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CHRONIQUES DE POURPRE N° 20

CHRONIQUES

DE POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 020 / Novembre 2016

MICHEL ONFRAY

 

TRAITE D’ATHEOLOGIE.

MICHEL ONFRAY.

282 p. Grasset. Février 2005.

Décevant. Les traités d’athéologie sont si rares que nous étions acquis à la cause de Michel Onfray avant même de commencer à en lire le premier mot. Mais nous avons tiqué rien qu’en regardant la couverture : une reproduction du célèbre Jacob luttant contre l’Ange de Delacroix. L’illustration est à la mesure du dessein philosophique du volume : celui d’une fondation de l’athéisme en tant qu’opposition métaphysique radicale au principe monothéiste.

Comme si le monothéisme n’était déjà pas une contre-position au polythéisme. Comme si le monothéisme n’était pas avant tout une négativité en puissance en opposition guerroyante à l’antique et primordial paganisme. Les hommes ont d’abord posé les dieux car l’altérité de toute position invalide l’évidence de l’auto-positionnement qui ne saurait se révéler d’une quelconque pertinence. Les hommes, les dieux : c’est de cette dualité que les hommes ont pu déterminer le concept d’Homme. Par le jeu dialectique des contraires qui se fuient et s’attirent, en a été dégagée par la suite l’idée du Dieu unique.

L’on partage souvent l’exacte et même poutre que nos voisins ont autant que nous dans l’œil. Ce que l’on reproche le plus à nos ennemis c’est de nous ressembler un peu trop. Michel Onfray n’échappe à la règle. Il vitupère contre les tenants de la laïcité moderne en les accusant d’avoir totalement intégré les idéaux moraux du christianisme. Bien sûr qu’il énonce une triste réalité ! S’il existe une théologie de la libération, elle n’est pas dans l’Eglise, mais chez tous nos démocrates bêlants et repentants qui se défendent de toute violence individuelle et politique au nom de ces droits intangibles de l’Homme qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à cette notion de fraternité chrétienne si souvent revendiquée par les croyants, et si rarement mise en application…

Mais il n’y a qu’à lire la table des matières pour s’apercevoir que le traité de Michel Onfray, certes nous propose une critique bien plus radicale des religions monothéistes que ne pourrait le faire un de ces si nombreux agnostiques républicains qui peuplent les conseils municipaux de notre douce France. L’athée moderne ne combat pas Dieu : il le boude, le critique, s’en méfie, s’en moque, lui marque une indifférence des plus méprisantes, mais se garde bien de lui asséner d’autres banderilles que de grossiers sarcasmes ou de très épaisses et très salaces gauloiseries. Une fois la démonstration terminée nul besoin d’être grand clerc en la matière pour s’apercevoir que les chemins empruntés par notre auteur pour asseoir sa vision de l’athéisme ne s’éloignent guère des remparts des trois citadelles des religions du livre. Apparemment point de salut hors du judaïsme, du christianisme et de l’islam pour nos frères les athées !

Ce n’est que dans l’antépénultième page, en tout petits caractères, relégués dans les notes bibliographiques que le lecteur entendra parler pour la première fois, et la dernière, de «  Julien le héros du paganisme, qui résiste contre la christianisation de l’Empire, en vain malheureusement, ( qui a ) écrit un Contre les galiléens : une imprécation contre le christianisme, trad. Christophe Gérard, Ousia, 1995” . Vous n’en saurez pas plus, texto in extenso ! Il doit bien être possible d’écrire un opuscule théorique sur l’athéisme sans parler de Julien, mais la relégation que Michel Onfray fait subir à l’Apostat est des plus symboliques.

L’athéisme de Michel Onfray est des plus consensuels, des plus politiquement corrects. Un athéisme qui n’a pas de sang sur les mains, qui pousse des cris d’orfraie, des cris d’Onfray, devant les récits de la Bible, les conquêtes musulmanes, l’inquisition catholique, etc… etc…Un athéisme de bonne conscience qui renvoie dos à dos les trois religions du Livre et nous met en garde contre les ravages passés, présents et futurs des thuriféraires des trois confessions. Toutefois comme l’on ne se garde jamais assez sur sa gauche démocratique, notre hédoniste de service ne manque jamais de relever les preuves des actions et des agissements antisémites perpétrés au cours des siècles par les chrétiens et les musulmans à l’encontre de leurs frères de foi.

