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CHRONIQUES DE POURPRE N° 40

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 040 / Janvier 2017

UN FLEURET NON MOUCHETE

 

ENQUÊTE SUR UN SABRE

CLAUDIO MAGRIS

( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

 

Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

André Murcie.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LA REACTION PAÏENNE.

PIERRE DE LABRIOLLE.

ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

DU 1° AU VI° SIECLE.

Juin 2005. Editions du Cerf.

 

Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

 

LA FIN DU PAGANISME. ( I )

GASTON BOISSIER

ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

 

Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

 

( 2008 / La faim du paganisme )

 

LA FIN DU PAGANISME. ( II )

GASTON BOISSIER.

ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

 

Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

 

( 2010 / La faim du paganisme )

 

ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

 

Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

( 2006 / L'encan des philosophes )

 

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 040 / Janvier 2017

UN FLEURET NON MOUCHETE

 

ENQUÊTE SUR UN SABRE

CLAUDIO MAGRIS

( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

 

Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

André Murcie.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LA REACTION PAÏENNE.

PIERRE DE LABRIOLLE.

ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

DU 1° AU VI° SIECLE.

Juin 2005. Editions du Cerf.

 

Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

( 2008 in Les Cabrioles de Labriole )

 

LA FIN DU PAGANISME.

GASTON BOISSIER

ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

 

TOME I. 394 p.

 

Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

 

( 2008 / La faim du paganisme )

 

LA FIN DU PAGANISME. ( II )

GASTON BOISSIER.

ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

 

Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

 

( 2010 / La faim du paganisme )

 

ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

 

Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

( 2006 / L'encan des philosophes )

CHRONIQUES

DE POURPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 040 / Janvier 2017

UN FLEURET NON MOUCHETE

 

ENQUÊTE SUR UN SABRE

CLAUDIO MAGRIS

( L’IMAGINAIRE / Septembre 2015 )

 

Même pas un roman. Un court récit qui n’atteint pas les cent pages, mais d’une densité extraordinaire. Cela commence comme tout livre qui veut intéresser son lecteur. Le Narrateur se penche sur son abîme intérieur. Nous croyons être partis pour une introspection toute proustienne. Ne sommes-nous pas en présence d’un vieux prêtre à la retraite ? Pour la vidange des consciences, il faudra repasser. Notre pasteur ne ressasse point ses regrets éternels. Prend le soin de ne pas offusquer ses ouailles en se prévoyant de l’inéluctabilité naturelle de l’existence de Dieu qui n’a pas à être davantage prouvée que cette pomme sur ma table de travail. Pas de quoi fouetter un athée ! D’autant plus que derrière l’écran des certitudes canoniques le lecteur pressent une sorte de scepticisme pondéré des plus sereins. Notre saint homme ne croit que modérément à la bonté des hommes, et celle Du Divin Père ne saurait lui être reprochée puisqu’elle est consubstantiellement inhérente à sa constitution dogmatique…

Son regard porte sur un gouffre tempétueux bien plus amer. Celui de l’Histoire, avec une Hache majuscule et initiale, serait-on tenté de dire… Ne se prévaut pas de sa courte expérience. L’a bien été diligenté par l’Eglise Mère pour inciter le général Krasnov à insuffler à ses troupes d’occupation de la région de Frioul davantage de modération vis-à-vis des populations civiles… Ne s’étend guère sur le succès de son entremise, à peine le laisse-t-il entendre entre les lignes… Le sort des braves paysans italiens victimes de cruelles et injustes exactions n’est pas le sujet du livre. Le but de Claude Magris n’est pas de jouer sur la corde sensible de la miséricorde des grands principes de l’humanitarisme frelaté des consciences modernes.

Le héros du roman n’est pas un inconnu. Il est ce que l’on appelle un personnage historique. Une figure mythique pour les amoureux de la geste cosaque. Mais nous sommes loin du Don Paisible de Cholokhov, peut-être aurait-il mieux valu qu’il fût cet officier mort au combat duquel Cholokhov retrouva dans les fontes de son cheval les premiers chapitres de son roman qu’il allait continuer. Mais non, l’ataman Krasnov connut un destin plus tragique que ce cavalier inconnu qui servit peut-être sous ses ordres…

Ce n’est pas tant la carrière et la disparition longtemps restée non élucidée de Krasnov qui intéressent Claudio Magris. Le personnage de Krasnov est pour notre auteur juste un départ, une piste d’envol pour une réflexion de l’action métapolitique individuelle. Que peut un homme seul face aux forces tumultueuses d’un conflit généralisé ?

Commence par évacuer la question subsidiaire des traces et des preuves qui témoignent de notre passage dans le vaste monde. Est-ce bien le cadavre de Krasnov dont après la fin de la guerre des officiers allemands en mission recueillent quelques ossements et la garde de son sabre ? A-t-il été réellement abattu par un résistant italien au cours d’un déplacement ? Les avis sont partagés : la solution finale sera apportée par les historiens : Krasnov aura été pendu par les autorités soviétiques en janvier 1947.

Claudio Magris ne remet pas en doute ce fait désormais historique. Krasnov était violemment anti-communiste. Lui qui se couvrit de gloire en menant des charges de cavalerie de haut vol lors de la première guerre mondiale resta fidèle à son empereur. Fit partie de ces cosaques blancs qui rejoignirent les rangs de Dénikine. Krasnov ne fut pas Makhno. Toute sa culture familiale et politique était en contradiction profonde avec les idéologies néfastes de la chienlit marxiste et anarchiste… Partit en exil, devint romancier…

Lorsque les Allemands entrèrent en Russie, Krasnov décida de les soutenir. Fut de ces cosaques qui levèrent des régiments et qui crurent qu’en ralliant les nazis, la guerre terminée, leur récompense serait la création d’un état cosaque… Fallut déchanter. Les guerres se perdent aussi… Fut aspiré par le repli des armées germaines qui le cantonnèrent en tant que troupe d’appui dans le nord de l’Italie… La débâcle allemande ne tarda plus. Les anglais proposèrent aux officiers cosaques de signer leur reddition contre la promesse de les installer dans un territoire cosaque dans les Balkans. Les Britanniques ne perdirent pas de temps : suivant les accords secrets de Yalta, ils livrèrent dans les heures qui suivirent nos blanchâtres russkoffs par trop crédules aux agents de Staline… Leur sort était scellé.

