière de chercheur étatistes appointés...
L'abandonne donc notre demoiselle pour mieux souffleter les sorbonnards galonnés. Laquelle ne s'en offusque guère et en profite pour nous conter la suite de ses péripéties. Qui ne nous agréent guère. Se finissent très mal. Quand fièrement elle nous apprend qu'après avoir réussi son concours elle s'en va pantoufler tout à son aise comme Conseillère à La Cour des Comptes. Je pense deviner combien Diogène le tonnelier se serait raillé de cette fin si bourgeoise. C'est donc derrière les lambris de cette honorable institution qu'elle mena à bien la traduction et la présentation de ces fragments de Diogène.
Partait d'une idée toute simple : décortiquer les textes du corpus arabe afin d' y retrouver au hasard des citations, de rares extraits provenant d'auteurs grecs... C'est ainsi qu'elle s'aperçut qu'un professeur d'université canadienne le vénérable Dimitri Gutas avait déjà réalisé cette entreprise de fourmi et donnait dans un de ces ouvrages tout le matériel qu'il avait réuni quant à Diogène. Ne restait plus à notre Adeline chérie qu'à traduire et présenter. Le résultat de son travail et de ses analyses, non dénués d'esprit de finesse et de talent, encadre la cinquantaine de pages des phrases rendues à Diogène... Elle-même reconnaît que ces lignes par miracle et grande patience offertes à notre curiosité n'altèrent et n'améliorent en rien l'ensemble des textes de Diogène déjà à notre disposition. Confirment ce que nous connaissions.
Le Chien devait savoir aboyer très fort et fort à propos. Diogène ne ménageait ni ses moqueries, ni ses impertinences, ni ses provocations. L'on ne badine pas avec les puissants. Les retours de bâton peuvent être mortels. Combat du sage à la jarre de terre contre les pots d'or et d'argent des riches. Sa lutte de classe n'était pas dangereuse. Persifflait beaucoup mais ses acerbes et virulentes critiques étaient davantage tournées vers l'exemplarité de sa rude pauvreté que vers la confiscation effective des biens d'autrui. Se moquait de la gloutonnerie des fortunés mais ne leur retirait pour cela ni le pain de la bouche ni les pièces d'or de leurs coffres. Leur désignait l'ascétique voie à suivre sur laquelle ils se gardaient bien de poser le pied.
Il y a pire chez ce premier contempteur de la société de consommation de son époque. Bien frugale encore je vous l'accorde, mais c'est le médecin qui prescrit le médicament idoine alors même que la maladie n'est pas même pas déclarée qui n'en est que plus estimable. Diogène nous enseigne à rejeter le superflu, à ne pas nous créer de besoins artificiels. Ces admonestations nous paraissent raisonnables. La possession d'objets inutiles nous éloigne de nous-mêmes et nous écarte de notre moi le plus profond.
Mais Diogène nous agace prodigieusement quand de la restriction des besoins surnuméraires il en vient à réfréner ses désirs. La liberté résiderait d'après lui dans le renoncement à nos plus grandes passions. Pour libérer l'âme il occulte son corps. Des deux moitiés de l'orange il n'en mange qu'une. Ce qui était une éthique de la protection devient une morale de la privation. De Diogène le goguenard qui fait semblant de chercher un homme en plein midi lanterne allumée à la main l'on passe à l'ermite christophile qui s'enfuit de ses semblables et s'en va mortifier sa chair au fond de bois inatteignables.
Diogène est un homme de représentation. L'a besoin d'un public. Sans une troupe de curieux pour s'esbaudir ou s'horripiler de ses farcétiques exploits, il n'est plus rien. Lui qui dévoile les dessous de la comédie humaine est en quelque sorte, le clou du spectacle, le clown de la pièce. Le fou dont l'absence nuit à la réussite de son théâtre. Quant à la perte du désir, il n'en dit rien. Le garde immergé au fond de lui. Se masturbe sur l'agora pour plus tard ne pas éprouver la lâche nécessité d'un ou d'une partenaire. Mais l'aspect solitaire de son action n'apparaît pas, cette castration auto-érotique devient un plaisir partagé puisqu'il jouit davantage du scandale qu'il produit que de son éjaculation.
Diogène le grec, homme de cité qui ne serait rien sans le concours provoqué de ses concitoyens à son déploiement individuel. L'Homme en tant qu'animal collectif qui réside dans l'horizontalité de son troupeau. Nous sommes encore loin de l'ataraxie stoïcienne telle qu'elle se déploiera plus tard chez les romains des derniers siècles. Cette décadence – non pas de l'Empire, mais des hommes – qui se profile déjà et que certains se dépêcheront de présenter comme une préparation morale au futur triomphe du christianisme.
Le pouvoir impérial est alors devenu si prégnant que la parole a perdu de sa valeur libératrice. L'homme qui reconnaît l'inutilité de ses efforts se referme sur-lui-même, comme l'huître désireuse de celer sa viscosité sous la rugosité de ses écailles. La religion comme un ultime recours. Mais les Dieux se détournent et refusent cette mésalliance. N'en reste qu'un, petit, souffreteux et périssable, qui ne survivra pas à tous les espoirs que les larves humaines tendent en vain vers sa croix où l'on fut obligé de le clouer à seule fin qu'il ne tombât point à terre. Le rire de Diogène était beaucoup plus roboratif.
( Chroniques de Pourpre - 08 / 01 / 14. )