L’athéisme prôné de Michel Onfray quoiqu’il s’en défende se réduit, si l’on consent à l’envisager en sa maximale positivité, à une stricte morale kantienne. Pompeusement Michel Onfray baptise son projet de termes ronflants mais hautement signifiants : Pour une laïcité post-chrétienne ! L’on est toujours trahi par ses propres mots. Si nous cherchions une preuve de ce que nous avançons depuis le début de cette chronique, la voici ! Michel Onfray est dans la totale incapacité de penser une pensée a-théique en dehors de la sphère idéologique et du déploiement historique du christianisme.

Tout positionnement philosophique possède ses propres logiques. L’athéisme de Michel Onfray est une démission, une capitulation, du politique. Lui qui vitupère contre le déisme ( si bourgeois ! ) de Voltaire n’est pas si loin du jardin de Candide qu’il voudrait nous le faire accroire. L’hédonisme éclairé, de Michel Onfray n’est qu’un pis aller. Nous ne voudrions pas être méchant, pourtant sa filiation de la survie et de la renaissance de la philosophie épicurienne dans les siècles qui suivirent l’effondrement de l’Imperium, dans des monastères, pas toujours très catholiques nous le reconnaissons, de la très Sainte Eglise, telle qu’il la développe en d’autres écrits, nous incite à entendre sa revendication athéïque comme la protestation indignée de l’âme sensible qui profite de sa haute conscience morale pour se retirer du monde et esquiver les désagréments du combat essentiel. Mais que pourrions-nous attendre de quelqu’un si près du cloître !

Contre le christianisme. Tout contre. En refusant d’envisager l’athéisme en ses racines païennes, en sa généalogie gréco-romaine, impériumique et impérieuse pour tout dire, Michel Onfray dévoie l’athéisme en une morale de l’acceptation de l’ici et maintenant du monde christophilique, en ses tristes étendues historicistes. Nous ne tenons pas à vivre dans le post-christianisme, qui n’est guère qu’une période un peu moins empreinte de stupide religiosité que l’époque chrétienne proprement dite.

Si les mots ont un sens logique, nous vivons dans l’ère post-païenne, post-polythéique. Il s’agit, non pas d’une continuation sous une autre forme de ce qui a précédé, mais d’une coupure, d’un autre commencement, qui nous a séparé de notre origine. Si Michel Onfray tient à continuer ses dérives d’athéologie nihiliste dans le continuum chrétien c’est son droit le plus absolu. Pour nous, nous avons opté pour un retournement révolutionnaire, impérieux. L’Imperium est au-devant de nous. Dialectiquement.

André Murcie.

 

DE PART ET D’AUTRE DE LA BARRICADE.

MICHEL ONFRAY.

In le dossier LA PENSEE LIBERTAIRE

du MAGAZINE LITTERAIRE

N° 436. Novembre 2004.

L’on peut s’interroger sur l’opportunité de retrouver en un telle collation un texte de Michel Onfray qui se réclame depuis plusieurs années, en ses livres comme en diverses manifestations médiatiques, de l’hédonisme philosophique apolitique. Il est sûr que ce numéro spécial s’intitule de la pensée libertaire et non de la pensée anarchiste. Saisissez la nuance. Nous sommes entre gens, sinon de biens, mais de bien. La liberté oui, la révolution non.

N’incriminons pas trop le Magazine Littéraire. Le dossier proposé reflète bien le marasme de la pensée anarchiste contemporaine. Après Proudhon, Bakounine, Malatesta et Durruti, c’est le grand vide. A tel point qu’aujourd’hui les anarchistes sont obligés d’emprunter les habits du post-marxisme universitaire. Un brin de domination édulcorée à la Bourdieu, une pincée de nihilisme derridien, quelques onces de considérations hackeriennes sur les réseaux du net, un soupçon d’économisme altermondialiste, une lichette société de spectacle situationniste, une écorce usée de dadaïsme, et le tour est joué. Maintenant ne venez pas vous plaindre si la mayonnaise ne prend pas. Depuis qu’ils ont congédié l’idée de propagande par l’action directe il arrive aux anarchistes ce qu’il s’est passé pour les partis communistes lorsqu’ils ont renié le concept de lutte de classes. Par la logique des idéologies ils en viennent à se ranger bord contre bord le long des roses galères sociaux-démocrates. Cela se voit moins, car ils s’affublent encore de coloris sympathiques proto-baba-bobo-punk, mais encore quinze années de ce régime amaigrissant sous-vitaminé et ils arboreront le complet gris de la renonciation… Comme pour confirmer ce que nous avançons une large place est dévolue aux libertariens, ces capitalistes bon-poil, qui entendent exercer leur liberté à la libre exploitation des autres.