Mais le drame n’est pas là. Il est aussi inutile de s’infatuer de moraline de bonne conscientisation. En défendant La Russie Impériale, en combattant les Rouges et en ralliant les Nazis, Krasnov ne commet aucun choix idéologique. Tout au plus se livre-t-il au jeu du moindre mal optatif et symbolique. Les Cosaques n’avaient pu résister à la puissance des Romanov, pour sauvegarder le maximum de leur indépendance ils s'étaient institués les troupes d’élite de leur vainqueur. Par un glissement progressif vers le déplaisir, ils se rangeront du côté des nazis pour mettre hors d’état de nuire la puissance communiste qui les a chassés de leur territoire. Jeu de dupe du faible qui pense qu’en passsant alliance avec l’un de ses ennemis, il limitera les dégâts et peut-être même entrera dans un cycle de proximales victoires. Claudio Magris ne partage pas l’optimisme des combinaisons néfastes. La souris n’a rien à gagner à entrer dans la guilde des gros matous. L’y perdra sa peau en espérant sauver son âme. A moins que ce ne soit le contraire. Dans les deux cas la situation n’est pas grave, mais désespérée.

Krasnov n’est pas un imbécile heureux qui prodiguerait confiance en la solidité de la branche pourrie par laquelle il essaie d’enrayer sa chute dans le précipice. Le général ne se targue d’aucune illusion, sait qu’il se trahit lui-même en acceptant le joug de l'aléatoire confiance de ses douteux alliés. Mais à part le suicide - qui serait le renoncement définitif à ses rêves - ne lui reste que la politique du mal en pis. Nous ne sommes pas loin des grandeurs et servitudes militaires d’un pessimiste actif à la Vigny. A moins que toute cette illusoire joute d’ombres noires et de lumières grises ne soit que la figure bariolée d’un nihilisme destructif. Le sombre démenti de toute idendité fondationnelle.

Le livre de Claudio Magris n’est pas gai. Circonscrit étroitement les limites de l’action métapolitique. Ou vous êtes fort, ou vous êtes faible. Dans ce dernier cas, vos chances de réussir sont minimes. Trés proches du zéro absolu. L’Histoire est impitoyable. Nous oblige à une grande prudence. Ce qui ne signifie point qu’il faille laisser passer son tour lorsque l’instant propice se présente. Avec toutefois cet avertissement implacable, se garder de et garder une pureté d'action non compromissive. Marcher pieds nus sur le fil du glaive. La quête du sabre.

Terrible leçon de chose : la praxis de l'exercice métapolitique se résout trop souvent, lorsqu'elle n'est plus qu'un avatar de tentative de survie individuelle, en une grandiloquente posture romantique. Lot de consolation que l'on s'attribue soi-même comme une décoration que l'on accrocherait à la boutonnière de notre propre vacuité. Ce que Nietzsche fustigeait sous le concept de décadence.

André Murcie.

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

 

LA REACTION PAÏENNE.

PIERRE DE LABRIOLLE.

ETUDE SUR LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE

DU 1° AU VI° SIECLE.

Juin 2005. Editions du Cerf.

 

Etrange nous étions-nous dit que le Cerf, ô combien proche des obédiences catholiques, se soit lancé dans la réédition de ce célèbre ouvrage absent des devantures de nos librairies depuis plus d’un demi-siècle. Il est vrai que la crise du livre et du lectorat incite les maisons d’édition à faire feu de tout bois ( de croix ) et à sortir n’importe quel ouvrage susceptible d’accrocher un public quelconque. Rassurons-nous la divine providence n’a pas permis que sous prétexte d’équilibrer les comptes le Cerf ait entendu une fois de plus le coq chanter à sa porte.

Cette Réaction Païenne de Pierre de Labriolle n’est pas très vive. Ne comptons guère sur elle pour ranimer la flamme sacrée des vestales. Pierre de Labriolle parle de l’intérieur de son camp. Celui de l’Eglise. Ce qui ne l’empêche point de faire preuve d’une certaine objectivité dans ses expositions. A la limite il aurait mieux valu pour sa renommée de chercheur qu’il ait été beaucoup plus partial, qu’il ait transformé les païens en grands méchants satans et les pieuses brebis de l’Eglise en innocentes colombes spirituelles. On lui aurait reproché son parti-pris ce qui eut été un moindre défaut comparé à sa cécité dialectique.

Pour Pierre de Labriolle, la cause est entendue. Les chrétiens ont gagné. Certes ils ont parfois mal agi et n’ont pas toujours été d’une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Ils ont même fomenté quelques coups bas mais les faits sont là, indiscutables. De toutes les manières les païens ont commis bien pire : qui ne se souvient des odieuses et meurtrières persécutions de Domitien, de Dèce et de Dioclétien ? Le sang de nos martyrs absout tous nos péchés. Point à la ligne.

Le concept de renaissance païenne n’entre pas dans les catégories mentales de Pierre de Labriolle. Ces animaux antéchristiques sont classés parmi les espèces disparues. Corps et biens. Ames et maux. Entre nous soit dit plutôt dans la colonne des profits que dans celle des pertes. La Réaction Païenne est paru en 1934, l’Europe traverse alors une de ses époques les plus tumultueuses, dans pratiquement tous les pays qui la composent la question païenne remonte à la surface. Pour une fois le miracle de la résurrection n’est pas chrétien ! Il y a là de quoi s’interroger pour un historien. Si la contribution de Pierre de Labriolle à ces grandes conflagrations se résume à ce rappel des racines chrétiennes de l’Europe nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes en présence d’une prospection à bien courte vue. Nous avons l’impression que Pierre de Labriolle bétonne nos fondations pour mieux empêcher tout redéploiement impérieux futur. Le vingt-et-unième siècle sera catholique ou ne sera pas, tel serait l’ultime message labriollien adressé aux futures générations.

Mais Pierre de Labriolle s’il croit à l’incarnation du Christ en la chair meurtrie du monde a une vision des plus séraphiques de la lutte des idées. Celles-ci se débattent dans le bocal clos des boîtes crâniennes. Monsieur l’Intellectuel ne sort pas de ses livres et encore moins de sa maison. L’opposition paganisme / christianisme aurait été une simple joute d’écrivains des deux bords s’amusant à se lancer arguments et contre-arguments à la figure.

