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CHRONIQUES DE POURPRE N° 31

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 031 / Janvier 2017

LIMONOV

 

LIMONOV

EMMANUEL CARRERE

P.O.L / 2011

 

Beaucoup à dire sur ce livre qui en suggère plus qu'il ne faudrait. D'abord pour l'auteur lui-même un peu dépassé par son projet. Un peu comme ces gens qui réalisent que les tarentules mordent une fois qu'ils en ont commencé l'élevage. Au départ s'agit d'une biographie d'un écrivain sulfureux. Qui n'a pas eu la bonne idée de mourir. De surcroît très controversé en notre pays. Ce qui entraînera la pose d'un premier filet de camouflage. Ce sera un roman. Ce qui dédouane l'auteur de toute exactitude. Un peu gênant quand notre sujet d'étude est aussi un homme politique. Toutefois qui dispense d'un long travail préliminaire d'enquête et d' interviewes de gens qui l'ont côtoyé à divers moments de son existence.

Pour la petite histoire rappelons que Emmanuel Carrère est le fils d'Hélène Carrère d'Encausse. Si nous nous permettons de mentionner cette prestigieuse filiation, ce n'est point pour stigmatiser son intrication dans un sérail intellectuel français strictement délimité, c'est que lui-même s'en prévaut à plusieurs reprises dans son livre. Point pour s'en vanter, pour simplement expliquer l'admiration qu'il porte à son héros. Tout en posant un deuxième filet de protection : Limonov est son antithèse, n'est pas un fils de, vient du peuple, n'est pas issu d'une famille bourgeoise, n'est pas né dans le cocon protecteur de l'élite intellectuelle de la Russie. S'est fait tout seul. L'a un avantage sur nombre de ses détracteurs, tout ce qu'il est, il l'est devenu par lui-même.

Vous pouvez lui reprocher ses engagements politiques mais attention à ce zeste de mauvaise conscience qui vous taraude, c'est facile de donner des leçons quand on est né du bon côté de la barricade, vous sentez bien que votre légitimité n'est pas au niveau des prétentions de votre héros. Soyons plus précis en France l'élite intellectuelle – entendez par cette expression proche du pouvoir politique en le sens où l'on ne remet jamais en question ses arriérés et présupposés philosophiques - n'a pas de drapeau mais un cache-sexe des plus utiles. L'on est contre les dictatures, l'on est pour la démocratie. Qui pourrait être contre l'oppression et le fait de donner le pouvoir au peuple ? Sur le papier c'est beau et attendrissant, comme ces images pieuses que l'on distribuait aux impétrants des premières communion. Dans la réalité ces idéaux à la petite semaine servent de caution morale à l'établissement d'un système économique libéral des plus injustes. Démocratie que de crimes commis en ton nom !

Et voici que Limonov le répète à l'envi, se fout de la sainte démocratie comme de sa première chaussette. L'on a reproché à Emmanuel Carrère d'avoir beaucoup pillé les écrits autobiographiques de Limonov pour tracer la courbe de son existence. L'est sûr que lorsque l'on ne mène pas sa contre-enquête, c'est plus facile d'agir ainsi. On a poussé de hauts cris. Horreur, l'a confondu l'auteur avec le Narrateur. Inexpiable crime narratologique qui va à l'encontre de l'enseignement littéraire ! Nous-même ne professons aucun respect envers cette vulgate à prétention scientifique qui découle de pré-supposés marxistes oubliés et non-compris, adoptés par une toute une foule d'universitaires profondément anti-communistes. Excusez-nous de ce dernier gros mot. Nous sommes de ceux qui pensons que derrière le fantôme évanescent du sacro-saint Narrateur c'est l'auteur qui joue le rôle du marionnettiste. Donc nous ne nous joindrons pas à cette meute de roquets pathétiques pour aboyer à l'encontre de notre écrivain. Nous comprenons l'hypocrisie de la démarche d'Emmanuel Carrère. Donne la parole à Limonov, le laisse s'exprimer abondamment, non lui Emmanuel ne déforme pas, c'est bien Limonov qui vomit sur la démocratie, c'est écrit et répété moulte fois dans ses bouquins. Peut maintenant l'affubler notre anti-démocrate revendiqué du qualificatif infamant de fasciste. Ce n'est plus un filet de protection à proprement parler mais une véritable carapace : je n'écris pas un livre à la gloire de Limonov, je vous mets en garde contre la séduisance des itinéraires fascistes. Je lève les voiles, j'arrache le rimmel qui couvre le visage hideux de la bête immonde au ventre si fécond.

Bien sûr il y a un hic. Ne voilà-t-il pas que ces dernières années Limonov s'oppose à Poutine, au nom de la démocratie et du droit d'expression ! De plus, sont plutôt rares ces concitoyens qui jouent de nos jours à ce petit jeu dangereux. Se méfie Emmanuel Carrère, les faits sont indéniables mais il n'y croit pas trop. Nous lui donnons raison, mais il se garde bien d'expliquer sa méfiance. Pour Limonov, la démocratie est un concept opératoire transitif. Au même titre que tous les autres concepts politiques. Pour faire vite basés sur les analyses du politique effectués par Aristote. La démocratie c'est comme le marteau ( celui qui incidemment était sur le drapeau de l'URSS ), vous pouvez vous en servir par exemple pour aider votre voisin à rafistoler le toit de sa maison, ou contre-exemple pour lui taper négligemment sur la tête afin de vous emparer de son logement. Un simple concept opératoire à manier selon les circonstances, selon la manière dont vos ennemis politiques s'en servent. La démocratie n'est plus le bien absolu intangible, la suprême valeur. Rappelons-nous que Marx a osé employé le concept de dictature prolétarienne pour mener à bien la liquidation des institutions libéro-bourgeoises.

Limonov est donc un fasciste quod corrumpet conceptum democraticum. Le politique n'est pas un dîner de gala. Limonov en dévoile la froideur opérative. En jette à bas les prétendus présupposés philosophiques platoniciens au profit d'une pragmatique sophisticienne. A la fin de son livre Emmanuel Carrère imagine une éblouissante sortie par le haut pour son anti-héros, et s'il créait une religion ? ! Cette ridicule hypothèse est très logique : l'eidos de l'eidos platonicienne n'est-elle pas l'introduction sous une autre forme de l'autre nom du dieu unique ? Emmanuel Carrère trahit ainsi ses errements de petit-bourgeois en quête d'une transcendance démocratique.