Mais revenons à Michel Onfray que nous aimons bien : ces livres ont souvent du style, il est rare par les temps qui courent d’acquérir cette qualité qui vise à exprimer ce que l’on désire dire par les mots qui le disent le plus justement. Sa connaissance de la Grèce Antique nous est particulièrement agréable. Ses volumes défrayèrent assez vite la chronique. Parus en des temps d’obscurités idéologiques ils furent des rares à s’élever contre la vulgate libérale. Les thuriféraires de l’Entreprise pullulaient et dominaient alors le débat culturel. Michel Onfray crevait les baudruches et encourageait les énergies à se détourner de ces illusoires miracles venimeux.

Cette critique radicale du naufrage contemporain nous la partageons avec Michel Onfray, seulement nous refusons de le suivre en ses déductions politico-épicuriennes. Car d’un pessimisme absolu, face à la puissance incontrôlable des léviathans étatiques et des multinationales apatrides, il en vient à conclure à l’impossibilité de s’opposer à leur suprématie. Le sujet conscient - pour ne pas employer la fragilité pascalienne du roseau pensant - n’a d’autre alternative que de se mettre à l’abri en le jardin d’Epicure, ou de Candide, en compagnie de quelques ami(e)s choisi(e)s et de se faire oublier pour être heureux. Une espèce de pragmatique bohème et branchée du non-agir bouddhiste revu, corrigé, et adapté aux plaisirs récurrents du petit-bourgeois occidental en quelque sorte ! Moins sévère à l’encontre de lui-même que nous envers son hédonisme militant Michel Onfray n’hésita plus dès lors à se présenter comme le dernier des rebelles.

Certes, enrobé de citations présocratiques un tel philosophe présente d’avantage d’attraits que le beauf du coin qui ponce le carrelage de sa salle de bain afin d’amortir les remboursements de son prêt d’accession à la propriété à taux zéro… mais à y réfléchir, les attitudes ne sont pas si éloignées que cela. C’est la vieille ruse de l’Autruche qui aménage son trou pour ne pas voir les chasseurs de plumes qui la traquent… Méfions-nous, le rebelle emprunte parfois les vêtements du déserteur.

Michel Onfray ne serait pas un véritable fils de l’Hellade antique s’il n’appuyait ses assertions sur la tradition philosophique de la Grèce. Ce De part et d’autre de la barricade nous est précieux puisqu’il se fonde sur l’anecdote essentielle qui réunit trois figures emblématiques de l’Antiquité. Alexandre, Platon, Diogène.

Renvoyons tout de suite Alexandre à ses conquêtes. Il n’est là que pour symboliser le pouvoir politique, coercitif et castrateur face auquel l’individu ou l’intellectuel sont dans l’obligation de se positionner : soit en l’acceptant, soit en le refusant.

Ou vous quémandez votre nourriture à la table des princes et paierez de louanges éhontées les os plus ou moins charnus que l’on vous lancera sous la table, ou alors vous fournirez à vos maîtres autant de pompeuses et fallacieuses justifications de leur domination dont ils auront besoin pour dompter un peuple parfois trop remuant…

Si l’exemple de Platon ne vous tente pas, rabattez-vous sur celui de Diogène. Vous risquez de ne pas toujours manger à votre fin mais au moins mériterez-vous votre propre estime. Chacun puise son vin à son propre tonneau.

Présenté sous cette forme d’apologue l’exemple est imparable. Mais la fable se doit de répondre à l’Histoire. Petits coups de projecteurs nostalgiques sur les cénacles épicuriens qui se constituèrent et se perpétuèrent durant longtemps jusqu’à ce que le christianisme ne remette au pas l’indocile troupeau des adeptes païens fourvoyés en leurs communautés autarciques.

