Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CHRONIQUES DE POURPRE N° 39

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 039 / Janvier 2017

VICTOR SEGALEN

 

UNE LONGUE MARCHE,

VICTOR SEGALEN

JEAN ESPONDE

( Editions Confluences / Janvier 2007 )

 

Pas une biographie. Un récit. Curieusement titré. Segalen n’aurait guère goûté cette allusion à la geste maoïste. L’est d’un autre siècle, sa vie emprunte peu à octobre 17. D’abord parce qu’à cette date sa vie s’achève. Meurt en 19, mais l’essentiel est déjà consommé. Fut un homme d’une autre trempe, l’esprit communautariste lui était étranger. La citadelle du moi fut son refuge. Rien à voir avec le mythe de la tour d’ivoire. Segalen fut ouvert au monde, mais il n’accueille pas la diversité. S’y confronte. L’est au plus près de l’adage nietzschéen, tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Vision agonale. Les petites ironies de la vie chères à Thomas Hardy lui furent cruelles. Le gladiateur ne survécut pas longtemps à son entrée dans l’arène. Meurt à quarante et un ans. Sa vie est à l’étoffe de sa poésie : un précipité condensatoire.

Un écrivain pour écrivains. Parce que le temps lui a manqué pour se pousser dans le monde littéraire. Parce qu’il visait à quelque chose de plus ardent. Cet homme retranché en lui-même ouvre notre modernité. L’est le premier écrivain planétaire. L’est surtout un homme à tout faire. Fut tour à tour et en même temps, militaire, marin, médecin, chirurgien, dentiste, obstétricien, aquarelliste, mélodiste, voyageur, explorateur, ethnologue, sinologue, archéologue, découvreur, amateur d’art, éditeur, essayiste, romancier, poète. Une espèce d’Alexandre littéraire, qui meurt d’épuisement tout en ayant conscience d’avoir accompli la mission qu‘il s‘était fixée, celle d’avoir ébranlé notre rapport au monde. A la différence près qu’Alexandre naquit fils de Philippe et lui de personne. Issu d’un milieu catholique étroit, s’en extrait par ses études de médecine. L’itinéraire est connu, les Marquises, la Chine. Parcourt cette dernière. On lui doit la découverte de la tombe du premier empereur de la dynastie des Qin. N’aura ni le droit, ni le temps d’entreprendre les fouilles. C’est là d’où en 1974 surgira l’armée des six milles statues de la garde personnelle de Tsin-che-Houang-di… de l’anecdote. L’essentiel est ailleurs. Ce n’est pas la réalité qui lui échappe, c’est lui qui s’enfuit du Réel. Se réfugie dans le rêve. Le sien. Celui d’une certaine grandeur de l’Homme. Se traite durement. Lui et ceux qui l’entourent. Une certaine forme d’auto-dressage nietzschéen. L’humain n’est qu’un état végétatif de l’animal. Lui qui traverse une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire de la Chine ne s’y intéresse pas. L’agitation des animalcules humains le fatigue.

Se fabrique son rempart de protection. Quatre-vingt-une pierres dressées qui délimitent la circonférence de son action au monde. Ce seront les Stèles. Un des recueils essentiels de la poésie française. Un territoire circonscrit. Un condensé du possible de l’expérience humaine. Vécue ou rêvée. Le cimetière des jours évanouis à venir. L’ensemble de la poésie de Segalen est à découvrir, Peintures qui en est l’autre extrémité, celle du bavardage. Le même grand écart entre la brièveté des Odes ou la prodigieuse marche en avant des grandes laisses de Thibet. Tout est à lire chez Segalen. Une œuvre largement en friches. Mais la netteté de ses notes et de ses manuscrits sont un reproche adamantin à bien des ouvrages bâclés de ce qui constitue le fonds de lecture de nos délétères contemporains…

Jean Esponde a tenté de pénétrer dans la mentale cité interdite que Segalen s’est efforcé de dresser entre lui et le monde. Nous donne le récit de ses quatre derniers jours. Raconte mais ne pénètre pas par effraction. S’appuie sur les textes qu’il cite abondamment mais avec une retenue toute parcimonique. Fidèle en cela à la sèche écriture de Ségalen qui est autant l’expression d’une pudeur constitutive de son rapport au monde qu’une volonté d’offrir au lecteur une objectivité descriptive et analytique des plus précises. Refus de tout pathos. Tout se passe dans la tête de Ségalen. Les souvenirs se pressent en désordre. Les lieux, les circonstances, les amis, les amours. L’on eût toutefois aimé de plus amples précisions sur la personnalité d’Yvonne Segalen sempiternellement évoquée trop rapidement par tous ceux qui se sont penchés sur la vie de Segalen. Jean Esponde nous en trace une esquisse qui s’éloigne du portrait convenu de l’épouse et qui laisse augurer une amante énigmatique.

