CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 014 / Novembre 2016
OMBRES D'EDGAR POE
UN OEIL BLEU PÂLE.
LOUIS BAYARD.
Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.
Le Cherche Midi / Septembre 2007.
( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )
Dupin sur la planche. Il ne nous déplaît pas de débuter Alyteraturi par ce thriller de Louis Bayard auteur américain sans reproche mais avec peur. Quelques meurtres d'apprentis-officiers à West Point ne sauraient nous effrayer. Mais lorsque l'enquêteur à la retraite sans flambeau s'appelle Landor et son associé le jeune Edgar Allan Poe in person, voilà de quoi retenir notre attention.
Rappelons que c'est à West Point, dont il dut démissionner pour indélicatesse poétique qu'Edgar Poe, alors élève-officier, composa Le scarabée d'or et que Le Cottage Landor est ce conte définitif présenté par le poëte lui-même comme le pendant immédiat à cet irrémédiable diamant noir originel que reste Le domaine d'Arnheim pour la littérature moderne.
Pour la résolution des meurtres en série nous vous laissons, chers et hypocrites lecteurs, le plaisir de dénouer vous-mêmes les lacets de l'affaire. Les indices sont à votre portée, mais encore faut-il savoir les voir. Si vous y parvenez avant les vingt dernières pages, vous n'aurez pas volé la lettre A(rabesque) à votre examen de détective amateur.
Cet aspect du livre ne nous a intéressé que fort médiocrement. Par contre le défi que s'est infligé Louis Bayard en invitant Edgar Poe et la landorienne créature à sa table de travail nous a paru courageux. Ecrire la biographie de Poe, depuis deux siècles, nombreux sont ceux qui se sont lancés dans l'aventure. Souvent avec bonheur. Mais faire agir de l'intérieur Edgar Poe, en être le joueur d'échecs qui agite, parle et réfléchit la marionnette, relève d'une autre gageure. Mettre Poe en situation et en déduire comment il se serait comporté en de telles circonstances correspond à un jeu subtil d'acrobaties littéraires dont on risque à chaque instant de choir et déchoir.
Un Poe virtuel, mais avant tout un Poe plausible. Qui corresponde à toutes les données phantasmatiques que le lecteur averti aura stockées dans sa mémoire. Qui ne vienne en aucune manière contredire l'image que notre esprit a, à notre propre insu pratiquement, façonné. Problème poesque à sa manière, l'auteur se doit d'accoucher d'une création que le dieu aristotélicien de logique vivante ne devrait en aucun point renier.
Louis Bayard nous fabrique un jeune Poe, enfermé en-lui-même, et parfois même perdu en les méandres reptiliens de sa cervelle d'or. Un Poe en qui retentissent déjà les drames futurs de sa vie. Un Poe qui aurait dépassé le romantisme inhérent à sa littéraire jeunesse, Un Poe qui aurait compris que l'idéalité de nos représentations ne survit que très peu de temps à la charnelle présence du monde. Un Poe d'outre-vie en quelque sorte, mais ô combien fascinant car Louis Bayard n'a pas oublié que chronologiquement parlant Un oeil bleu pâle se devait d'être un roman d'initiation.
Landor apparaît comme un Poe vieilli et vaincu, une sorte de miroir repoussant, une espèce de glace mouroir, de ce que le jeune Poe ne veut pas devenir. Et ne deviendra pas. Louis Bayard explore en son roman le thème des bifurcations de soi-même possibles. Ou la créature tue son démiurge avant qu'il ne la renvoie à son néant. Ou vice-versa. Avec Edgar Poe seul l'extrême est probable. Les solutions intermédiaires sont de nature non advenues.
Bref, si vous êtes un amateur de l'auteur du Corbeau, jetez-y un coup d'oeil. Bleu pâle, de préférence.
André Murcie. ( 01 / 09 /2010 )
UNE JEUNESSE IMAGINAIRE D'EGAR POE
UN OEIL BLEU PÂLE.
LOUIS BAYARD.
Traduit de l'anglais ( USA ) par Richard Piningre.
Le Cherche Midi / Septembre 2007.
