Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE N° 15

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 015 / Novembre 2016

OMBRES D'EDGAR POE

 

L'OMBRE D'EDGAR POE

MATTHEW PEARL

Pocket. N° 13887. Février 2010.

Le fantôme d'Edgar Poe n'en finit pas d'agiter les ricains. Ce doit être un reste de mauvaise conscience. Remarquons qu'un siècle et demi plus tard ça ne les a pas empêché d' adopter une similaire conduite avec ce double d'ombre que fut Gene Vincent... mais commençons par le commencement.

Plutôt par les notes finales et explicatives de l'auteur. Car le livre possède des eaux mortes – l'on imagine avec quels fulminants ciseaux le chroniqueur littéraire susnommé Edgar Poe se serait complu à émonder le texte de ces redondances napoléoniennes. Une intrigue dans l'intrigue qui n'apporte rien à l'élucidation des derniers jours de la vie de Poe. A moins que l'on ne préférât dire les premiers jours de la mort.

600 pages pour les quatre dernières journées d'une existence, fût-elle celle du plus grand poëte des Amériques, c'est beaucoup. Surtout si l'on n'a rien de très concret à apporter de neuf. Matthew Pearl s'en défend. Il a voulu se mettre dans la peau d'un contemporain de l'auteur d'Annabel Lee, un admirateur qui essaierait de comprendre les surprenantes circonstances de la disparition de l'écrivain.

L'idée en soi n'est pas stupide. Quentin Hobson Clark ne fera qu'entrevoir la mise en terre du cercueil de Poe mais n'est-il pas pour nous un témoin privilégié de ce qui a pu se passer auparavant ? Non pas parce qu'il aura la chance d'interroger les principaux personnages que Poe croisera en ses dernières heures, mais parce que – au contraire de nous – il n'a nul besoin de reconstituer l'époque dans laquelle Poe a vécu. Qui est à même de mieux entendre les enjeux du bocal que les poissons qui y ont tournoyé sans fin ?

Même pas très doué, un sous-détective de quatrième zone ne vous mettrait pas cinquante pages à recueillir les témoignages ultimes. Pour ne pas en finir trop rapidement, Matthew Pearl imagine un petit détour : Clark ira jusqu'en France quérir le Dupin de chair et de neurones qui aurait inspiré à Poe son célèbre ratiocinateur. Abondance de biens ne nuit pas, il en ramènera deux, quel est le vrai ? quel est le faux ? , subtil dilemme éléphantesque qui ne déroutera que le lecteur naïf.

Quelques longueurs plus loin, police secrète échappée d'un thriller historique et amours contrariées de romans de gare, l'on assiste enfin à la révélation ultime. Matthew Pearl n'a pas compris pourquoi Poe a préféré le conte au roman. Il est très utile de couper au plus court alors que l'on pourrait faire long. L'arabesque est fulgurante. Le méandre nous endort.

D'autant plus dommageable que l'explication de Pearl est avant tout une vue de l'esprit. Pas d'irréfutable élément nouveau, mais une lecture des évènements, tels qu'ils ont été rapportés en leur temps et quelques détails subsidiaires glanés au cours des siècles suivants par une critique farfouilleuse avide de vieux registres administratifs.

Une démonstration à la Edgar Poe en quelque sorte. Une mise à plat. Otez de vos yeux vos lunettes fumées au noir de romantisme. Nous sommes à Baltimore. Sur la côte Est. Loin du Pacifique mais pacifiée. Pas de bandes d'outlaws en goguette qui rançonnent les voyageurs dans les trains et malgré de constantes et consternantes tricheries les élections se déroulent en toute relative bienséance démocratique. Les hypothèses communément admises pour expliciter la malheureuse fin du poëte sont rejetées comme boulettes de papier au feu des imaginations gothiques.

Il est nécessaire de lire à la hauteur même des lignes. Et des moeurs de l'époque. Un habit détrempé d'eau de pluie s'échange chez un fripier, un épuisement nerveux et un refroidissement délétère ne se soignent pas comme une vulgaire cuite carabinée. Parents et amis de Poe honteux de s'être mépris sur son état refuseront par la suite de s'étendre sur le sujet. L'enterrement se fera à la sauvette car faute inavouée est en son entier pardonnée.

