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CHRONIQUES DE POURPRE N° 13

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 013 / Novembre 2016

LOUYS D’OR

 

...de ce fil d’or qui court de la plus antique Hellade à cette résurgence de la pensée païenne actuelle, Pierre Louÿs, par son existence tourmentée, a écrit quelques unes des pages les plus somptueuses…

PIERRE LOUYS

JEAN-PAUL GOUJON.

872 p. Fayard. Mai 2002.

Plaisir inouï que de retrouver Pierre Louÿs. A lire cette dernière biographie consacrée à celui que d’aucuns occultent péremptoirement sous la rapide appellation de poëte érotomaniaque décadent je ne m’attendais guère à tant d’émotion. L’idée prime était de rendre, dans le cadre de ces Chroniques de Pourpre hebdomadaires, un hommage au dernier des hellènes.

Nous savons bien que l’auteur d’Aphrodite et des Chansons de Bilitis ne jouit pas d’une bonne presse dans les milieux officiels de l’antiquité universitaire. Combien de doctes professeurs rougiraient à la simple idée qu’ils auraient pu, suite à une coupable négligence, inclure ses traductions de Méléagre ou de Lucien de Samosate, dans une de leurs bibliographies ! Mais à reprendre les fragments épars de la vie de Pierre Louÿs l’on aperçoit à l’évidence tout ce qui peut séparer l’emphase supérieure d’un génie à la Pierre Louÿs de nos demi-sel idéologiques à la Paul Faure ou à la Vidal-Naquet. . .

Autres temps, autres mœurs ! Pour être cruel, n’en soyons pas injuste ! Louÿs a vécu aux heureuses époques du franc fort et de la rente. . . Certes la vie n’y était pas rose pour tout le monde mais la stabilité monétaire donnait à la bourgeoisie la possibilité d’élever ses fils dans le farniente euphorisant d’une sereine oisiveté. La guerre de 14 – 18 est venue bouleverser la donne. La Recherche du Temps Perdu et la tragique existence de Pierre Louÿs sont sûrement les deux grands chefs-d’œuvre littéraires qui sonnent, la première sous l’emprise nostalgique du souvenir, la seconde par l’exemplarité de sa non-acceptation, le glas des illusions.

Nous devons Paul Valéry à Pierre Louÿs. Sans la magnifique intercession de Louÿs auprès de Mallarmé et des milieux littéraires les plus importants du monde parisien, Paul Valéry aurait-il eu la chance, et surtout la volonté de s’imposer ? Avec finesse, Jean-Paul Goujon remarque que si Valéry n’a plus quitté, depuis les années vingt, les sommets de la gloire littéraire – encore faudrait-il nuancer, car de nos jours Valéry a été détrôné dans le cœur du public par la mouvance surréaliste, et en fin de compte, hormis les étudiants en Lettres Modernes, obligés de feuilleter quelque peu ses livres, plus personne ne s’intéresse à lui – c’est qu’il est de ceux qui surent négocier au mieux, au lendemain de la guerre, avec la nouvelle mentalité utilitariste qui triomphe après 1918.

Une nouvelle ère commence : le monde appartient aux travailleurs, non pas nécessairement ceux qui s’agitent autour d’un drapeau rouge, mais plutôt ceux qui ont avalisé et intégré l’idéologie productiviste. Reconnaissons que, sans l’avoir désiré ou recherché, la poétique constructiviste de l’auteur du Cimetière Marin était davantage dans le droit fil du courant de l’époque que le libertinage esthétique et impérieusement aristocratique de Pierre Louÿs.

Louÿs sera le dernier des rebelles. Les temps changent. Louÿs clôt les volets, au sens littéral de l’expression, de sa maison. Il refuse de voir la réalité en face, il préfère de toute la journée fermer les yeux. La nuit réfugié en sa bibliothèque il consulte, et compulse éditions rares et manuscrits précieux. Il amassera des milliers de notes et de pages, mais ne publiera rien ou si peu, que cela en devient sans signifiance. A sa mort l’ensemble de ses inédits seront démembrés, vendus à l’encan, et dispersés dans de nombreuses collections particulières...

