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  • CHRONIQUES DE POURPRE 440 : KR'TNT ! 440 : CHAMBERS BROTHERS / MARK LANEGAN / DREIKANTER / JAGANNATHA / HIGH ON WHEELS / JARS / RIGHT

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 440

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR'TNT KR'TNT

    28 / 11 / 2019

     

    CHAMBERS BROTHERS / MARK LANEGAN

    DREIKANTER / JAGANNATHA

    HIGH ON WHEELS / JARS / RIGHT

     

    Musique de Chambers

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    Les Chambers Brothers sont arrivés dans le rond du projecteur en 1968 avec un sacré smash, le fameux «Time Has Come Today». Comme il durait huit minutes, Columbia l’avait coupé en deux pour pouvoir le vendre sur un single. Les Chambers Brothers furent le premier groupe de rock noir à émerger de la West Coast. On avait à l’époque très peu d’informations. On sut plus tard que les quatre frères étaient nés dans le Mississippi, à l’époque où la vie était encore rude pour les noirs. Ils étaient onze enfants dans la famille Chambers. George, Joe, Willie et Lester travaillaient aux champs avec leur père. Le dimanche ils chantaient à l’église où les blancs les payaient avec une pomme. Willie affirme qu’ils savaient se contenter d’une pomme. C’était mieux que ce qu’avaient les autres, ajoute-t-il.

    Dans les années cinquante, ils jetèrent l’ancre à Los Angeles où s’était installé l’aîné, George, fraîchement démobilisé. Justement, George vient tout juste de casser sa vieille pipe en bois, alors on ne va pas laisser passer une occasion pareille : rendons hommage à ce groupe énorme que furent les Chambers Brothers.

    Attention, leur discographie tient sacrément bien la route. C’est du solide. George et ses trois frangins ont ramené en Californie le power du gospel batch et les subtils bouquets d’harmonies du doo-wop. Ils chantaient tous les quatre et savaient composer. George jouait de la basse, Lester de l’harmo, Willie et Joe de la guitare. Un batteur blanc nommé Brian Keenan les accompagnait. Les Chambers firent comme Sly Stone le choix étrange d’un batteur blanc. Why not ?

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    Ils se firent connaître au Newport Folk Festival, puis tout alla très vite. Un premier album intitulé People Get Ready parut en 1966. Il y tapent un «Tore Up» d’Hank Ballard à la chaleur du doo-wop. Leur grande force est de savoir chanter à quatre. Ils reprennent plus loin le très beau «You’ve Got Me Running» de Jimmy Reed et le fondent dans l’or d’un boogie magnifié à la chaleur des voix combinées. Le morceau titre est la reprise du hit de Curtis Mayfield : «People Get Ready» avait à l’époque une résonance particulière. Pour le peuple noir, il ne s’agissait pas d’une chanson de discothèque, mais d’un hymne patriotique. On retrouve les voix chaudes du Mississippi sur «Hooka Tooka» en B et une version de «Summertime» qui vire doo-wop, mais on préfère celle de Janis qui tamponne bien le coquillard. Ils bouclent avec une fantastique version d’«It’s All Over Now», mille fois plus inspirée que celle des Stones. Joe Chambers chante comme un prêcheur du Deep South, avec de la fièvre dans les montées et du jus dans l’accent. Il swingue comme un démon béni des dieux. La fratrie Chambers se révèle redoutablement puissante.

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    La même année paraissait Now avec une pochette à la mode, puisqu’elle était recouverte de fleurs. Les Chambers vont confirmer ce qu’on pressentait avec le premier album : ils sont les rois de la reprise, the kings of the kover. Il faut entendre la kover qu’ils font de «High Heels Sneakers». Bon, d’accord, la version de Jerry Lee est indétrônable, mais on peut classer celle des Chambers aussitôt après. Ils en font une version torride et diablement inspirée. Attention, le «Baby Please Don’t Go» qu’on trouve sur cet album n’est pas celui des Them. Il s’agit d’un gospel blues, l’une de leurs grandes spécialités. Ils peuvent même taper une version de «Long Tall Sally» sans rougir, mais c’est le même problème qu’avec «Summertime» ou Sneakers, on peut avouer un faible pour une autre version, celle de Little Richard, bien sûr. En B, on tombe sur l’énorme «It’s Groovin’ Time», un gospel batch à l’image du delta, qui se perd sous l’horizon. Les Chambers excellent dans tous les domaines. Avec chaque album, on a de quoi nourrir un régiment.

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    Leur album culte The Time Has Come parut l’année suivante. On y trouve le smash qui fit leur succès, noyé d’écho, puissant, quasiment biblique, hanté par les cris de la jungle et des gros ha ha ha à la Clarence Carter. C’est bête à dire, mais «I Can Stand It» est encore meilleur. Voilà une belle pièce de r’n’b chaude et sensuelle, jouée à la cloche de bois et pulsée à la Sly. Ils font aussi une version absolument déterminante d’«In The Midnight Hour» - Oooh sock it to me - Ces mecs ont une classe folle, ils swinguent la Pickett Soul à leur manière qui est altière. On retrouve toute l’énergie des plantations dans «All Strung Out Over You», un heavy black rock de belle tenue. Autre chef d’œuvre impérissable : le «Please Don’t Leave Me» qui se trouve en B, un groove doo-wop monté sur la bassline élastique de George. Le doo-wop reste la botte secrète des frères Lagardère.

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    Sur l’album live Shout !, on trouve un coup de génie intitulé «Pretty Girl». Ça sonne comme le r’n’b de l’origine des temps, mais gorgé de toute l’énergie du doo-wop. Les quatre frangins ont du génie, aucun doute là-dessus. Il faut les entendre pulser leur pretty pretty pretty pretty girl ! On contemple le visage non pas de Dieu mais du génie rock des origines, ce mélange toxique de beat r’n’b et de doo-wop. Et en prime ça screame. Ils tapent une kover de «Johnny B. Goode» à la clameur, un blues à la Chambers («Blues Get Off My Shoulder» de Bobby Parker) et un brillant retour au gospel batch pur avec «I Got It». Il bouclent avec une version merveilleuse de «So Fine» chantée à l’unisson du saucisson.

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    Encore un superbe album avec A New Time A New Day paru en 1968. C’est là qu’on trouve leur monstrueuse kover d’«I Can’t Turn You Loose», le hit d’Otis. Bon, c’est dur à dire, mais leur version est mille fois meilleure que celle d’Otis. C’est une merveille inexorable, screamée jusqu’à l’os du crotch et derrière ça claque des mains il faut voir comme - Early in the morning/ I got the feeling/ late in the evening - Il s’enraye le gosier à gueuler comme ça. Fantastique ! Belle pièce aussi que ce «Do Your Thing», solide black rock poussé dans le dos par le beat pour qu’il avance plus vite. On croit entendre James Brown ! Ils tapent aussi le heavy funk de combat avec «You Got The Power». Ils sont tellement puissants que rien ne peut leur résister. Quand ils tapent dans le heavy blues, comme c’est le cas avec «Rock Me Mama», on voit trente-six mille chandelles. Ils sont bel et bien les maîtres du jeu - When you start to roll me babe/ You don’t know how you make me feel - Encore une belle fournaise avec «No No No Don’t Say Goodbye». Brian Keenan y fait un numéro de cirque sur ses fûts. Il n’en finit plus de pulser la soupière. Ils terminent avec le morceau titre, un groove de Soul à la Junior Walker. Les Chambers foutent le feu au ghetto, comme June le fit avec «Shotgun». Ils sortent pour l’occasion un groove absolument dévastateur. On y retrouve les cris de la jungle de Time et toute cette fantastique ambiance de ghetto en flammes.

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    Le Groovin’ Time paru sur Folkways en 1968 est une sorte de compile d’archives. On y trouve un très beau gospel blues («Down In The Valley», de source claire et noyé d’harmo), un gospel rock étonnant («Rough & Rocky Road») : pas de guitares, pas de basse, tout est pulsé aux clap-hands et à l’énergie des origines. Oui les Chambers savent très bien pulser le gospel batch et roller grand-mère dans les orties. Ce cut est une véritable énormité, digne de celles du Rev. Gary Davis. En B, ils tapent dans le boogie avec «Yes Yes Yes», fabuleuse pièce chargée d’écho, à consonance mythique. Belle version à la suite d’«Oh Baby You Don’t Have To Go». Ces mecs-là ne visent que l’épais et le bon.