Nous ne boudons pas notre plaisir. Revisiter Celse, Porphyre et Proclus nous agrée mais confiner l’action païenne à l’étude de ses penseurs émérites nous semble très réducteur. Cette façon de procéder dilue la mise en évidence des enjeux qui structurèrent cette lutte. Ce qui se joue ce n’est ni plus ni moins que la survie de l’Empire. Pierre de Labriolle remarque bien que si l’un des griefs des plus importants de Celse à l’égard des chrétiens consiste en leur renonciation partisane à la vie publique, ce reproche essentiel disparaît des diatribes païennes dès les premiers écrits de Plotin. Mais il ne tire aucune conclusion de ce phénomène se contentant de déclarer que ce sont les milieux néo-platoniciens qui à partir de Plotin et jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien en 629 assureront la résistance contre l’hégémonie montante du christianisme.

Ce néo-platonisme est déconcertant. Non pas en sa généalogie philosophique elle-même. De Platon à Plotin la filiation est évidente. Plotin a en quelque sorte occidentalisé la pensée de Platon en la débarrassant de ses teintures orientales. Les emprunts égyptiens par lesquels Platon dénatura le vieux fond sophistique de l’antique Grèce, que nous nommons aujourd’hui présocratique, Plotin les ignore mais les remplace par une interprétation toute stoïcienne du concept de logos, non plus entrevu en tant que dynamis aristotélicienne du devenir démocritéen mais en tant que l’image de l’unicité monothéique initialisatrice. Ce coup de force de Plotin nous permet de comprendre pourquoi le christianisme s’est si rapidement installé en Grèce. N’oublions pas que les Evangiles furent écrites en langue grecque et que beaucoup d’entre elles, tant parmi les apocryphes que les canoniques, portent les traces du savoir grec. N’insistons pas sur la tarte à la crème logosique du cuisinier Jean.

L’autre interprétation de l’œuvre platonicienne qui prévalut chez les esprits plus profondément païens reste marquée par le vieux fond d’incrédulité protagorienne de la sagesse grécisante originelle. L’on ne s’attarde guère dans le monde des idées éternelles que l’on ne déclare au plus vite intangibles que pour mieux s’en défaire. Mais on ne les oublie pas : on se sert même de leur précieuse êtralité pour développer une pragmatique des plus questionnantes sur le monde grossier et illusoire qui nous entoure. En d’autres termes l’on déploie une stratégie ô combien critique de scepticisme généralisé quant aux idées reçues et aux comportements humains : croyances religieuses, coutumes sociétales, exercice du pouvoir politique, tout est passé au crible dialectique de la raison raisonnante.

Le paganisme de la première Rome resta tributaire de cette deuxième manière d’appréhender le monde. Les rites suffisaient aux Dieux. Leur stricte observance permettait de les tenir éloignés de sa liberté de conscience. Deux augures ne pouvaient se regarder sans se pouffer de rire. Le soir après boire dans les campements de légion l’on affirmait bien que dans les anciens temps Castor, Pollux et Mars étaient descendus, en chair et en os, dans d’obscures batailles, dont plus personne ne se souvenait du nom, redresser la déroute de bataillons romains en déshérence, mais il n’était pas nécessaire de croire en la verbeuse vérité de ce manège enchanté.

Alors pourquoi à ce paganisme triomphant de libre-penseurs se substitua-t-il dès le troisième siècle ce mysticisme païen de mauvais aloi ? Il existe une réponse traditionnelle à cette question, que très souvent l’on pose sous une forme moins virulente que la nôtre. L’on accuse l’air du temps, la mode des religions orientalisantes à laquelle le paganisme avait dû de gré ou de force s’adapter. L’explication paraît si courte que l’on ajoute que l’institution impériale en limitant les ambitions politiques des uns et des autres les avait forcés à chercher des dérivatifs de moindre qualité : puisque l’on ne pouvait plus espérer devenir consul l’on se lançait dans d’abstruses recherches religieuses. Au relativisme politique l’on préférait l’absolu intérieur de sa conscience.

L’inquiétude est mauvaise conseillère. La pression barbare sur les frontières dés les débuts du règne de Marc Aurèle aurait paniqué les esprits. Puisque les Légions n’étaient plus invincibles et n’assuraient plus la paix des Dieux et de l’âme l’on s’est raccroché à la première bouée de survie spirituelle qui passait à portée de main. Un peu comme les passagers du Titanic qui faute de chaloupes se sont regroupés afin de chanter « Plus près de Toi mon Dieu… » !

Il y a sûrement en ces arguments du vrai, du beau et du juste, pour parler comme Platon. Mais soyons un peu comme les cyniques, appelons un chien un chien, et mordons à l’endroit où ça fait mal. Pour filer la métaphore animalière nous expliquerons qu’en l’absence de grives l’on se contente de merles. Le premier paganisme, des origines à Marc Aurèle, est un paganisme politique. Tout comme toute politique il ne peut s’exercer que s’il est au pouvoir, ou dans une dialectique de conquête du pouvoir. Lorsque Constantin désigne le christianisme comme l’unique religion de l’Etat Romain la ligne de front principale du paganisme s’effondre.

Il ne s’effondre pas sous les coups du boutoir constantinien. Mais de l’intérieur, sur lui-même. L’institution impériale s’est coupée des grandes masses. Lorsque l’on pense à la ferveur populaire qui entoura Néron et à l’indifférence polie qui prévalut à la mort de Marc Aurèle non seulement l’on pressent la distance intersidérale qui éloigne sur un plan strictement métaphysique le statut du Sage de celui de l’Artiste mais l’on comprend comment le principat s’est coupé de ses racines républicaines et se trouve tout près de s’offrir à un détournement monarchique théocratique.

Un Aurélien, un Dioclétien auront vu le danger chrétien. Ils essaieront d’y parer. Mais ni le renouveau théologique Sol Invictien du premier, ni l’instauration de la Tétrarchie du second ne parviendront à infléchir la trajectoire catastrophique. La décision de Constantin n’entérine qu’un état de fait : le paganisme politique a perdu la bataille politique. Autant dire qu’il ne reste plus rien de ses éléments essentiels.

Par la force des choses la deuxième ligne de repli du paganisme se constituera sur ses aspects les moins constitutifs. Le visage religieux du second paganisme néo-platonicien porte en sa nature même la définition de sa défaite. Il n’est plus qu’un combat d’arrière-garde car il est caractérisé et par son propre renoncement à sa propre dimension ontologique et par son acceptation de continuer la lutte sur le terrain choisi et imposé par un ennemi implacable.

