CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 016 / Novembre 2016
DU CÔTE DES CI-DEVANT
LES ROYALISTES ET NAPOLEON.
JEAN-PAUL BERTAUD.
459 pp. Mars 2009. FLAMMARION.
Ne reculez pas, ni devant la contre-révolution blanche ni devant le pavé ( pas celui des barricades mais stupidement lecturiel ). Dès les cinq premiers mots, Chaque arbre dissimule un homme... vous voilà projeté en pleine action. Vous n'êtes pas dans un lourd précis d'histoire universitaire avec petit a et petit b, mais dans un véritable roman, un feuilleton télé, une saga de bruit et fureur qui court sur dix-sept longues années tumultueuses, de 1799 à 1816, avec en plus cette jubilation intérieure que vous apporte l'intime conviction de savoir que vous êtes en train de lire une histoire vraie, avec des personnages historiques, et pour les plus anonymes au moins historisés, qui ont vraiment existé.
Inutile de lever le doigt et jouer au premier de la classe en faisant remarquer que les critères de la vérité historique sont toujours idéologiques car vous ne ferez qu'enfoncer une porte ouverte. Mais nous n'entendons point considérer cet ouvrage selon cet aspect. La certitude que le livre retrace les menées politiques des mouvances royalistes sous le Consulat et l'Empire est en quelque sorte garantie inquisitrice d'objectivité, par le fait même que nous n'éprouvons aucune sympathie particulière pour les protagonistes de ces évènements, en ce qui concerne notre point d'étude : l'engagement d'un individu. En une quelconque cause. De l'interaction entre l'individu et le collectif pour dire vite. Comment inscrit-on, ou comment s'inscrit le destin individuel d'une personne X dans la globalité historiale de son époque ?
Il en est des causes perdues comme des chants désespérés pour Alfred de Musset. Elles sont les plus belles, les plus dignes d'intérêt. C'est lorsque tout est perdu qu'il n'y a définitivement plus rien à faire que la partie devient intéressante à jouer. Miser sur le cheval à un contre 1000 vous classe d'un seul coup parmi les irréductibles qui préfèrent mourir libres que vivre à genoux. Cela vous a du panache ( blanc en l'occurrence ), il n'est de meilleure fidélité que celle que l'on se jure à soi-même. Non pas à sa classe d'origine, mais à son propre petit égo dressé sur ses ergots. Dans la série j'ai basé ma cause entière sur rien, les premiers agitateurs royalistes d'après la défaite se la posent un peu là. C'est un peu comme dans la chanson, moi et le roi, tout seuls contre la terre entière.
Comme par hasard ce sont en leur immense majorités de petits nobles et des porteurs d'infinis quartiers de basse roture qui vont se sacrifier pour la cause commune. L'on serait presque tenté de dire la fosse commune car la police et la guillotine ne les épargneront pas. Les nantis aux âmes prudentes préfèreront rester au chaud dans leur château, voire dans la maussade inconfortabilité de leur exil.
Pour beaucoup de ces derniers, l'invincibilité de l'Empire napoléonien agira comme un aimant. A contre-coeur l'on finira par se rallier à l'usurpateur qui ne demande pas mieux. Napoléon n'est pas chiche : il offre des places, il ouvre l'armée, il procure des émoluments et des gratifications appréciées à leur juste valeur. C'est pour l'amour du malheureux Louis que l'on thésaurise ses louis d'or. Les royalistes dans leur ensemble ne sont pas des têtes brûlées. Le roi compte un peu moins sur eux qu'eux ne savent compter.
Petit détour sur Louis XVIII qui paraît moins balourd que les portraits peu flatteurs que l'historiographie se plaît à tracer de lui. La preuve qu'il détenait une certaine intelligence politique c'est bien qu'il a fini par récupérer son trône. Ce qui n'était pas donné d'avance.
Les royalistes vont finir par trouver la bonne méthode : celle qui vous met à l'abri des mauvais coups tout en attendant la bonne occasion qui immanquablement ne manquera pas de se présenter. Nos contre-révolutionnaires vont déserter le bocage vendéen pour la chaleur de leurs salons. Il suffit d'un peu de patience : l'Empire tombera comme un fruit mûr aux premiers vents d'automne.