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    On trouve encore une kover de rêve sur le double album Love Peace & Happiness paru en 1969 : «You’re So Fine», le vieux hit des Falcons. Voilà une version bien drivée, puissante et juste. Comme ça vient à la fin du live au Fillmore East (le deuxième disk), c’est une façon très élégante de saluer le public. Sur le live, on retrouve aussi leur kover d’«I Can’t Turn You Loose». Ils la surchauffent et ça tourne une fois de plus en eau de boudin de Trafalgar. Ils rebalancent leur kover de «People Get Ready» et tapent «Bang Bang» au riff de «Louie Louie». Ils font danser le Fillmore. Les gonzesses sont folles de joie. Elles peuvent danser le jerk. Pour finir, ils passent en mode doo-wop avec «Undecided/Love Love Love», et tout le Fillmore claque des mains. Quels veinards, ces hippies ! Sur l’album studio, on trouve un très beau gospel batch («Have A Little Faith») et deux hits : «If You Want Me To» (rock de Soul admirablement swingué et screamé sur le tard) et «Wake Up» (véritable Chamby Chambah noyé de Soul et de cuivres).

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    Les Chambers enregistrent énormément. Voilà leur huitième album en quatre ans, Feeling The Blues. On y trouve un chef d’œuvre de gospel batch intitulé «Just A Closer Walk With Thee». Les Chambers livrent là un gospel de charme nappé d’orgue avec du Oh Lord magnifico. Ils tapent dans les tous les styles avec une égale réussite : dans le blues à la «St James Infirmary» avec «Blues Get Off My Shoulder», dans le balladif à la Ray Charles avec «Travel On My Way», dans le jumpy des années vingt avec «Undecided» et dans le boogie ravageur avec «Girls We Love You», monté sur le beat de Sneakers. Ils chantent ça tous les quatre. On y sent une vraie énergie.

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    En 1971, New Generation paraît sous une pochette richement illustrée, en forme de calendrier aztèque. Au dos, une photo de groupe mélange les Chambers avec des blancs. Ils sont pour la mixité, apparemment. «Young Girl» est le hit de ce bel album, une adorable pièce de pop sentimentale chantée au doux du doo des Chambers. On en frémit, tellement c’est beau. «Funky» sonne aussi comme un hit. C’est même un hit, avec un mélange de jive de jazz et de Soul universaliste. Diable, comme ils sont brillants ! Ils reprennent «Practice What You Preach» à l’arrache de James Brown, avec une sorte de hargne vengeresse. En B, ils reviennent à la Soul de charme orchestrée avec «Reflections». Si on aime les ambiances chaleureuses, alors c’est là que ça se passe. Quant au morceau titre, il s’agit d’une jam de Soul rock bien portée par le bassmatic et secouée par quelques démonstrations de force. Ils finissent cet album étonnant avec «Going To The Mill», une chanson d’esclaves. Ils sont très forts : ils rappellent aux blancs que la vie des noirs ne fut pas toujours rose.

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    On reste dans les seventies avec Unbonded, un album qui vaut franchement son pesant d’or. Les Chambers l’attaquent avec une kover des Four Tops, «Reflections». Lester chante lead et il screame comme un damné pour faire décoller ce vieux hit qui n’en demandait pas tant. Ils tapent ensuite dans une autre légende du r’n’b, Hank Ballard, avec «Let’s Go Let’s Go Let’s Go». Willie chante ça avec toute la chaleur du doo derrière. Ils mêlent encore une fois la puissance du gospel au r’n’b. Lester prend «1-2-3» d’une voix incroyablement sensible. On entend là un swinger fou qui relance son cut au scream. Quelle science du beat Motown ! Il finit son cut au scream pur, comme Wilson Pickett. En B, ils tapent une belle kover du «Good Vibrations» des Beach Boys. Ils la chargent d’harmonies vocales issues du doo-wop et du gospel, du coup ça s’envole pour de bon. Nouvelle reprise de Curtis Mayfield avec «Gyspsy Woman». George la prend d’une voix incroyablement chantante à la Curtis. Ce mec est tout simplement génial. Ils tapent aussi une jolie kover du «Do You Believe In Magic» des Lovin’ Spoonful et finissent avec un «Looking Back» traité au gospel batch des adieux.

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    Leur dernier album studio paraît en 1975. La pochette montre une partie d’échecs et l’album s’appelle Right Move, qu’on pourrait traduire par joli coup. Les Chambers continuent de proposer des bons albums. On est frappé par l’énormité du son dès «Crazy Bout The Ladies», ce mélange de heavy soul et de blues rock arrosé d’harmo, sevré de puissance et vaste comme l’horizon. C’est comme à la Samaritaine, on trouve tout chez les Chambers Brothers. Voilà encore une belle pièce de rock blues avec «Miss Lady Brown», enrichi aux harmonies vocales et doucement wahté en fond de toile. On a même droit à des petits coups de baryton doo-wop. S’ensuit un «Lotta Fine Mama» chanté avec une hargne peu commune, un peu dans l’esprit de Little Richard, et saxé à gogo. En B, le doo-wop fait son retour dans «Smack Dab In The Middle». Il faut voir ces mecs comme des cracks à l’ancienne. Ils nous sortent là du pur swing des années trente. «Stealin’ Watermelons» sonne plus funk, mais c’est chanté avec les ficelles de caleçon doo-wop. La voix fait la stand-up. L’air de rien, ce genre de pirouette finit par fasciner. Ils tapent ensuite «Who Wants To Listen» à l’infra-basse du hip hop. On se repaît de ce magnifique son de basse, de sa rare profondeur, à la fois swampy et spirituelle.

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    Et voilà, ça se termine en 1976 avec l’excellent Live In Concert On Mars. On y retrouve le «Stealin’ Watermelons» de l’album précédent. Les Chambers font chanter des filles - I-I love something you get/ I-I love something you got - et ils répondent Oh yeah ! Ils finissent ce set en beauté avec du higher and higher à la Sly Stone. Les concerts des Chambers devaient être de véritables messes païennes. Le «Supestar» qui ouvre le bal de l’A est aussi une belle pétaudière, bien wahtée et jouée à l’énergie pure. C’est un classique du rock-soul psyché des seventies. On ne peut pas faire mieux. Avec «Me And My Mother», ils font ce qu’ils ont toujours fait, ils shootent toute la puissance du gospel batch dans le cul de la Soul californienne. Alors ça devient exceptionnel. Ils passent ensuite au funk avec «Midnight Blues». Ils y sonnent les cloches de la basilique. Ils sont complètement dans le groove du funk, le meilleur qui soit, le véritable emblème de la blackitude céleste.

    Les trois frères de George seraient encore en vie. L’étonnant est qu’il n’existe aucune littérature qui leur soit consacrée, ni dans les mémoires de Bill Graham, ni dans les recueils d’articles de Joel Selvin. Que dalle.

    Signé : Cazengler, Chamberk Brother

    George Chambers. Disparu le 12 octobre 2019.

    Chambers Brothers. People Get Ready. Vault 1966

    Chambers Brothers. Now. Vault 1966

    Chambers Brothers. The Time Has Come. Comumbia 1967

    Chambers Brothers. Shout ! Vault 1968

    Chambers Brothers. A New Time A New Day. Columbia 1968

    Chambers Brothers. Groovin’ Time. Folkways Records 1968

    Chambers Brothers. Love Peace & Happiness. Columbia 1969

    Chambers Brothers. Feeling The Blues. Vault 1970

    Chambers Brothers. New Generation. Columbia 1971

    Chambers Brothers. Unbonded. Avco Records 1973

    Chambers Brothers. Right Move. Avco Records 1975

    Chambers Brothers. Live In Concert On Mars. Roxbury Records 1976

     

    Lanegan à tous les coups

    - Part Three

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    Dans le dernier numéro de Mojo, Keith Cameron déroule le tapis rouge à celui qu’il surnomme the Dark Lord with the Voice of Doom, c’est-à-dire Mark Lanegan. Cameron en fait peut-être un peu trop, comme ces gens qui baptisèrent jadis le duo Isobel Campbell/Mark Lanegan ‘La Belle et la Bête’, ce qui était à la fois insultant pour Lanegan et pour Cocteau. S’il est un film dans lequel le mythe Lanegan peut trouver un écho, c’est bien sûr «Les Enfants Du Paradis». N’oublions jamais que Lanegan vient de la rue et qu’il est parti de triple zéro pour bâtir un empire artistique.