Reste que le roman de Matthew Pearl nous présente un Poe débarrassé de multiples noirceurs. Un gentleman sudiste - qui libère en douce l'esclave de la famille - illuminé par le génie. Et surtout un poëte envoûtant. Un albatros parmi les hommes qui ne lui laissèrent que trop rarement le loisir de voler au-dessus des nues.

( AM. / 06 / 09 / 2010. ).

 

ALLERS SANS RETOURS

ALEXANDRE MATHIS

e-dite. 555 pp. 2009.

Quel rapport le roman se doit-il d'entretenir avec la réalité. Diable ! avec une telle entrée en matière, le lectorat va penser que nous retournons vers le réalisme socialiste cher à Aragon. Disons-le tout de suite, Alexandre Mathis ne marche guère sur ses brisées-là. Outre le fait qu'il soit d'un autre bord, il pose le problème d'une autre manière. Plus moderne, serions-nous tentés d'affirmer si l'écriture de l'auteur n'était pas teintée d'une émotive nostalgie d'un âge d'or qui, rassurez-vous ne remonte pas aux vieux temps saturniens, mais à hier, ou avant-hier. Quelques dizaines d'années, à peine. Même pas un siècle. L'épaisseur d'un cheveu pour l'Histoire. 

Vous n'imaginez pas tout ce que les laboratoires de la police nationale peuvent tirer de l'analyse d'un cheveu aujourd'hui. Une réalité adénique – mais pas du tout édénique – dont vous n'avez même pas idée. En deux jours de biométrie appliquée, ils vous identifient un criminel en trois coups d'éprouvettes. Victor Segalen se plaignait de ce que le progrès avait rapproché à vitesse grand V l'extrême-lointain. Mais depuis nous avons fait pire, nous avons supprimé l'extrême-mystère.  

Les mauvaises langues prétendent que ce dernier se serait réfugié dans la littérature policière. Notre réalité serait devenue si terne qu'il n'y aurait que dans les livres que l'on rencontrerait des assassins aux mobiles évanescents et des cadavres récalcitrants. Bien entendu, il ne manque pas d'écrivains subalternes capables de ressusciter un Sherlock Holmes, ou un Rouletabille, voire un Maigret, qui au bout de deux cents pages vont vous livrer le coupable ficelé comme un saucisson sur le canapé de leur bureau. 

Alexandre Mathis ne mange pas de cette sorte de sandwich. Victimes et tueurs ne sont pas les produits de son fécond imaginaire. Il les trouve là où on les rencontre d'habitude, dans la plus abjecte réalité. Quant à l'enquête, il s'en charge lui-même. La littérature ne sort pas du caniveau. Elle s'y complaît. Pas question de quitter les eaux fangeuses du réel.

A tel point qu'il n'omet rien, les coupures de journaux d'époque, les photographies des lieux idoines, les publicités qui ont croisé les regards des protagonistes, la liste des commerces qui longeaient les trottoirs arpentés par nos héros dans les années trente, un véritable travail de reconstitution archéologique. Faites-moi entrer dans ce bouquin la poutre du monde que je saurai voir ! C'est la vieille méthode balzacienne de la description de la pension Vauquier dans Le père Goriot. Un peu modernisée, vous savez depuis le surréalisme la littérature a été quelque peu arraisonnée par la technique comme l'a démontré Heidegger.  

Etrange quand on y pense, c'est dans cette scène de la vie parisienne qu'apparaît pour la première fois dans la comédie humaine la figure de Vautrin, ce malfrat de bas quartier qui en s'introduisant dans les couloirs de la Sûreté nationale finira par manipuler les hautes sphères de la politique. Secrets d'Etat.

Stop. Fausse piste. La vérité n'est jamais là où on la croit. Quand faut y aller, pour Mathis c'est de l'autre côté. De l'Atlantique. A la copie des bouffons européens, il faut préférer l'original américain. Laissez les Hercule poiroter dans leur champ. A Lupin, substituez Dupin. Un chevalier à la triste figure mais au cerveau rapide. C'est que voyez-vous la réalité de la littérature ce n'est pas le monde, mais la littérature elle-même. Qui elle-même n'est qu'un reflet du monde. 