De Gaulle a-t-il médité sur la manière dont les Royalistes récupérèrent le pouvoir en 1814 pour s'emparer de l'Etat au sortir de l'Occupation et de la Libération ? Les deux situations présentent d'étranges similitudes : présence d'armées étrangères sur le territoire national, maquis en armes qui à l'heure dite créent des des poches de délivrance, apparition subite mais préparée de longue date d'une élite de naphtalinards prêts à occuper les postes de direction à tous les échelons locaux...
Le triomphe tourne un peu la tête aux nouveaux maîtres qui commencent à apparaître aux yeux du peuple pour ce qu'ils sont, d'anciens riches et d'antiques privilégiés. De vastes portions du peuple abusé rallient l'Empire... Waterloo sonnera le glas de ces colères. La terreur blanche va désormais régner en maître. En 1830, à son corps défendant, elle accouchera des premiers drapeaux rouges...
Sous l'écume des évènements et l'agitation passionnelle à courte vue des individus se mettent en place des cadres bien plus coercitifs qu'il n'y pourrait paraître. Sur le damier des classes sociales, l'on peut certainement jouer son propre jeu, pour sa propre gloire. L'on peut vouloir caracoler en tête pour imprimer plus ou moins illusoirement sa marque, ou suivre avec prudence le gros des troupes pour parvenir à se ranger dans le bon camp qui est en train de gagner la partie. Mais il ne faut pas se fier sur les infinies possibilités de sa petite personne. L'on est autant, sinon plus, joué que l'on ne joue.
Que ce soit sous le génie organisateur de l'Empereur ou sous les fébriles agissements des banquiers des temps royalistes, avec ordre et méthode sous Napoléon, avec de labyrinthiques passe-droits et atermoiements sous Louis XVIII, se mettent en place et une organisation étatique plus rationnelle et une concentration de plus en plus effective des capitaux à disposition. Ce qui est terrible avec la modernité, c'est que depuis deux siècles elle n'arrête pas de se moderniser.
André Murcie.
REQUIEM POUR LA CONTRE-REVOLUTION
ET AUTRES ESSAIS IMPERIEUX
RODOLPHE BADINAND
Collection LES REFLEXIVES.
164 p. Troisième trimestre 2008.
EDITIONS ALEXIPHARMAQUE
/ BP 60 359 / 64 141 BILLERE CEDEX
www.alexipharmaque.net / alexipharmaque@alexipharmaque.net
A contre-courant de la vulgate démocratico-libérale, ce Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux a tout pour déplaire au plus grand nombre. Nous ne parlons pas ici du pléthorique troupeau de la bien-pensance mais de ceux qui combattent dans les marges en ordre dispersé, n'y voyant pas souvent plus loin que le bout de leur nez, perdus dans d'épais brouillards idéologiques, dans la totale incapacité de saisir le sens originel et ultime de leur combat. L'instinct de survie et l'urgence de la lutte empêchent par trop souvent de consacrer à la réflexion théorique le temps nécessaire qu'elle exigerait.
Son curriculum litterae parle pour lui. Cartouche, Rivarol, Eléments, L'Esprit Européen, europemaxima.com, l'énumération suffit à dépeindre Rodolphe Badinand pour ce qu'il est, un de ces guerriers européens, toujours aux aguets, des premiers à se porter de taille et d'estoc sur l'aile droite de la brèche. Du genre à ne pas s'asseoir sur son oriflamme. Par ces temps-ci il est tant de gens qui s'avancent masqués, de patenôtres, de bonnes intentions, ou de billets verts, que cela fait plaisir.
Il est sûr que n'importe quel imbécile se chargera de ses ennemis, les esprits plus malins préfèreront s'occuper de leurs amis, mais plus rares ceux qui retournent la hache de leur réflexion contre eux-mêmes. Rodolphe Badinand s'il ne fait pas de cadeaux à son entourage, n'est guère plus tendre envers lui-même. Plus qu'une pensée ces onze textes, sont un chemin de pensée. Avec ses retours, ses hésitations, ses piétinements et ses avancées salutaires et fulgurantes. Onze contributions comme autant de carnets de campagne aux quatre coins d'une plus grande Europe étagées sur une quinzaine d'années. Qui dit mieux ?