Peut-être vais-je provoquer hurlements et imprécations dans les chaumières, mais l’œuvre de Louÿs abîmée au fond obscur du naufrage de sa vie est beaucoup plus proche de la tentative d’absolu de Mallarmé qu’on s’obstine à ne pas vouloir l’admettre. La plupart de nos critiques modernes, mâtinés de dogmatique structuraliste et de positivités narratologiques, qui se complaisent à désigner le modernisme intangible de l’écriture mallarméenne comme le nec le plus ultra de l’écriture poétique, devraient y réfléchir à deux fois : le concept d’existence poétique nous paraît mille fois plus efficient que celui d’écriture poétique quant à une totale appréhension d’un phénomène littéraire.

Hélas ! tout ce qui me fut cher

Ah ! tout l’esprit ! toute la chair !

Tout encor mon amour de vivre

Se perdra lambeau par lambeau,

Tout encor ce culte du Beau

Assez grand pour créer un Livre.

Comme nombre de jeunes gens j’ai rencontré Louÿs dans les marges de Mallarmé et de Valéry. Aujourd’hui je comprends pourquoi je l’avais aussitôt placé parmi mes écrivains de référence, même si ses ouvrages me laissaient très légèrement insatisfait. C’est que l’œuvre et la vie de Louÿs sont nées sous le signe tutélaire d’un impératif catégorique éthique : littérature d’abord ! Louÿs fut un résistant, le dernier aristocrate de cette élite spirituelle et clandestine qui n’abdiqua jamais devant la chosification et la massification productiviste du monde.

La revendication hellénistique de Louÿs n’est ni un concours de circonstances, ni une martingale du hasard. Très jeune Louÿs entreprendra un long combat contre le dragon de ce qu’il appelait le protestantisme et que nous nommerions, suivant en cela les plus fines analyses d’un Luc-Olivier d’Algange, les têtes rampantes de l’hydre inassouvie de la modernité et du puritanisme. Ce dernier concept nous permet d’entrevoir les filiations métaphysiques qui innervent l’obsession érotologique de l’auteur de Trois Filles de leur Mère. En cette matière, mentionnons que personne n’a encore remarqué l’enceinte vierge trinitaire de ce chef-d’œuvre absolu de la littérature érotique. Contrairement à que l’on a, fort peu intelligemment répandu, par cet ouvrage, Pierre Louÿs a davantage réglé ses comptes avec le dieu trilogique et autocopulatoire du christianisme qu’avec sa belle-mère !

A qui décide de fouler de tels territoires, les terres d’accueil ne sont pas légion. La lèpre avilissante du monothéisme étend de toutes parts ses monstrueux tentacules. La Grèce hellénistique sera la patrie idéale de Pierre Louÿs. L’attrait des rondeurs féminines le détacha certainement des trop beaux éphèbes de la Grèce classique !

Mais la Grèce de Louÿs ne participe point d’un retour vers le passé, elle est a contrario une projection d’avenir, pour les jeunes filles de la société future. . . Jean-Paul Goujon termine son autobiographie en s’interrogeant sur la validité de la notion d’échec appliquée à Louÿs. L’ histoire de Louÿs est celle d’un désenchantement. Passées l’efflorescence de la jeunesse, le lecteur voyeur - et tout le drame de la littérature s’inscrit peut-être ici dans le manquement terrible de l’incommunication totale de ce lecteur voyeur avec le poëte voyant - assiste à une longue glissade vers cette fin sinistre et glacée que fut l’agonie de Louÿs. La vie de Louÿs est une hautaine leçon d’intransigeance et de solitude. Qu’elle tinte comme un avertissement, à ceux qui renieraient leur rêve pour se complaire dans le confort douillet d’une mort embourgeoisée.

Je mourrai sans autre raison

Que d’avoir revu ma maison

Eventrée ainsi qu’une femme,

Tous mes biens volés ou perdus,

Souillés, dispersés ou vendus,

A la fin d’une histoire infâme !

Ces Derniers Vers, d’un Maître, que nous ne renierons jamais.

André Murcie.

 

MILLE LETTRES INEDITES

DE PIERRE LOUYS A GEORGE LOUIS.

1890 – 1917.

Edition établie, présentée et annotée

par JEAN-PAUL GOUJON.

1314 pages. FAYARD. Mai 2002.