Vous vous sentez un peu perdu dans ce palais des glaces. Alexandre Mathis est gentil, pour revenir sur vos pas, il vous offre deux billets aller . L'un pour le criminel et l'autre pour la victime. Evidemment le criminel n'a pas tué la victime et la victime n'a pas été tuée par le criminel. Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliqué ? Ce sont deux tragédies qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. N'empêche qu'elles se déroulent toutes les deux dans la seconde moitié des années folles et ont Paris comme point d'arrivée pour la première et de départ pour la seconde.

Je vous vois déjà sur les rails de l'enquête, vous vous précipitez vers la gare la plus proche de votre domicile, vos deux billets de train à la main. Respirez. Vérifiez, le sésame ne donne point droit à un strapontin de deuxième classe mais à une place... de cinéma. Mathis noie le poisson et vous plonge dans la salle obscure du monde.

Un assassin et une victime, on aurait envie de les présenter main dans la main, mais non ils appartiennent à deux films différents, même si Mathis les a montés sur la même péloche. C'est que le cinéma, c'est un peu comme la littérature, c'est un reflet du monde et c'est en même temps un monde à part, sans parler de tous ces minables qui se la jouent couleur menthe à l'eau à la Eddy Mitchell et qui s'imaginent qu'ils sont en train de tourner un bout d'essai pour la Twenthief Century Fox, mais revenons à nos moutons, le noir qui dilapide l'argent de sa victime à visionner tous les films qu'il peut voir dans les cinémas de Paris, et la brebis blanche-colombe innocente, dont on retrouve le corps dans la Marne de Meaux. Dans la marne des mots.

Ne faites pas cette bobine. Pour le premier tout est clair, l'on a les preuves, les aveux et les minutes du procès. Condamné à mort, ce damné con ! De ce temps-là la guillotine vous tranchait sa quarantaine de cous coupés à l'année. De la belle ouvrage. Ça n'a pas empêché la défaite de 40 non plus, parce que cette histoire s'est passée durant la montée du fascisme en Europe, en 39. Quant au tendron, c'est en 36, une année très populaire, qu'elle a été retranchée de la liste des vivants. A croire que le fait divers s'articule sur le politique. A vous de juger. Alexandre Mathis, vous file les pièces en main, et vous suppose assez grands pour tirer les conclusions par vous-mêmes.

Voilà, c'est tout. Non, ne repartez pas. Vous n'avez usé qu'un billet. Si la première affaire est classée, la seconde n'a jamais été élucidée. Il est sûr que Mathis ne nous aide pas, au lieu d'aller vers l'aval et de démêler les fils de l'affaire, il remonte vers l'amont. Il n'a pas tort de rembobiner. Car lorsque la réalité imite la littérature, il convient de se rapporter au texte. Facile : Le Mystère de Marie Roger, Livre de poche 2173, je vous conseille de le relire avant le Mathis.

Dupin et Edgar Poe bien sûr. L'ineffable détective vous désigne le meurtrier de la pauvre Mary Roger, retrouvée noyée dans l'Hudson river, sans quitter son appartement. Mathis lui s'est fadé le voyage jusqu'à la bonne ville de Meaux, les Archives, les journaux, le cimetière, et tout le bataclan. N'a rien trouvé. Normal il s'appelle Alexandre Mathis, pas Edgar Poe.  

Sauf que le conte de Poe n'est que l'habile démarquage d'un véritable crime, d'une victime de chair et d'os qui répondait au doux nom de Mary Rogers. Un de ces crimes dont les amerloques ont le secret, une affaire du style Dahlia noir qui a suscité encore plus de livres et de films que cette vénéneuse fleur. Un crime par noyade qui a fait couler plus d'encre que de sang.

Quand on a déniché un modèle, il suffit de le suivre. Mathis imite Poe. Il nous propose quelques solutions, appuyées sur documents d'époque qui recoupent à la perfection toutes les explications journalistiques que Poe pourfendra dans sa nouvelle. Avec cette explication finale et lumineuse. C'est que notre petite jeune fille n'est pas venue par hasard à Meaux. 