Requiem pour la Contre-Révolution est plus que corrosif. L'auteur n'épargne pas son camp. Il tire à vue sur tout ce qui bouge et même sur ce qui ne bouge pas. La Contre-Révolution ne date pas d'hier. Elle naquit en ces années troubles qui virent basculer la royauté. Dès les premiers jours elle regroupa, les fidèles, les partisans et les nostalgiques. Le grand ordre royal était tombé. La guerre était perdue mais longtemps l'on crut que ce n'était qu'une bataille mal engagée. L'on essaya d'allumer les contre-feux, à tous les niveaux. C'était une cause perdue.
Le couperet de l'Histoire ne s'est pas abattu sur la contre-révolution aussi vite que le couteau de la guillotine sur la nuque de Louis XVI. Les contre-révolutionnaires n'ont cédé le terrain qu'à contre-coeur. Qu'à contre sacré-coeur serait-on tenté de dire puisque l'autel resta fidèle à la royauté. Mais à la fin du dix-neuvième siècle les carottes étaient cuites à la sauce républicaine.
Changement des mentalités et des comportements. La souris révolutionnaire avait accouché de la montagne d'une nouvelle donne idéologique. Au début du siècle dernier, pour les élites comme pour les masses, le royalisme était devenu une idée dépassée. L'on n'arrête pas un fleuve qui coule selon la pente de ses intérêts financiers. Beaucoup de contre-révolutionnaires se transformèrent en fieffés conservateurs. Les gros bataillons de l'ancienne mouvance favorable aux idées de l'ancien régime formèrent les régiments de ce qu'il faut bien se résoudre à appeler le nouvel ordre bourgeois. Tout était perdu : l'honneur et les privilèges, mais ni la propriété privée, ni le sens de l'argent.
L'Eglise et le Trône ayant failli, leurs défenseurs se regroupèrent dans une ultime citadelle qu'ils édifièrent avec les ruines et les pierres de leurs deux anciennes place-fortes. Au christianisme ils substituèrent l'idée de la Tradition, quant à la personne sacrée du rejeton royal manifestement absent ils la remplacèrent par la fumeuse notion du principe d'Autorité censé contrebalancer le fallacieux concept de majorité démocratique.
L'on peut en rire, mais de batailles de retardement en barouds d'honneur cette droite contre-révolutionnaire, parvint à sauver les meubles et tant bien que mal à traverser les siècles. Fragmentée, divisée en petites chapelles plus ou moins intégristes, discrète mais active, agissant comme une centrale idéologique sur tous les fronts, le National comme celui de la Révolution Nationale, avec les intellectuels de l'Action Française comme avec les ligues francinantes, bref infiltrée dans tous les milieux de cette droite extrême et malgré tout chrétienne, si typiquement française.
Des gens que vous pouvez trouver peu sympathiques mais dont Rodolphe Badinand a du mal à faire son deuil, même s'il leur prépare un enterrement de première classe. Après les avoir assassinés. Car là où d'autres parleraient de fidélité émouvante à un vieil ordre politique suranné, Rodolphe Badinand stigmatise les raidissements rétrogrades, les retraits successifs, les compromissions honteuses, les redditions démagogiques, j'en passe des pires et des meilleures. Les Contre-Révolutionnaires n'ont pu échapper à l'air du temps. Derrière les rodomontades publiques il pointe les contradictions cachées et dévoile les acquiescement tacites. Contre la Gueuse certes, mais tout contre la République.
Ce n'est pas un hasard si cette longue fulmination contre la Contre-Révolution se présente comme un écrit de l'an de grâce 1990 destiné à l'Ecole des Cadres du G.R.E.C.E. En fait Rodolphe Badinand reproche aux tenants de la Contre-Révolution, non pas tant leurs erreurs tactiques que leurs analyses à courte-vue. La Modernité n'a pas commencé au matin du 14 juillet 1789. Elle vient de beaucoup plus loin. En grande partie de la méconnaissance de l'Histoire de la plus grande Europe.