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    Lanegan vit à Glendale, un northern Los Angeles satellite qui fut jadis le fief des Cramps. Chez Lanegan, Cameron voit des livres, des toiles et des photos. Pas n’importe quelles photos : Bowie, William Burroughs et Sid Vicious. Cameron annonce aussi la publication d’une autobio, Sing Backward And Weep, et d’un prochain album sur lequel sont invités des gens comme Warren Ellis et Adrian Utley. Lanegan ne traîne pas en chemin, il avance au rythme des projets à venir. Pour alimenter le côté morbide du mythe Lanegan, Cameron s’empresse de rappeler que son chemin de croix croise pas mal de tombes, notamment celles de ses vieilles idoles : Kurt Cobain et Jeffrey Lee Pierce, pour n’en citer que deux.

    Très vite, Lanegan se montre intraitable sur la question de la popularité. Faire la première partie de Johnny Cash ou de Bon Jovi aux États-Unis ? Non, ça ne marche pas comme ça. Dans son pays, on le voit toujours comme le chanteur d’un groupe grunge qui n’a pas marché. Alors il développe des trésors de pédagogie laneganienne pour expliquer qu’il a dû tout reprendre à zéro afin de pouvoir exister en tant que Mark Lanegan - I had to forge a different sort of future for myself - Et c’est en Europe que ça marche, les gens achètent les disques et viennent le voir chanter sur scène, même si la plupart du temps, ils ne savent rien des Screaming Trees.

    Ah justement, les Screaming Trees, parlons-en ! On manque cruellement de littérature sur ce groupe incroyablement fascinant que Lanegan s’empresse de démolir - The Trees were inherently flawed - C’est-à-dire foutus d’avance - They had no work ethic - Lanegan nous explique que Lee Conner composait chaque jour trois ou quatre cuts - He was a machine - Il recyclait en permanence les mêmes accords, that phony psychedelia that raised its head in the ‘80s. «Tous ses textes parlaient d’herbe et d’acide, mais le plus drôle de l’histoire, c’est qu’il n’a jamais fumé d’herbe ni pris d’acide. C’était moi qui fumais et qui prenais des acides, et la façon dont Lee Conner en parlait n’avait rien à voir avec ce que je connaissais. Il évoquait des chats qui rigolaient ou des arc-en-ciels mauves ! Et je devais chanter ce fucking crap alors que j’écoutais le Gun Club et Birthday Party - shit with balls - J’étais désespéré et pourtant, je voulais partir en tournée, car chanter ces trucs était le seul moyen d’accéder à la vie que je voulais vivre.» On apprend donc que Lanegan en bavait au temps des Trees. Les chansons de Lee Conner lui donnaient la migraine et il devait adapter sa voix, d’où l’accès au baryton. C’est au moment de Sweet Oblivion que Lanegan prend conscience de son power - I realised I had a powerful rock voice - C’est là qu’il commence à écrire les textes, and dude, I realised then that I could blow the fucking walls out ! Lanegan réalise qu’il peut secouer les colonnes du temple et devient alors l’un des plus grands chanteurs d’Amérique. Il commence même à enregistrer des albums solo, et dès le deuxième, Whiskey For The Holy Ghost, il se destine aux cimes - I was determined to do something great, even though I still was a cave man, trying to make fire (Je voulais faire quelque chose de grandiose, même si je sentais que j’en étais encore au stade de l’homme des cavernes essayant d’allumer un feu) - Il se sait limité, mais il rêve de grandeur, et pour illustrer son propos, il cite deux modèles : Starsailor et Trout Mask Replica - Unreachable paradigms (paradigmes insurpassables) - Tim Buckely et Captain Beefheart, pas mal non ? Et c’est là que Lanegan songe à quitter les Trees pour pouvoir exister artistiquement. Entre Sweet Oblivion et Dust, Lanegan passe à l’héro et tout devient très compliqué pour les Trees qui sont en passe de percer. Mais c’est bien là qu’est le problème : si Lanegan se schtroumphe avec autant d’opiniâtreté, c’est précisément parce qu’il ne supporte plus d’être dans ce groupe de malades - I realised right then part of the reason I was loaded the whole time was just to survive the mental beatdown of being in that band. Everyone of us was just a complete weirdo - Et moi en premier, s’empresse-t-il de préciser ! C’est à cette époque que Josh Homme rejoint les Trees - I was a degenerate drug-addict and he was a clean-cut kid. He became my spirit animal for those years - Quel bel hommage !

    Degenerate ? Lanegan avoue sortir d’une sacrée lignée : repris de justice, trafiquants d’alcool, mineurs misérables, le fleuron étant son oncle Virgil Lanegan, un clochard alcoolique tombé d’un train et amputé des deux jambes. Lanegan rappelle qu’il a toujours eu des problèmes avec la justice, qu’il a été sous contrôle judiciaire pendant toute son adolescence, de 11 à 18 ans et au placard à 18 ans. Lanegan fut donc entièrement livré à lui-même, il donnait donc libre cours à ses pulsions les plus sombres, the darkest thoughts or obsessions. And that’s all I did. Alors Cameron lui demande comment il a réussi à survivre. «Pure luck, dude.» Coup de pot, mon pote. Il dit avoir une constitution plus solide que celle des autres. Il dit aussi avoir évité les drogues pendant de longues périodes - That’s the main reason I’m here - Mais quand il parle du crack, c’est pour en rappeler sa consommation compulsive, à la Crosby, toutes les dix minutes, où que ce soit, dans les aéroports ou les backstages.

    Lanegan évoque aussi son passage dans les Queens Of The Stone Age et son coma de huit jours - Near death experience - suivi d’un retrait complet de la scène. Il devient alors décorateur sur des plateaux télé et c’est son poto Greg Dulli qui insiste pour l’emmener en tournée - Greg’s a very close friend and very persuasive - Puis Lanegan fait son grand retour avec Blues Funeral - It came back big time with Blues Funeral, the enjoyment, the inspiration, everything - Il retrouve l’inspiration et l’enthousiasme. Il s’enflamme à évoquer son évolution artistique : on s’améliore en vieillissant. «J’écris de meilleurs textes, je chante de mieux en mieux. Je ne vois rien qui puisse m’empêcher de continuer à évoluer.» Avec sa femme, il vient de monter un projet electro nommé Black Phoebe. Et quand Cameron lui demande s’il est ambitieux, Lanegan grommelle : «That’s out of me now.» Trop tard pour ça. Il se contente de se lever chaque matin pour composer. Il adore ça. Il a réussi à vivre ce qu’il rêvait de vivre et même bien au-delà - I’ve lived a life beyond my wildest expectations - «Je n’ai jamais été une star, mais j’ai réussi à survivre en tant que chanteur. Je possède ma maison et je vis un mariage heureux. J’ai mes animaux. Maintenant, j’adore partir en tournée, alors qu’avant je détestais monter sur scène. Je ne me sentais pas à l’aise, sans doute à cause des trucs que je devais chanter. Aujourd’hui c’est fini. J’ai 54 balais et j’en ai plus rien à foutre de rien - I don’t give a shit about anything any more. Nothing ! N’importe quoi peut arriver and it’s fine !» En matière de mise à nu, on a rarement vu plus impressionnant.

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    Ce Mojo Interview tombe à pic car Mark Lenagan débarque en Normandie par un beau soir d’octobre. Et comme lors de chacune de ses apparitions sur scène, il donne une idée assez juste de ce que peut vouloir dire le mot grandeur. Lanegan shoote dans le rock toute sa démesure, on pourrait même parler de démesure prophétique. Il va de nouveau défrayer la chronique à coups de «Beehive» ou de «Hit The City», c’est le solid rock américain le plus straight in the face car chanté de droit divin - Gasoline in cool cool water/ I’m lying on a cooling board - Il semble que sa voix éclate comme jadis éclataient celles des rois dans les palais, c’est un éclat tellement impératif, chargé de tout l’écho du temps.

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    Il ressort aussi son vieux «Bleeding Muddy Water» reconnaissable entre mille et cet «Harborview Hospital» d’une indicible tristesse - I walked by Harborview Hospital - l’accroche fatale bientôt suivi du fatidiquement beau Oh sister of mercy. Par la grandeur de ses intonations et sa profondeur de ton, il rejoint bien sûr la démesure poétique de Léo Ferré, l’homme qui mit Rimbaud, Aragon, Apollinaire, Baudelaire et toute la bande en musique - The devil ascended/ Upon some crystal wings - C’est somptueux et souvent, on se pose la question : sommes-nous réellement dignes d’un tel artiste ? Qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas un concert de rock ordinaire.

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    Lanegan atteint à une autre dimension. Il devient malgré lui une sorte d’artiste subliminal. Il est même certainement ce qu’on peut espérer voir de mieux sur scène, si l’on recherche les grands interprètes. Lanegan se situe au niveau de stylistes comme Liza Minelli, Mavis Staples, Al Green, Jerry Lee, des gens capables dans leur genres respectifs de créer des moments d’émotion uniques. Il tape dans le nouvel album avec l’infernal «Disbelief Suspension» et son leitmotiv dévorant, you wanna ride/ You wanna take a ride - Lanegan utilise sa voix comme un instrument et n’en finit plus d’interpeller l’intellect.