Toutefois il faut reconnaître que les néo-platoniciens ne rendirent jamais les armes, et si le combat cessa ce fut bien faute de combattants. Et même une fois qu’ils furent morts et enterrés l’Eglise n’en fut pas quitte pour autant. D’abord durant des siècles se multiplièrent de nombreuses sectes gnostiques qui de l’intérieur même du christianisme entretinrent toute une confuse mystique néo-platonicienne qui n’osa jamais avouer son nom. Mais cela n’était rien par rapport à ce que par ironie nous nommerons le réveil de l’an mille. Car la renaissance païenne européenne autour de Macile Ficin quelque mille années après la mort de Julien s’opéra sous la forme même de sa disparition, celle du néo-platonisme. Comme ces scorpions que l’on a congelés et qui une fois réveillés repartent de l’avant à l’endroit exact de leur vie arrêtée.

Julien occupe une place de choix dans cette Réaction Païenne. Par un miracle plus apllonien que christique ses écrits nous furent en effet préservés et Pierre Labriolle ne pouvait décemment passer sous silence de tels documents qui s’inscrivent si conformément dans le sujet de son ouvrage. Mais surtout parce que Pierre de Labriolle a une très nette conscience du danger dont la mort de Julien a délivré l’Eglise.

Néo-platonicien dans l’âme à son accession au pouvoir Julien en était revenu, grâce à son expérience politique acquise en deux années de règne, à un paganisme d’esprit impérieux beaucoup plus pragmatique. Au retour de son anabase perse Julien était prêt à casser définitivement, par la force et tous les moyens coercitifs nécessaires, les reins du christianisme et de l’Eglise. Un javelot chrétien a eu raison des derniers martyrs si chers au cœur éploré de notre Pierre très-chrétien de Labriolle.

Nous vivons actuellement les temps d’une nouvelle renaissance païenne. Multiforme et contradictoire. Pour nous, nous nous plaçons dans une continuité historique impérieuse car elle nous paraît la seule qui puisse s’opposer au christo-mothéisme-libéral en cours de déploiement.

( 2008 in Les Cabrioles de Labriolle )

 

LA FIN DU PAGANISME.

GASTON BOISSIER

ETUDE SUR LES DERNIERES LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

TOME I. 394 p.

 

Membre de l'Académie Française et de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ponte éminent de l'université au dix-neuvième siècle, Gaston Boissier est un oublié de la célébrité. Pour notre part nous prenons toujours autant de plaisir à parcourir ses livres. Nos chroniques sur Cicéron et ses amis ou sur La conjuration de Catilina publiées dans les trois premiers volumes de nos Chroniques de pourpre témoignent de notre attachement à son érudition tranquille. Nous comprenons que les chercheurs modernes le boudent tant soit peu, il ne s'embarrasse guère de multiples précautions méthodologiques pour affirmer ce qu'il pense et il professe une trop respectueuse soumission aux sources textuelles pour ne pas paraître suspect aux chantres de notre modernité pointilleuse.

Cette entrée en matière risque de nous attirer quelques sourires de dérision exaspérée parmi les ailes droite et gauche de notre lectorat mais nous ne nous sommes jamais prévalu d'un quelconque respect aux molles normes des sciences d'analyse dites humaines pour nous en inquiéter. D'autant plus qu'à la simple lecture de ce premier tome il appert que la fin du paganisme est pour notre cicerone avant tout un fait historique depuis longtemps résolu qu'il convient d'analyser en tant qu'objet d'étude dépourvu de toute résonance opératoire. L'exact contraire de notre position.

Ce premier tome commence en toute logique par l'analyse du règne de Constantin. De nombreuses pages sont consacrées au commentaire du fameux ( et aujourd'hui controversé en son existence même ) Edit de Milan. Gaston Boissier ne s'arrête pas au texte lui-même tels que Lactance et Eusèbe l'ont rapporté, mais il essaie d'en comprendre la dialectique sociétale qui a pu engendrer une telle promulgation. Que cet Edit ait été pour Constantin une manière de se démarquer de la politique christophobe de ses prédécesseurs et anciens concurrents éliminés ne fait pas de doute. Tout nouveau pouvoir entend dès les premières années de son entrée en fonction établir une différence avec la situation antérieure à laquelle il est censé apporter quelques nouveaux remèdes.

La persécution de Domitien n'ayant pas eu l'effet escompté il semblait que les temps fussent mûrs pour l'instauration d'une nouvelle donne religieuse ou pour plus exactement parler d'un nouveau pacte social. L'on a beaucoup glosé sur le choix de Constantin, est-il celui d'un convaincu qui s'est avancé à visage couvert, ou l'option opportuniste d'une réunification de l'Empire tétrarchique selon la première idéologie acceptable qui se présentait ?

Le premier déçu fut vraisemblablement Constantin. Cet homme qui croyait avoir riveté pour longtemps le sentiment d'appartenance national et qui aurait pu à rebours de Louis XV clamer haut et fort «  Avant moi le déluge ! » dut s'en mordre les doigts. A peine proclamé religion officielle le christianisme ne manqua pas de retourner sa hargne et son ressentiment contre lui-même. Constantin dut se salir les mains et trifouiller dans le cambouis hérétique. Mauvais Donatistes et bons Ariens lui donnèrent bien du fil à retordre.

L'Eglise y perdit son ascendant divin mais ce fut pour elle une magnifique occasion de se mêler au pouvoir régalien de l'Etat. En acceptant de devenir la serve de l'Empereur, elle apprit et comprit les mécanismes de la servitude, qu'elle ne tarderait pas à appliquer à la société civile et politique.

L'Histoire est connue et nous ne la répèterons pas. Gaston Boissier préfère poser la question qui fâche. Pourquoi l'Eglise, notons qu'il emploie plutôt le terme de christianisme de préférence à notre vocable qui porte le débat sur un plan beaucoup plus politique que culturel, vainquit-elle si facilement ? Bien entendu il n'apporte aucune réponse définitive mais en analysant le règne de Julien il retourne l'interrogation en demandant pour quelle raison le paganisme se laissa vaincre sans pratiquement résister ?

Excellente méthode. Ce n'est jamais par la faute de nos ennemis qui sont plus forts que nous mais de la nôtre qui sommes plus faibles qu'eux. Au lieu de s'en remettre au ciel ou aux dieux il convient de s'en prendre d'abord à soi-même.