Ce n'est pas une stricte question d'étendue géographique. L'Europe possède d'autres limites. Mythiques et historiales. Rodolphe Badinand pose les origines de l'Europe comme celle des peuples boréens. Venus du nord comme leur nom l'indique, porteurs d'une civilisation tripartite qui ensemença les structures mentales et sociétales des peuples autochtones. L'auteur n'élude pas les concomitances avec la théorie des Aryens venus de l'Est.
Par contre aucune allusion aux hyperboréens de la mythologie grecque ! Pas si difficile à comprendre que cela lorsque l'on pénètre plus avant dans le livre. Car les essais impérieux qui suivent, s'ils font bien appel en quelques rapides lignes à l'unification de l'Europe sous les instances de l'Imperium Romanum, font un véritable saut historique des plus troublants. Des peuplades Boréennes l'on saute à pieds joints par-dessus plus de quinze siècles pour une rapide évocation de l'Empire Carolingien, important, non par ce qu'il fut lui-même, mais en tant que préfiguration du Saint Empire Romain Germanique.
Plus près de toi Seigneur, chantèrent les passagers du Titanic avant de couler. L'Europe Boréenne de Rodolphe Badinand court d'après nous les mêmes dangers. L'idée de l'Empire qu'il défend est des plus abstraites. Son Requiem pour la Contre-Révolution n'est qu'une messe de plus pour la regroupement des anciens Royaume chrétiens de l'Europe autour de son pôle nordiste. Son Empire n'est qu'une fédération d'états infra-chrétiens plus ou moins indépendants qui s'enfermeraient dans une ligne de rupture et de défense tous azimuts. Nord contre Sud. Très symboliquement, l'Empire de Napoléon, et la campagne d'Egypte, si méditerranéenne, sont jetés en un tour de main dans les poubelles de l'Histoire Métapolitique.
Le lecteur l'aura compris. Nous ne partageons pas les mêmes visions européennes que Rodolphe Badinand. Mais cela ne saurait en rien entacher l'intérêt que nous portons à ce livre. Outre le fait anecdotique que nous ne provenons pas de la même tradition, Rodolphe Badinand se montre le partisan d'une Europe que nous surnommons de la dernière heure. Tout l'héritage antique est gommé au profit d'un christianisme peut-être laïcisé mais dont il oublie – ce n'est décidément pas l'oubli de l'être mais l'oubli de l'Imperium originel – l'ardente nocivité
La nouvelle Europe dont rêve Rodolphe Badinand est entée sur l'histoiricité d'une certaine idée de la reconstitution de l'antique Imperium Romanum telle qu'elle fut prise en compte par ce que l'on pourrait appeler, afin de forger un mythogramme symbolique, les Royaumes du Nord. Europe tour à tour germanique, austro-hongroise et allemande, en quelque sorte sur-danubienne et non méditerranéenne, orientée sur son aire de dégagement vers le continent eurasiatique.
La France n'est alors entrevue qu'en tant que débordement de zone franche occidentale. Les émigrés qui s'en furent rallier les armées d'Autriche et de Prusse pressentirent le phénomène bien plus finement qu'ils n'auraient jamais pu le théoriser consciemment. A décharge de Rodolphe Badinand nous nous devons de reconnaître que le comportement impéritique des élites françaises, espagnoles, italiennes et poussons jusqu'à la Grèce, ne laisse augurer en aucune manière l'espoir d'un proximal ressaisissement impérieux.
Le malheur réside en ce que de notre part la mentalité libérale pro-américaine et pro-anglo-saxonne nous semble beaucoup plus ancrée dans la zone nord de l'Europe que dans les anciens espaces occidentaux sud-européens. Avec surtout cet handicap insurmontable chez nos voisins nordistes : un rejet quasi-viscéral des aspects révolutionnaires véhiculés, qu'on le veuille ou non par l'idéologie césarienne de l'antique imperium.
C'est d'ailleurs parce que cette vision révolutionnaire de l'Empire a été occultée que le christianisme a pu se développer et puis être carrément adopté comme religion officielle par les bureaucraties impériales. Née du refus de la révolution, l'idéologie contre-révolutionnaire, de laquelle Rodolphe Badinand se veut l'héritier, s'inscrit dans la suite logique de ses semences originelles.
Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux ne manque pas de cohérence. Le titre a dû claquer en son camp comme un coup de fusil. Rodolphe Badinand y remue un peu fort le cocotier mais l'on ne réveille pas les cadavres, endormis dans le confort petit-bourgeois des appétits primaires satisfaits, avec de l'eau bénite. C'est d'ailleurs pour cela que toute une frange de la gauche réformiste devrait aussi s'atteler à la lecture de cet essai, façon de se déciller les yeux.
André Murcie
FRAGMENCES D'EMPIRE
ZENON D'ELEE.
In LES ECOLES PRESOCRATIQUES.
Edition étable par JEAN-PAUL DUMONT
N° 152. FOLIO ESSAIS. 1995.
Deux ( deux ! ) pages chez Diogène Laerce, dix-huit chez Jean-Paul Dumont qui a raclé les fonds de tiroirs, c'est à ne pas y croire, comment avec si peu de traces écrites l'oeuvre de Zénon a-t-elle pu rester durant des siècles au coeur du débat philosophique ! Surtout quand la moitié des témoignages qui nous restent sont consacrées à sa mort. Moins intrigante que la disparition d'Empédocle mais si digne et si courageuse qu'elle provoque l'admiration de ses pires détracteurs.
Sa mort lui ressemble, extrême et toute à l'esbroufe ! C'est comme sa pensée, l'on ne peut pas dire que ce soit une pensée originale et originelle, mais quel bâton merdeux ! Elle est un peu comme le signet que l'on glisse entre deux pages d'un ouvrage, pour se rappeler que cet endroit-ci très précis de l'exposé ou de l'argumentation est passible d'une objection capitale. Les grands bâtisseurs de système n'ont pas insisté, ils se sont dépêchés d'abandonner le bébé chez leurs chers, néanmoins rivaux et ennemis, collègues qui l'ont refourgué en douce aux logiciens qui l'ont expédié jusque chez les mathématiciens qui se sont empressés de le refiler aux physiciens, qui parvenant à n'en rien tirer l'ont proposé aux linguistes qui l'ont redéposé, un peu honteux et en catimini, devant la porte des philosophes professionnels. Certes, à chaque étape, chacun y est allé de sa petite explication, l'on a parlé de tours de passe-passe, de stériles jeux verbaux, de pseudo-raisonnements controuvés... puis l'on a affecté d'afficher le sourire convenu de l'imbécile heureux satisfait de lui-même qui ne veut pas passer pour l'idiot de service... Bref on a fini par renvoyer le paquet à l'expéditeur.
C'est cela Zénon, l'empêcheur de penser droit. Le genre de mec qui vous détruit négligemment à coups de barre à mine, la petite maison en carton dont vous venez de terminer le fragile collage, et qui s'en va l'air de rien, un sourire un tantinet sardonique aux lèvres, offrir un peu plus loin ses services à de pauvres philosophes heureux, qui ne lui avaient jamais rien demandé.
Zénon c'est l'Attila de la philosophie, là où passe la cavalerie légère de ses sophismes, la pensée ne repousse pas. Il aurait pu se contenter d'être l'inventeur de la dialectique. Tous ses alter égaux ont toujours reconnu sa supériorité. Chez un peuple aussi discutailleur que nos Grecs antiques ce n'est pas un mince mérite que de se voir attribuer sans l'ombre d'une seule contestation la couronne olympique de la vocale pancrace. Mille combats, mille victoires. Le champion de l'éristique. Cravache d'or de la joute oratoire. Une légende. Vivante.
Mais à cet esprit perdu, vint l'idée d'une pensée courbe. Pas question pour lui de défendre ses propres opinions. Etait-il seulement capable d'en avoir une ? Zénon décida d'attaquer celles des autres. Non pas en les réfutant – ce qui aurait été trop simple – mais en poussant jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences le déroulement logique de leur pensée.