Vous êtes déçus. C'est que vous n'avez rien compris. Mourir à l'endroit exact par où Poe commence sa nouvelle. Une intersection de coïncidences est-elle due au hasard ? Si Poe fut un génie supérieur de l'humanité, c'est parce que son cerveau était égal à celui d'un Leibnitz et de quelques autres mathématiciens – je n'ai pas dit mathismaticien - mais lui, il a plutôt travaillé sur le calcul d'improbabilité. Si vous voyez ce que cela veut dire. Il est en effet aussi difficile de prévoir l'improbable que le probable. Ou plutôt non. Il est plus difficile de prévoir l'improbable que le probable. Vous comprenez mieux peut-être pourquoi le roman de Mathis délivre des billets sans retour.

Si non. Votre cas est désespéré. Achetez le bouquin et dépatouillez-vous avec. Ce n'est surtout pas un policier, puisque les deux énigmes ne sont guère mieux résolues avant la lecture qu'après. Ce n'est pas un roman, même si la première partie se termine sur un superbe dénouement surprise. Un retournement heideggerien de situation, qui ne vous ramènera pas à la case départ. C'est un livre. De ceux dont Mallarmé disaient qu'ils faisaient tout au plus semblant de commencer et de finir.

Les esprits naïf se lamentent, si ce n'est ni un roman policier, ni un roman tout court, qu'est-ce donc ? De la littérature. Tout simplement. Vous savez dans les salles à projection continue, lorsque le mot fin s'allume sur l'écran, il suffit d'attendre pour que tout recommence. Pas tout à fait comme avant d'ailleurs. Puisque vous connaissez déjà l'histoire.

André Murcie.

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LE MOUVEMENT SOPHISTIQUE.

GEORGE BRISCOE KERFERD.

Traduit et présenté par

ALONSO TORDESILLA et DANIEL BIGOU.

272 pp. VRIN. 1999.

Traduction en français et remise à jour de l'ouvrage paru en 1981 en Angleterre par son auteur qui eut la mauvaise idée de décéder avant d'avoir pu tenir entre ses mains un exemplaire de son livre-somme et testamentaire. Les Dieux sont décidément cruels.

Alonso Tordesillas nous en avertit dans sa rapide introduction : George Briscoe Kerferd ne cite jamais dans son livre Les Sophistes d'Eugène Dupréel. Ce dernier – nous évoquons l'ouvrage et non l'auteur qui fut le premier en la deuxième moitié du vingtième siècle à réhabiliter les sophistes – aurait eu le tort d'être avant tout trop sociologique... Il est sûr que quand l'on intitule soi-même ses chapitres 1 et 2 Pour une histoire des interprétations du mouvement sophistique et Un phénomène social l'on se place d'office sur un tout autre plan ! Les mesquineries universitaires nous surprendront toujours !

Soyons juste, modérons notre ire : Le mouvement sophistique de George Briscoe Kerferd est un petit trésor. Même si le premier quart du volume n'apporte aucune révélation fracassante. Kerferd n'en sait guère plus que tout un chacun s'étant tant soit peu penché sur la question. Les sources sont maigres et lacunaires, et cela devrait-il déplaire à ses mânes inapaisées, notre auteur n'ajoute rien de fondamentalement nouveau aux données déjà collectées par Dupréel et publiées plus de trente ans avant.

Kerferd triture les textes, mais vous avez beau pressé une éponge elle ne peut rendre que la seule eau qu'elle aura absorbée. C'est ici que Kerferd devient redoutable. Sans doute a-t-il lu chez Dupréel que les dialogues de Platon sont à entendre comme autant de réponses, voire de variations, aux oeuvres d'un Protagoras ou d'un Gorgias. Aussi s'acharne-t-il à retrouver dans la doxa des lectures platoniciennes, le palimpseste oublié de débats intellectuels et idéologiques qui firent rage, voici plus de vingt-cinq siècles à l'ombre de l'Acropole.