( Collection NEO dirigée par Hélène Oswald )
Justement nous évoquions sa présence dans le numéro précédent consacré à l'amère fin de Gene Vincent. Edgar Poe est vraiment le fantôme de l'opéra littéraire français. Les esprits chagrins feront remarquer que le livre est traduit de l'anglais, des Etats-Unis comme le précise la quatrième de couverture. Oui mais refourgué en contrebande, réinjecté de manière presque illicite, dans le circuit hexagonal par l'intermédiaire des canaux souterrains de la collection NéO. Les amateurs de mauvais genres connaissent le sigle de cette maison qui eut le mérite de réintroduire - dans les coulisses du laboratoire d'analyse pseudo-scientifique des docteurs Folamour de la critique narratologique qui tinrent au début des années quatre-vingts le haut du pavé ( arévolutionnaire ) de l'establishment linguisto-universitaire - de clandestins sachets plasmatiques de sang épais extrait des taureaux noirs de la littérature populaire anglo-saxonne qui furent ainsi transfusés en cachette dans les veines exsangues de notre prose nationale. L'on sait comment par exemple le sorcier Jean Parvulesco se livra en ses oeuvres maîtresses à maintes opérations que n'aurait pas plus reniées le Docteur Moreau de la non moins célèbre île que ses créatures hybrides.
L'esprit un peu formaté dès ma tendre jeunesse par les magistrales déductions du Chevalier Dupin qui débrouille si complètement le noeud de l'intrigue dans Le Double Assassinat de la Rue Morgue, tout en lisant son journal matinal, je me fais fort dès que je me lance dans la lecture du roman policier de découvrir l'assassin avant le détective, et parfois même avant l'auteur, mais ceci est une autre histoire. Je déteste être refait et n'ai guère l'habitude de m'en vanter. Mais je dois l'avouer, pris comme un bleu ( très pâle ). En plus je connaissais le coup, Hugues Pagan s'en est servi pour son premier roman paru dans la collection Engrenage. N'insistez pas, contentez-vous de ces indices aussi gros qu'un troupeau d'éléphants sans défense d'y voir plus clair.
Cela, c'était pour l'intrigue. A laquelle nous n'accorderons qu'une importance purement anecdotique. C'est Edgar Poe qui joue le rôle du Docteur Watson. Aide bénévole du policier Landor, retraité de fraîche date mais pas très frais en lui-même. Autant dire que dès que Maître Corbeau s'avance sur la branche de l'arbre aux pendus, nous n'avons d'oeil bleu pâle que pour lui. Sherlock Landor peut bien poser des regards interrogateurs sur tout ce qui bouge autour de lui, nous n'en faisons plus cas. La seule question que nous nous posons est de savoir si l'évocation de l'élève Edgar Poe à l'Institution de West Point par Louis Bayard sera au final exempte de reproche.
Louis Bayard sera reçu – pas plus qu'Edgar Poe chez les cadets – mais à la session sans rattrapage de notre examen personnel qui n'était point dépourvu d'a priori acrimoniaque. Nous n'aimons pas que des étrangers s'en viennent jouer avec nos mythes emblématiques. Chapeau bas, monsieur Louis Bayard, votre jeune Poe, tout tremblant de lui-même, ténébreusement pâli par ses fantômes intimes, en totale déconnexion avec l'objectale vision du monde qui l'habite, et de l'autre dans lequel il réside un peu par hasard, enquêtant davantage sur ses propres phantasmes que sur ceux de ses camarades, et ne trouvant de lumineux aperçus sur la noirceur de leurs âmes et celles de la commune humanité aussi, qu'après les avoir comparées aux épouvantes érébéennes de son propre esprit, s'avère être une parfaite image du possible de l'existence d'un tel ( qu'en lui-même l'éternité...) Poe.
D'ailleurs le jeune Edgar Allan Poe ne trouve rien. Que lui-même. Ce qui est toutefois le voile le plus ténu et le plus transparent qui se puisse jeter sur la statue vindicative de la vérité. Autant dire qu'après son passage il n'y a plus rien à chercher. La seule certitude qui ressort de tout cela, c'est que Louis Bayard a introduit le personnage de Poe dans son intrigue, juste pour qu'à ne s'intéresser qu'à lui, on en oublie le criminel.