Il fut le disciple, le mignon et l'ami de Parménide. Trois bonnes raisons qui peuvent nous permettre de comprendre pourquoi il arrêta définitivement son esprit sur les positions métaphysiques de son maître tant charnel que spirituel. Nous ne partageons pas cet avis. D'après nous, s'il adopta cette pensée philosophique c'est parce qu'elle lui permettait d'avoir raison seul contre tous. Un peu comme Cyrano de Bergerac ferraillant en un guet-apens, tout seul contre plus de cent ennemis. Grisant ! Mais Zénon ne s'arrêterait pas à une si maigre troupe.
Zénon contre la multitude du multiple. Enfin un adversaire à sa taille et pas facile de s'en débarrasser. Vous ne pouvez pas faire un pas sans vous y cogner partout. Et pas question de faire comme si vous le voyez pas. Assez mal poli pour venir sans arrêt se fourrer dans vos jambes. A peine le quittez-vous des yeux qu'il change de place. Remuant au possible. Et démagogique avec cela, toujours prêt à susciter des témoins à charge contre vous. Vous ne pourriez pas rêver d'ennemi plus implacable.
La charge est ardue. Il s'agit de prouver à tout un chacun qu'il se trompe. D'éléphant. Que contrairement à ce qu'il perçoit, la grosse bébête grise du monde virtuel dans lequel il croit s'agiter n'a pas bougé d'un millimètre et que de toutes les façons si elle se mettait à se promener elle n'irait pas bien loin, incapable qu'elle serait de quitter un endroit quelconque pour une autre savane, ou de n'avancer que d'un demi-centimètre.
Ambitieux projet ! Peut-être sa folie douce tente-t-elle déjà nos lecteurs les plus futés. Ah pouvoir prouver à votre percepteur qu'il ne vous a jamais envoyé sa réclamation d'impayé et qu'elle est encore sur son bureau ! Se transformer en Dupin et lui refaire le coup lacanien du séminaire de la lettre volée ! Quel rôle magnifique, vous préparez votre discours, vous en avez déjà écrit trente pages et vous n'êtes même pas encore encore dans le vif du sujet !
Attention ne pas confondre une psychanalyse avec la botte de Nevers. Zénon ne démontre pas, il tire ( à l'arc ) et il tue. Comment la lettre pourrait-elle se mouvoir dans un lieu où elle n'est pas, comme dans le lieu où elle est ? C'est tout, ça suffit. Inutile de rejouter un facteur. Il aura autant de mal que la lettre à se déplacer dans le lieu où il n'est pas que dans le lieu où il est.
Il est comme ça, Zénon ! En moins de deux lignes il vous prouve que le mouvement est impossible. Que la jolie fille qui marche en votre compagnie sur le bord de la plage est juste une illusion, aussi peu présente que le soutien-gorge de son maillot de bain qui ne recouvre pas sa généreuse poitrine nue. Ah ! Cruel Murcie !
Comme je ne suis pas aussi méchant que vous le prétendez je ne vais pas vous ressortir toutes les figurines de la boîte à Pandore du ju-man-ji zénonien. Pour la simple raison que vous aurez beau gratter le fond du coffret, vous n'y trouverez pas trace du fameux espoir hésodien. Zénon ne vous fait pas de cadeau de dernière minute. Personne ne sortira intact du paradoxe zénonien. Les pointes de bambous acérées dissimulées dans la fosse à la tortue vous auront empoisonné le sang de votre psyché et la lymphe de votre âme jusqu'à la dernière minute de votre vie intellectuelle. Les Evangiles le taisent prudemment, mais c'est après la lecture de Zénon que le Christ a dû déclarer que les plus heureux étaient les simples d'esprit.
Certains ont dénoncé une fraude. Zénon aurait été la première victime de l'état embryonnaire de la science de son temps. Il vécut dans des âges obscurs qu concevaient le mouvement uniquement en trois D. Il aurait ignoré une de ses composantes essentielles, le temps. Il est sûr que lorsque l'on visualise par de jolis petits croquis les anecdotes éléatiques l'on a tendance à raisonner sur des distances mathématiquement représentées par des segments de droite. Mais l'on oublie qu'à la fragmentation géométrique des vecteurs de distance correspond une égale fragmentation temporelle.