Plus justement ce Mouvement sophistique aurait pu être sous-titré, Pour une relecture de Platon. Un Platon en butte à des propositions adversoriales dont il aurait eu du mal à se dégager, et qui de par ce fait nous paraitra moins empyrique en même temps que plus empirique. Alors qu'il nous semble que l'auteur du Cratyle domine son sujet à grands coups d'ailes dédaigneux, nous devons garder en mémoire que l'écriture platonicienne participe, malgré qu'elle s'en défende, d'une éristique des plus violentes. Ce n'est pas parce que les souvenirs de l'existence de telles joutes ont été perdues qu'il faut oublier que la fameuse prépondérance dialectique socratique est née de la confrontation toute sophistique de discours dissemblablement argumentés.

Nous voici face à un Platon, plus querelleur que prévu, en décalage complet avec la vénérable image d'Epinal de vieux sage insurpassable véhiculée par la légende dorée de la transmission philosophique. Pour ne pas froisser nos lecteurs déroutés par cet aspect par trop inopinément discutailleur du roi des philosophes, nous dirons que grâce à George Briscoe Kerferd nous rencontrons un Platon davantage dans le dialogue ! Un maquignon de la pensée qui certes nous montre de belles cavales et de fiers étalons, mais dont nous devons nous méfier car les magnifiques tandems de chevaux blancs et noirs qu'il se propose de nous refourguer, afin de traîner le char poussif de notre esprit, ne sont pas obligatoirement des produits de son propre élevage. Un sang impur et sophistique n'irriguerait-il pas leur sillons veineux ! Ce qui de la part d'un souverain philosophe idéal n'est pas vraiment bien ! Ce qui entre nous soit dit, n'est pas plus mal !

Mais George Kerferd ne poursuit pas ses allégations jusqu'au bout de leur logique. Il aurait été nécessaire d'évoquer un Platon pugiliste, en quelque sorte un danseur martial et nietzschéen avant la lettre, proche du mouvement énergétique et agonal selon lequel le penseur d'Engadine entrevoyait le déploiement de la pensée philosophique grecque. Notre vision de l'histoire de la philosophie s'en trouverait changée. L'aspect a postériori pré-chrétien de la pensée platonicienne s'occulterait de lui-même et ce regard plus authentique sur Platon nous obligerait à reconsidérer l'introduction du christianisme dans la pensée grecque selon une autre inclinaison, beaucoup plus catastrophique que la version pasteurisée d'aujourd'hui.

Il est inutile de prouver par a + b que la sophistique est un moment important et trop longtemps sous-estimé de l'histoire de la philosophie si cette annonce ne s'avère en rien opératoire et ne se traduit par aucun bouleversement conséquential quant au dévidement sans surprise de la pensée philosophique actuelle. George Kerferd veut bien déterrer les morts mais il ne faut pas que leurs cadavres réanimés nous échappent et se mettent en tête de rejouer le mauvais film de la vengeance de la momie.

L'on nous objectera que Kerferd désirait avant tout évoquer les sophistes et que c'est déjà beaucoup de pouvoir mesurer l'indubitable influence de Protagoras sur le prince des abeilles de l'Hymette. Nous allons donc nous intéresser à quelques points plus directement en relation avec le courant sophistique.

A tout seigneur, tout honneur ! Gorgias, donc. George Briscoe Kerferd reconnaît l'importance de ce que dans nos chroniques purpurales nous avons pris l'habitude de nommer Le traité du Non-Être. Notons qu'il se donne un mal de chien ( sans aucun cynisme ) pour faire accepter au lecteur moderne que ces quelques pages forment bien un livre essentiel du corpus grec. Il va même jusqu'à en proposer un début d'interprétation.

L'Être gorgien – il vaudrait mieux dire le Non-Être – n'est pas l'être métaphysique par excellence que vingt siècles d'histoire philosophique ont défini peu à peu comme quelque chose qui serait un tant soit peu comme le fantôme de Dieu, ou du moins l'abstraction de son idée, une espèce d'espace vide qui serait quelque part dans l'absence de sa présence et la présence de son absence. Le but de Gorgias n'est pas de savoir si quelque chose est ou n'est pas. D'abord parce qu'il n'y a rien et ensuite parce qu'il n'y a toujours rien. De plus comme de moins.