L’on connaît l’infatigable combat de Jean-Paul Goujon en faveur de l’œuvre de Pierre Louÿs et de quelques autres oubliés de la littérature de la Belle Epoque, pour respecter l’appellation dépréciative et infamante par laquelle, d’abord les thuriféraires du surréalisme, et plus tard les adeptes éhontés du structuralisme, ont mis sous le boisseau les vingt premières années de l’histoire de la littérature du vingtième siècle. Mais cette fois-ci, c’est un volume inédit de l’œuvre à part entière de Pierre Louÿs que nous découvrons,  qui se présente comme le véritable pendant à ce journal de jeunesse réédité dernièrement par Alban Cerisier chez Gallimard. Car autant les faits et les gestes, les actes et paroles des années 1890 à 1900 évoqués et rapportés à son frère par Pierre Louÿs ne nous apprennent rien de bien nouveau sur l’esthète fascinant qu’il fut en ses jeunes années, la coupure existentielle opérée ou symbolisée par son mariage avec Louise Heredia, qui détourne et écarte notre écrivain de sa gloire promise, est ici pour la première fois exposée, de l’intérieur, en toute son ampleur.

Georges Louis fut-il simplement le frère aîné ou le père de Pierre Louÿs ? Ces secrets d’alcôve ne nous paraissent guère déterminants. S’il fut un homme qui vécut sa sexualité bien au-delà des affres freudiens et incapacitants du complexe d’Œdipe, ce fut surtout Pierre Louÿs qui ne rechercha que le plaisir d’une innocence qu’il ne perdit jamais. Pierre Louÿs voua, jusqu’à la disparition de ce dernier, une tendresse sans démenti et une fidélité sans faille à Georges Louis. Il semble que Louÿs ait élu son frère comme le Mentor indispensable à son éducation. Mais il arrive un jour où Achille et Héraclès se doivent de dépasser Kiron !

La voix héroïque que se choisit Louÿs fut celle d’Apollon. C’était-là courir à sa perte. La poésie est avant tout une conquête intérieure. Le succès littéraire, s’il présage d’une reconnaissance future et ultime, ouvre aussi les routes du carriérisme. En se mariant avec Louise, Louÿs se jetait dans les rets d’une contradiction insurmontable. Qui serait assez puissant pour concilier la joviale bonhomie d’un Heredia, poëte quasi-officiel de la troisième république, avec l’esthétique aristocratique de Mallarmé ?

Louÿs préféra se taire que manger à la soupe commune, mais il n’eut pas la force de continuer son chemin de grécité exacerbée. D’abord n’était-il point de son époque ? L’échec de l’écriture de Psyché, sur lequel nous reviendrons dans une chronique postérieure traduit à la perfection cette inaccommodation métaphysique de Louÿs à la modernité. Dès lors l’œuvre de Louÿs s’inscrit dans les deux seules modalités existentielles qui lui restaient ouvertes : le ressassement indéfini de ce qui a déjà été, au pire les adaptations carnavalesques de ces trois premiers romans au théâtre, au mieux l’approfondissement orphique de ce qui fut accompli, et nous avons droit à ces sommets de l’œuvre de Louÿs que furent la Poëtique et le Pervigilium Mortis, ou le silence, qui ne saurait être subi dans les indignes macérations d’une exaltation catholico-huguenote de la souffrance rédemptrice, mais effervescent et turgescent sous l’égide de ce gai savoir de la littérature qui se colporte sous le manteau pour être au plus près de notre chair.

Louÿs était dépensier. Certes ses appels du pied pour que son frère vienne effacer les terribles ardoises de ses fins de mois juvéniles, et une fois Pierre Louÿs marié et père de famille, les rappels sempiternels du fardeau incessant de la dette qui ne fit que s’alourdir ont quelque chose d’indécent lorsque l’on pense à la misère noire d’un Villiers de l’Isle-Adam, car si Louÿs traîna de colossaux ennuis d’argent, Villiers lui, n’ eut jamais en sa bourse une once de vil numéraire. Très sagement Louÿs se compare à Balzac et jamais à Villiers ! Mais la situation phynancière de notre poëte nous invite à réfléchir sur le statut de l’écrivain encagé en la société de production capitaliste. Si le temps des pensions royales et des sinécures républicaines a bel et bien disparu, les modalités de substitution actuelles ne sont guère favorables aux tempéraments artistes. Désormais l’intellectuel fournit à l’état qui le salarie un travail en échange d’un accès très surveillé aux réseaux médiatiques de grande audience. Quant au carrosse de l’œuvre il s’amenuise aux dimensions congrues des publications colloquiales !