Le cas Limonov est problématique. Ce n'est pas de sa faute. L'aurait pu être un bon écrivain, point à la ligne. Les circonstances en ont voulu autrement. L'est né en 1943. Autrement dit, l'était en pleine force de l'âge lorsque le communisme s'est effondré. Exit l'URSS. Retour de la sainte Russie. Un âge d'or pour les intellectuels occidentaux. Alléluia, le communisme était mort et enterré. Victoire idéologique sur toute la ligne. La Russie enfin s'ouvrait à la démocratie et au libéralisme. Les lendemains n'étaient plus au rouge, ne furent pas roses non plus. Se passa un phénomène incompréhensible. Au lieu de baiser les pieds de la statue de Sainte Démocratie, une grande partie du peuple russe éprouva une grande nostalgie pour le communisme. Incroyable mais vrai, par un étrange mouvement réversible de balancier, voici un peuple à qui l'on offrait la liberté qui se mettait à rêver du retour de la dictature communiste ! Jusqu'à Staline ! le petit père des pères qui déboulait en force dans l'imaginaire collectif !

Cela s'explique et Emmanuel Carrère décrit bien les rouages de ce mécanisme. La démocratie c'est bien beau, mais la thérapie de choc libérale qui présida la nouvelle économie politique du pays si elle permit l'enrichissement à outrance d'une minorité d'affairistes précipita dans une misère noire le reste de la population. L'on en vint à regretter le bon vieux temps de l'enseignement accessible à tous et de la médecine gratuite. Ce n'était pas le Pérou, mais au moins on mangeait à sa faim.

D'autre part se passa une autre dérive. Puisque le communisme se présentait comme le libérateur de l'Europe et le vainqueur du fascisme, de nombreux opposants en conclurent durant le joug communiste que le fascisme ne devait pas être si mauvais que cela puisqu'il s'opposait au communisme. Après 1989, cette vue des choses proliféra dans de nombreuses couches de la société. L'on se ralliait plus facilement à cette dernière qu'à une admiration sans bornes pour le modèle démocratique occidental. La purge libérale économique agissait comme un répulsif idéologique.

A titre individuel, le Russe moyen inclinait pour la venue d'un pouvoir fort capable de remettre de l'ordre dans le système économique, à titre collectif le citoyen russe de base se sentait mortifié, du jour au lendemain le pays avait perdu son prestige et sa réalité de grande puissance. L'orgueil national en fut blessé, le nationalisme devint une idée opératoire fortement agrégative.

De retour en Russie, Limonov créa son parti politique : national-bolchévique. L'alliance des contraires. Fascisme et communisme dans sa forme originelle la plus révolutionnaire, dans le même verre. Fascisme parce qu'il fallait un pouvoir fort pour redresser le pays, bolchévique parce qu'il fallait redonner aux masses laborieuses la possibilité d'une vie décente ce qui nécessitait le ré-accaparement des richesses au bénéfice des plus pauvres.

Politiquement ce fut un échec. Culturellement ce fut une réussite éclatante. Le parti eut jusqu'à dix mille membres. Pas grand-chose. Peu de moscovites. Beaucoup de jeunes provinciaux qui trouvèrent une échappatoire à leur terne quotidien. En exagérant à peine, l'on peut dire que ce fut le regroupement des punks à chiens les plus créatifs de toute la Russie. Le bunker local du parti devint le lieu culturel par excellence de la capitale. Underground artistique à tout va, lors des soirées le corset moral de la société russe fut systématiquement détruit à coups de party d'avant-garde arty et de groupes de rock. Pensez à la Factory d'Andy Warhol pour trouver un équivalent. Un lieu de vie irremplaçable, les militants vivaient sur place et avaient l'impression de participer à l'émergence d'un monde nouveau.

Gramsci théorisait qu'il fallait d'abord s'emparer de la sphère culturelle pour parvenir au pouvoir. La deuxième partie de la prédiction ne se réalisa pas. En fin de compte, ce fut Poutine qui se retrouva à la tête du pays... Limonov se rendit compte que son mouvement piétinait. Entreprit sa longue marche, avec une poignée de militants, il tenta un soulèvement des républiques Extrême-Orientale. Fiasco total. Se retrouva en prison. En fut libéré au bout de deux ans car sa figure était devenue extrêmement populaire... Depuis il se bat pour le retour à la démocratie...

Notre résumé est des plus extrêmes, ainsi par exemple nous ne parlons point de sa jeunesse, de ses amours, de ses séjours aux USA, en France, et de ses tentatives de participation aux élections présidentielles de son pays. Le roman d'Emmanuel Carrère s'étend largement sur tous ces sujets et nous conseillons à nos lecteurs si par hasard ils ne connaissaient pas Limonov de commencer, avant de se lancer dans la consultation des nombreux sites internet qui lui sont consacrés ( en de nombreuses langues ), par la lecture de cet ouvrage, lui-même partiel et partial, mais qui forme une excellente entrée en matière synthétique.

Nous voudrions maintenant nous pencher sur deux aspects de Limonov, en relation avec le fascisme. Avant d'être un programme politique le fascisme est une postulation individuelle. Repose sur un idéalisme de l'individuation. Sans chercher à la retrouver dans des modèles historiaux qui remontent à l'idéal chevaleresque ou à l'éthique spartiate des moines soldats, posons qu'il repose sur la prise en charge de l'individu par sa propre personne. Limonov en est un parfait exemple. Jeune il ne reculera pas devant les affrontements physiques. Rêve de tuer quelqu'un. Une sorte d'épreuve lacédémonienne à surmonter. Dur et sans pitié envers les faibles et les victimes mais encore plus dur envers lui-même. Physiquement et mentalement. Ne s'accorde aucune excuse. Assume ses errements et ses échecs. Pas de jérémiades. Ce qui ne le tue pas le rend plus fort. Point à la ligne. La vie est un rapport de forces. Débrouillez-vous pour renverser ce qui vous gêne. Ne venez pas vous plaindre si vous êtes vaincu. Domestique, crève-la-faim, prisonnier, jamais il ne perdra sa dignité intérieure. Ne se fait aucune illusion sur les choses et les hommes. L'est un résistant. Pouvez abominer son parcours politique, mais l'homme est tel qu'en lui-même sa volonté nietzschéenne le tient debout.