Gorgias s'interroge à un autre niveau. Si l'être était, se demande-t-il, que serait-il ? Le drame de l'Être réside en ce qu'il est toujours autre chose que lui-même s'il désire être prédicativement quelque chose d'autre que lui-même. Visez la stupidité de cet Être qui voudrait être autre chose que l'Être ! Facile à comprendre que s'il était autre chose que lui-même, il ne serait pas. Donc l'Être n'est pas !

Peut-être êtes-vous de ceux qui pensent que l'Être se prend la tête – et la nôtre – à vouloir être. Qu'il ne veuille plus être, qu'il se contente d'être ce qu'il est ! En point c'est tout. Ainsi il sera rien, et n'étant rien, il sera justement le rien qu'il n'est pas. Et le tour sera joué, et nous serons tranquilles ! Qu'il reste dans son coin, sans plus faire... Motus et bouche cousue.

Le problème c'est que justement l'Être n'est qu'un mot. Nous désignons l'Être, et nous savons que l'Être c'est le Non-Être, par ce même qu'il n'est pas : un mot. Le Non-Être n'est pas un mot et nous l'appréhendons toujours tout de même par ce qu'il n'est pas, un mot. L'on attrape bien les petits oiseaux avec ce qu'ils ne sont pas : de la glu ou un fusil. Mais si nous ne sommes point trop maladroits nous nous retrouvons avec le héron solitaire dans notre gibecière. Alors qu'avec l'Être, tout comme Hamlet, il ne nous reste que des mots, des mots, des mots ! Les esprits facétieux affirmeront que les mots volent au-dessus de l'abîme très peu profond du non-être comme l'Esprit planait au-dessus des eaux, mais c'est juste pour marquer la différence ontologique qui peut exister entre le nihilisme biblique de l'Ecclésiaste et l'orphisme poétique du Traité du Non-Être de Gorgias.

Comme la sophistique, qui n'est qu'un torrent tumultueux de mots ! Pierres qui roulent n'amassent pas mousse. Ni parcelle d'Être. Les mots se répondent mais il n'en est pas un seul qui signifie exactement la même chose qu'un autre. Si Gorgias réduit l'Être à ne pas Être c'est pour mieux condamner les mots à prononcer des inanités. Et les Sophistes se targuent de vous enseigner tout ce que vous désirez, non pas savoir, mais être.

George Briscoe Kerferd s'arrête en si bon chemin ! Les sophistes sont pour lui des philosophes à part entière. Ce n'est pas parce que Platon et Aristote ont gagné la bataille de la communication que ses chéris ont perdu la guerre idéologique et politique. Les fragments de Protagoras nous dévoilent un grand monsieur. A l'écouter, les sophistes ont jeté avant tout le monde les bases d'un savoir pragmatique et contingent beaucoup plus efficacement moderne que les a priori transcendantaux du platonisme...

Il est tout de même gêné aux entournures notre Kerferd. L'athéisme de Protagoras le pousse en des retranchements qu'il n'avouera jamais. Il ergote, Protagoras n'a pas déclaré urbi et orbi que les Dieux n'existaient pas. C'est vrai, il a fait pire. Il dit que la possibilité de leur non-existence l'empêche de poser leur existence.

C'est le même raisonnement que Gorgias. Si l'Etre est, il pourrait aussi ne pas être, donc il n'est pas. C'est le seul fait de raisonner qui tue les Dieux et l'Être. En d'autres termes c'est parce qu'ils sont grecs – donc des raisonneurs – que les Grecs ne croient ni aux Dieux, ni à l'Être.

En nos temps de barbarie galopante, ces propositions sont politiquement incorrectes. Remuons le Kerferd chaud dans la plaie. Il est si mal à l'aise notre mandarin qu'il écrit toujours «  avant Jésus Christ » en toutes lettres, sans abréviation, à tel point que le nom du sauveur rédempteur peut se retrouver quatre à cinq fois sur la même page ! Il est des gestes symboliques qui trahissent une si forte mauvaise conscience !

André Murcie. ( 2008 )

 

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.