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    Il tire aussi du nouvel album le cavalé «Stitch It Up», qu’il emmène avec une poigne de chef de meute, puis «Penthouse High», qu’il plonge dans une ambiance synthé avec des Ghots inside this house. Il mène le bal au big beat electro et ça ne surprend personne, car il centralise tous les flux dans l’image de sa personne. Il se dresse dans les ténèbres éclairées tel une statue de sel - Don’t you come inside this house ! - Fan-tas-tique ! C’est Victor Hugo à Guernesey avec des guitares électriques ! Il sort plusieurs fois ce refrain diabolique : «It’s my only faith/ It’s my truest love/ It’s my holy rain from/ Up / Abôve !» et il faut voir comment il accidente la prononciation d’Abôve ! L’effet ! Tout est dans l’effet. Oui, Lanegan fait de l’art, attention, c’est un cran au-dessus de ce qu’on imagine. «Dark Disco Jag» sort aussi du nouvel album, autre moment d’apparence banale, mais attention aux attaques - There’s music in my bag/ A dark disco jag - Ses textes nous régalent autant que ceux du Dylan de l’âge d’or, ce Disco Jag vaut bien «Desolation Row» ou encore «Lost In Mobile With The Memphis Blues Again». Il y a quelque chose de sacré dans la perfection de ces textes. Lanegan revient aussi aux Twilight Singers avec «Deepest Shades».

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    Le somment du set reste bien cette puissante dérive mélancolique intitulée «One Hundred Days» qu’il semble chanter entre deux eaux - As no good reason remains/ I’ll do the same/ Thinking of you - Il faut le voir tordre le bras de son thinking of you, instant d’une merveilleuse intensité - There is no morphine/ I’m only sleeping - Il donne l’idée exacte de ce que furent les paradis artificiels du XIXe siècle, c’est une dérive volontaire de beauté défoncée, Lanegan fait de l’art, il sculpte la matière vivante de sa mélodie - A ship comes in - On se demande ce qu’il raconte, ship comezinne, on dérive avec lui au large ou dans l’harbour alors que les frissons courent sur le haricot comme des bataillons en déroute, il en vient absolument de partout, des myriades de ship comezinne frissonnants, one hundred days, ship comezinne, pas besoin d’avaler un stupéfiant, Lanegan stupéfie. Il fait tout le boulot. Désolé de devoir encore parler de magie. On se dit aussi à ce moment-là que Lanegan laboure ses terres, c’est-à-dire le conglomérat de cervelles admiratives rassemblées dans la salle et qu’il va y faire germer du blé d’or. Lanegan est une sorte de Georges Rouquier du rock, et même pire encore, un Abel Gance perché au sommet d’un escabeau face à son équipe d’une centaine de personnes, l’exhortant à faire du tournage qui démarre un moment d’exception.

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    On reste dans l’exception avec Somebody’s Knocking, le nouvel album de Lanegan, partiellement défloré sur scène. On croise à nouveau «Disbelief Suspension» et son attaque frontale - Going downtown/ In the wrong direction - Ça sonne immédiatement, c’est du heavy rock et chaque mot tinte dans l’écho du temps - I’m going to fly up to the sun/ In a helicopter - Lanegan chevauche son dragon, alors t’es baisé. C’est du heavy stoner, you wanna ride/ You wanna take a ride, t’es baisé, car tu vas chanter ça tous les matins pendant un bon moment. Il nous sert sur un plateau d’argent l’apanage de l’archétype du heavy stoner puissant, sombre et caparaçonné. Lanegan appartient à toutes les époques, surtout celles des tableaux de batailles rangées du XVIe siècle. L’armure noire et le la mèche de cheveux rouges, c’est lui. Dans «Night Flight To Kabul», il se demande s’il va trouver du Gold in Kabul, il fait tellement sonner le boulle de Kaboulle qu’on frémit - Is there Gold/ Gold in Kabul ? - Il charge ses intermèdes de synthés et annonce qu’il se laisse pousser une paire de cornes - I grew myself a pair of horns - Fantastique esprit de désaille ! Il descend dans son chant comme on descend les marches d’une crypte - Alone I drift - Il démarre sa B avec le tutélaire «Dark Disco Jag», son music in my bag, ses accroches mirobolantes et ses atmosphères pesantes, il trouve même de la magie dans son sac, a dark disco jag. Il n’en finit plus de chanter les louanges des ténèbres, sway now sister sway/ To that funeral tone - Ce démon enchaîne avec «Gazing From The Shore» où il rejoint des vieux atmopherix des Gutter Twins, tout est travaillé dans l’intensité avec la plus âpre des mélodies - Don’t leave me stand here/ Just gazing from the shore - Cette B ne serait pas une B sans ce «Stitch It Up» emmené ventre à terre - Arson on the hillside/ Down to the seaside - Et forcément, the beast walks next to me, comme au temps béni du Gun Club - Ropes can’t bind me/ Knife still inside me - Terrific ! Ce double album ne s’arrête pas en si bon chemin car «Penthouse Hight» ouvre le bal de la C. Encore un plat de résistance pendant le set, avec ses Ghosts et son gros beat electro. «Paper Hat» fait partie des cuts les plus ensorcelants de l’album, Lanegan s’y moque de lui-même, mais en même temps, il demande à sa femme de ne pas jeter son love away, car dit-il, ce sera le dernier love qu’il pourra offrir avant de mourir. On retrouve dans «Name And Number» le beat métallique de «Methanphetamine Blues». Il chante ça à la rengaine vénéneuse - When your name has become a number/ A wilderness of sorrow & slumber - On croit qu’il va se calmer en approchant de la fin de l’album. Pas du tout. Il attaque sa D avec «War Horse», un heavy shit à la godille - I’m a war horse baby/ And you don’t want a war with me - Il la prévient. En fait, Lanegan excelle à tailler ses lyrics à la serpe - People look out/ My chemical imbalence - C’est encore une fois extrêmement bien foutu, vraiment digne de la vigne - What’s in the bedroom mirror/ Are malovelant spirits/ It couldn’t be clearer - pas loin de Rosemary’s Baby. Derrière arrive «Radio Silence», avec du synthé plein les chutes du Niagara et il pèse de tout son poids dans l’imbalence de son génie - Some imperfect science/ That’s what I need - And Lanegan, that’s what we need.

    Signé : Cazengler, Mark Lannegland

    Mark Lanegan Band. Le 106. Rouen (76). 5 novembre 2019

    Mark Lanegan Band. Somebody’s Knocking. Heavenly 2019

    Keith Cameron : The Mojo Interview. Mojo # 313 - December 2019

     

    MONTREUIL / 24 – 11 – 2019

    LA COMEDIA

    DREIKANTER / JAGANNATHA

    HIGH ON WHEELS

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    Du monde ce dimanche soir. Un public différent. C'est fou comme chaque genre de rock draine ses propres aficionados. Diversifications ou cloisonnements. Chapelles ou tribus. Le rock du désert possède ses adeptes, c'est un fait, ceux qui sont là dans leur immense majorité savent ce qu'ils sont venus écouter.

    DREIKANTER

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    Trois tout de noir vêtus. N'imposent rien, néanmoins se dégage une classe ascétique innée. Quelque chose de sec et de racé qui leur colle à peau, Antoine Bartiett ouvre le jeu. La guitare seule. Se plaint-elle, rit-elle, roucoule-t-elle, pleure-t-elle, pour le moment on ne sait pas, mais l'on a compris que l'on est parti pour un grand moment. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a combat, entre lui et l'instrument, qui ne cessera de tout le set, un peu comme si chacun des deux luttait pour maîtriser l'autre. Il plaque des accords, mais c'est avant tout la guitare qui se plaque sur lui, comme si son corps était aimanté, essaie de l'éloigner de lui, la repoussant du haut du manche, Léda subjuguée saisissant d'une main ferme le col du cygne impétueux, tentant vainement de l'écarter pour échapper à l'étreinte cosmique, le blanc plumage de l'animal s'absorbant dans la blancheur laiteuse de sa peau, mais ici c'est noir sur noir, silhouette d'homme et de guitare se chevauchant, se rapprochant, se fuyant comme pour assurer une emprise définitive, l'impression de deux pièces de tangram qui chercheraient à signifier, à écrire les lettres d'un mot mystérieux que personne ne saurait lire mais qui retiendrait prisonnier tous les regards fascinés par la beauté de ses formes.