Et puis quand même pour ne pas trop laisser notre auteur dans les tourments expiatifs de notre sévère accusation, de ne point jouer franc jeu avec son lecteur, Louis Bayard doit beaucoup aimer le personnage d'Egar Poe. Avec toutefois cette restriction : Edgar Poe serait-il en définitive un être moral ? En le sens où le philosophe posait la question, Kant au Christ...
André Murcie. ( 2008 )
FRAGMENCES D'EMPIRE
EMPEDOCLE. LEGENDE ET OEUVRE.
YVES BATTISTINI.
170 p. Mars 1997. Collection La Salamandre.
IMPRIMERIE NATIONALE EDITIONS.
Difficile de trouver un meilleur commentaire que celui d'Yves Battistini. De l'érudition certes, mais surtout tellement d'impertinence ! Et ces renvois, à ce que de doctes grognons universitaires stigmatiseraient sous l'infâme appellation de paralittérature, quel bonheur ! Est-il d'autres manières de souligner la présence agissante de cette pensée, qui vingt-cinq siècles plus tard, bien plus que l'incapacitante flèche du cruel Zénon, troue au piloris notre modernité ?
Grattez Empédocle et vous trouverez Parménide. Continuez à gratter et vous déboucherez sur Pythagore. Grattez encore et vous serez enfin face à Empédocle. C'est peut-être cela la grandeur, avoir avalé de si énormes cachalots et être encore soi. L'on raconte qu'Empédocle serait plus tard tombé sur un plus gros poisson que lui, un certain Platon qui se serait gavé de la substance de ses livres à un tel point que cela confinerait au copillage, mais qui aurait tout recraché sous la méconnaissable forme d'une divine ambroisie. Mais ceci est une autre histoire, compilateurs et sophistes sont tous de mauvaises langues et nous allons pas nous prendre la Théétète pour des insinuations qui rajoutent, davantage qu'elles n'en enlèvent, à la gloire d'Empédocle.
Empédocle fut la première rock'n'roll star de notre monde. Soyons modeste, de la culture occidentale. L'homme n'était pas taillé dans le bois ou dans l'habituelle pierre philosophale dont on assemble les vulgaires hominidés de notre espèce. Comme selon sa propre doctrine, un sot devait d'abord devenir sage pour reconnaître un autre sage, ce ne fut point par pure abnégation charitable qu'il tint à se faire remarquer par ses vêtements provocants, ses attitudes orgueilleuses, ses réparties cinglantes, de ses dissemblables. Aristocrate de naissance il s'employa à le devenir de nature.
Les témoignages sont concordants : ses contemporains le reconnurent pour ce qu'il était, un génie supérieur de l'humanité. Un être à part, irrémédiablement d'une autre origine. Très modestement, il laissa sous-entendre qu'il avait atteint le stade ultime de la surhumanité, bref qu'il était en toute simplicité un dieu, au même titre qu'Apollon et quelques autres. Même Nietzsche n'a pas osé pousser le bouchon si loin. Le pire, c'est que les grecs eux-mêmes, ce même peuple qui émit fort gloussements sarcastiques quant à la volition d'Alexandre le grand à être le fils d'Amon-Zeus firent comme si la divinité d'Empédocle s'imposait d'elle-même, comme une évidence naturelle. A ne pas y croire.
Mais Empédocle tint son rôle jusqu'au bout. Le thaumaturge ne nous offrit pas une fin foireuse ou fumeuse. De tous les grands hommes de l'Histoire il fut le seul à ne pas rater sa sortie. Sa marche funèbre fut grandiose, même Wagner et son Crépuscule des Dieux ne lui arrivent pas à la hauteur du talon de ses sandalettes ! De lui-même, il se jeta tout cru, tout vivant, dans le cratère bouillonnant de l'Etna. Plus fort que les derniers jours de Pompéi, à lui tout seul !
On n'a jamais imaginé final plus époustouflant. Des esprits chagrins prétendent que ce ne fut qu'une abracadabrante mise en scène et qu'Empédocle s'en serait allé mourir comme tout le monde – enfin presque – dans le Péloponnèse. Médisez tant que vous le voulez, la commune humanité restera toujours par l'homme au volcan, médusée.
Le problème avec Empédocle c'est que non content de s'être éclipsé de l'histoire philosophique de la manière la plus tonitruante, il a sécrété de son cerveau – que d'aucuns irrespectueux se plairaient à qualifier de malade, et Aristote en personne s'est accoquiné à cette secte d'envieuse jalousie, une pensée des plus originelles. Des plus efficientes aussi.