Louÿs eut la prescience de la catastrophe annoncée. Le monde tournait déjà le dos à la littérature et Louÿs fut le seul à ressentir l’intuition du phénomène. A quoi bon ! sera le Que sais-je ? de Louÿs. Il ne doute pas, il n’ignore plus. Combien de fois, poussé par une velléité enthousiasmante, ne laisse-t-il retomber sa plume, en proie à cette intoxication neurasthénique de la seule certitude de l’inutilité de tout effort. Comme si l’accueil concédé par l’esprit moderne à la matière littéraire ne valait plus la peine du moindre souci. La non-œuvre de Louÿs se nourrit de ce désespoir.

 

PSYCHE.

PIERRE LOUYS.

Postface de Claude Farrère.

Albin Michel. 250 p. 1950.

Il s’agit de la deuxième édition. Il y en eut une troisième dans les années 90. La première date de 1927. Des quatre « grands livres » de Louÿs, c’est le seul qui n’atteignit point son public. Pour une raison bien simple. Louÿs le laissa inachevé. Fut-il peut-être terminé, et toute la dernière partie, définitivement perdue dans l’éventration sordide des papiers personnels et de la bibliothèque, qui suivit le décès du poëte. Tous les louÿsophiles ont un jour ou l’autre soupesé les chances d’une exhumation providentielle opérée par les héritiers peu scrupuleux d’un collectionneur inconnu ayant malencontreusement passé l’arme à gauche. Mais ne rêvons pas, et contentons-nous des souvenirs de Claude Farrère pour tout finale hypothétique.

Dans ma jeunesse j’ai longtemps recherché ce livre, sur les étals des bouquinistes, alléché en cette sainte chasse, par une célèbre lettre de Valéry se défendant avec véhémence d’accepter l’offre de Louÿs qui lui suggérait d’en donner le titre à son poème, celui-là même qui deviendrait La Jeune Parque ! Il y a presque trente ans que je le dévorai par un soir de grand froid en ma chambre d’étudiant. Je n’y avais pas retouché depuis. Et je dis là un mensonge puisque les deux premiers chapitres ont été continuellement tant présents en ma mémoire que je suis effaré de les avoir lus ce soir en moins de dix minutes, moi qui les imaginais de plus de quarante pages chacun !

Louÿs travailla durant des années sur ce roman. La correspondance avec son frère nous montre combien il fut hanté, par le désir de l’écrire, et la tentation de le taire. Pourtant à première vue, rien de plus anodin que le récit de cette amourette. Le lecteur de Trois filles et leur mère, n’en croira point ses bésicles. Psyché, s’il n’était écrit par Pierre Louÿs serait aujourd’hui classé parmi les romans à l’eau de rose.

Bien sûr, il y a le style. Celui de la plus grande retenue des moyens. Plus de mise en scène grandiloquente : pour Aphrodite Louÿs avait jugé bon d’ emprunter le phare d’Alexandrie au magasin des farces et attrape-lecteurs en tout genre. Pour Psyché, pas le moindre décorum. Les mots, les simples mots, les mots simples du vocabulaire racinien, les mille cinq cents vocables de l’orthodoxie du classicisme. Pour un admirateur de Pierre Ronsard et un monolâtre de Victor Hugo, Pierre Louÿs renonce sans un regret à ses plus anciens maîtres. L’écriture de Psyché s’apparente à celle du Bal du Comte d’Orgel de Radiguet ( et Cocteau. )

Psyché est le roman de la dénudation. Non pas celle du corps, mais de l’âme, de l’esprit, de l’intime et de l’intimité. Valéry trouvait de l’obscénité dans le spectacle de deux êtres humain en train de faire l’amour. Il n’était pas loin de penser, que celui qui se regarde penser s’entremet lui aussi dans un étrange, et des plus impudiques, ballet. Psyché relève des mêmes frayeurs. Louÿs n’a pas davantage supporté cette introspection du sentiment érotique. Psyché est à lire comme une épure de la passion qui emporta et unit Louÿs à Marie de Régnier.