Petit détour par chez nous, car l'histoire de Limonov n'est intéressante qu'en le sens où elle nous concerne. Avec la création du parti National-Bolchévique en 1992 à Moscou, Limonov perdit définitivement toute crédibilité en France où il séjourna plusieurs années y connaissant ses premières heures de gloire littéraire. Fréquenta le milieu littéraire parisien, écrivit dans l'Humanité et L'Idiot International de Jean-Edern Hallier. C'était se faire mal voir par la gauche socialiste qui venait d'arriver au pouvoir. Ses prises de position pro-serbe suivies d'un engagement physique dans le conflit tchèque passèrent mal, ôtez ce va-t-en guerre que nos yeux d'européens pacifiques ne sauraient voir, l'on commença à le traiter directement de fasciste.

Au tournant des années 89-92, la gauche française prenait un virage idéologique qui l'emmena à la déconfiture que nous vivons en ces heures mêmes où j'écris cet article. S'agissait pour les socialistes de s'aligner sur des positions démocratico-libérales. A la coupure des deux septennats il y eut un réveil de l'extrême-gauche. Non pas organisationnel mais de militants esseulés qui commencèrent à élever la voix contre ce ralliement atlantico-libéral. Prêchaient dans le désert. Ne trouvèrent que peu d'écho parmi les militants traditionnels de la gauche, la chute de l'URSS venait de précipiter la gauche d'obédience marxo-communiste à remiser dans le placard des illusions définitivement perdues la vision prolétarienne de la prise du pouvoir par les armes. Restait le succédané des douceurs infinies de la transition lente et démocratique... En fait ce n'était que l'accomplissement d'un abandon qui avait commencé à la fin de la guerre... Ironie du sort et conséquence logique de ces démissions idéologiques, les analyses de l'extrême-gauche ne se trouvèrent corroborées que par celles de l'extrême-droite. Il y eut bien quelques discussions qui réunirent les deux courants. Qui n'allèrent pas bien loin.

L'occasion était trop belle pour la mouvance encore informelle de notre nouvelle gauche. N'allait pas la laisser passer. Le choix était d'une simplicité absolue ou vous soutenez la démocratie marchande ou vous favorisez le retour d'Hitler et de Staline. Ce fut la grande dénonciation de la coalition rouge-brun, l'ennemi idéal, le grand méchant loup fasciste avec le couteau rouge entre les dents. Les innocentes brebis n'avaient qu'une chance de survie, faire bloc autour du système financier libéral, les anciens marchands de canon devenant les garants de la paix internationale nécessaire à la libre circulation des marchandises et des flux financiers.

Soyons honnête, la manoeuvre réussit à merveille. Le mythe des rouge-bruns est oublié depuis longtemps mais l'idéologie libérale a phagocyté les organisations traditionnelles de gauche comme de droite. A Moscou, Limonov trouvera une formule pour synthétiser cette dérive. Plus de gauche, plus de droite. Un Système, des anti-systèmes. Encore minoritaires. Une analyse pertinente qui permet sinon de comprendre du moins d'expliciter les contradictions idéologiques, politiques, économiques et géo-stratégiques de notre monde. Le livre d'Emmanuel Carrère commence par son incompréhension : comment se fait-il que la courageuse journaliste Anna Polkovskaïa dont les médias nous révèlent avec des trémolos dans la voix son combat en faveur de la démocratie - ce qui lui valut d'être odieusement assassinée – suivez notre regard qui louche vers Poutine – jugeait l'itinéraire de Limonov peut-être pas comme exemplaire mais globalement positif ? Un certificat de bonne conduite décerné à ce vulgaire fascite de Limonov, par notre martyre démocrate numéro un ! Comment était-ce possible ?

Je vous laisse assembler les antagonistes fragments de ce puzzle. Pour la petite histoire rappelons que le roman d'Emmanuel Carrère fut retiré de la liste du Prix Goncourt. Ce n'est pas qu'il n'était pas bon, c'est que le personnage mis en scène était trop négatif pour qu'il se retrouvât en quelque sorte honoré...

Nous terminerons par une dernière réflexion. Que peut un homme seul ? Rien, s'il n'accède pas d'une manière ou d'une autre au pouvoir décisionnel. Limonov ne s'en tire pas trop mal. L'est mondialement connu, est reconnu comme le père de la nouvelle génération littéraire russe. C'était une obsession chez lui. Avoir une action sur le monde. Une vie, dense, touffue, mouvementée, dangereuse, mais au bout du compte, un échec. Terrible. L'est remisé sur une voie de garage. Poutine est au pouvoir. Pas lui. Echec. Echec et mat. Perdu sur toute la ligne. File sur ses soixante quatorze ans aujourd'hui. Son avenir est derrière lui. Porte encore beau. Mais est-il encore un héros de notre temps ?

André Murcie. ( Décembre 2016 )

 

Corollaire 1 : c'est dans les années 1990 que l'extrême-gauche française connut une de ses premières dérives idéo-sociologiques. Ne s'agissait plus de renverser le Capitalisme mais de lutter pour les plus démunis, en l'occurrence les sans-papiers. Très symboliquement cet alignement sur ce qu'il faut bien nommer des pratiques catholiques de charité trouvèrent un large écho médiatique lors de L'occupation de l'Eglise ( quel hasard ! ) Saint-Bernard en 1996. Ce fut le coup d'envoi d'un sentiment culpabilatif sans précédent. Une catastrophe idéologique. Cette présence d'un sentiment diffus de culpabilité – incontestable surgeon inattendu ( mais logique ) du christianisme - dans les consciences aida à l'acceptation de ce phénomène inquiétant que nous nous contenterons de nommer : retour du religieux. Cette culpabilité se cristallisa autour de cet épisode historique que fut la colonisation. Toutes les composantes de la société furent touchées, celles issues d'une immigration récente comme celles rattachées au vieux fonds christologique. Cette idéologie alimentée en sous-main par une intense campagne des médias montant en épingle la touchante beauté des allocutions papales, la ferveur des JMJ – ces millions de jeunes emplis d'amour et de désir de paix – eut des retombées diverses et malheureuses : Manif pour Tous, percée de l'Islamisme radical, crispations identitaires de tous bords, remise en cause du droit d'avortement... La confusion est telle qu'aujourd'hui toute une partie des féministes défendent bec et ongle le port du voile en tant qu'instrument d'affirmation et de libération de la femme musulmane... Que voulez-vous la religion a aussi ses idiotes utiles. Feraient mieux de s'adonner à une généalogie prospective. La générosité n'est pas une vertu politique mais une de ces pratiques les plus manipulables. Quant à cette notion de culpabilité transmise des parents aux enfants, elle est non seulement au fondement de la notion du péché évéen originel, mais aussi la marque idéologique des raidissements historiaux du christianisme.