Ne voilà-t-il pas que durant des siècles, retirés en des monastères éloignés se développa un ensemble de sectes gnostiques davantage décidées à exalter les plaisirs de la création et les ivresses du libre esprit que de se morfondre dans le cilice d’une foi mortifiante. Ces marginaux du christianisme qui ne firent que retrouver le secret des sagesses antiques se manifestent encore à nous par les lignes que Rabelais consacre aux frères qui hantent en son oeuvre majeure les délicieux couloirs de l’Abbaye de Thélème…

C’est de cette chaîne reconstituée que procède Michel Onfray. De tous ces individus qui, tant bien que mal tentèrent de vivre selon leur désirs en se mettant résolument à l’écart du monde politique. De ces cyniques que Julien combattit car à refuser l’Imperium ils ouvrirent la route au Royaume du Christ. La morale Epicurienne est à la base une éthique du moindre effort, du retranchement et du renoncement. Même repeinte aux coloris chatoyants de l’hédonisme elle n’en reste pas moins une erreur fondamentale du non-agir. Car si votre choix politique est de ne pas faire de politique, à l’extérieur des murs de votre oasis philosophique, vos ennemis se chargent de faire votre politique, à votre place.

Et puis entre Thélème et la Vie Inimitable d’Antoine, n’y a-t-il pas l’épaisseur du glaive d’Auguste ?

André Murcie ( in On fraie encore avec Dieu ).

 

Fragments du SISYPHE.

CRITIAS.

ANTHOLOGIE DE LA POESIE GRECQUE.

Traduction ROBERT BRASILLACH

Livre de Poche

Le lecteur consultera aussi avec profit la traduction de Jean-Paul Dumont. Comme par hasard c'est celle que l'on retrouve le plus souvent, depuis une vingtaine d'années, dans les ouvrages de vulgarisation et les sites internet plus ou moins spécialisés. Le choix est sans aucun doute peu évident, l'écriture de Jean-Paul Dumont est peut-être plus précise, mais la version de Brasillach est bien plus belle. Les philosophes préfèreront la première et les littéraires la seconde.

Maintenant il est sûr que certaines associations apparaissent comme sulfureuses. Le lecteur peu averti, rejettera la faute sur Brasillach. Collaborateur avoué, thuriféraire du fascisme, condamné à mort à la libération, la mémoire de l'éditorialiste de Je suis partout traîne un sacré boulet. Pour notre modernité la littérature engagée se doit d'être de gauche. Malheur aux vaincus qui ont fait le mauvais choix.

Remarquons que la bien-pensance démocratique de gauche devrait commencer à se faire du souci, encore quelques années et l'engagement politique à gauche sera aussi stigmatisé comme une des formes les plus hideuses du terrorisme. A force d'abandonner la pensée radicale de la révolution et la théorisation de la lutte armée, les forces de gauche européennes édifient le projet d'une fausse Commune continentale tout en creusant leurs propres fosses communes.

Nous ne sommes pas si loin que cela de Critias. L'on ne peut pas dire que Critias ait mauvaise presse en notre pays. L'on n'en parle jamais, l'on s'interdit de faire référence à ses écrits. Mais ce comportement vient de loin. Les grecs eux-mêmes honnirent Critias et organisèrent autour de son oeuvre et de sa vie une vaste conjuration du silence qui dure encore jusqu'à aujourd'hui. C'est que Critias a commis le crime irréparable, suprême et capital : il a touché au Capital !

On le lui eût pardonné. Sylla n'a rien à lui envier et les livres d'Histoire s'ouvrent sans vergogne au souvenir des listes de proscription du dictateur romain. Mais Critias a oublié d'être démagogue. La postérité ne fait pas de cadeau, celui qui n'a jamais flatté le peuple a peu de chance d'intéresser les intellectuels. Que gagneraient-ils en effet nos plumitifs à perpétuer un souvenir que les maîtres qui les paient honnissent ?

Donc quant à notre duo malvenu l'on serait prêt, au nom d'une fausse objectivité historiale, à fermer les yeux sur Brasillach. Le fachisme ne fait plus vraiment peur, mais la Bête, possède un ventre prolifique. Durant toute son existence Critias a toujours été partout où il ne faut pas être.

Malgré le sévère retour du religieux monothéïque qui sévit depuis quelque temps, l'on trouve facilement encore des historiens qui pardonnent à Alcibiade d'avoir, amusement de jeunesse aux chlamydes dorées, mutilé les statues d'Hermès. Un soir de grande beuverie avance-t-on, même si peut-être derrière ces profanations devaient se tapir une ou deux revendications idéolologiques un peu confuses... Cet Alcibiade, dont par ailleurs l'on dénoncera avec vigueur la politique aventureuse antidémocratique et les menées siciliennes entachées d'esprit colonialiste, mais qui respecte tout de même le jeu des institutions, même s'il avance plus souvent qu'à son tour ses pions, dans l'espoir de s'en assurer la maîtrise.