Louÿs a rejeté l’image que lui tendit le miroir de son roman. Il a préféré briser le verre de son reflet plutôt que de le polir. Les Fragments du Narcisse de Valéry ne racontent point d’autre histoire. Le miroir spéculaire d’Aphrodite que s’en ira voler Démétrios n’est que la première apparition de ce motif essentiel du regard sans complaisance de Louÿs sur lui-même.

Il est étonnant que les mouvements féministes ne se soient jamais revendiqués de Psyché. Louÿs jouit d’une réputation sulfureuse propre à effaroucher nos modernes amazones qui fleureront en cette héroïne qui s’en vient à mourir d’amour, une niaise sentimentalité de mauvais acabit. Mais n’y a-t-il pas justement en Psyché, une condamnation sans équivoque de cet amour absolu qui se résout toujours en le manquement de ses plus courtoises prérogatives ? A toute Apogée du désir, Mallarmé parlera de l’Hyperbole de la mémoire, correspond le déclin obstiné des viols qui n’ont pas fui.

Psyché se déroule et fut rédigé comme une démonstration. Ce parti-pris mathématique, décidément nous ne sommes jamais très éloignés de Valéry et de ses Cahiers desquels il ne parvint jamais à rien tirer de son vivant, explique en partie l’économie de cette écriture réduite non pas à l’essentiel mais à l’indispensable.

Quoique inachevée ou démembrée Psyché n’en est pas moins signifiante. La précision des hypothèses soumises à leur seule résolution est telle que le sens de l’œuvre a subsisté. Sous des détours très dix-neuvième siècle – la marquise sortit à cinq heures - Psyché est un des tout premiers romans de la modernité. Non pas celle de nos contemporains, mais de la Littérature.

André Murcie.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

PARMENIDE. PLATON.

In THEETETE. PARMENIDE.

Introduction et Notes EMILE CHAMBRY.

GARNIER FLAMMARION. N° 163. 1967.

Un texte difficile. Non par son contenu même qui, s'il peut paraître à première vue abstrus, est avant tout empreint de ce que l'on pourrait appeler une saine simplicité logique. Le Parménide est un dialogue que nous nommerions, si l'on permet ce néologisme, de confluentaire. Nous sommes à la croisée des chemins, de la sophistique, du platonisme et de ce que plus tard l'on appellera le présocratisme.

Gorgias tout d'abord. L'on ne l'a pas assez relevé, le Parménide nous semble un magnifique pied de nez au fameux Traité du non-être de Gorgias. Nous l'affirmons, certes le texte de Gorgias nous manque, mais il nous plaît à l'entrevoir entre ces deux pôles extrêmes qu'en sont le résumé de Sextus Empiricus et ce dialogue platonicien. L'on devine chez Platon un malin plaisir de littérateur à damer le pion à l'éloquence du natif de Léontium. Dans aucune autre de ses oeuvres Platon n'est parvenu à allier avec une si rare rigueur l'éblouissance de son style et une telle virtuosité conceptuelle.

Diviser pour mieux régner. Ce n'est pas Socrate qui mène la danse. Trop jeune, pas encore assez expérimenté, il va recevoir de la bouche même du grand Parménide sa première leçon de dialectique. De sophistique plutôt. Car Parménide désosse les notions et vous coupe les cheveux en quarante-quatre avec le savoir faire d'un vieux rhéteur rompu à toutes les arguties, les plus surprenantes comme les plus éculées. Rouerie de Platon qui insuffle à son personnage de Socrate les rudiments de sa fameuse maïeutique : ce n'est pas celui qui a raison qui triomphe, mais celui qui parle le mieux. A ce niveau-là Platon est l'anti-Descartes par excellence, son écriture repose sur sa propre flamboyance et jamais sur un doute métaphysique. La tabula rasa platonicienne n'est pas actée à partir d'une stricte analyse du réel, mais menée tambour battant à l'encontre de la pensée sophistique dont il entend se défaire pour asséner ses propres prolégomènes.