Encore une fois, il ne nous reste que des fragments. Pas assez prolixes pour savoir s'ils appartiendraient à un unique livre Sur la Nature ou si la dizaine de pages que l'on regroupe sous le titre de Purifications formaient en leur temps un ouvrage séparé. Ce qui en soi ne se pose, reconnaissons-le, que comme un problème secondaire.
Dans notre malheur nous avons de la chance. Sur la Nature, le titre nous enseigne sur la portée de l'opuscule : nous sommes bien confrontés à un traité de métaphysique qui nous livre les fondements essentiels de la pensée empédocléenne. Nous sommes bien conscient que la phusis n'est pas la metaphusis, mais chez les Grecs, toutes deux participent l'une de l'autre, car nos physilosophes des premiers temps ne recherchaient pas la seule dénomination élémentale des composants de l'univers. Les relations que ces derniers tissaient entre eux étaient les véritables enjeux des analyses perpétrées par nos savants réflexionneurs.
Notre singulier exposé de cette problématique pose plusieurs problèmes. Les constituants du monde ne sauraient envisager de relations suivies si par un hasard malheureux il s'avérait que la nécessité commandât à l'existence d'un seul et unique élément constitutif. Très sagement Empédocle tablera sur quatre cubes génétiques : la terre, l'eau, l'air, et le feu. Un classique très grec.
Mais lorsque notre mécano est parfaitement assemblé il figure une sphère sans défaut. Enfin presque, car le sphaïros de Parménide, nous renvoie à l'insoluble quadrature du cercle. Si la forme du sphaïros occupe tout l'espace elle est infinie. Et si elle est illimitée elle est imparfaite car toujours en mouvement pour rejoindre sa plus grande extension. Et de toutes les manières si elle occupe l'espace, elle n'est plus l'Un puisqu'avec l'espace, ils sont au moins déjà deux !
Pour sauver Parménide, Zénon inventera l'immobile flèche d'Achille incapable de parcourir la moitié d'un centimètre, fût-elle lancée par le plus blond des héros, puisque l'espace n'existe pas. Platon règlera le problème de cette maudite flèche en affirmant que la flèche peut ou ne peut pas avoir l'air d'atteindre sa cible, mais que de toutes les manières tout le monde s'en fout car en réalité il s'agit d'une idée de flèche qui se doit de traverser une idée d'espace. Mais si l'on se souvient que l'idée n'est qu'une forme pure et que l'on se met à délirer sur le fait qu'une forme d'espace ne peut avoir que la forme de l'espace physique, l'on en vient vite à comprendre pourquoi dans le Parménide Platon tient tant à disserter sur la nature de l'autre, comme si dans sa tête il commençait à comprendre que l'existence du monde des Idées équivaudrait, sous une forme dialectique, à la fragmentation de l'Un parménidien.
Mais à l'époque où Empédocle rédige son traité, Platon n'étant pas encore advenu, notre agrigentin se contente de couper le cheveux de l'Un Parménidien en quatre éléments. Ensuite il suffit de recoller les morceaux un peu n'importe comment, chaque combinaison donnant naissance à telle ou telle agrégation existentielle.
Plus tard Epicure qui aura parié sur des millions de petits morceaux qu'il aura rejetés dans l'espace justement vide – mais cet adverbe est-il bien choisi – engendré par le déchirement de l'Un parménidien dans les poubelles de la philosophie, sera bien embêté quand il lui faudra rabibocher les papillotes avant qu'elles ne disparaissent pour l'éternité du temps dans la caisse à ordure du néant. Personne ne l'a remarqué, mais Epicure nous fera le coup de l'intuition newtonienne sans avoir en son jardin un seul pommier – du moins la doxa épigraphique n'en dit pas un traître mot – un arbre fatal donc qui lui aurait balancé à bon escient un fruit sur son heaume cervical. La situation était aussi grave que sous Newton, Epicure s'en tira par une pirouette gravitionnelle très newtonienne. Il existe une loi – qu'il nommera clinamen – qui oblige les atomes à se détourner de leur chute vertigineuse pour qu'ils s'agrègent en délicieux objets plus sonnants et trébuchants les uns que les autres.