    Bien sûr entre temps Pascal Berson à la batterie et Florian Allard sont entrés depuis longtemps dans la danse. En silence. Certes ils jouent fort, mais l'absence de chant confère aux longs morceaux qui s'étendent en leur infinité une subtile dimension d'irréalité. Une cérémonie magique qui se déroulerait sans que l'on en entende le sens. Etrangement celle musique, lourde, lente, figée et tournoyante n'est pas sans rappeler les groupes instrumentaux de surfin' des premières années soixante, mais l'innocence en moins, plus d'un demi-siècle s'est écoulé, le rêve et l'enthousiasme sont morts, la promesse de jours heureux n'a pas été tenue, la nuit a perdu ses étoiles, l'âme humaine s'est obscurcie, la musique est devenue ténèbres. Un ruissellement charivarique de beautés sombres nous submerge, ne reste plus rien que cette froideur irradiante qui nous enveloppe comme un manteau de neige noire et scintillante.

    Pascal Bartiett joue-t-il vraiment de la guitare, ne serait-ce pas plutôt un fragment fuligineux d'aile d'ange tombé d'un poème de Rainer Maria Rilke qui tenterait en un dernier effort surhumain, de s'implanter, de se greffer dans une chair d'homme, et lui qui se débat, devant ce qu'il envisage tel un mufle de taureau minoen qui viendrait sur lui animé d'inquiétantes intentions qu'il serait incapable de déchiffrer. Le rock'n'roll n'est-il pas une corrida bruyante, une mise à mort symbolique de ce que l'on ignore. Sans doute de nous-mêmes. Un ballet funèbre de solitude. Ce qui est sûr c'est que quelque chose se passe, là sur cette scène. L'assistance s'est rapprochée, silencieuse et a écouté. Lorsqu'ils arrêtent, ils ont l'air surpris, presque gênés d'avoir généré une telle attention, comment eux, de simples buveurs de bière, ont-ils pu ce soir, par ce set, toucher à une poutre maîtresse de l'invisible.

    JAGANNATHA

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    Jagannatha c'est la roue du karma et des illusions qui avance sans que vous puissiez la stopper. A moins que vous ne trouviez l'échelle de secours qui vous conduira au nirvana. Mais ne comptez pas trop sur votre chance. De toutes les manières votre sort n'est pas si terrible que cela, le torrent désastreux de la maya charrie de profondes horreurs mais aussi de superbes rutilances. La boue la plus fétide roule des gemmes les plus coruscantes. Il suffit de savoir voir. Et entendre. Pour cela les quatre gars de Jagannatha vont vous aider à percevoir.

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    Ne sont pas venus seuls. Ont apporté leurs plateaux d'offrandes que les trois guitaristes ont déposés à leurs pieds. De multiples petites boites à musique, car pour traduire le message du souffle divin et primal, vous avez intérêt à vous munir de décodeur, ce sont des trafiqueurs d'ondes sonores qui sont devant nous, la technologie est un sentier comme un autre, l'important est qu'il nous permette d'accéder à une réalité différente. Un batteur derrière. Jusque là tout va bien. Devant ni un bassiste, ni une lead guitare, ni une rythmique. Si vous voyez cela, c'est que vous vous trompez. Employons quelques mots désuets pour que vous compreniez mieux : trois violonistes virtuoses. Chacun possède un instrument et sa douzaine de magic-boxes. Jouent des treize en même temps. Qui est vraiment qui ? La question n'a que peu d'importance. C'est le résultat qui compte.

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    Le batteur n'a que ses toms et ses cymbales. Il marque le rythme. Il insuffle les départs, et les ruptures. Les trois autres lui obéissent même s'ils n'en ont pas l'air. Quand vous ouvrez les coffres au trésor les pierreries se répandent d'elles-mêmes. Vous êtes vite submergés. Et nous le sommes par toutes ces rutilances envoûtantes. Un flot intarissable de toute beauté. Chaque note est une merveille. Une chatoyance, un foulard de soie saumonée de rose tyrien, de vert émeraude et de pourpre impérieuse. Une pluie d'éclats.

    La foule est massée tout autour. Immobile, silencieuse. Une assemblée de vampires dans une crypte convoquée pour l'ouverture de la tombe du maître Dracula, n'ayez pas peur, lorsqu'il ouvrira ses yeux de saphir vous serez baignés dans une ondée de bienfaisance, vos souffrances cesseront, vous aussi vous pourrez vous joindre au monde rieur des mortels sous les plus illuminatifs rayons du soleil, vous leur proposerez ce baiser de la mort, celui qui vous réunira dans l'éternité sans fin des jours écoulés.

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    Parfois ils se penchent vers leurs planche de salut, ils délaissent leurs instruments, tournent les boutons, et le son s'amplifie mais très vite ils brodent sur cette trame sonore de nouveaux motifs, des arabesques qui vous emportent en leurs tourbillons, des dessins de phénix en feu, des récits de voyages en des pays inconnus peuplés de rochers multicolores. Paix et tranquillité. Plénitude et sécurité. Zones safranées et sables versicolores. Aucune parole, les micros sont inutiles. La galerie de vos images intérieures à laquelle ils vous donnent accès est suffisante.

    Jagannatha nous a emmenés très loin sur le tapis volant de leur stoner doom dépourvu de toute noirceur. Nous ont guidé vers la sérénité des orages et la splendeur salvatrice des tempêtes. La beauté n'exclut ni la puissance, ni la violence, ni la passion. Sont des régénérateurs. Vous enduisent d'énergie positive. Et lorsque l'envol du rêve se pose sur la mer étincelante, vous vous dites que vous revenez de loin. Que pour un peu vous auriez refusé de redescendre.

    HIGH ON WHEELS

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    Sont-ce les trois micros, est-ce leur disposition en triangle méphitique, ou leur simple nom qui a induit cette intuition, cette fois-ci l'on allait entendre un stoner beaucoup plus nerveux. Certes ils n'ont pas manqué à cette lenteur de base qui est la marque de tout stoner bien élevé – quoique dans le désert les mœurs sont un tantinet rustiques, énormément sauvages affirment les explorateurs qui en sont revenus vivants - mais enfin ils se sont livrés à disons certaines déviances, qu'ils n'ont pas manqué de récidiver à intervalles ( très courts ) et extrêmement réguliers.

    Le coupable est tout désigné. Grégoire B derrière sa batterie. Un hypocondriaque de la violence. Vous mène une rythmique majestueuse, d'une ampleur beethovinienne, et puis brusquement la folie le prend. La caisse claire ne lui a rien fait, mais il faut qu'il la tape, de toutes ses forces, faut qu'il la piétine de ses baguettes lourdes comme la massue d'Héraklès s'abattant sur le crâne du lion de Némée, ne se retient plus, s'énerve, la pile à mort, jusqu'à épuisement complet, d'ailleurs après ces espèces de razzia de démolition, il se courbe, se plie en deux, entre ses tambours, épuisé, mort, un nouveau mode de suicide auto-programmé.

    C'est dans les pires moments que l'on reconnaît ses amis. Bruno G doit compter parmi ses meilleurs ennemis. Se saisit d'une de ses guitares, l'a prévu qu'une pourrait expirer sous ses doigts, et là il vous pousse un riff à réveiller une colonie de crocodiles qui fait la sieste sur le sable doré après avoir avalé les douze imprudents touristes du safari-photos, et aussitôt il recommence. Cinq six fois. Un peu plus fort à chaque fois. C'est alors que l'on assiste à une résurrection christique, Grégoire se réveille de sa torpeur comme si de rien n'était, et se met en devoir de couvrir la toniturance de son guitariste par une décharge battériale éhontée. Du coup, du fracas disons, Bruno hausse le ton et c'est parti pour le baston de la mort.

    En plus, vous avez un traître. Facile à repérer c'est le plus grand. Gilles T, bassiste de son état. Apparemment il ne fait pas grand-chose. Il se contente d'envenimer la situation. La piqûre perfide du serpent minute qui sonne votre dernière heure. Un partisan de la basse coulée. Le sous-marin à l'affût qui lance ses torpilles. Toujours à bon escient. Sous la ligne de flottaison. En plein cœur de la soute à munitions. L'a le chic, pardon le choc, pour emmener son bidon de nitroglycérine à l'endroit exact où ça chauffe le plus.