Etrangement en ce dialogue, et c'est pour cela qu'il est à notre époque jugé comme incompréhensible, c'est Socrate qui avec sa toute jeune et prometteuse théorie idées, se retrouve, une fois n'est pas coutume, du côté du Multiple face à l'intransigeance unitaire de Parménide. Décrire le Parménide comme le moment décisif où Platon se sépare définitivement de l'originelle sophistique nous paraît essentiel.

Cet instant précis où l'on n'est déjà plus ce que l'on est et où l'on n'est pas encore ce que l'on est en train de devenir. Le kairos sophistique revu à la sauce platonicienne. Parménide le définit lui même dans sa démonstration comme le moment où l'Un n'est plus dans l'être sans être pour autant dans le non-être. L'être n'est plus dans le temps, il est le temps dans le temps même durant lequel le temps n'est plus l'être. Changement et métamorphoses.

Platon ne s'attardera pas à épiloguer. La chute du dialogue est surprenante, aussi abrupte que l'abrupte fin des meilleurs morceaux des Sex Pistols, le lecteur ne peut qu'opérer un retour au texte s'il veut en savoir plus quant à la signification même de l'oeuvre. Il est évident, en littérature comme en philosophie, que le strict contenu de ce qui est dit n'a qu'une très relative importance. Ce qui compte c'est la raison pour laquelle on le profère et plutôt à cet instant précis où on le divulgue, et non pas à un autre.

Certes Parménide pose le Un, et après avoir déroulé les conséquences théoriques de l'existence du Un, il en vient à conclure que le Un exclut le reste. Dans la série je pose le Un et je ne retiens rien, l'opération est menée de main de maître. Au passage vous pouvez avoir quelques intuitions, la problématique platonicienne de l'Autre qui ne peut être que le non-être tout en étant l'eidos du multiple, ne proviendrait-elle pas de la non conceptualisation du nombre zéro ? Ce zéro gorgien qui s'oppose à l'impossible suite numérale platonicienne.

Platon a toujours le Nous entre deux chaises. Le cheval blanc du pythagorisme qu'il refuse en tant qu'aristocratisme spirituel trop détaché du politique et l'étalon noir de la sophistique qu'il récuse en tant qu'extension du domaine d'une lutte généralisée en faveur du politique. Le Parménide est écrit au moment de la rupture de l'attelage. Juste avant de partir pour Syracuse. Chacun y pose sa chanson à sa manière, manifestement Platon n'est pas Alcibiade. Mais ceci est une autre histoire. Hors le fait qu'il s'agisse dans les deux cas d'un moment de crise. Krisis. Séparation en grec.

Parménide se la joue au vieux maître. Il prend la parole et ne la lâche plus. Socrate prudemment préfère se taire. Pourquoi bouger quand l'ennemi se charge du sale boulot ! C'est Aristote – non pas le futur professeur d'Alexandre le Grand, mais un des Trente Tyrans si chers à Critias ( c'est fou comme le monde est petit ! ) - qui se dévoue pour accompagner et souligner le raisonnement de quelques courtes appréciations. Façon de laisser au lecteur quelques secondes de respiration. Racine reprendra le système dans ces longues scènes d'exposition.

Si l'Un est, pourquoi y aurait-il autre chose ? minaude Parménide. Suivez mon regard et mon poème. La question n'en est pas moins essentielle entre ceux qui posent quelque chose et ceux qui ne déposent rien dans le panier collecteur du logos. Ce même cabas que l'on vous remettra sous le nez lors des mystères d'Eleusis. Mais ceci est la même histoire. Le raisonnement de Parménide est quelque peu magique. Alchimique. Par la docte vertu de ces syllogismes sans amertume il vous prouve par alpha plus gros bêta que le rien peut se transformer en Un. Exactement l'inverse de Gorgias. Rien ne sert de courir. Il suffit de savoir d'où l'on vient et où l'on va.

Platon avance masqué. Pas folle la guêpe de l'Hymette. Aujourd'hui, l'on appellerait cela une récupération médiatique. Déjà du temps de Platon, les morts disaient ce que l'on voulait bien leur faire dire. De l'Etre aux idées, de l'Un au Multiple. Parménide a dû s'en retourner dans son urne. Le retour des cendres car il n'y a pas de fumée sans feu ! C'est que s'il y a l'être, il doit y avoir obligatoirement l'idée de l'être. Pas sûr qu'Heidegger ait apprécié.