Empédocle se refusa la facilité de la loi de la tautologie normative généralisée. Foin de tout cela ! Penseriez-vous que ce fut un hasard si Platon est mort en composant les Lois. Si la flèche du cruel Zénon doit atteindre sa cible, c'est qu'elle doit toujours l'atteindre. La contradiction n'est pas qu'elle n'atteint pas sa cible, mais le fait qu'elle n'atteint jamais sa cible dans les moments mêmes qu'elle emploie à atteindre sa cible. Qu'elle atteint aussi parfaitement qu'elle ne l'atteint pas tout aussi parfaitement.
Empédocle résout la grande contradiction aristotélicienne avant même que le stagirite ne la formule. Vous ne pouvez être au même instant au four et au moulin. Essayez d'être en même temps et dans le lit réglementaire de votre femme et la couche affriolante de votre maîtresse. A moins d'inventer une scabreuse solution de chambre à deux lits, vous n'éviterez pas la scène de ménage.
Empédocle qui calmait les fous furieux et qui vous ressuscitait les morts plus vite que le Christ sans en faire un pataquès de tous les diables, vous a résolu la difficulté en deux tours de main. Si les cubes élémentaux se transforment en bouillon ou en rubis c'est parce qu'ils sont mus par deux principes dynamiques complémentairement antithétiques, discorde et harmonie, haine et amour, combat et amitié. Choisissez les termes qui vous conviennent le mieux.
Par contre il est inutile de crier au plagiat antespectif. Le couple empédocléen n'est pas une pièce rapportée pour limiter les dégâts collatéraux d'a priori métaphysiques. Le clinamen est amené en dernier moment parce que les atomes tombent. Mais chez Empédocle les quatre fondamentaux élémentaires se chevauchent parce que haine et harmonie les mettent en branle. L'Un n'est pas avant la haine et l'harmonie. C'est parce que Haine et Harmonie sont constitutifs de l'Un que celui-ci n'est jamais stable. Ou plutôt, que l'Un ne peut atteindre sa stabilité sans être dans le même moment déjà en butte aux forces désorganisatrices de la Haine.
L'Un empédocléen est conçu selon une dynamis incessante. Qu'il ne faut pas confondre avec un devenir en perpétuel changement qui ne revient jamais sur ses pas. Tout avance et rien ne devient. La flèche se perd sur la cible, ou à côté d'elle. Qu'elle atteigne son but ou non, cela n'a point d'importance, le but sera toujours déplacé, et la flèche toujours en retard.
La flèche d'Empédocle reviendra toujours sur sa cible. A moins que le tireur soit un maladroit, et dans ce cas-là elle ratera éternellement son but. A recomposer et décomposer sans cesse l'Un parménidien Haine et Harmonie inventent l'éternel retour de toute chose à sa place même, en son heure ou en son temps même. La flèche volera indéfiniment tous les instants qu'elle aura volés, et se fichera indéfiniment dans la cible tous les moments qu'elle y sera restée fichée.
Empédocle nous promet le grand vertige, si nous ne sommes pas capables de goûter l'éternel présent de tous les instants de notre présence au monde c'est que Haine et Harmonie, ne s'arrêtent jamais et ne nous laissent jamais le véritable temps de la contemplation. Si Platon diffère si absolument d'Empédocle c'est par ce seul point de l'immobilité immobile de l'être. Aristote recadrera ce principe en le concept du moteur immobile de l'univers qui met et maintient le monde en route.
Mais Empédocle est aussi un grand moraliste. Non qu'il se complairait à définir des règles de conduite à suivre impérativement. L'existence humaine se doit d'être en accord avec les données originelles fondamentales. L'homme se doit de se purifier. Afin de s'arracher au cycle infini des remanifestations. Sévères accointances avec la pensée hindoue. N'ayons pas peur des mots, avec la religion hindoue. Il y a chez Empédocle certains aspects religieux qui nous déplaisent, même si ceux-ci sont rapidement annihilés par la structuration de sa pensée métaphysique.