Le Julien de Gaston Boissier est des plus intéressants. Il en fait non le champion d'un paganisme philosophique mais un dévot assez peu dissemblable de ses méfrères chrétiens. Julien n'est pas le chantre de l'Imperium mais un des derniers païens qui se désolent du peu de foi de ses alter-égos. Selon Boissier si les temples sont désertés ce n'est pas parce que l'Eglise en a proscrit depuis Constantin la fréquentation mais parce que les fidèles ne croient plus aux anciens dieux depuis belle lurette. Julien ne serait qu'un passéiste qui tenterait de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps.

Julien n'aurait pas su galvaniser les foules païennes qui attendaient de leur Imperator autre chose que des prières et des sacrifices. Ce Julien dévot nous déplaît souverainement. Gaston Boissier passe sous silence les attaques incessantes de l'Eglise contre les superstitions païennes : rouvrir les temples et rameuter les foules aux cérémonies était aussi un moyen de ne pas avoir l'air de céder devant les railleries christanophilesques. Il est une dimension que Gaston Boissier ne prend jamais en compte dans son appréciation de l'oeuvre julienne : c'est pourtant un des facteurs clé de toute entreprise d'importance : Julien n'a même pas bénéficié de trois années pleines pour réaliser son programme. Le parvis des temples n'aurait-il pas retrouvé leur ancienne animation si Julien avait pu bénéficier d'un règne de vingt ans ?

Gaston Boissier ironise : parmi les partisans déclarés de Julien il y avait davantage de courtisans prêts à passer sous les fourches caudines de ses caprices les plus étranges que de membres de cette élite romaine qui refusa de le rejoindre. L'on ne changera pas la nature humaine, par contre nous avons déjà maintes fois expliqué pourquoi la noblesse païenne se cantonna dans un attentisme prudent. Les réformes de Julien n'étaient pas que religieuses, elles attentaient aussi à l'ordre économique et exigeaient sinon une nouvelle répartition des richesses du moins un contrôle des agiotages financiers. Ce n'est pas en organisant un service de charité païenne que Julien espéraient s'attacher la fidélité des grandes masses plébéiennes, les propriétaires terriens n'étaient pas dupes de ce que l'Empereur leur réservait : un bon édit du maximum avec une véritable police des prix.

Toutefois Gaston Boissier ne partage pas les mêmes préventions que nos contemporains envers Julien. L'Hélios-Roi son plus fameux traité dont nombre de penseurs s'obstinent à décrier l'aspect fumeux, lui apparaît comme une oeuvre des mieux-venues et dont le dessein général s'accordait à merveille avec son projet de reviviscence paganiste. De même il ne méjuge pas de l'interdiction prononcée par Julien aux chrétiens qui voulaient enseigner les belles-lettres. Il va même jusqu'à louer cette mesure qui en écartant les chrétiens des textes païens leur aurait permis d'approfondir l'exégèse de leurs propres écrits sacrés.

Ne voyez aucune cruelle ironie en cette assertion, nous sommes au coeur même de la problématique boissérienne : ce que l'on pourrait nommer la coupure épistémologique entre le paganisme et le christianisme, si elle s'est effectuée comme sur du velours, la faute en reviendrait à l'imprégnation des cervelles chrétiennes par la culture greco-latine.

Ainsi Tertullien, le premier grand vitupérateur du paganisme, qui couvre d'insulte et d'opprobre l'ensemble de la production littéraire romaine et hellénique, n'est qu'un incorrigible nostalgique de la rhétorique cicéronienne. A tel point que l'on ne peut comprendre le sens d'un de ses derniers traités Le Manteau si l'on ne remet pas en perspective son écriture avec le désir d'accomplir une espèce de traité de style à la manière de... dans le but de démontrer à ses concitoyens que le christianisme n'avait pas éteint en lui les flamboyances de la Littérature antique.

De même Saint Augustin et saint Jérôme ne parviendront jamais à se détacher de leur profonde admiration envers leurs premières amours littéraires. Les contempteurs ne sont pas contents. L'étrange conversion d'Augustin qui passe son temps entouré de quelques disciples à lire et relire l'Hortensius de Cicéron et qui avoue l'insipidité des textes bibliques est des plus récréatives. Quant à Jérôme l'exécrateur par excellence de la paganité, il faut entendre les sophismes qu'il emploie pour expliquer son indéfectible soumission à la beauté des dialogues platoniciens, c'est à ne pas y croire !

Minucius Félix est beaucoup moins connu qu'Augustin et Jérôme. Il n'en a pas moins rédigé une petite apologétique christophile. Son Octavius, dialogue cicéronien – encore un – qui compte la conversion d'un pauvre païen – de fait il est plutôt aisé - aux lumières de la doctrine chrétienne nous laisse songeurs. Minucius Félix n'a pas l'air d'accorder une large créance aux arguments puisés dans les écrits testamentaires. Cela ressemble à une conversion par l'absurde. Pas une seule fois il ne citera le nom du Christ ou n'entreprendra d'éblouir son futur condisciple par la relation d'un des nombreux miracles opérés par le sieur Jésus.

Minucius Félix ne prêche pas à un converti mais à une personne instruite qui n'est pas née de la dernière pluie. Pas question de l'enivrer avec le mauvais vin teinté de trop d'eau des noces de Cana. L'intelligentsia païenne ne saurait être appâté par des produits frelatés. Il lui faut le pur miel de l'Hymette et surtout pas une contre-façon. C'est donc en recensant les auteurs grecs et latins dont certaines déclarations seraient en parfaite adéquation avec la dogmatique chrétienne que notre heureux Minucius tente de s'emparer de l'âme du préposé Caelius. Il ne réussira que trop bien. Caelius n'a pas l'impression d'être astreint à de profonds changements puisque tout son endoctrinement fait appel à ses lointains souvenirs scolaires. Le christianisme avance en catimini, sur les pantoufles feutrées de la culture gréco-latine ! Qui s'en méfierait !

Au-delà des anecdotes personnelles il faut comprendre l'interpénétration du christianisme par la culture païenne comme une évidence historique. Dès que le christianisme eut quitté les cuisines et les dortoirs des esclaves pour entrer dans les appartements des couches sociales plus huppées il dut changer de nature. Les contes à dormir debout des Evangiles furent rejetées comme nourriture intellectuelles indigestes. Entre un apologue christique et un paradoxe philosophique la distance est immense. Les esprits habitués à la philosophie eurent du mal à admettre les historiettes bibliques.