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    Là c'était le début. Après ça c'est gâté, pourri jusqu'à la moelle. Pour le plus grand plaisir de l'assistance. A force de s'entre-regarder du style '' tu ne feras jamais mieux'' ils ont pété une durite, Bruno s'est emparé de sa guitare rouge, manifestement sa préférée, le voici sur le champ atteint d'une crise de délirium épaisse comme trois éléphants furieux, l'a zébulonné sur la scène et puis un peu ailleurs, nous a fait le coup d'Hendrix guitare derrière la tête, l'a fini allongé par terre, ébouriffant riffant à mort, jusqu'à ce que ses doigts refusassent de s'agripper au manche, mais tant pis, lui restait l'autre main pour cisailler les cordes encore et encore. Entre temps Bruno est revenu sept ou huit fois à la vie, a même essayé ( sans succès ) de mettre en marche un petit ventilateur pour éviter l' infarctus, tandis que Gilles le haranguait en douce en coulant des noirceurs strangulantes d'algues vénéneuses qui s'enroulaient autour de votre cou pour vous faire ressentir les approches des extases mortuaires.

    Non je n'ai rien oublié de cette tuerie. Les trois micros, vous voulez rire. Non, ils n'ont pas chanté. Gilles après trois interjections inaudibles s'en est totalement désintéressé. Grégoire et Bruno s'en sont servi pour s'aboyer dessus, comme deux mâtins qui se lancent quelques amabilités bien senties avant de se jeter l'un sur l'autre, vous ont rugi en alternance des espèces d'invectives monosyllabiques, non, question lyrics High on Wheels sont très loin de partager la facilité de Marcel Proust ! Par contre réponse musique, ce n'est pas la petite phrase de la sonate de Vinteuil qu'ils vous font entendre. Sont des chauds partisans du tonnerre de Brest et du Pot-au-noir qu'ils vous déversent dessus, pas par le petit bout de l'entonnoir.

    Nous ont noyé dans un déluge sonore, et l'on était radieux comme des requins mangeurs d'hommes qui se jouent des tempêtes, heureux des naufrages cataclysmiques. Subsistent en la mémoire des images, cette étrange danse, un catastrophique menuet, sur ce qui doit d'être un extrait d'une bande-son de film, qui fleure la parodie qui se finit dans le paroxysme d'un stoner qui fuzze à toute vitesse, et ces confrontations, faux-frères ennemis de Gilles et Bruno, face à face, guitare contre guitare, une passation pantomimique d'énergie, l'institution d'un rituel stoner estonant, destonant.

    Damie Chad.

     

    JARS

    ( Pogo Records / 127 )

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    Pochette noire. Contours blancs d'une rose noire. Fleur carnivore. Quelques ratiches disséminées sous la tige. A vous de signifier le symbole. Pour vous aider au verso un anneau de trousseau de clef, pendeloques et camelotes d'instruments bizarres. Kit de survie improbable ou couteau suisse du pauvre. Dans le coin inférieur des tessons de bouteilles saisies par leur goulot et fracassées sur le rebord d'une table lors d'un baston dans un rade louche, une fleur de verre déchiquetée comme un calice brisé, agrémentée d'un ruban marqué Jars. L'ensemble n'incite pas à un optimisme béat.

    A l'intérieur, sur une feuille cartonnée, s'étalent les lyrics. Ont été établis par un traducteur peu performant. Certains restent sinon incompréhensible, du moins des plus ténébreux.

    Vladimir Veselick : basse / Alexander Seleznev : drums / Anton Obrazeena : guitare, voix, noise ( 3 ), lyrics / Nikita Rozin : voix ( 7 ) / Vasya Ogonechek : voix, lyrics ( 5 ) / Anton Ponomarev : Sax ( 9 ) /

    Nikolaï Lobanov : master / Andrei Letchick : enregistrement, mixage, master.

    Enregistrement : décembre 2017 – mars 2018, DTH Studios.

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    Il s'agit de la reprise de l'album JARS II, contenant neuf morceaux, certains ont déjà été chroniqués dans notre 338 ° livraison du 14 / 11 / 2018, mais la traduction en anglais est parfois divergente avec celle que nous avions proposée.

    E ( E ) : neuf minutes de désespoir, rôde comme un relent d'harmonica, mais ce n'est qu'une sursaturation de la guitare, la batterie effectue un travail de sape, elle enfonce les piliers de soutien du tunnel au bout duquel on déposera la bombe à neutrons. Dans le déluge sonore surnage l'illusion de voix expurgées de leurs corps. Grandiloquence des effets, suivi du grincement de l'alternateur de mise en tension du bouton de l'explosion finale. Les trois premières minutes de l'introduction du morceau rendent caducs les trois-quart de votre discothèque metal. Désolé, mais c'est ainsi. Le pire c'est que ça ne s'améliore pas par la suite. Un vocal excédé de misère. La voix est répétée comme une prière de haine épuisée. A vous glacer le sang qui coule des misérables cadavres ambulants de vos contemporains pour qui vous n'éprouvez aucune pitié. A commencer par vous. Superbe. Convulsion apodictique. Knife the existence ( Poignarde l'existence ) : la suite immédiate, ces séquences de film d'angoisse où la camera s'arrête sur l'arme du crime futur qui palpite dans la froide lueur de la lune. La musique est à son paroxysme. C'est la peau entre vos omoplates qui est prise en gros plan. Jaillissement du sang. Heureusement ils ont coupé, vous n'auriez pas supporté. A moveable feast (Une fête mobile ): vous avez fait cette expérience tout petit. Avec le moulin à café. Vous avez soulevé le couvercle, laissé échapper la moulure et à la place vous avez introduit vos doigts et la lame tournante les a réduits en poudre et puis le moignon sanglant qui n'est plus votre main, et puis votre bras, et puis vous avez plongé votre tête dans la cuvette sanglante, et vous avez enfin connu la paix extatique. Ceci n'est pas une traduction. Une transcription. Une auto-mutilation si vous préférez. Catbus : paroles incompréhensibles, c'est un peu comme si vous alliez promener votre chat au parc, vous entendez la guitare qui miaule et puis la batterie qui s'abat méthodiquement, froidement. Un hachoir de boucher. Vous n'avez emporté avec vous que l'essentiel, juste la tête au fond de votre poche pour qu'il n'ait pas froid. Votre chat heureux s'en va batifoler. Vous aimeriez être à sa place. Morceau fortement déconseillé aux véganistes qui ne supporteront pas cette tranche saignante de vie de chat. The swiss army knife man ( Soldat suisse ) : certains hommes sont plus surdoués que la moyenne. Prenez soin d'en avoir toujours un dans votre poche, un véritable couteau suisse. Un tueur en série sans défaillance. Ô mon amour t'écorcher vivante me fait autant de mal à moi qu'à toi. Mais l'on aime cela tous les deux. Un morceau d'une horreur inouïe. Le coït psychique occidental dans toute sa cruauté. Musique repoussée au bulldozer, les vocaux sont un concentré orgiaque de tous les opéras de Wagner. Le drame jusqu'au bout du mélodrame. Sabotage : tuer pour exister. Ma vie dépend de votre mort. Je ne suis pas fou. Musique destructrice pour chant triomphal. J'ai enfin compris, il ne s'agit pas d'être un tueur en série, c'est l'humanité mortuaire qui nous gouverne qu'il faut liquider. Saboter l'humanité voilà le mot d'ordre. Répétez après moi. Agissez comme moi. Pulsion de mort hiroshimique ! Killed (Tué) : ce n'est pas le cri de haine de l'assassin, c'est la clameur heureuse de celui qui a franchi l'acte de la libération totale, désormais il ne fait plus partie de l'espèce humaine, il a transgressé la lisière interdite, il est là où vous n'aurez jamais la force d'aller, de l'autre côté de la ligne. En illuminative contrée inhuminative, là où n'existent plus les chaînes de l'esclavage psychologique. Ce morceau comme une flaque de vomissure puante que vous avez abandonnée derrière vous, pour que tous les autres se baignent les pieds en cette argile sacrée, signe du renoncement à leur stricte condition humanoïdisante, annonciatrice de futures renaissances. Conspiracy of silence (Conspiration du silence) : froissements de saturation, un peu comme un télégramme qui annonce une bonne nouvelle que l'on se dépêche de jeter et de brûler dans la cheminée pour que personne n'en puisse plus parler. Quant à cette Elle qui viendra, vous pouvez toujours essayer d'y croire. Vous n'engagez que vous. Any ressemblance is coincidental ( Toute ressemblance est coïncidence ) : un grand final. Une superbe mise au point. Philosophique. Métaphysique. Pour échapper à soi-même il suffit d'être deux, de se dédoubler. Etre l'innocence et à l'autre toute la noirceur, qu'il tue à ma place, ma souffrance l'autorise. Tout lui est permis puisque je ne lui interdis rien. La batterie comme un chemin de croix. Je détiens la candeur du héros, et lui manipule la hache de l'injustice. Le cauchemar du monde. Si vous voulez vous serez la fleur carnivore qui se dévorera elle-même. Ensuite ce sera le tour de votre double et de vous-mêmes. Vous tomberez dans la fosse que vous aurez créé de vos dents manducatoires. Mais vous ne serez pas encore sorti d'affaire, tout trou n'est qu'un fond entouré de murs, et plus vous irez profond plus les murailles se dresseront. Une fois que vous aurez écouté ce grondement de quatorze minutes, il vous faudra songer à classer le deuxième disque du Velvet Underground et la Metal Music Machine de Lou Reed sur l'étagère des comptines que vous aviez achetées pour endormir votre nouveau-né.