Corollaire 2 : Cette fragmentation de l'espace politique français est due à un manque de projet global à long terme. Celui qui était censé impulser l'énergie de rassemblement – la Communauté Européenne – est en train de se désagréger. Le Parti National-Bolchévique de Limonov s'était en ces débuts doté d'un programme de ce genre. L'avait été fourni par Alexandre Douguine qui au bout de trois ans démissionna du parti. La doctrine de Douguine était celle de l'Eurasisme qui prône l'unification politique de la Russie blanche avec la ceinture des républiques orientales. En d'autres termes du substrat orthodoxe et du substrat musulman. Ouvrez la porte au religieux, il entre par la fenêtre. Douguine est devenu un des soutiens de Poutine. L'on sait comment celui-ci s'appuie sur l'Eglise Orthodoxe. Mais il ne prête qu'une seule oreille au vieux leader historique de l'extrême-droite russe. L'est davantage pragmatique qu'idéologue. Nous reparlerons de cela en une autre occasion. Rappelons que, selon nous, toute organisation religieuse d'essence monothéique agit comme une sangsue qui affaiblit le corps politique qui l'accueille pensant qu'elle sera un ferment d'unification terriblement efficace. L'exemple implosif de l'Empire Romain nous semble assez instructif et digne de méditation.

Corollaire 3 : Un système, des anti-systèmes. La formule est par trop imprécise. Favorise l'élevage de ses propres chevaux de Troie. Les partisans du système sont les premiers à se décrire comme anti-systémique. Grotesques mascarades qui voient les rouages essentiels de la domination capitaliste – ministres ou et hommes d'affaires - se présenter devant les électeurs en tant que forces révolutionnaires de renversement de ce même système dont ils sont les agents stipendiés. Une farce ubuesque. Une sinistre réalité. Habilement mise en scène par les médias indépendants aux mains du grand capital. Les bonnes âmes s'offusquent de cet incompréhensible tour de passe-passe. Ne comprennent pas que de telles aberrations démagogiques puissent réussir. C'est que le système possède plus d'un tour manipulatoire. Toutes ces pratiques reposent sur une, savamment entretenue, confusion des esprits. Je n'en veux pour triste exemple que cette intellectuelle qui pas plus tard que ce matin se reprochait sur les ondes publiques d'une radio libérale d'Etat d'admettre les postulats philosophiques de la Colonisation puisqu'elle se revendique de la Raison du dix-huitième siècle ! L'obscurantisme religieux se manifeste de bien étrange manière. En restant dans l'ombre. Tempête sous un crâne et grand désordre dans les chaînes de causalité aristotéliciennes. Comme si, bien avant le dix-huitième siècle, sans avoir à remonter plus haut que le néolithique, nos primitives peuplades ne s'étaient adonnées aux guerrières intrusions sur les territoires de leurs voisins ! A croire que beaucoup se servent de leur intelligence comme d'un outil à fragmentation incapacitante. L'exercice de la pensée est devenue chez nombre de nos intellectuels l'élaboration de la bonne raison démissionnaire du non-agir. Fuite éhontée du combat.

André Murcie.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

CICERON ET SES AMIS.

GASTON BOISSIER.

Etude sur la Société Romaine du Temps de César.

Librairie Hachette. 1932. 414 p.

 

Nous avions beaucoup aimé sa Conjuration de Catilina, ce Cicéron et ses amis ne nous déçoit pas. Gaston Boissier est si convaincant que nous aurions presque envie de nous réconcilier avec Cicéron. Magie du style ! ah si tous les livres d’Histoire pouvaient être frappés de cette même plume de bronze.

Mais commençons par les hors-d’œuvre. J’ai passé un trimestre de ma vie d’écolier à traduire les Lettres à Atticus en ignorant tout de ce personnage si ce n’était qu’il fut le meilleur ami de Cicéron. Gaston Boissier soulève le voile. Non de Zeus ! parfois il vaudrait mieux ne pas savoir. Drôle de coco ! Que le lecteur ne s’émeuve pas, Atticus ne fut ni un communiste, ni un philanthrope. Mais beaucoup plus raisonnablement un homme d’affaires, immensément riche, banquier émérite qui pratiquait de parfaits taux d’usure prohibitifs, et qui dépannait de préférence les municipalités et autres collectivités territoriales déjà endettées. Que ne ferait-on pour transformer ses créanciers en obligés ? A l’époque, comme aujourd’hui, c’était déjà une manière fort courue de s’enrichir et les activités d’un Atticus étaient reconnues d’utilité publique par tous les honnêtes gens. Psychologiquement le cas d’Atticus peut se comprendre : arrivé tout jeune sur le marché du travail au temps des proscriptions de Sylla, il s’était senti menacé en son intégrité de citoyen par le jeu des factions. La cause en valait-elle la chandelle ?