Le travail des premiers pères de l'Eglise consista à combler le fossé. Il fallut plus d'un siècle de commentaires ardus pour bâtir autour des textes sacrés chrétiens toute une série d'échafaudage intellectuels destinés à en ravaler les mornes façades. C'est avec des matériaux philosophiques directement empruntés à l'ancienne littérature que créa les trompe-l'oeil nécessaires à simuler une profondeur spirituelle originellement absente.

Jusqu'à l'ultime fin de l'imperium occidental l'enseignement antique survécut. L'on étudiait la grammaire et la rhétorique sur les écrits des anciens écrivains païens. Il était impossible de faire autrement : l'attrait de la culture antique était trop précieux et trop fort pour que l'Eglise s'en débarrassât trop vite. Plus tard l'Eglise parvint à rejeter le legs antique. Mais l'imprégnation avait été trop puissante. Le cheval de Troie de la philosophie grecque introduit au coeur de la théologie chrétienne attendit près d'un millénaire que l'on vienne le réveiller, encore qu'il ne dormit jamais que d'un oeil et qu'il remplit merveilleusement son office.

L'Eglise n'avait qu'à s'en prendre à elle-même si elle n'avait pas prêté une oreille assez attentive aux leçons d'Homère ! L'on peut même dire qu'elle fut punie par là où elle pêcha ! A la fin de ce premier tome nous n'en sommes pas là ! Gaston Boissier se contente de nous révéler «  Comment les éléments sacrés et profanes se sont fondus ensemble dans le christianisme ».

Le lecteur ne manquera pas de lire, pour rire un peu ou se dégourdir les zygomatiques, l'Appendice consacré aux Persécutions. Le livre fut écrit au moment ou les lois laïques séparaient l'Eglise de l'état, est-ce un hasard si nous entreprenons de le commenter au moment même où ces mêmes lois sont dans la mire convergente des idéologies communautaristes ?

Les persécutions des premiers chrétiens font de nos jours figure de tarte à la crème. L'on a beau les grossir démesurément ou en exagérer à outrance l'importance, elles n'attisent que la pitié et la commisération quand on les compare aux innombrables tortures tant physiques que morales engendrées par l'Eglise inquisitoriale. Et si on pousse l'outrecuidance à les mettre en relation avec la déportation et l'élimination systématique des opposants du troisième reich allemand opérées dans le silence général des nations très chrétiennes et occidentales, leur dénonciation ne suscitent plus qu'un silence gêné chez beaucoup d'historiens modernes. Gaston Boissier qui vient avant les tumultes explosifs du vingtième siècle incriminé, se défend d'en proscrire l'existence. Ces regrettables persécutions ont bien dû exister puisque l'on en parle, même si nous ne possédons pas de preuves tangibles, nous assure-t-il. Que dieu l'entende !

Pour nous, nous trouvons tant soit peu contradictoire que ces mêmes chrétiens qui ne jurent que par les palmes du martyre de leur Dieu, de leurs saints et de leurs adeptes, soient les premiers à dénoncer la cruauté des persécutions. Qu'aurait été le Christ si les légionnaires romains ne s'étaient pas donnés le mal de le clouer sur sa sacrée croix ? Les persécutions ont-elles davantage engendré le christianisme que le témoignage des premiers prédicateurs ?

Ce premier tome est des plus instructifs. Dans sa courte introduction Gaston Boissier ne se cache pas d'avoir réduit ses recherches à la lecture minutieuse des seuls documents littéraires. Cette fin du paganisme n'est pas un livre d'histoire mais un ouvrage littéraire. Ce parti-pris nous charme. L'Imperium est notre héritage certes, il est notre commandement historial et notre devenir politique certes, mais il s'est historialement façonné et transmis selon son inscription littéraire en l'Histoire du monde. Nous ne devons pas l'oublier. Ce n'est pas un hasard si notre combat pro imperio ad imperium est avant tout un combat littéraire.

 

( 2008 / La faim du paganisme )

 

LA FIN DU PAGANISME. ( II )

GASTON BOISSIER.

ETUDE SUR LES DERNIERS LUTTES RELIGIEUSES

EN OCCIDENT AU QUATRIEME SIECLE.

LIBRAIRIE HACHETTE. 1907.

 

Gaston Boissier ou la force tranquille du style. Inimaginable, imparable, indécelable, il vous ferait avaler des couleuvres longues comme des boas constrictors ou des anacondas géants. Ne souriez point lecteurs fidèles, Gaston Boissier rédigerait votre arrêt de mort pour avoir un peu trop surfer sur Littera-Incitatus, que vous lui enverriez une lettre de remerciement pour la fluidité de son éloquence et l'impression de beauté qui aurait imprégné votre âme lors de cette saine lecture. Il fut élu Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française après la mort de René Doumic – rappelons que ce dernier se rattache à la constellation Louÿs / Hérédia - et malgré le peu de respect que nous professons à l'égard de cette vénérable assemblée, il nous faut reconnaître que pour une fois il avait été choisi quelqu'un qui sût écrire.

Le sous-titre ne rend pas justice de la deuxième partie conclusive de ce volume qui aurait dû s'intituler : en quoi le christianisme a-t-il contribué à la chute de l'Empire Romain ? En rien, ou bien en quantité si négligeable qu'il serait davantage séant de n'en point parler. La réponse de Gaston Boissier est assez nette et péremptoire pour être rapportée au plus vite. Notre auteur prend le taureau du paganisme par les cornes et vous l'achève sur l'autel des regrets perdus à tout jamais.

Gaston Boissier le manifeste à plusieurs reprises, le combat ne finit pas faute de combattants, mais au vu de la documentation examinée, il semblerait qu'une des deux équipes, celle dont nous sommes les fervents supporters, ait déclaré forfaits avant l'ouverture des hostilités. Publié pour la première fois en 1891, l'étude de Gaston Boissier bénéficie avant tout de la prodigieuse connaissance littéraire de son géniteur. Voici un monsieur qui a tout lu, et chose infiniment plus rare, qui a pris le temps de réfléchir sur ce qu'il fallait accorder de signifiance historiale à chaque texte qu'il soumet à maintes hypothèses. Un écrit vaut moins par ce qu'il raconte, ou par ce que l'auteur a voulu lui confier et lui faire dire, que ce par quoi sa parturience signifie dans et par les circonstances qui l'ont vu naître. En d'autres termes, souvent l'objectivité d'un phénomène est à rechercher hors de l'objet en question.

