CHRONIQUES
DE POUPRE
UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES
Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires
/ N° 012 / Novembre 2016
VALERY AND FRIENDS
… Valéry fut en notre jeunesse le premier introducteur à une pensée grecque encore vivante… nous lui devons beaucoup, ce sentier en partance vers l’altier massif de son œuvre s’incline, naturellement serions-nous tentés d’affirmer, vers Pierre Louÿs, son frère d’armes et de combat littéraire…
CORRESPONDANCES A TROIS VOIX
ANDRE GIDE. PIERRE LOUYS. PAUL VALERY.
. ( 1888 – 1920 ).
Edition établie et annotée par
PETER FAWCETT et PASCAL MERCIER .
1679 p. Mai 2004. GALLIMARD.
Monumental. On aurait pu hériter d’un volume de la collection de La Pléiade, exigu à en perdre les yeux, et deux fois plus cher, remercions les Dieux de cet in-quarto géant, qui permet au lecteur une consultation rapide et aisée de l’appareillage critique, sous forme de notes paginales que l’on caresse du regard, sans avoir à se perdre dans d’ultérieurs et pénibles renvois en fond de bouquin. Typographie d’une lisibilité parfaite, belle couverture brochée, notules d’une méticulosité extraordinaire, jamais prises en défaut ou au dépourvu. Saluons l’énorme travail des maître d’œuvre d’une telle édition. Quand on pense au contenu qui nous attend, il est sûr que nous sommes en possession d’un véritable coffre au trésor.
Gide, Valéry, Louÿs. Tierce majeure de la littérature du début du vingtième siècle. Inutile de parier sur vos préférences, c’est Louÿs qui remporte la mise et se taille la part du lion. Mathématiquement parlant d’abord, puisque de ce triangulaire échange de lettres ont été exclues les missives échangées par Paul Valéry et André Gide. Nous comprenons les motivations de cette exclusion : non seulement la Correspondance Gide – Valéry est accessible à tout un chacun, chez le même éditeur, depuis près d’un demi-siècle, mais l’ajout d’un tel amas de documents, outre le fait qu’il aurait nécessité un deuxième tome, ce qui n’est pas un mal en soi, aurait quelque peu dénaturé la signification de cette geste épistolaire. En effet, si à la fin du livre les deux principaux protagonistes dépassent la cinquantaine, cette Correspondance à Trois Voix, nous parvient avant tout comme le témoignage de l’inaltérable jeunesse littéraire de leurs auteurs.
Si Gide s’en va très tôt, c’est peut-être avant tout, et c’est vraisemblablement là la raison originelle de sa brouille avec Pierre Louÿs, parce qu’il a passé bien plus vite que ses deux camarades la ligne de démarcation qui sépare le jeune homme de l’homme adulte. Nous remarquons que la rupture avec Valéry s’effectue au moment précis où ce dernier quitte la précaire solitude de ses cahiers pour adopter le statut d’écrivain quasi-national ! Ironie de l’histoire du goût, le contempteur des boursouflures hugoliennes finira par endosser la livrée infamante de poète officiel de la République.
Certains objecteront que Louÿs est dès les premières années du siècle un homme fini, son œuvre est déjà derrière lui, et la vingtaine d’années qu’il lui reste à vivre sont celles d’une lente dégradation, d’une stérilisation littéraire sans appel. Que l’on se rappelle la cause du différend qui surgit entre Louÿs et Valéry : Louÿs a harcelé Valéry pour qu’il lui remette les toutes premières lettres qu’il lui avait adressées de Paris, alors qu’il était âgé de dix-neuf ans… Voici que les mois s’écoulent et que Louÿs ne retourne jamais le précieux paquet… Mortifié Valéry s’éloigne… Alors que Louÿs s’accroche au rêve doré de sa jeunesse, Valéry franchit le Rubicon de la respectabilité littéraire. Pouvait-il endosser cette tunique de Nessus sans sacrifier ce qu’il avait de plus précieux…Difficile d’avoir le cul entre deux chaises, surtout si l’une est un fauteuil d’Académicien.