Prudent à l’excès, Atticus tirera de ces temps maudits de bonne leçons de conduite morale qu’il suivra sans déroger toute sa vie. Mieux vaut faire de l’argent que de la politique. La fortune fournit puissance et indépendance. Pour ne pas attirer et susciter de jalousie, faisons ami-ami avec tous : Atticus prêtera de l’argent à tout le monde fussent-ils ses pires ennemis idéologiques, et en refusera à toute personne en butte à une hostilité généralisée de mauvais augure, fût-elle de ses meilleurs amis. Sans doute avez-vous rayé le nom de quatre ou cinq Atticus de votre carnet d’adresse. C’est-là où le cas d’Atticus devient mystérieux : cet homme aussi peu fiable, à la moralité si friable, fut toujours fêté et recherché par ses amis. Tout autre aurait été raccompagné jusqu’au seuil, manu militari par les esclaves de service, mais pas Atticus, aussi à l’aise avec les Démocrates qu’avec les Optimates, avec les Césariens qu’avec les Pompéiens, aussi proche des victimes que de leurs assassins. Partisan des Républicains en privé, apolitique en public, il ne mangeait pas à tous les râteliers mais venait chez les uns et les autres faire la conversation et tailler le bout de gras. Les affaires étant les affaires il proposait à tout un chacun, aides et secours, monnayant de jolis pourcentages. Et personne pour le dénoncer, le montrer du doigt, le vilipender de paroles vengeresses. Meilleur ami de Cicéron, après le meurtre de ce dernier il n’hésita pas à se rendre utile et agréable à Antoine et Auguste…

L’homme est une énigme nous assure Gaston Boissier. Il devait être pourvu d’un charisme extraordinaire, non pour se jouer, mais pour faire admettre ses intolérables contradictions. Un orateur comme Cicéron se plaisait à sa conversation, preuve qu’il devait être pourvu d’un don de répartie bien au-dessus de la moyenne. Mais peut-être fut-il accepté si facilement parce qu’il incarnait magnifiquement l’esprit de veulerie généralisée de l’intelligentsia de son époque. Sans doute Verlaine aurait-il dû écrire « Je suis la République à la fin de la décadence » pour être plus proche de la réalité. La crise de la res publica est avant tout une faillite éthique. L’intérêt de l’Individu prime sur le collectif. De la res publica l’on passe à l’émergence de la res privata. Les ambitions démesurées des uns sont l’exact contrepoint de la démission des autres. Quant à Atticus il est bien la figure prophétique et apartide de ce qu’au début du vingtième siècle l’on stigmatisa sous le nom de capital apatride.

Caelius. L’envers du décor. Nous l’avons déjà rencontré, il n’était alors qu’une ombre indéfinie, ce mauvais plaisant qui enleva à Catulle sa Lesbie chérie. Le monde est décidément petit. Dans tous les sens du terme. Lesbie n’est autre que Clodia, la sœur de Clodius, l’homme de main de César chargé de provoquer troubles et désordres sans fin dans les rues de Rome. Lesbie qui ne vivait pas que d’eau fraîche préféra à son poëte lyrique le jeune Caelius. D’extraction modeste, mais les dents bien plus longues, et qui a déjà le pied à l’étrier puisqu’il a su devenir un poulain de Cicéron. . . La situation se radicalisant maître et disciple se sépareront. Cicéron rejoint Pompée à Pharsale, Caelius, César en Espagne. Le choix de Caelius était le bon, mais César n’avait que faire des arrivistes. Caelius ne fut pas remercié comme il espérait. Il tenta au nom des principes intangibles de la République de soulever quelques municipes du sud Italien. Mais ses nouveaux habits d’extrême gauche endossés sans conviction n’étaient pas crédibles. Même les esclaves refusèrent de se révolter à ses vibrants appels. Il se fit tuer sans à propos en tentant de rallier à sa nouvelle cause une troupe de cavaliers gaulois obstinément fidèles à César. Les Dieux surent parfaire la vengeance du Poëte. Les épigrammes de Catulle causèrent plus de souci à César que les facéties militaires d’enfant gâté de son rival en amour.

Cicéron. Notre modernité le juge sans aménité. Nous avons suivi les conseils de Verlaine et définitivement tordu le cou à l’éloquence. Cicéron le verbeux, Cicéron le pompeux, Cicéron le pompier. Mais ses contemporains en usèrent a contrario. Tous sont unanimes, même ses pires ennemis, à reconnaître l’orateur sans faille, le dispensateur métronomique des grandes cadences, l’amplitude exceptionnelle de ses périodes, et le génie oratoire de sa rhétorique. Il nous est difficile de nous en rendre compte. Cicéron réécrivait ses discours avant de les léguer à la postérité. Ils l’admiraient, parce qu’il était capable d’improviser au tout dernier instant et de convaincre au pied levé un auditoire persuadé de détenir le droit et la raison de voter contre ses propres intérêts les plus concrets, mais surtout pour ses réparties fulgurantes, ses jeux de mots désopilants et son humour cinglant et dévastateur. Cicéron n’habitait pas une toge compassée.

Mais si la bouche résonnait d’or et d’airain, son cerveau était d’argile. Malléable à l’excès, sensible à la moindre variation, incapable de s’arrêter quelques instants à une décision fixe, inquiet à l’infini, sans cesse en mouvement, toujours surenchérissant sur ses premières intuitions, jamais en repos, son esprit ne possédait aucune des qualités requises pour mener ou guider les hommes. Au mieux aurait-il pu jouer en notre société le rôle contrefait de l’autorité morale dévolue aux bouffons des médias, mais il eut la malchance de vivre dans une des périodes les plus profondément amorales de l’histoire romaine. Cicéron ne fut jamais le grand homme politique qu’il rêva d’être. D’abord parce que, au contraire de César ou de Pompée, il aurait été dans l’incapacité absolue de s’imposer à la tête d’une légion. Trop pusillanime, trop chimérique, trop rigide, même les civils ne lui accordèrent jamais une confiance soutenue. Rangé par la force des choses, l’autre nom plus poétique de l’arrivisme social, dans le camp des Républicains, il ne parvint jamais à s’imposer comme leur leader incontesté. Il fut constamment à la remorque de Pompée qu’il n’aimait pas et s’accommoda plutôt bien de César. Ce n’est qu’une fois le grand Jules assassiné, et le petit Brutus suicidé, qu’il prit résolument le parti de regrouper autour de lui les factions éparpillées et décapitées du camp républicain. La tâche était ardue ; très vite Cicéron ne sut plus où donner de la tête, Antoine l’aida à trancher dans le vif du sujet.

Gaston Boissier opte pour Cicéron mais son admiration penche pour César. Piètre politicien mais plantureux incapable Cicéron n’a rien pour plaire. Cependant il faut reconnaître que son combat à contre-courant du sens de l’Histoire n’était pas facile. Gaston Boissier lui décerne le courage d’une certaine fidélité à soi-même et à une cause, qu’en lui-même il pensait perdue, ce qui le rend plus pathétique que sympathique. Il aurait fallu à Cicéron être César pour renverser le cours des évènements !