En de très rares fois, Jean Esponde qui a refait l’itinéraire chinois de son héros confronte les descriptions de Segalen à ce qu’il a lui-même vu. Une vision de cauchemar. L’on se croirait chez nous. Le paysage ressemble trop à nos immondes interzones urbaines périphériques qui ceinturent nos grandes villes. Les prophéties de Segalen se sont réalisées. En un siècle le monde s’est enlaidi. Le village planétaire n’est pas une réussite ! Comment voulez-vous que dans cet environnement de laideurs, il reste encore assez de place pour la grandeur de l’Homme ! Ce constat accablant nous aide à comprendre pourquoi Segalen est un auteur dont le grand public se détourne. Segalen n’est pas un porteur de bonnes nouvelles. Sa clairvoyance est effrayante. Ôtez ce sein flétri et constellé de chancres que nous ne saurions voir. Fermer les yeux nous empêche d’entrevoir à sa mesure infinitésimale notre petitesse.

André Murcie. (Août 2016 )

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

AGORA.

AMENABAR.

Sortie en France 18 Janvier 2010.

 

Quatre personnes pour la séance de lundi soir, celle de dimanche n'avait guère dépassé la dizaine, pourquoi un film qui fait plus de deux millions d'entrées en Espagne n'attire-t-il pas les foules en France ? Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, mais l'adage n'explique pas tout. Si l'on ne mange plus de curés en France tous les soirs à table, nous sommes tout de même connus pour être un pays d'esprits voltairiens, comment donc résoudre ce mystère ?

Il est sûr qu'au pays des corridas, la pilule ne passe pas aussi facilement que les chiffres semblent le démontrer. Chacun de nos lecteurs qui possède quelques rudiments de la langue de Cervantes s'en apercevra de lui-même en allant surfer sur les blogues et les sites d'Ibérie consacrés au cinéma. L'on ne remet guère en cause la réalité historique des mésaventures d'Hypathie – l'on regrette et l'on dénonce sa fin tragique – mais surtout l'on minimise l'incident. La pauvrette est tombée, victime de circonstances dramatiques, elle n'a pas eu de chance, il a fallu qu'un groupe de stupides chrétiens fanatiques passât par là... Il est certain qu'ailleurs tous les chrétiens de la terre l'auraient encensée et protégée. Evidemment aujourd'hui cela ne se passerait jamais ainsi, c'était il y a très longtemps, dans les temps où les âmes n'avaient pas encore perçu toute l'illuminative et charitable lumière de la révélation christique...

L'on sent que l'Opus Dei pousse à la roue. Profil bas et regrets patelins, l'on préserve l'essentiel. Soyons juste, déjà avec Dan Brown et son thriller métaphysique, l'Eglise avait eu quelque mal à retirer les marrons du feu. Mais ce n'était qu'un livre d'imagination, un pur roman d'obédience ésotérique. Une rocambolesque hypothèse spéculative qui racontait tout de même une histoire incroyable et inventée de toutes ( enfin presque ) pièces. Mais avec Agora, au poids des images s'ajoute la caution historique. Et il faut avouer que cela fait désordre et gêne un peu aux entournures.

En France, l'on a vu venir la menace. D'abord ce fut un silence gêné de l'intellingentzia journalistique qui couvre – comprendre ce verbe comme un synonyme de l'expression mettre sous l'étouffoir – le très sérieux festival de Cannes. Pas de véritable descente en flamme, mais la projection en avant-première de l'oeuvre d'Amenabar n'a pas eu droit aux gros titres, juste quelques commentaires insipides expédiés en quelques lignes, et la promesse que l'on en parlerait plus tard lors de sa sortie.

Nos critiques nationaux pouvaient dormir le coeur léger, il se murmurait qu'un tel film sur un sujet si délicat ne serait pas programmé dans nos salles hexagonales. La conjuration du silence poli de nos élites culturelles ne se doutait pas que l'attrait du profit allait bouleverser la donne. Dans l'ancien pays de Franco, Agora a cassé la baraque, nos distributeurs ont décidé de profiter eux aussi de l'aubaine.

Mais la France est un merveilleux pays dans lequel il n'est pas dit que les intérêts des vilains capitalistes passeraient avant la préservation de l'idéologie consensuelle dominante. Ce mouvement d'humeur témoigne des restes révolutionnaires de notre République, celle-là même qui après 1789 nationalisa les biens de l'Eglise et se battit contre l'obscurantisme clérical...

Puisque nous avons été personnellement témoin auditoriant sur France-Inter nous ne résistons pas au plaisir de raconter l'anecdote : de bon matin, à heure de grande écoute, la semaine de sa sortie, vint la présentation du film. Elle tint en quelques mots, le titre et le nom du réalisateur et la speakerine – fidèles à nos principes de charité chrétienne nous omettrons son identité – se lança dans le résumé du film suivant : la terrible histoire d'une petite indienne abandonnée par son papa dans un orphelinat tenue par des prêtres libidineux et pédophiles, non, rassurez-vous, it was a private joke, par de gentilles bonnes soeurs catholiques... Sortez vos mouchoirs et pleurez d'émotion sur ces vierges épouses du Christ immaculées... Difficile de faire mieux dans la désinformation philosophique. Nous allons finir par croire que notre pays est agoraphobe !