Mais les deux amis de trente ans ont peut-être simplement intervertit leur rôle : n’est-ce pas Louÿs qui est désormais voué à l’horrible manducation de l’écriture égotiste ? Et n’est-ce pas Valéry qui est devenu le monsieur loyal du cirque littéraire ? Ce Louÿs qui fut l’Intercesseur par excellence, sans qui Gide, Valéry, Debussy et bien d’autres, ne seraient jamais devenus ce qu’ils furent, s’abîme dans sa bibliothèque. Aux cahiers il a de toujours préféré les livres. Le voici qui se lance dans d’improbables recherches. A voir les frémissements indignés qui ont secoué dernièrement l’institution littéraire lorsque différents chercheurs ont ressorti du placard aux oubliettes l’ignominieux serpent de mer engendré par Pierre Louÿs, selon qui Molière ne serait que l’Emile Ajar de Corneille, l’on comprend à quelle tache insurmontable le solitaire du hameau de Boulainvilliers s’était attelé…
A y regarder de près, Louÿs est beaucoup plus près du casse-dogme à la Daumal que l’on ne pourrait s’y attendre. Tous ceux qui jugent Aphrodite, comme le spécimen type de la littérature fin de siècle devraient y réfléchir à deux fois. Valéry, l’intelligence était son fort, le pressentit le premier. Plus d’une fois il s’ouvrit à Pierre de l’inexorable paradoxe, lui qui est en train d’écrire deux œuvres phares de la poésie française s’inquiète de l’a-modernité de sa poésie. Quelques années plus tard la parution de Colonnes dans la revue Littérature, surréaliste et sous la houlette d’André Breton, témoignera de ce malaise.
C’est Louÿs qui trace la route. C’est bien Louÿs qui accouche Valéry de la Jeune Parque et qui dans le même temps lui envoie coup sur coup, maintes épistoles comminatoires pour lui démontrer la supériorité de la prose sur le vers. Valéry s’accroche à son vers. Valéry s’accroche à son rêve. Et pourtant malgré l’incisive effulgence prosodique de Paul, la nouvelle lyrique française empruntera les voies touffues et boisées définies par Pierre. Valéry, l’exemplaire Valéry, a prêché dans le désert. Les temps sont sans doute venus de reconsidérer la Poëtique de Pierre Louÿs. La poésie moderne s’est détournée de cette oeuvre quasi-introuvable. La majeure partie des poëtes modernes ont ignoré jusqu’à l’existence d’un tel texte. Une des taches urgentes de la poésie actuelle serait de se pencher sur ces commandements poétiques…
Contradictoire Louÿs ! Alors qu’il détient la prescience des routes nouvelles, il passe ses nuits à soupeser les alexandrins. Joignant la pratique à la théorie il en profite pour composer le Pervigilium Mortis, qui normalement devrait se retrouver dans toutes les anthologies de notre poésie nationale. Mais nous n’ignorons pas que le monde est mal fait.
L’Histoire, même littéraire, est facétieuse. Valéry et Louÿs sont les ultimes représentants de générations perdues à tout jamais. La glaise des cimetières, ou des champs de bataille, s’est depuis longtemps refermée sur elles. Le règne des esthètes est terminé. Gide ne laissera pas passer le train des nouvelles valeurs. Le moderne se targuera d’être moral. L’on n’écrit pas L’Immoraliste sans avoir quelques comptes à régler avec sa conscience. Une des formes les moins attendues et des plus surprenantes du puritanisme post-chrétien reste bien la libération exacerbée du corps par la débauche.
Près de sept cent lettres de Louÿs et pas un seul mot sur la face cachée de son œuvre. La critique moderne entachée de psychanalyse à bon marché – mais c’est-là une tautologie – ne manquera pas de crier au refoulé. Nous y lisons plutôt, cette vertu bourgeoise de la discrétion que Louÿs pratiqua sans vergogne. Car Louÿs restera bourgeois jusqu’au jour de sa mort. Grande bourgeoisie de robe, éclairée certes, mais cela n’empêche pas la conservation et le développement d’ attitudes fort réactionnaires, qui seront chez lui toujours contrebalancé par un élitisme aristocratique du meilleur aloi.