Solitude de César. Avant toute chose, arriviste ambitieux qui n’a d’autre projet que d’abattre la République pour instituer la royauté. Une longue course, une longue conquête minutieuse et méthodique du pouvoir. En cours de route César est trop intelligent pour ne pas entendre les réformes nécessaires à la plus grande cohésion de cet Empire que la République a délimité, un peu malgré elle, sans se rendre compte que la nouvelle donne qu’elle a elle-même favorisée, l’a rendue obsolète. Très vite César comprendra qu’il ne peut compter, ni sur les personnes, ni sur un immense enthousiasme collectif. Cynique il achètera les âmes et paiera les individus. La République est si vermoulue que tout ce qui n’est pas déjà vendu est encore à vendre.

L’on ne paye jamais assez cher. César assassiné, la relative indifférence populaire qui accueille la nouvelle de sa mort sera son premier tombeau. Soit il avait trop promis, soit il n’avait pas assez donné. Gaston Boissier suggère que si l’Imperator n’a pas pris toutes ses précautions aux ides de Mars c’est parce qu’il était dégoûté de la petitesse des hommes et de l’étroitesse de leur cœur. Ce César en héros romantique qui aurait trop lu son Lorenzaccio n’est pas pour nous déplaire.

Quelques pages sur le testament d’Auguste pour finir. Gaston Boissier déteste le jeune Octave et ses listes de proscription. Il s’incline devant les talents d’administrateurs d’Auguste qui définit pour plus de trois siècles les structures organisationnelles de l’Imperium ; mais l’œuvre politique du neveu de César lui paraît trop floue et contenir les dérives despotiques de ses successeurs. Selon notre éminent académicien, César était plus franc qui voulut être roi et imposer un régime monarchique. Auguste accoucha d’un monde hybride : le pouvoir personnel sous l’apparence de la liberté, la tyrannie sous la République.

Nous pensons au contraire que le génie d’Auguste résida, faute de mieux, dans cet entre deux. Le princeps n’est pas le roi ; l’Empire n’est pas le Royaume. L’Occident va se bâtir sur cette faille impérieuse. Le christianisme viendra certes y apporter sa note cacophonique mais si l’Europe s’est construite sur cette spécificité civilisationnelle qui reste sa marque de fabrique, elle le doit en majeure partie à cet espace de plus grande liberté conceptuelle que l’Imperium suscita. Entre la tumultueuse barbarie clanique qui engendrera la féodalité, et l’asservissement totalitaire des grandes masses laborieuses, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’Imperium reste l’unique mode de déploiement du politique apte à ménager assez de zones de frictions conflictuelles, pour que l’établis-sement du pouvoir soit décliné davantage comme un mode de protection que de coercition.

( 2006 / in Carrément Cicéron )

 

MANUEL DE CAMPAGNE ELECTORALE.

QUINTUS CICERON.

Suivi de L’ART DE GOUVERNER UNE PROVINCE.

MARCUS CICERON.

Traduit et présenté par JEAN-YVES BORIAUD.

Arléa  N° 19 / 92 p. 2001.

 

Non ce n’est pas une erreur, il s’agit bien de Quintus, le frangin de Marcus. Pour faire le lien avec la chronique précédente nous n’omettrons pas de préciser qu’il fut le mari de Pomponia, sœur d’Atticus ! Il est de quatre années plus jeune que son aîné et a déjà entamé le cursus honorum. Comme quoi lorsque l’on parle d’Homo Novus il faut entendre Familia Nova !

Cicéron brigue la première place : consul ! Quintus ne ménagera ni sa peine ni sa plume pour favoriser l’élection de Marcus. Afin de l’aider à mieux préparer la campagne électorale il rédige et adresse à son frère une quarantaine de pages de conseils qui préfigurent le guide idéal du parfait candidat… Le vade-mecum ne devait pas être si mauvais puisque Cicéron emporta la chaise curule distançant largement son principal concurrent : Antoine.

Les principes déontologiques de la démocratie en prennent un sacré coup. Souriez vous êtes filmé ! les Romains n’avaient pas encore inventé la caméra qu’ils faisaient déjà leur cinéma. Ils auraient pu titré Manuel d’Hypocrisie Généralisée ! Appelle tout un chacun par son nom et offre-lui ta main largement ouverte, acquiesce à toutes les demandes et promets monts et merveilles. Une fois élu, il sera toujours temps de rectifier le tir. Ménage les riches et les notables. Un peu de feinte considération emporte l’adhésion des humbles. Un esclave bien traité qui se répand en éloges sur la bonté de son maître est une merveilleuse publicité.

Que le public se rassure l’on a aussi des idées à jeter en pâture. Rappelons que Catilina fut le boucher des proscriptions de Sylla et qu’Antoine ne sort pas de la cuisse de Jupiter. Cicéron peut se prévaloir d’une constance sans faille : il a toujours milité pour les Optimates, n’a jamais transigé avec les Populares. Entre l’égoïsme des classes possédantes et la démagogie des nouveaux riches il ne nous semble pas que le peuple Romain ait eu une latitude de choix supérieure à la nôtre. Votez pour moi est encore la meilleure façon de ne pas voter pour les autres.

La République était à bout de souffle. Toute ressemblance avec une situation actuelle ne saurait être fortuite. Les élections sont des impasses démocratiques qui permettent à un système donné de se perpétuer. Cet opuscule est un livre-miroir. A vingt siècles de distance les hommes n’ont pas changé. Ils sont prêts à n’importe quelle simagrée, n’importe quelle bassesse, pour conquérir la moindre des miettes de ce seul pouvoir politique de soumission de presque tous à la volition d’une poignée de leurs semblables.

Les mots de Quintus Cicéron sont coupants comme des rasoirs. Ils tranchent toutes les illusions. Ils sont chargés de cette pragmacité romaine qui fut le principal atout de l’Urbs. Une élection n’est que la continuité de la guerre des classes sous une autre forme. Plus policée, mais aussi impitoyable. Sous le vernis des conventions électives l’on poursuit la même inavouable entreprise de captation prétorienne du pouvoir et de ses prébendes que dans n’importe quel autre type de gouvernance. La servitude volontaire des masses et des individus reste le but ultime de ces manœuvres de dupes.