C'est fou, comme dans notre nation avancée, l'idéologie démocratique se refuse à porter les vrais débats sur la place publique. Mais j'entends que les gros bestious de service s'impatientent et nous interrompent pour que nous leur disions ce qu'ils doivent penser de la pellicula amenarabienne. Si bêtes, qu'ils ne s'aperçoivent pas que nous sommes en plein dans le sujet du film. Seulement un tout petit peu plus tard.

Quinze siècles, et depuis ce temps-là les flots sanglants du christianisme ont charrié tant de cadavres qu'ils ont un peu perdu de leur superbe. Mais l'accueil qui fut préparé à Agora est du même genre que le traquenard par lequel Hypathie fut emmené vers son ignoble destin. Bien sûr la forme a changé mais le fond reste le même. Les couteaux de nos frères chrétiens sont simplement plus émoussés et leurs pierres à lapider ne sont plus que de légers gravillons, mais que l'on ne s'y méprenne pas, ce n'est pas parce que l'Eglise fait le dos rond et tend plutôt patte blanche que canine sanguinolente qu'il faille baisser la garde. La bête n'est pas encore morte et son ventre est toujours fécond. C'est vrai, qu'il vous fait ( très ) con d'ailleurs.

Certains commentateurs ont voulu se la jouer finauds, là où le film parle de christianisme ils ont entendu islamisme. Leur lecture n'est pas fausse, Amenabar vise bien par-delà la religion chrétienne, les trois monothéismes, mais ceux qui se cachent derrière le voile des talibanes pour ne pas voir la chape de plomb christologique sur l'intelligence humaine bâillonnent leur propre liberté de parole.

L'on ne pactise pas avec l'ennemi. L'énonciation de ce principe, d'une formulation et d'une compréhension évidentes, est pour nous le grand mérite de ce film. Beaucoup plus que la dénonciation des méfaits de l'intégrisme religieux nous parions que c'est cet aspect du film qui a déplu à nos décideurs contemporains. Hypathie ne transige pas, elle ne compose pas, elle ne déroge pas plus d'elle-même qu'elle ne s'arrange avec l'adversaire.

Aujourd'hui qu'il faut toujours tendre une compréhensive oreille gauche après une consensuelle oreille gauche, il n'est pas bon de proclamer que tout n'est pas égal à tout, que la croyance religieuse et la pensée philosophique sont totalement et de fond en combles antithétiques. Si beaucoup de païens se convertissent dans l'espoir d'adoucir - voire de s'en rendre maître - les rouages de la machine à broyer, ils se trompent. Une poignée de grains de sable n'enraye pas une turbine très longtemps. Il existe des systèmes de détection qui les rejettent sans pitié ou les assimilent sans douleurs. L'Histoire a donné raison à Hypathie, la longue nuit du christianisme a eu en fin de compte raison de la lumière apollinienne de l'Antiquité gréco-romaine.

Maintenant il reste à louer la diabolique habileté d'Amenabar qui a usé et abusé de toutes les ficelles de l'idéologie contemporaine en les retournant à son avantage. Féminisme oblige, son personnage principal est une femme, il sera d'autant plus difficile de la rendre antipathique au public qu'elle appartient justement au genre femelle, ce sont les païens qui déclenchent la violence qui va les emporter. Mais très vite le spectateur moyen est obligé de reconnaître que la brutalité de l'idéologie christique corrode, avilit et brise les âmes beaucoup plus profondément que des glaives de fer qui ne traversent que la chair.

Dans le même ordre subtil de retour à l'envoyeur, alors que notre époque se gargarise à n'en plus finir avec la shoa, notre cinéaste rappelle que les premiers pogroms remontent à très longtemps, il nous montre avec quelle hargne nos doux ancêtres christophilesques pratiquèrent l'art subtil de la chasse à la différence. Qui oserait après ces images parler des valeurs chrétiennes de l'Europe ?

La misère sociale et la démagogie de certains qui en jouent ont été les tremplins du christianisme. La multiplication christique des pains opérée par sa distribution n'est qu'une reprise de l' annone païenne vieille de plusieurs siècles. Amenabar aborde le sujet bien trop rapidement. La relation maître-esclave qui s'y substitue aurait aussi demandé de plus amples prolongements. Mais tel qu'il est Agora est une magnifique machine de guerre contre les simplifications monothéiques de notre modernité.

 

A voir, pour le plaisir des yeux et de l'esprit.

( 2010 / in Sympathie for Hypathie )

 

Les commentaires sont fermés.