Critias était de bien entendu, parti prenante dans cette hermétique entreprise de déstabilisation. Mais, comme pour mieux signer son forfait et en désigner sa valeur symbolique, il écrit, noir sur blanc dans sa tragédie Sisyphe que les dieux n'existent pas, qu'ils ne sont qu'une pure invention destinée à effrayer le peuple et à l'empêcher de se révolter. Voici un athéisme qui n'a pas peur de son ombre ! Et le ton de la démonstration est si direct, si brusque et si vindicatif qu'il fut plus tard impossible d'insérer dans ce discours le coin érodant, lénifiant et destructeur de la théologie christique. Critias ne condamne pas les dieux parce qu'ils ne seraient que des hypostases incomplètes d'un dieu unique et moralisateur, c'est la sujétion hominienne à tout agenouillement devant une quelconque forme du divin qu'il rejette. Sa démonstration ne vise pas les dieux puisqu'ils ne sont que des constructions idéennes fantômatiques, elle ne parle que des hommes assez sots pour se livrer pieds et cerveaux liés aux fantasmagories du droit et des lois. Pour Critias le divin n'est qu'un dit vain.

Nous louons Gorgias d'avoir liquidé le critère de vérité, Critias, plus pragmatique, se contente d'annihiler la morale humaine. Plus de bien, plus de mal. Certes les apprentis-nietzschéens pullulent. Depuis toujours. Mais la plupart restent accrochés à leur idées. Soi-disant révolutionnaires. Critias ne se contente pas de se draper dans la pureté théorique. Il aura les mains sales. Rouges de sang, pour être plus précis.

Les historiens contemporains l'enrôleraient sans état d'âme dans le gouvernement aristocratique des Quatre cents qui se met en place dans les premiers temps de la défaite athénienne devant Sparte. Les preuves manquent, mais l'on peut sans hésitation le qualifier de leader charismatique de l'aile jusqu'auboutiste des Trente Tyrans qui prennent le pouvoir à Athènes après la définitive victoire de Lysandre.

Même à la tête de l'Etat Critias se refuse à appliquer une politique de redressement national. D'abord se remplir les poches. L'Homme sans dieu, ni droit ni foi, ni loi. Il agit en prédateur et en confiscateur. L'élite aristocratique pro-spartiate qui l'avait porté au pouvoir va vite déchanter. Critias n'a pas de frère. Ni humain. Ni de classe. Les riches sont condamnés à mort parce qu'ils sont riches. Les pauvres parce qu'ils sont idéalistes. On ne se révolte pas contre le pouvoir en place. L'on tue les Dieux, ou l'on se tait. Nul n'a droit à la parole s'il n'est pas né de lui-même.

Critias est aujourd'hui classé comme un fachiste absolu. Un leader d'extrême-droite infréquentable. Seuls aujourd'hui Yves et Olivier Battistini osent le réhabiliter et le présenter comme un héros romantique. En plus dans la collection Les intégrales philo, bien connues des bacheliers, dans le volume idoine sobrement intitulé Présocratiques. Sacré culot, et aucun chien de garde n'a encore donné, depuis 1990, de la voix ! Nous ne pensons pas que la stature d'Yves Battistini ait découragé la meute des pleutres, mais simplement que par ignorance, ils ont dédaigné de lire.

Pour notre part nous irons jusqu'à dire que Critias est le seul véritable anarchiste que la société occidentale ait jamais produit. Surtout ne cherchez pas à le qualifier de droite ou de gauche. Il ne s'attaque pas plus au capital amassé par la classe possédante qu'il ne le défend. Il le prend. Il se sert. Il est un stirnérien accompli qui n'a basé sa cause que sur Lui-même. Sur Lui-même, c'est-à-dire qu'il refuse la deuxième partie de L'unique et sa propriété et les fadaises crypto-christiques de l'association. Le moi exclut les autres. Critias ne pose pas plus les hommes que les dieux.