Puisque l'Un se dissocie et s'associe si rapidement, l'individu ne peut longtemps subsister sous sa même forme. Empédocle pose la transmigration de l'âme comme nécessaire. Vous pouvez être minéral, végétal, animal, homme et dieu. L'état divin vous arrache-t-il à la matière ? Empédocle nous semble très discret sur le sujet. Mais le divin empédocléen n'est pas le nirvana. On le pressent actif et dynamique. Dans les Purifications il n'en dit rien mais nous pouvons nous interroger : le Divin participe-t-il lui aussi de la grande redistribution générale ?
La frontière éthérique qui sépare théoriquement les Dieux et les Hommes induit à répondre par l'affirmative, que l'homme déifié restera toujours un dieu. Mais si les Dieux ont participé des strates inférieures de l'Un, il n'est aucune raison logique – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne pose pas le logos – pour la simple et bonne raison qu'Empédocle ne se revendique jamais d'un discours de vérité – pour la simple et bonne raison qu'il se contente d'un dire énonciateur des éléments constituants de l'Un - aucune raison logique donc que ce qui est en haut ne ne se retrouve en ce qui est en bas.
La pensée empédocléenne est une pensée grecque par excellence. Entendons par là qu'elle pense les dieux en le tournoiement infini de leur grandeur et de leur éloignement. Eloignement des hommes et donc éloignement des dieux eux-mêmes. Voici une pensée qui pose le Divin comme un constituant de l'Un. Un Un inconstant et non primordial. Les Dieux ne sont – par la nature des choses et des Dieux – que des fragments du Divin. Un Divin qui ne se stabilisera jamais. Si les mots de pensée polythéiste ont un sens philosophique c'est bien pour qualifier la pensée d'Empédocle.
Si aujourd'hui nous nous aventurions à qualifier la pensée philosophique nous pourrions la définir comme l'oubli de la pensée sophistique. Le vocable d'oubli est un terme très commode, très consensuel, à qui pourrait-on reprocher d'avoir oublié de nouer son mouchoir pour ne pas oublier d'oublier ! D'oublier quoi ? L'oubli, bien sûr ! Mais oublier l'oubli, n'est-ce pas oublier tout court ! Chausse-trappe aussi profonde que le non-être de l'Autre qui n'est pas Un. Remarquons que si l'on se range à une vision de la pensée philosophique menée à son terme par l'accomplissement heideggerien, l'on est obligé de conclure que la pensée occidentale s'achève avec Heidegger comme elle a commencé avec Platon, par un imbroglio gorgien des plus abstrus.
Codicille au début du paragraphe précédent ; à proprement dire il faudrait parler d'éradication systématique de la sophistique par la pensée platonicienne. Mais c'est là une problématique sur laquelle nous nous sommes en d'autres lieux assez étendu pour ne pas y revenir présentement. Il nous paraît plus urgent de nous pencher sur la spécificité de la pensée empédocléenne qui réside en cela-même qu'elle est en-dehors du processus philosophique défini par la pensée philosophique elle-même. Elle provient de l'orphisme et du pythagoricisme, qui sont des mystiques pré-sophisticiennes, non pas des mystiques sans dieu, tarte à la crème récupératrice de la pensée athéique métaphysicienne cuisinée par le Christianisme pour étouffer l'onde de choc destructrice engendrée par ce type de pensée non-réductible aux canons théologaux, mais des mystiques avec dieux. Dieux que Pythagore en une savante naïveté entreprit de dénombrer sur les dix doigts de sa main.
Empédocle échappe à ces comptes d'apothicaire des êtres intelligibles pythagoriciens. Il est en quelque sorte le premier physicien, qui dénombre non plus des intelligibles mais qui s'essaie à décrire la termodynamique de l'étant conçue en tant qu'être de l'être. Non pas un panthéisme post-chrétien mais un panathéisme pré-platonicien.
Déterrons la hache de guerre de notre termodynamisme – la lettre omise en étant le signe symbolique - à penser comme un des fondements essentiels de la pensée sophistique. Empédocle, bien plus que Parménide, nous apparaît comme le penseur fondateur et originel de la pensée occidentale. Platon est-il d'ailleurs allé à Syracuse pour fonder la Cité idéale ou pour avoir accès de visu aux rares livres en circulation d'Empédocle.
Votre réponse à cette question révèlera votre niveau de compréhension de ces quelques pages. Je vous remercie de votre attention soutenue.
( 2008 / in En Guerre, en Paix, Empédocle )