Pour nous, cela éclaire surtout l'ambiguïté de la pensée platonicienne. Nous l'avons maintes fois accusée d'avoir taillé et tracé des avenues que quelques siècles plus tard le christianisme empruntera. Mais ce Parménide nous ravit. Pour avoir accouché d'une oeuvre empreinte d'une religiosité insupportable, Platon n'en est pas moins un des soleils de la Grèce.

L'on ne peut pas faire l'économie d'une telle subtilité. Il nous mène très souvent en bateau, dans la barque de Karon pour être précis, mais il reste par la force de l'incomplète transmission qui nous est échue, un témoin à charge, irremplaçable et d'une rare intelligence.

D'une grande malhonnêteté intellectuelle aussi. Ainsi sous prétexte de déposer quelques couronnes dédicatoires à son illustre devancier il enrôle sous la bannière de la multiplication des Idées le penseur de l'immobilité conceptuelle. De bonne guerre. Mais ce faisant il se rapproche aussi de l'initial effort de la pensée grecque qui la première conceptualisa le monde pour mieux en chasser les dieux. Quitte à les faire de temps en temps rentrer par la porte de derrière. Une idée comme une autre.

( 2008 / in Par Chemins et Parménide )

 

PARMENIDE. LE POEME.

Présentation et introduction de JEAN BEAUFRET.

96 p. 1996. Collection Quadrige.

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE.

Loin de nous l'idée de témoigner de quelque mépris envers l'oeuvre de Jean Beaufret. Dans les années cinquante on reconnaissait en lui un des rares esprits capables de frayer un chemin de compréhension dans le débat philosophique foisonnant qui occupait et façonnait les intelligences de l'époque. Il fut l'un de ceux qui zigzaguant entre les hauts massifs du marxisme, de l'hégélianisme, de l'existentialisme ( et d'autres-ismes non moins retentissants ), conduisit bien des lecteurs jusque sous les premières clairières heideggériennes. C'est sans doute pour cela qu'aujourd'hui son nom est peu à peu recouvert d'une chape d'oubli des plus injustes. Mais nous tenons à parler de Parménide et non de Jean Beaufret.

Notre modernité n'a pas qualifié Parménide d'obscur pour la seule cause que depuis la plus haute antiquité l'appellation semblait réservée à Héraclite. Il est vrai qu'il n'est pas aisé de se mouvoir dans les rares lambeaux de son oeuvre majeure que les siècles nous ont chichement légués. Le poème de Parménide nous est parvenu mutilé, mais rien ne nous empêche de le nommer par le titre idoine que notre poëte-philosophe lui adjoignit. Peu original, nous le reconnaissons, mais les faits ont la particularité d'être têtus et symboliquement significatifs. De la Nature, est devenu l'on ne sait trop pourquoi Le Poème. Nous étions en les sept premières décennies du vingtième siècle en une époque où la poésie avait encore pignon sur rue. On ne lui faisait plus guère confiance mais on croyait – plus pour très longtemps - en ses vertus opératoires. De La jeune Parque de Valéry et Les Elégies de Duino de Rilke émanaient encore indiscutablement une aura magique.

Une physique. Comme une autre. Même si le vers lui donnait un aspect sacral et mystérieux des mieux venus. Jean Beaufret nous rappelle que Proclus était des plus circonspects quant à la qualité spécifiquement poétique des hexamètres parménidiens, n'empêche que les cavales de l'ouverture emportent de leurs galops fougueux l'adhésion de nombre de lecteurs qui succombent sans difficulté aux charmes de cette partition pré-walkiriennes. A tel point que la plupart des commentateurs renâclent un tant soit peu lorsque la chevauchée se calme et que le char apollinien rejoint le triste et commun plancher des vaches.

Mais avant de paître ces médiocres pâturages, revenons à notre radieuse envolée lyrique initiale. Dans les commencements tout est toujours clair. Deux chemins potentiels mais un seul possible. Soit vous empruntez la voie royale de l'Être, soit vous vous égarez dans ces fameux chemins creux qui ne mènent nulle part. Qu'il est impossible de ne pas éviter par la seule et suffisante raison qu'ils n'existent pas. Puisqu'ils appartiennent au non-être. Qui ne saurait être comme son nom l'indique.