L'on comprend que Critias ait révulsé les contemporains de tous les siècles écoulés empilés, les uns sur les autres. Critias ne transige jamais. Les ignorants objecteront que Critias n'est qu'un malfrat sans foi ni loi, comme il en existe tant dans toutes les sociétés. Non pas un surhomme mais au contraire une espèce d'animalisé imparfait qui ne serait pas encore parvenu au stade de la commune humanité. Mais il suffit de se pencher sur la cinquantaine de vers dont Sextus Empiricus dans son Contre les Mathématiciens nous a laissé la copie, pour s'apercevoir que nous sommes face à un esprit supérieur.

Dans ce seul extrait d'importance qu'il nous reste de lui, le ton de Critias, une fois qu'il a réglé son compte à la bêtise des hommes et à l'inanité des règles sociales et des dieux, prend de l'ampleur, nous voici projetés aux hauts de la voûte céleste – un dernier coup de pied en passant pour les stupides bipèdes qui s'éblouissent de l'éclat du soleil ou qui tremblent des coups de tonnerre – en un lieu où l'espace et le temps se rejoignent pour se fondre en un seul continuum.

Critias n'est pas un révolté au regard clairvoyant que la comédie humaine débecte, son anarchisme est fondé sur une physique de l'univers entrevu come un tout en relations toutes relatives avec ses parties. Critias est le maître d'un système métaphysique total, dont un Einstein n'a osé percevoir que quelques aspects. L'outil de modélisation mathématique moderne a exclu l'homme de ses propres représentations. L'homme est le tiers-exclu de la modernité. Il ne peut être en même temps hors de la pensée et dans sa propre pensée. Critias est peut-être le seul penseur humaniste que notre pauvre humanité ait pu engendrer.

Non sans mal, puisque pour se faire entendre de ses contemporains, il a dû en éliminer quelques uns, dans les moments mêmes où ils entreprenaient de se défaire de lui. Critias restera l'Homme d'une pensée violente conçue en tant que violence de la pensée. C'est sur ce genre de pensée que s'enteront les nouvelles radicalités. Les radicalités impérieuses.

( 2008 / in Les Critères de Critias )

 

CRITIAS. PLATON.

In SOPHISTE. POLITIQUE. PHILEBE. TIMEE. CRITIAS.

Traduction et notes par EMILE CHAMBRY.

GARNIER FLAMMARION N° 203. 1969.

L'on ne s'y attendrait pas mais Critias fut élève du sage des sages, le dénommé Socrate. Nous disons bien élève, mais pas disciple, il ne faut rien exagérer. Une fois au pouvoir Critias prendra toutes les précautions nécessaires pour que les individus de l'acabit socratique ne puissent plus professer leur dogmatique enseignement. Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire ! Du moins en public. Quels sont les imbéciles qui distribueraient des armes à leurs ennemis ?

Mais cela surprend. Socrate et Critias ! C'est un peu l'alliance impossible entre le pape et Bakounine. L'on en croit si peu son entendement et ses oreilles que de doctes savants prétendent que le Critias qui apparaît dans les dialogues platoniciens serait un autre membre de sa famille, peut-être son père, prénommé identiquement. Entre nous soit dit, si l'historiographie connaît trois Critias, l'on peut certes essayer de faire passer l'un pour l'autre, mais c'est d'après nous une cause perdue. Arrière grand-père, grand-père, père, fils, et petit-fils, pas un pour racheter l'autre, le Critias qui nous intéresse ayant eu la chance de vivre en des moments de ruptures et de brisures sans précédents dans l'histoire athénienne. Les hommes exceptionnels ne donnent leur pleine démesure qu'en des circonstances exceptionnelles. Sans quoi ils rongent leur frein, en un anonymat petit-bourgeois incapacitant. Que serait devenu le jeune Buonaparte sans la Révolution ?

Bon sang ne saurait mentir, qu'attendre de plus d'une branche familiale qui se permet d'offrir en sa généalogie les noms de Solon, de Platon et de Critias ? Des gens à la vive parole. C'est le moins que l'on puisse dire ! Et Critias savait y adjoindre les gestes qui tuent.

Critias fut d'ailleurs la cause indirecte de la mort de Socrate. Au-travers de sa condamnation par les factions démocratiques revenues au pouvoir c'est l'atroce souvenir de la Tyrannie des trente que l'on a cherché à stigmatiser et à conjurer. Socrate fut accusé non pas d'avoir corrompu la jeunesse mais d'avoir été le professeur attitré de Critias. Quoi qu'il en soit Platon fit oeuvre de double fidélité. Ne revenons pas sur le tombeau idéen que ses dialogues ont dressé en l'honneur de Socrate. Le personnage de Critias revient entre autres dans deux de ses écrits les plus célèbres, le Timée et le Critias. Le second dont il ne nous est parvenu qu'un fragment n'étant que la suite du premier. Ouvrages importants puisqu'ils seraient les deux derniers que le philosophe auraient composé juste avant l'ultime somme des Lois.