    Que dire de plus. Après l'effondrement de l'Union Soviétique, un magasin moscovite visant la clientèle des nouveaux milliardaires avait affiché un excellent slogan pour les attirer : '' Vous ne trouverez pas plus cher ailleurs !''. Pour attirer l'attention des amateurs de punk-noise-metal-musique extrême, je ferai de même : '' Vous ne trouverez pas pire ailleurs !''

    D'ailleurs le tirage de P.O.G.O. RECORDS ( N° 127 ) s'est épuisé en quelques jours...

    Damie Chad.

    *

    RIGHT

    Comment vous ne connaissez pas les RIGHT ! Et vous vous proclamez amateurs de rock ! Je suis décidément entouré d'une foule d'ignorants. Je comprends pourquoi votre âme a été exilée en cette vallée de larmes, une juste punition ! A votre décharge, j'avoue que moi non plus. Enfin presque. Parce que la pub du livre était passée dans le fil d'actualité de mon FB. J'ai vite abandonné la lecture de la quatrième de couverture, du n'importe quoi, un truc aussi frappé que les Rockambolesques d'un certain Damie Chad, une espèce de thriller politico-rock, à la quatrième ligne je suis passé à autre chose.

    Et puis un mail de Luc-Olivier d'Algange me demandant mon adresse pour un bouquin sur Pompéi. J'accepte, et trois jours plus tard, le facteur apporte non seulement le Pompéi book mais aussi cet Ambassador Hotel que j'avais dédaigné. Affligé d'un rhume aussi subit qu'inopiné, je me dis qu'une lecture légère aiderait mon esprit embrumé à passer ce désagréable moment. Confortablement installé dans mon fauteuil je me saisis de l'objet du délit comme aurait pu dire Maurice Scève, vachement lourd, près de six cents pages, et une police minuscule, l'ai dévoré toute la journée. Et une bonne partie de la nuit.

    AMBASSADOR HOTEL

    LA MORT D'UN KENEDY, LA NAISSANCE D'UNE ROCK STAR

    MARIE DESJARDINS

    ( Editions du Cram / Mai 2018 )

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    Normal que vous n'ayez jamais entendu parler de RIGHT, le groupe n'a jamais existé que dans l'imagination de Marie Desjardins. Marie Desjardins est canadienne. Ambassador Hotel est son sixième roman, elle a l'air de s'intéresser à des personnages limites, Nelly Arcan écrivaine suicidée à trente-six ans, Irina Ionesco jugée, en nos temps de puritanisme avancé au triple galop, coupable d'avoir produit des photographies malsaines de sa fille en des âges pré-pubères, cette Irina Ionesco qui accompagna de ses photos Litanies pour une amante funèbre, recueil de poèmes de Gabrielle Wittkop, dont Le Nécrophile fut longtemps interdit à la vente en France, tous les amateurs de rock gothique devraient avoir lu ce soleil noir, et plus proche de nous, petits franchouillards patentés, elle commit un roman, son troisième, sur notre couple national, Sylvie johnny une love story.

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    Reste maintenant avant de passer à RIGHT à liquider Bob Kenedy. Je vous rassure tout de suite RIGHT n'y est pour rien. Le hasard a voulu que le groupe soit de passage à l'Ambassador Hotel le soir où le frère de John Kenedy fut assassiné. Marie Desjardins sait ménager le suspense. Ce n'est qu'au bout de trois cents pages que nous aurons le témoignage des membres de RIGHT et de ses proches qui n'ont pas grand-chose à révéler puisqu'ils n'étaient pas présents dans les cuisines de l'hôtel dans lesquelles le sénateur a été abattu. Ce n'est pas le sujet du livre. Une incidence sur la carrière du groupe toutefois : jusqu'à la fin il leur sera reproché d'avoir surfé sur ce terrible événement : n'est-ce pas le soir même du crime que le groupe compose Shooting At the Hotel qui se vendra à des millions d'exemplaires. De quoi faire des jaloux. Surtout que le titre leur apporte la gloire, sont désormais juste derrière les Stones et le Zepplin.

    Alors RIGHT demanderont les lecteurs pressés. Du calme, ce n'est pas tout à fait le sujet du livre. Le héros c'est son chanteur : Roman Rowan. Nous le suivons depuis tout petit jusqu'au dernier concert de RIGHT. Un demi-siècle de carrière. Il est grand, il est beau, et au détour d'une page nous apprenons qu'il pousse la goualante rock à des cimes inégalables, qu'il atteint avec facilité des notes auxquelles Rober Plant n'a pas accès. Dans mes prochaines mémoires je vous apprendrai que je joue superbement mieux de la guitare que Jimmy Page. Mais laissons ces fariboles. Marie Desjardins est douée. L'a agencé son roman comme une partie de go que vous joueriez contre vous-mêmes. Ce qui est doublement idiot puisque vous seriez sûr de ne jamais perdre. Ni de jamais gagner.

    Pions noirs, pions blancs. Retournés. Les plus sombres sont ceux qui content dans l'ordre chronologique les concerts de la dernière tournée de Right. Les plus clairs, les moins darkness, rappellent dans un pseudo désordre temporel les épisodes-clés de l'existence de Roman Rowan. C'est bien fait. Le ton du récit n'est pas sans rappeler le Who I am l'autobiographie de Pete Townshend qui entre parenthèses vient de sortir son premier roman...

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    Jetons d'abord l'os du rock aux chiens affamés qui ne voient que l'ombre du monument qui s'étend devant eux. RIGHT est un groupe de hard rock progressif, musicalement nous n'en saurons guère plus. Roman Rowan est né en 1942, il fait partie de la deuxième génération du rock anglais. Celle des Beatles, des Stones, des Yardbirds, des Kinks, des Animals, des Who, qui va magnifier l'héritage des pionniers américains, le nom de Gene Vincent est l'un des rares cités. Roman Rowan suit la filière classique. Fonde son groupe Cool and the Shutters, qui n'est pas plus mauvais qu'un autre, ( un peu quand même ) mais le déclic ne vient pas. Personne ne les remarque. Le coup de pouce tant attendu n'a pas lieu. Marnent à mort au travers de l'Angleterre brumeuse et pluvieuse, se forgent des fans dans tous les minables troquets où ils jouent, le succès d'estime, celui de la vache enragée. Jusqu'au jour où les deux survivants Roman et Clive, son ami indéfectible, sont convoqués pour être admis à la première audition dans le combo Bronteshire qui a le vent en poupe. Tout de suite c'est la bataille d'égo entre Roman et Bronte le pianiste génial fondateur de Bronteshire. L'instinctif contre l'intellectuel. Roman le Dionysiaque et Bronte surtout pas l'Apollinien, même pas l'Apollon Lyncée ou Hyperboréen, plutôt un fils de la lune froide plutonienne. Roman impose le nom de RIGHT, exit Bronteshire. RIGTH explose, de 1967 à 1973 le groupe est au firmament. Roman le quitte sur un coup de tête. Ne reviendra que seize ans plus tard en 1989, rappelé par Bronte. Seize années d'interlude, peu amusantes... Puis ce sera au tour de Bronte de partir en 1997, pas le clash final car en 2000 Roman reprend le groupe, sans Bronte bien entendu, désormais le leader incontestable...