Donc une vision littéraire, de-ci, de-là, un rapport archéologique est cité mais l'on pressent plutôt une coquetterie adjacente d'un pur lettré qui notifie en bas de page, comme par un pur dédain, un fait avéré ou une découverte récente qui vient appuyer ses déductions, mais dont il prend bien garde de tirer un avantage définitif. Gaston Boissier est un mallarméen qui s'ignore, l'Imperium est né et est mort dans les livres, et tout le reste est littérature.

Nous ne doutons point de l'ostracisme méthodologique dont doit être victime notre académicien chez nos historiens modernes. Entre parenthèses, ils ne devraient pas tant se prévaloir de leur scientificité doctrinale ; eux qui encensent à tout bout de champ les mérites incontournables de notre si belle démocratie, alors qu'ils sont rétribués par des institutions éducatives aux mains de gouvernements démocratiques, ne sont guère différents d'un Gaston Boissier qui éludait les responsabilités du christianisme alors qu'il était immergé dans une élistique idéologie réactionnaire fondamentalement chrétienne qui en Europe ne perdit sa prédominance qu'à la suite des désastres de 14-18.

De plus, Gaston Boissier, il ne l'avoue jamais mais cela transparaît à chacune de ses pages, est habité par l'intime conviction, qu'entre lui et un aristocrate romain du quatrième siècle, la différence n'est pas aussi grande que l'on pourrait l'accroire. Ne sont-ils pas tous deux, par-delà les siècles et leur statut social, réunis par le partage d'un même bagage intellectuel : le trésor des littératures latines et la prééminence intellectuelle accordées à celles-ci sur toute autre vision ou analyse possible et imaginable du réel !

Le paganisme subsistera longtemps après la victoire définitive dans les campagnes, mais il ne faut pas se faire d'illusion, la dernière bataille s'est jouée à Rome, les combats d'arrière-garde menés par les humbles ne remettront jamais en question l'hégémonique puissance de l'Eglise. Les seuls qui auraient pu inverser les plateaux de la balance sont les riches familles de l'aristocratie sénatoriale de l'Urbs Aeterna.

Encore qu'il s'agit d'une vue de l'esprit. La société romaine fut avant tout une société d'obéissance. Le plus misérable des esclaves comme le plus haut des dignitaires observaient une même loi, chacun se devait d'obéir à son maître hiérarchique, fût-il le moindre petit maître fauché comme les blés après une pluie de sauterelles ou à plus forte raison l'Empereur lui-même. Certes l'on pouvait tenter sa chance à la roulette russe de l'époque, tous les coups étaient permis pourvu que l'on gagne, Claudien le dernier des grands poëtes latins païens disparaîtra mystérieusement pour avoir aidé la tentative d'Eugène et de Flavien qui tentèrent de s'opposer à Théodose en organisant la sécession de l'Italie...

Mais dans l'ensemble l'intelligentsia païenne voulut jouer sur les deux tableaux. Refuser en même temps et le christianisme et la révolte. Etrange époque où l'on faisait semblant de ne pas voir : d'une main l'on administrait l'Empire et de l'autre on maintenait coûte que coûte un culte dont la précarité s'accentuait chaque jour. Le vent avait tourné : les chrétiens avaient été rejoints par la grande masse flottante des indécis et des arrivistes qui s'arriment toujours du côté du pouvoir ou de leurs intérêts.

L'on peut moralement se ranger sous la bannière de Symmaque qui mène l'ultime escarmouche symbolique : l'Autel de la Victoire institué par Auguste et que Théodose ordonne de reléguer hors de l'enceinte sénatoriale, mais il était déjà trop tard. De capitulation en capitulation la noblesse s'est coupée du peuple, un peu comme la gauche européenne actuelle qui de reniement en reniement voit avec surprise les couches populaires privilégier par leur vote les forces de droite qui promettent d'aggraver leur situation.

Pour être impartial il faut reconnaître que le peuple romain n'existe plus : on l'a transformé depuis longtemps en foule de consommateurs crétinisée. Toute ressemblance avec nos contemporains gavés de jeux télévisés et de RSA en peau de chagrin ne serait pas forcément stupide.

Les chrétiens ne font que pousser leurs pions, les païens reculent sans cesse, privés de chefs et d'un programme politique. Encore une fois la comparaison avec l'échec des récentes luttes ouvrières en France trahies par les directions syndicales et démunies de toute perspective finale, est des plus éloquentes. La terrible leçon de l'épopée de Julien abandonnée en rase campagne par la noblesse païenne n'a porté aucun fruit. L'on prend les mêmes et l'on ne recommence même pas, des fois que l'on réussirait et qu'il faudrait se démunir de quelques latifundia inexploitées faute de main-d'oeuvre et d'insécurité.

A ce petit jeu de dupes, à trop vouloir garder l'on ne gagne rien : les Barbares se livrent à une répartition sauvage qui résoudra en quelques confiscations le problème du partage des richesses en le déclinant sous la forme, ô combien irritante mais si habituelle, de l'accaparement individuel.

L'Eglise n'y est évidemment pour rien. Selon Gaston Boissier, les causes de la disparition de l'Empire remontent à loin, bien avant l'introduction du christianisme. Pas aux temps bénis d'Adam et Eve comme l'on pourrait l'escompter, mais déjà sous Auguste. Le ver était dans le fruit.

Il est sûr que l'homme est une poire véreuse. Qu'il se porte naturellement vers les solutions les moins contraignantes et les plus agréables. Qu'il soit païen ou chrétien. Et nous sommes certains que l'on compterait, en tout temps, en tous lieux et à toute heure, à quelques infinitésimales virgules près, le même pourcentage d'imbéciles heureux chez les uns comme chez les autres.

Mais nous partons du principe que le christianisme possède un délétère degré de pénétration et de destruction bien plus élevé que le paganisme. Si le christianisme s'est répandu, en quelque sorte si facilement dans l'Imperium, c'est que sa doctrine coïncidait, avec beaucoup plus de congruence théorique que les évanescences doctorales du paganisme, à cette société romaine d'ordre et de soumission que nous avons stigmatisée dans les premiers paragraphes de cette chronique.

Le christianisme a agi comme un caméléon bactériel. Son influence mimétique a masqué sa téléologie démagogique. Notre vampirisme démocratique qui vous promet tout le bonheur qu'il ne vous apporte pas à l'unique condition que vous entreteniez sempiternellement, à l'intérieur comme à l'extérieur de vous, le désir de sa parousie épiphanique sans cesse reculée provient tout droit de la chape de plomb christologique qui s'est abattue durant des siècles sur l'Europe.