Mais c'est un peu comme ces cartes d'état-major d'une extrême limpidité lorsque vous les consulter dans votre bureau qui se transforment en inextricables rébus indéchiffrables lorsque vous les rouvrez en toute innocence, la boussole à la main, à pieds d'oeuvre, sur le terrain...

C'est que cet Être qui est, vous l'appréhendez avec le même appareil méningé qui vous permet de construire la très théorique notion du non-être. Sans votre pensée, l'Être ne se dévoile pas, mais c'est dans le temps de cette même pensée que vous suscitez le non-être. Autrement dit la nature de votre perception de la réalité de l'Être n'est guère différente de la nature de votre pensée du non-être. En bref si Être et non-être sont ontologiquement différents et antithétiques, ils possèdent aussi pour vous exactement la même nature. A tel point que la notion du même et le substantif le même lui-même est l'exact synonyme de l'expression pensée de l'être.

En d'autres termes, ne soyez pas comme ces croyants qui sont la contre-preuve même de leur assertion lorsque, emplis d'un pieu zèle, ils s'écrient que dieu seul existe. Seul l'être est certes, mais le non-être met si bien sa mauvaise volonté à ne pas être qu'il en devient, un des modes d'être du non-être.

De l'Être à l'étant la distance n'est pas si grande que Parménide ne la franchît aisément. La première partie du poème nous emmenait en pleine métaphysique mais il ne faudrait pas oublier que celle-ci commence là où finit la physis. Autrement dit le discours sur la physique est aussi métaphysique que l'analyse de l'Être...

C'est en toute logique que Parménide saute du coq métaphysique à l'ânidé physique. Les descriptions des principes mâles et femelles ne tombent pas du ciel. Comme plus tard l'incarnation du Christ. Mais la pensée étant déjà incarnée en le penseur, si l'on veut que la connaissance humaine progresse, il faut bien passer sous les fourches caudines des réalités doxiques. Plus tard Descartes synthétisera la position du penseur de l'Être dans le champ inexistant de l'étant comme le cogito ergo sum. Mais c'est Husserl avec son approfondissement phénoménologique – à entrevoir comme l'imlantation du penseur dans la multiplicité consciente du monde – qui se rapprochera le plus de la vision parménidienne.

Parménide pose l'Être, mais pour poser le non-être il ne peut que le nier. Parménide pose l'Être et nie le non-être. Car poser le non-être est une aberration nihiliste. Et légions sont les nihilistes ! L'on en trouve de toutes sortes en notre actuelle modernité. Nier le non-être est la seule solution existante qui permette de sauver la présence de l'Être.

Parménide est bien l'anti-gorgias par excellence. Mais tous deux sont authentiquement grecs. Tous deux refusent le nihilisme. Parménide en niant la négation, Gorgias en affirmant sa position. Ce Parménide que l'on se complaît à travestir en penseur totalitaire et ce Gorgias que l'on présente en nihiliste invétéré, sont en fait les maîtres d'une pensée en même temps oblique et naïve.

Parménide n'accorde au non-être aucune chance de pouvoir accéder un jour à l'Être, ce qui ne l'empêche pas de nier ce qui n'est pas sous prétexte que cette dernière décision est bien meilleure que de nier ce qui est. Au contraire Gorgias décrète que la figure multipliée de l'Être ne peut pas être puisque ce serait donner au non-être le statut de l'Etre.

Dans les deux cas, tout est question de limite. L'être illimité de Parménide l'oblige à se débarrasser du non être. D'un autre côté la fragmentation du non-être induit pour Gorgias l'impossibilité de l'existence de l'Être puisque celui-ci ne peut pas être limité. L'être en soi oblitère l'existence du non-être et vice-versa.

La pensée grecque s'avère être une volonté de pensée. C'est parce que l'on a la volonté de penser ainsi que l'on argumentera comme ci. Et comme cela, si l'on a une volonté de penser différemment. Gorgias a sur Parménide l'immense avantage tautologique de ne pas penser sa pensée en tant que Vérité. La proximité des pensées parménidienne et platonicienne se déduit ainsi très facilement.

( 2008 / in Par Chemins et Parménide )

 

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