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    La dernière tournée. Pas de drame à la Steven Tyler le chanteur d'Aerosmith qui dans son autobiographie Est-ce que ce bruit dans ma tête te dérange ? s'attarde longuement sur ses ennuis de voix qui a tendance à le lâcher en bout de carrière, celle de Roman claironne sans anicroche jusqu'à l'ultime prestation. Le problème est ailleurs. Dans sa tête. Dans sa vie. Qui revient. Ses souvenirs qui remontent. L'a beaucoup vécu. L'a tout connu, les groupies, les producteurs, les maisons de disques, les pressions commerciales et les projets foireux, tout le bataclan rock de A jusqu'à Z. Grandeur et démesure. Rock star absolue. Gloire, femmes, argent, sex and rock'n'roll mais pas de drugs. S'en méfie. Par contre l'ingurgite les vodka orange comme les gamins les fraises tagada. Nombreuses scènes de soulographie, vous êtes conviés dans les coulisses, parties fines, fêtes pimentées, réveils comateux, et l'on remet ça au plus vite. Roman n'est pas un moine et encore moins un renonçant. Partisan des jouissances sans entrave. Rien ne lui résiste. Tout pour être heureux. D'ailleurs il ne se plaint pas. Est conscient d'avoir une vie de rêve même si parfois les cauchemars ne sont pas loin. Beaucoup mieux qu'un esclavage d'ouvrier à l'usine ou une chaîne d'employé de bureau. Une quarantaine de concerts les uns après les autres, des ambiances répétitives, c'est un peu toujours le même turn over, mais l'on ne s'ennuie pas une seconde. Marie Desjardins nous tient en haleine. Car l'essentiel n'est pas là. Ce roman qui ne cesse de phantasmer le rock'n'roll ne traite pas spécialement du rock'n'roll. Même s'il ne parle que de cela. Au début, je lui reprochais son écriture, pas foutrement rock'n'roll, très classique. Je regrettais cette apparente dichotomie entre le fond et la forme, jusqu'au moment où l'évidence s'est imposée, ce n'est pas un livre sur le rock'n'roll, mais tout simplement un roman psychologique. Un peu plus remuant que La princesse de Clèves. Pas ennuyant pour un sou. Une longue introspection.

    Tout d'abord l'iceberg de carton-pâte. Roman Rowan court sur sa soixante-dixième année. Le temps idéal pour prendre sa retraite. A force de galoper après l'ombre de sa jeunesse l'on finit par l'attraper à la manière d'un boomerang qui vous revient en pleine figure vous casser les dents. Faut savoir arrêter. Preuve de sagesse. Mais aucune illusion. Une fois terminé, ce sera bien fini. La rock star devient comme monsieur tout le monde, ne lui reste plus qu'à cheminer paisiblement vers le cimetière. Une seule consolation, le nom que vous laissez gravé dans l'Histoire du Rock'n'roll. Hélas, vous n'êtes plus là pour le lire, et les marbres les plus durs ont tendance à s'effriter plus rapidement qu'on ne le penserait...

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    Evitons le pessimisme, gardons-nous du nihilisme. Roman a de la chance, sa femme l'attend dans un douillet foyer. Z'ont accumulé assez de fortune pour être à l'abri du besoin jusqu'à la fin de leurs jours. Mais c'est avant la fin que ça coince. Entre Roman et Gil, la mère de sa fille, il ne se passe plus grand chose, les sentiments se sont émoussés, Pénélope s'ennuie au foyer, lui reproche ses sempiternelles absences. Pour les polissonades au lit Roman est défaillant, l'a trop expérimenté sur les groupies complaisamment offertes, à moins que Dr Freud ne nous explique que c'est la froideur de son épouse qui a provoqué ces pannes de raidissement... Bref, Roman est comme l'Ulysse de Jean Giono qui s'attarde un peu trop auprès de multiples Calypso...

    Mais Ulysse n'était pas menacé par le calendrier. L'avait tout son temps pour décider de son retour. Roman est victime d'une date fatidique. Le couperet de la guillotine se rapproche. A toute vitesse. L'existence dorée ne durera plus longtemps, la nouba interminable se réduit comme peau de chagrin, alors comme un noyé qui voit sa vie défiler à toute vitesse avant le dernier glouglou, Marie Desjardins nous repasse le film des trépidations de Roman. Laissons de côté le décor rock'n'roll, fixons notre regard au plus près de Roman, pas plus loin que son corps attirant, souvent collé à des chairs de partenaires féminines, qu'il baise en toute quiétude, en toute équanimité d'âme. Frénétiquement. Goulument. Par tous les bouts. L'a brouté des clitoris par centaines. L'a enfilé des chattes en aussi grand nombre. Ne s'est privé de rien. N'a pas eu besoin d'user de violences. Toutes consentantes, s'offrant d'elles-mêmes au désir du mâle royal. La preuve : aucune ne lui a quarante ans plus tard fait le coup à-la-me-too-ce-n'était-pas-du-tout-romantique. Marie Desjardins prend ses précautions, il a aussi détruit des rêves de jeunes femmes qui ne s'étaient pas imaginées être des objets jetables de consommation courantes... Autres temps, autres mœurs. Autre époque. Le livre s'achève tout de même en 2015... Le rock'n'roll est une musique de voyous. Vous le saviez, ne venez pas vous plaindre.

    Roman s'attarde sur les quatre dames qui ont le plus compté pour lui. Sybil, une erreur de jeunesse. De toutes les manières c'est lui qui s'est fait avoir. On l'avait averti. N'a voulu en faire qu'à son désir. Il a joué, il a perdu. Il ne se plaint pas. Affaire classée. Chris qui n'a pas supporté ses infidélités, qu'il a quittée pour une scène de reproches du jour au lendemain. Elle a beaucoup souffert. Tant pis pour elle. Regrets inutiles. Gil, l'épouse en titre, la reine mère qui lui téléphone de moins en moins. Qui s'éloigne. N'a-t-elle pas un amant. Et puis Havana, qui voulait publier un livre de photos sur lui. A abandonné le projet parce que Gil... Havana, des rencontres ratées, épisodiques, une histoire inachevée qui l'obsède et le ronge. C'est toujours ce que l'on n'a pas vraiment obtenu qui nous manque le plus.

    C'est tout. A ceci près que jusque à la dernière ligne Marie Desjardins nous ménage une happy end. La vie en rose. Oui mais rose très clair. Layette. A part qu'à la toute dernière ligne, tout s'assombrit. Les coeurs tendres ne partageront pas mon avis. Marie Desjardins nous laisse dans l'expectative. A vous de tirer les conclusions. Elle siffle la fin de la partie alors que le ballon décisif est en plein dans la trajectoire de la cage...

    Ce n'est pas tout. Marie Desjardins est plus fine mouche qu'il n'y paraît. L'est une adepte de la théorie de la patate chaude. Le bébé de l'eau du bain que l'on refile au plus proche parce que l'on n'a aucune envie de procéder à sa toilette. D'abord du côté familial : Gil n'agit-elle pas envers Roman comme la mère de Roman qui a gâché la vie de son père ( qui l'a trahie ), la complicité entre Gil et leur fille Chance n'est-elle pas similaire à celle d'Erin envers Félicity la sœur de Roman, et Roman n'a-il pas induit par ses attitudes équivoques la reproduction d'un même et incapacitant schéma de base ? Famille je vous hais disait Gide...

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    Ce n'est pas du tout tout. Hypocrite lecteurs. Marie Desjardins vous a réservé un chien de sa chienne. Maintenant c'est à vous qu'elle refile la parmentière chauffée à blanc. Oubliez Roman et son rock'n'roll. Ambassador Hotel. La mort d'un Kenedy, la naissance d'une star n'est pas un roman de Marie Desjardins. Ce n'est pas moi qui l'affirme. C'est elle. Il s'agit d'un livre, une biographie non-autorisée d'un journaliste rock David Bridge ( over trouble water ) qui fait paraître son livre, le jour même du dernier concert de RIGHT. Ne se gêne pas la Marie, en retranscrit même quelques pages dans son roman. Vous connaissez l'astuce le tableau qui se représente lui-même comme un tableau reflété dans un miroir, reflété lui-même dans un miroir. Vertige abyssal ! Rien de plus terrible que la littérature qui se met à parler de littérature. Surtout si vous le faites par l'entremise d'un groupe de rock qui n'est lui-même que le reflet de groupes de rock ayant véritablement existé, parfaitement catalogués dans l'histoire du rock'n'roll. C'est quoi RIGHT ? Une idéale figure platonicienne des groupes de rock des années soixante-dix, ou un vulgaire artefact baudruchique et chimérique bricolé à partir d'anecdotiques fragmentations de ces mêmes seventies dinosaures ?

    Roman répond à la question : qu'importe que ce ce soit vrai ou faux, pourvu que ça se rapproche de la vérité de ce qui a eu lieu. De toutes les manières la vérité d'une chose n'est déjà plus, est déjà un peu plus que, la chose elle-même. Faudrait peut-être d'abord définir ce qu'est la – ou au moins une - vérité rock. Nous allons donc donner notre avis : ni plus ni moins que la vérité rock de Marie Desjardins. Et puis si le tubercule chaud bouillant que je vous repasse vous embarrasse, croquez-le, à pleines dents, de tous vos yeux, il est délicieux.

    Damie Chad.