Timée et Critias firent couler beaucoup d'encre au cours des siècles. C'est en ses deux dialogues que Critias entreprend de relater une vieille transmission familiale d'une guerre très ancienne entre Athènes et la Cité des Atlantes. Atlantis ! le mot est lâché et n'en finit plus de hanter l'humanité depuis des siècles. Nous nous contenterons en cette courte notice d'évoquer le Critias essentiellement axé sur l'existence de ce mystérieux royaume alors que le Timée ressemble un peu à un gigantesque fourre-tout dans lequel Platon aurait glissé à la va-vite des éléments disparates de son système qu'il n'aurait pu placer ailleurs.

Critias et l'Atlantide quelle oxymorique copule ! La Cité idéale décrite et expliquée par un pragmatiste peu scrupuleux ! Autant confier une théorie de jeunes vierges au Dieu Priape ! S'il existe un mystère de l'Atlantide c'est en cette intrigante dichotomie entre la teneur du conte et les lèvres de son narrateur qu'il faut le rechercher. Certes les faits rapportés sont bien ceux d'une guerre originelle entre Athènes et Atlantis. L'eau de rose n'était pas la boisson préférée de Critias !

L'Athènes primordiale de Critias, malgré ses territoires opulents d'herbe grasse n'est qu'une Arcadie spartiate. La caste des guerriers domine celles des les producteurs agricoles. Nous ne sommes pas loin de l'organisation tribale des peuplements néolithiques. L'anti-démocratisme foncier de Critias puise ses sources-là en cette nostalgie d'un monde d'avant, toujours meilleur que le présent, et doté de toutes les capacités d'exemplarité requises pour un futur remodelé. A sa manière Critias est un anti-moderne.

Critias développe une guerre des dieux. Une gigantesque mythographie polémique qui récrit l'Histoire en tant qu'achèvement des fondements. Le devenir des évènements ne peut être vécu que comme une décadence irréversible de la race humaine à laquelle rien n'est opposable. Si ce n'est une coupure épisémologique guerroyante inscrite dans les cendres prophétiques d'un retour du même au même. Poseidon contre Athéna, ce combat n'est qu'une préfiguration de la joute dionyso-apollinienne. Avec cette différence significative que Critias se range sans hésitation dans le camp d'Apollon. Du côté de l'Intelligence et des Dieux. Ce qui n'est pas si mal que cela pour un athée !

Notre sophiste érige l'athéisme en tant que pensée mythique. Il clôt l'aventure sophistique de la pensée en l'impériosité d'une espèce de méta-athéisme dont le cataclysme final qui emporte et engloutit l'Atlantide ne serait pas une préfiguration mais une transcription imagée. Le langage est sa propre métaphore et n'exprime rien d'autre que sa propre vacuité inopérante. Critias n'est pas si loin de Gorgias !

Pourquoi Platon confie-t-il la relation du mythe de l'Atlantisme à Critias et pas à un autre ? Pourquoi y a-t-il Critias et non pas un autre, pour parodier la question heideggerienne. Parce que Critias se moque de l'être et que Platon entend substituer au prestige de la dialectique socratique la puissance évocatoire du mythe. Le dialogue ne parle plus. Il est l'illusoire communication de la pensée à autrui par le truchement des mots. Critias est bien le poëte. Cet être souverain, qui bien plus que le philosophe, a été si bien relégué aux portes de la cité, que l'on a choisi de le tuer pour être sûr qu'il ne rentrera plus. Critias est le passager clandestin de l'oeuvre philosophique de Platon. Nous opinons que Platon ne s'en est même pas aperçu.

Si l'on conçoit le travail philosophique de Platon comme la barque de Karon qui permet de joindre les deux rives de l'Akeron, Critias est en même temps l'ombre qui refuse de monter sur l'esquif et celle-même qui refuse d'en descendre. Critias dans l'entre-deux du mythe, toujours entre la pensée et l'action. Mais ne jamais hésitant.

( 2008 / in Les Critères de Critias )

 

 

 

 

 

 

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