Rien ne sert d’arriver au pouvoir, il faut encore arriver à le garder. Dans la série preslésienne du retour à l’expéditeur l’on a pris l’habitude de faire suivre ce Manuel de campagne électorale de Quintus Cicéron d’une missive expédiée quelques années plus tard par le grand Cicéron à son puîné. Quintus n’a pas l’interface facile. Proconsul d’Asie, son caractère coléreux a froissé plus d’un de ses collaborateurs et administrés. Lui qui s’imaginait débarrassé de son fardeau à la fin de ses deux ans réglementaires se voit prorogé en ses déboires d’une troisième fastidieuse année par le Sénat souverain…La pilule est amère à avaler pour Quintus, Cicéron lui conseille de prendre son mal en patience. Il déploie l’orphéon de ses périodes les plus ensorcelantes pour vanter les mérites sacrés du devoir d’état, mais le lecteur prêtera plus volontiers l’oreille à la petite musique des reproches adressés en sous-main aux maladresse répétées de Quintus en son poste de gouverneur. C’est un art subtil que de manier les hommes et qui exige de vous la quintessence de votre habileté !

( 2006 / in Carrément Cicéron )

 

L’AMITIE.

CICERON.

Traduit du latin par Christiane Touya.

96 p. Arléa. 1990.

 

Dans nos mémoires l’homme politique a supplanté le philosophe. C’est injuste. Cicéron n’a peut-être pas emmené une seule idée neuve mais ses traités ont modelé le discours philosophique occidental. Il est à l’origine de notre tradition écrite et ne serait-ce que pour cela son œuvre appelle à une relecture régulière. Nous ne savons jamais mieux où nous allons que lorsque l’on n’ignore rien de notre provenance.

Christiane Touya nous le rappelle : le De Amicitia a influencé Sénèque, Pline, Tacite, et enchanté la Renaissance et les orateurs chrétiens… « pendant près de vingt siècles, ( il ) fut d’ailleurs traduit dans toutes les langues et tous les pays d’Europe ». Nous n’en doutons pas. Reste que l’homme moderne n’a plus la même conception de l’amitié que les contemporains de notre pois chiche préféré.

L’amitié romaine nous semble froide. Elle participe plus du devoir que de la passion. Cette dernière phrase nos aide à comprendre la critique philosophique que Nietzsche intente au romantisme en tant que forme supérieurement aboutie de la décadence. Nous ne savons plus vivre sans les affres du pathos agonistique. Nous déclinons l’amitié selon les règles de l’ardeur amoureuse. L’amitié n’est pas une sagesse mais un dérèglement rimbaldien de tous les sens.

Dans son Manuel de campagne électorale ( voir notre précédente chronique) Quintus conseille à son frère de prendre soin de continuer à entretenir ses amitiés en vue de sa candidature au consulat, ce genre de stratégie calculée hérisse notre sensibilité. Pour un peu nous lâcherions les gros mots de conduite cynique intéressée. Les Romains seraient surpris de nos accusations diffamatoires.

C’est que l’amitié romaine se doit d’être vertueuse. Union parfaite de deux cœurs et de deux esprits elle n’en reste pas moins au service de la Communauté. L’amitié à la romaine s’inscrit dans l’ordre du politique. Notre individualisme exacerbé répugne à de telles vues. Ne l’oublions pas Cicéron est un membre à part entière de cette élite politique qui dirige la République depuis plusieurs siècles. Ce n’est pas par hasard si le dialogue cicéronien qui est censé se dérouler entre Gaius Fannius et Quintus Mucius Scévola rapporte les propos de leur beau-père Gaius Lélius évoquant son amitié pour Scipion l’Africain, le second celui qui fit raser Carthage en 147.

Nous sommes dans le premier cercle du pouvoir. Le citoyen de base n’est pas convié aux agapes romaines. Le traité de Cicéron est un facteur d’auto-héroïsation de la classe dirigeante qui se modélise sur l’exemplarité de ses propres grands hommes. Le dialogue proprement dit est précédé d’un envoi de Cicéron à Atticus ( encore lui ! ) qui certes resitue les évènements en leur historicité mais qui est surtout destiné à proposer à l’ami de toujours disciple de la philosophie du Jardin une vision de l’Amitié qui remette en cause les conceptions épicuriennes.

Faut-il y voir une critique implicite du comportement du banquier Atticus ? En se référant très explicitement à la physique d’Empédocle qui nous décrit le monde comme une succession de cycles dévolus tour à tour à des forces de destruction ou de reconstruction, Cicéron entend-il affirmer que la neutralité bienveillante de son ami est un leurre dont il devrait rejeter la bien trop commode fiction au profit d’un véritable engagement en faveur d’une des deux forces politiques en présence ?

L’Homo Romanus doit-il chevaucher l'ouragan ? L’Amitié serait alors ce havre de paix inespéré dans lequel venir chercher réparation et repos. L’alcyon ne construit-il pas son nid dans la tempête ? L’Amitié ne serait-elle donc pas alors une métaphore de Rome ? Une Rome virile et impérieuse veillant à son propre déploiement. L’Amitié serait alors comme le moteur immobile et aristotélicien du monde qui permet à l’Aigle de prendre et de poursuivre son envol.

Cette interprétation permet de substituer à l’amour chrétien l’amicitia païenne. Le moteur d’Aristote ne peut plus être assimilé à l’unicité monothéique christologique. Castor et Pollux ne sont pas pour rien des dieux tutélaires de l’ancienne Rome et de ses légions. Lélius accompagnait Scipion au siège de Carthage. Tout un symbole. Notre époque le jugera un peu trop sanglant et point trop politiquement correct. Mais nous sommes les premiers acteurs de notre décadence.

( 2006 / in Carrément Cicéron )

 

LES TUSCULANES.

CICERON.

Texte établi par GEORGES FOLHEN.

Traduit et préfacé par JULES HUMBERT.

Collection Les Portiques. 284 p.

CLUB FRANÇAIS DU LIVRE. 1969.