La fragmentation zénonienne ressemble un peu à l'atome démocritéen, avec une face A qui exprimerait la réalité géographique et matérielle de la tessèle sphaïrique et une face B qui représenterait sa dimension temporelle quasi intelligible. Si chaque lieu zénonien est un tout indivisible, une unité intransperçable protégée de tout mouvement par des cloisons étanches qui empêchent tout passage, chaque lieu zénonien est aussi muni de sa propre temporalité indépendante de toute connexion qui empêche l'établissement d'une grille horaire unifiée qui permettrait de noter aussi bien l'avancée des aiguilles d'une montre que le parcours en avant de la flèche du temps. Si pour Zénon le temps n'est pas relatif, c'est parce qu'il ne se refuse de penser à la réalité temporelle du temps. Celle-ci ne pourrait-être qu'une nominaliste division clepsydrale totalement conventionnelle.
La tentation est grande de renvoyer notre éléate parmi le groupe des sophistes. Il en affiche un peu l'art et la manière. Sans doute en est-il un précurseur, mais il n'a jamais revendiqué un tel titre de gloire. Il s'est toujours déclaré comme un parménidien et fier de l'Être. Quelques siècles plus tard Sénèque n'hésite pas à affirmer qu'il existe une différence radicale entre Parménide et Zénon : le premier déclare que l'Un est l'Être et son disciple que l'Un n'existe pas et qu'il est donc stricto sensu du Non-Être.
Oui mais Zénon ne remet jamais en cause l'Être, même si ses attaques contre l'apparence êtrale du Non-Être sont si violentes que dans l'esprit de ses auditeurs ( nous n'osons dire ses lecteurs ) elles détruisent tout autant la royauté de l'Être devenu un fantôme si évanescent que l'on oublie de s'en préoccuper. L'oubli heideggerien de l'être débute-t-il avec Zénon d'Elée ?
Il est quand même tentant de revenir à une analyse sophistique de Zénon. S'il est une métaphysique qui doit tout au langage, au logos - nous préférons ce terme grec si indéterminé par ses multiples acceptions que le mot français actuellement trop connecté par les outrances structuralo-linguistiques – c'est bien celle de Zénon. L'on peut remarquer que toute philosophie n'est qu'un amoncellement de mots, mais un Héraclite, un Parménide, un Platon, un Empédocle, un Aristote en usent pour transcrire une vision, ou un système du monde.
Zénon n'expose pas. Il ne nous propose rien. Il réfute. Son livre fut une suprême imprécation contre les adorateurs du vil multiple. C'est un avocat qui défend sa cause. Un rhéteur qui essaie de mettre le public dans sa poche. D'une aisance remarquable, mais ses paradoxes sont de véritables pièges à rats fabriqués et appâtés avec des mots. Le seul reproche que l'on pourrait leur opposer ce n'est pas envers la logique de leur argumentation qu'il faudrait la diriger. Elle est sans faille.
Les argumentaires qui ont tenté de prendre en défaut les insolubles traquenards zénoniens depuis des siècles, pour si intelligemment pensés qu'ils fussent, n'ont jamais été d'une oraculaire pertinence définitive. Aucune réfutation n'a su déployer une formulation assénée en une brièveté aussi radicale. Certains ont pensé en venir à bout, aux points. Mais si l'on désire remporter une victoire contre Zénon, il faudrait l'acquérir par un de ces KO foudoyants dont il détient le lapidaire secret.
Les casse-têtes de Zénon dénient d'autant plus aisément toute forme d'existence êtrale aux multiples facettes de la réalité terrestre que ses machines de guerre ne sont pas dirigés contre le monde sensible dans lequel nous pataugeons, de plus en plus maladroitement, depuis des siècles, mais contre nos représentations logosiques de cette même réalité. Zénon vise à la tête. Il emplit notre cervelle de chevaux de Troie. Il ne s'attaque pas aux remparts du monde qui nous entoure, mais fomente d'audacieux raids de commandos au coeur le plus secret de notre citadelle intérieure. Une armée sans chef ou sans état-major est sur le chemin de la défaite avant même d'avoir commencé à combattre.
Zénon impose ses armes, son terrain, et son heure. Il ne consent à aucune concession. Il ne porte qu'une seule couleur. Accepter le combat à ses conditions, c'est se mettre en position de faiblesse dès les premiers engagements. Avec Zénon le péril est dans la demeure avant même que nous ayons le temps de définir une stratégie qui serait nôtre. Zénon est un tacticien formidable.