Le terrain devenant glissant, Gaston Boissier siffle la fin de la partie et remet la balle au centre. Un partout. Match nul, le christianisme n'a pas été plus destructeur que le paganisme. Mais il est obligé de se couvrir sur ses arrières. La Renaissance, qui a rouvert les portes de la fosse dans laquelle on avait jeté la bête païenne pour mille ans, a dans sa critique de la papale religion retrouvé les reproches que le christianisme des premiers temps adressait au paganisme. Circulez, il n'y a rien à voir, tout est perdu, fors l'honneur chrétien.

( 2010 / La faim du paganisme )

 

ARISTOTE, EPICURE, PLATON… 

LES TEXTES FONDAMENTAUX DE LA PENSEE ANTIQUE.

SOPHIE-JEAN ARRIEN. REMI BRAGUE. FRANCOIS GAUVIN. CATHERINE GOLLIAU. LUCIEN JERPHAGNON. SOPHIE PUJAS. JACQUELINE DE ROMILLY. OLIVIER SOUAN. PAUL VEYNE.

LE POINT. HORS-SERIE N° 3. Juillet – Août 2005.

 

Cela devient une tradition : voici trois ans que l’hebdomadaire pro-libéral de centre-droit se découvre l’âme antique dès que le zénith étéen s’installe au zodiaque des saisons ! Ne nous en plaignons pas. Surtout que ce numéro spécial est plutôt bien fait. Choix de textes intelligent, lexique supplétif, bibliographie, notes, commentaires, introduction, iconographie, rien n’a été laissé au hasard. Bien sûr, la couverture n’affiche que les grosses pointures qui pour la plupart ne se fendent que d’un court topo très rapide alors que par exemple une Sophie-Jean Arrien se paye le part la plus importante et la plus soignée du boulot, mais ainsi fonctionne l’impitoyable loi, dura, sed lex, des hiérarchies du savoir universitaire… les seconds couteaux doivent se contenter des miettes de la célébrité et de la miche du gros labeur. Quand l’on pense que tous nos pontes nationaux se sont permis de dénoncer la honteuse pratique de l’esclavage antique dont ils perpétuent avec une si troublante unanimité les modalités d’exploitation !

Nous n’interviendrons pas sur l’exposition et le commentaire des pensées explicitées. Disons que l’ensemble peut être lu avec intérêt par tout néophyte qui chercherait pour des raisons diverses à acquérir quelques notions essentielles sur les penseurs de l’Antiquité. Les grandes figures et les différentes écoles sont exposées dans l’ordre chronologique avec clarté et netteté. Par contre nous dénoncerons avec force l’esprit qui a présidé à l’établissement de cette hyperbole philosophique qui court de manière trop unilatérale des premiers présocratiques à Saint–Augustin.

Nous vivons des temps de grande résurrection : celle de Saint–Augustin que l’on s’est complu à aller chercher dans les poubelles du christianisme. Quand l’on pense qu’un Jerphagnon, l’un des biographes de Julien, s’est empressé de collaborer durant plus de dix ans à cette ineptie intellectuelle ! La doxa libérale avance sur des sandales feutrées. Il y aurait donc une progression logique de la philosophie antique qui poindrait des premiers grecs pour culminer et s’épanouir d’une façon ultra-naturelle dans la théologie chrétienne ! Alléluia ! Hosanna sur les encensoirs et les sistres ! Le paganisme se résoudrait à la vitesse du sucre plongé dans un verre d’eau en le monothéisme catholique ! Logique de la pensée, logique de l’Histoire. Merci Plotin d’avoir su infléchir les Idées platoniciennes vers les hypostases trinitaires de la Sainte-Eglise !

Comme si l’unité grecque ne résolvait pas son unicité en l’altérité de la multiplicité de l’univers. A l’inverse de la pensée hébraïque les grecs ne pensent pas Le Dieu mais la physis. Les physiciens grecs, quand ils parviennent à codifier l’unicité de la diversité qui s’offre à eux, c’est toujours sous forme d’un élément qui loin de dissoudre la concrétude obstinée du monde, s’ajoute à la somme des données irrémédiables de toutes les présences de l’étant. L’Etre ne nie pas l’Etant, il s’y additionne. La pensée philosophique agrandit le monde, elle le démultiplie. Le monothéisme judéo-chrétien l’amincit, l’épure, le rapetisse. Cela transparaît d’une manière caricaturale lorsque l’on compare les exigences de l’éthique romaine avec les interdictions de la morale chrétienne.

Certes il est bien un chemin qui mène de Platon au christianisme en passant par Plotin, mais la pente qui descend est aussi la côte qui monte. Parménide avait raison il existe bien deux chemins, mais les fragments du Poème manquent de par leur délabrement de préciser que dans les deux cas il s’agit du même chemin et du chemin même, c’est l’homme protagorien qui par sa démarche, ascendante ou descendante, en signifie le sens. Entre Julien qui escalade les cimes impériumiques et Saint-Augustin qui dégringole vers les marécages du royaume, nos élites intellectuelles ont choisi le moindre effort de reconquête de soi. Dans sa Cité, ils espèrent que Dieu pourvoira à leur petitesse.

Ce numéro du Point s’inscrit dans cette vaste conjuration si inconsciente qu’elle en devient, sinon naturelle, du moins instinctive, qui consiste à couper l’homme moderne de ses origines antiques, de le laisser sans armes et sans prétention face à ses prédateurs christo-libéraux. N’oublions jamais que celui qui est spolié de son héritage l’est toujours doublement : par ce qu’il a perdu, et par ce dont ses ennemis se sont accrus.

Toutes ces dernières années les élites libérales ont essayé de détourner les regards de leurs concitoyens de l’idée imperiumale. Critiques acerbes, mensonges éhontés, amalgames douteux, conjurations du silence et des médisances, rien ne nous aura été épargné. Mais notre résistance et nos combats commencent à porter leurs fruits. L’idée de l’Imperium n’a pas été éradiquée. Nous en avons maintenu et perpétué le souvenir et la présence active, à tel point que nos ennemis se doivent de changer de tactique. Puisqu’ils ne peuvent rejeter dans les limbes de l’ignorance oublieuse le legs prodigieux de nos futures renaissances ils s’essaient à le piller, à s’en accaparer, à le pervertir selon leurs finalités afin de nous priver de nos armes essentielles. Mais jamais ils ne coudront de fil blanc nos lambeaux de pourpre.

( 2006 / L'encan des philosophes )

 

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