 

Ses contemporains lui préféraient l’Hortensius, nous ne pouvons guère en juger le texte de ce dernier ne nous étant pas parvenu. Toujours est-il que les Tusculanes fut ce livre de langue latine dans lequel l’Occident apprit à s’approprier la philosophie grecque. Comme s’il avait pressenti les facéties de l’Histoire Cicéron prend garde par deux fois à souligner la plus grande richesse de la lingua latina qui selon lui serait à même de proposer une plus exacte variété sémantique de vocables que l’idiome grec originel. Notre apprenti philosophe ne manquait ni de toupet ni de mauvaise foi.

Le titre n’est en rien énigmatique. Les Tusculanes furent rédigées dans sa villa de Tusculum. Une fois César au pouvoir, Cicéron a du temps libre. La situation n’est pas s’en rappeler celle de Chateaubriand à qui Bonaparte n’eut aucun poste à offrir. A la différence près qu’en tant qu’ancien premier consul Cicéron ne pouvait déchoir à s’entremettre dans une occupation subalterne. La mort de sa fille aimée ( bonjour Victor Hugo, si l’on continue nous ferons de Cicéron un préromantique qui s’ignorait ) avait déjà été pour notre brillant avocat l’occasion de revenir à la nudité existentielle de son humaine condition, l’exercice obligé de l’otium, si vanté par les élites romaines mais dont on retardait le plus longtemps possible les paisibles et ennuyeuses délices, lui permit de se lancer dans la rédaction de plusieurs traités philosophiques.

Cicéron révèle que les Tusculanes sont la transcription de cinq conférences philosophiques qu’il dispensa chez lui à un auditoire choisi en fin d’après-midi. Il n’est pas nécessaire de le croire. Certes Cicéron était capable d’improviser, mais une lecture attentive du livre confortera tout lecteur quelque peu incisif à voir dans cet ouvrage une entreprise réfléchie et concertée qui demanda une planification des plus précises des thèmes abordés.

Les Tusculanae Disputationnes se présentent comme des cours, des conférences proposées par un maître autorisé à un public lettré. Les disciples n’ont pratiquement pas droit à la parole. L’intervention d’un seul et unique participant est souvent sollicitée par Cicéron et sert davantage à faire rebondir l’argumentation, à faire respirer le texte, qu’à engager une véritable discussion. Nous ne sommes pas dans un dialogue serré entre deux thèses qui s’affrontent, mais dans une attaque en règle menée sans interruption contre un ennemi jamais expressément visé en tant que tel mais qui doit encaisser tous les coups sans avoir la possibilité de répondre. Cette composition est d’autant plus remarquable qu’à maintes reprises Cicéron se réclame de Socrate et de l’Académie. Le logos eût voulu que pour s’aligner sur de telles thèses il eût emprunté la forme maïeutique du dialogue platonicien.

L’ennemi est facilement identifiable. Il s’agit d’Epicure que Cicéron se complaît avec une malignité évidente à mettre en face de ses propres contradictions, supposées ou réelles. La charge anti-épicurienne est d’autant plus visible que Cicéron affiche à tout bout de champ une volonté d’œcuménisme philosophique, une impartialité éclectique du meilleur aloi. Mais chez les Cyniques, les Stoïciens, les Péripatéticiens et les Cyrénaïques il ne relève que les arguments qui peuvent amener à la dissolution de la pensée d’Epicure.

Nous aimerions nous interroger sur le pourquoi de cette frénésie anti-épicurienne de notre auteur. Car même si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, leur préhension signifie toujours quelque chose. Cicéron n’est pas contre Epicure parce qu’il serait pour Socrate et qu’il tenterait de combattre le succès des thèses épicuriennes pour assurer la victoire de son école philosophique préférée, ainsi que nous le susurre Jules Humbert dans son introduction. Il existe sans nul doute une raison politique : les membres du parti césarien qui entourent César sont de toute vraisemblance, portés par l’action militaire et politique, plus enclins à embrasser la philosophie toute pragmatique d’Epicure qui naturellement doit leur sembler mieux répondre à leur exigence d’immédiate efficacité que les abstruses subtilités de la métaphysique platonicienne.

Mais la raison profonde de cet antagonisme provient d’une autre appréhension. La pensée d’Epicure peut-être comprise comme la fin de la philosophie, la fin de toute métaphysique. A quoi bon philosopher si l’on a retenu les principes de l’école du jardin ! Il ne reste plus qu’à vivre. Si l’on clôt l’histoire de la philosophie c’est en fait l’Histoire elle-même que l’on ferme. L’acceptation du jardin, tout comme l’acceptation actuelle du marché, rend inutile l’avancée de l’Histoire. Désormais ce sera l’éternel retour du même en tant que répétition infinie d’une même séquence infinie et indéfinie.

En ce cas-là, il n’y aura plus jamais besoin de courses aux honneurs. L’Orateur ne sera plus appelé aux plus éminentes fonctions. Il ne sera plus qu’un conseiller, qu’un technicien, mandé à plaider des problèmes organisationnels sans aucun intérêt.

Maintenant si l’on examine les thèses défendues dans les cinq Tusculanes, la mort ne saurait être un mal, le Sage ne saurait se laisser vaincre, ni par la douleur, ni par le chagrin, ni par les passions, la vertu suffit à rendre le Sage heureux , nous ne pouvons laisser échapper un sourire en parcourant le projet de la philosophie antique.

Le personnage du Sage est une chimère peu démocratique et idéaliste. L’homme recherche la bonne conduite, mais ce Sage qu’il s’efforce de réaliser n’est qu’une coquille vide, un pantin désarticulé que plus rien n’atteint. En étant une morale de l’inaction l’épicurisme est à même de parfaire, le plus vite possible, la pantomime du Bonhomme le Sage.

La philosophie antique est l’aporie de sa propre réalisation. Elle idéalise le Sage mais se complaît dans l’Hubris. Cicéron lui-même dépasse la Ratio raisonnante en l’immisçant dans l’actance de l’Oratio. L’Orateur politique se doit de prendre le pas sur le Penseur dégagé de toutes les péripéties existentielles.

Etrange philosophie qui prône une attitude théorique pour imposer une actitude pratique. Ce phénomène transposé sur le seul plan qui nous agrée, l’on peut dire, qu’en cet état de fait, la philosophie antique cède le pas devant la notion pure de Littérature.

                                           ( 2006 / in Je ne sais plus Cicéron )

 

 

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