Il y a longtemps que nous avons compris que l'on ne combat pas contre Zénon, mais qu'il faut se servir de lui comme d'un irremplaçable allié. Combien de fois avons-nous eu besoin, en des corps à corps métaphysiques des plus périlleux, de son corps achilléen d'archers boutant ! Combien de traits définitifs n'avons-nous tirés sur d'oiseuses ou inquiétantes démonstrations de forces hostiles !
Reste que nous n'aimons guère chercher en vain le défaut de la cuirasse. A nier le multiple Zénon en est devenu le prisonnier. Il s'est comporté avec la multiplicité sensible du monde comme ces athées qui a force de proclamer l'êtrale vanité du dieu monothéique persuade leur public de la seule existence de celui-ci. Toute négatologie se retourne contre ses partisans.
Vouloir à tout prix démontrer systématiquement l'inexistence de la réalité sensible, c'est peut-être accorder à cette dernière une trop grande importance. Cela devient ce que Valéry appelle une idée fixe. En ses aspects métaphoriques les plus rétrogrades, une noduleuse spirale calcificatrice de sémantisation appauvrissante généralisée enkyste notre intellect.
C'est un escargot vivant qui se doit d'habiter sa coquille. L'Homme est un cervellopode. La mise à mort du multiple zénonien sera arraché à ses suicidaires tendances auto-destructrices, quand l'effacement de la matière ne dépendra plus d'une négativité exacerbée mais sera vécu sur le mode d'une volonté proche de ce que l'on pourrait définir comme un immatérialisme berkeleyen.
Un immatérialisme berkeleyen qui ne se penserait pas comme un spiritualisme pro-chrétien totalement irrécevable dans la philosophie zénonienne, mais comme une farouche volonté d'ipséité. Zénon est ici entrevu comme l'introduction du sujet pensant dans la philosophie antique. Un sujet métaphysique par excellence, qui ne serait pas sans ressemblance avec le sujet cartésien qui déconnecté en sa chambre solitaire du monde non pas sensible mais plutôt expérimentalo-pragmatique, rejette dans la corbeille à papier du doute intégral l'incertitude incapacitante de toutes ses représentations tant existentielles qu'intelligibles.
La dénégation surmultipliée de Zénon s'apparente à une espèce de descente phénoménologique, non pas en soi, mais en l'acte pur de pensée. Par cette absence de toute psychologie personnelle l'on comprend très bien que la fameuse invective de Valéry à Zénon dans son Cimetière Marin est induite par une logique pensique qui ne doit rien à l'aléatoire enthousiasme poétique. Remarquons en la fin du poème une image toute zénonienne, cet appel au soulèvement de la vague de la vie qui doit se fracasser sur les rochers du rivage. Rien de moins zénonien, direz-vous surpris – que cette invocation primitive au surgissement envahissant du multiple ! Mais la notation fragmentaire du réel est quand même là, en filigrane de l'exaltation panthérique de la magnificence des forces vives du monde, dans l'écume de « la vague en poudre ».
Etrange cheminement que ces vingt-cinq siècles de pensée qui séparent ces deux oeuvres. Valéry joue un tour de cochon à Zénon, le réconciliant avec la charnellité de la fragmentation du réel. Avec en prime cette idée que la mosaïque du multiple est nécessaire à l'émergence marine du mouvement. Retournement complet de la pensée de Zénon, qui ne peut pourtant pas être compris comme une trahison de l'esprit de la pensée de Zénon.
Valéry soulève le voile du grand silence de Zénon. Lui l'athée parquéen qui cite dans ce même poème, à plusieurs fois les dieux, agit comme un révélateur. La pensée zénonienne se passe des Dieux sans faillir. Est-ce la formulation quelque peu mathématique des paradoxes qui a rejeté dans une sereine clandestinité l'armada des célestes créatures ? Où alors, est-ce que Zénon n'avait pas de lieu sublunaire assez stable pour abriter les rejetons de l'Olympe ?
( 2008 / in Zénon, cruel Zénon ! )