S’il devait y avoir un mot pour témoigner du parcours existentiel de Pierre Louÿs, ce serait celui de fidélité. Fidélité littéraire au symbolisme, même s’il fit partie, de fait, de cette deuxième vague qui renia quelque peu le songe mallarméen au profit de la palpitation vitale du monde, même s’il refusa d’entrer dans les coteries se réclamant expressément de cette appellation, même s’il rechercha avec ardeur une autre voie plus personnelle.
Alors que Gide marchait au-devant de lui-même, déjà Louÿs se retournait sur le temps perdu. Sa prédilection pour l’antiquité est incompréhensible si l’on n’y goûte point le symbolique retournement mélancolique de tout individu sur les jours enfuis de sa jeunesse. Louÿs n’a jamais aimé, ni la Grèce, ni Rome. Tout au plus s’est-il de temps en temps amusé à réveiller leur spectre pour combattre l’esprit de puritanisme et de lourdeur.
Certes Gide était un jeune homme compliqué, ligoté dans les rets de ses propres appréhensions. Mais si plus tard il a pu se poser en donneur de leçon d’hédonisme aux stupides générations de l’après deuxième guerre, ses fredaines poly-sexuelles restèrent dans les limites de l’acceptation institutionnelle. Les chasses érotiques de Louÿs furent d’un autre acabit.
Entre ces deux-là l’entente était impossible. La correspondance Louÿs – Gide est une interminable suite de fâcheries et de vexations. Tout les sépare, hormis la littérature qui les a momentanément réunis. Quand Gide aura fait son miel de tout ce que Louÿs aura pu lui apporter il s’envolera vers d’autres corolles. Louÿs ne lui pardonnera jamais cette trahison. Tout le reste de sa vie il poursuivra Gide d’une haine inextinguible. Nous subodorons que l’amitié de Valéry épargna à l’ auteur du « voyage du rien » bien des vicissitudes. Nous n’en voulons pour preuve que la surprenante retenue dont Louÿs fit preuve lorsque Valéry dédia La jeune Parque à Gide. L’odieuse dédicace blessa profondément Pierre Louÿs. Combien devait-il aimer Valéry pour pardonner au nécessiteux infidèle ! Existe-t-il dans les lettres françaises l’exemple d’un silence aussi pathétique ? Nous en venons nous à nous demander si Louÿs n’a pas exigé ses lettres de jeunesse, comme une manœuvre dilatoire, pour amener Valéry à s’éloigner malgré lui.
L’historiographie littéraire a relégué Louÿs parmi les auteurs de troisième zone. La postérité est injuste : combien de généraux ont remporté de victoires que l’on attribue à d’autres ! Cette Correspondance à trois voix rétablit un équilibre. Une des plus belles figures de notre littérature sort enfin de l’ombre. Puissent les lecteurs venir nombreux s’émouvoir à la haute et énigmatique figure de Pierre Louÿs. Ils y puiseront les commandements à la plus grande exigence littéraire.
André Murcie.
VALERY – LEBEY. AU MIROIR DE L’HISTOIRE.
Choix de lettres 1895 – 1938.
Présenté par Micheline Hontebeyrie.
Préface de Nicole Celeyrette – Pietri.
Collection : Les Cahiers de la NRF.
502 p. Septembre 2004. Gallimard.
André Lebey fut l’ami de Paul Valéry et de Pierre Louÿs, deux essentielles qualités qui suffiraient à elles seules à nous le rendre cher. Les valéryophiles et les Louÿsovores seront heureux de rentrer enfin en contact avec cette figure essentielle trop souvent esquissée en bas de page en de rapides et frustrantes notules.
L’homme est attachant, même si l’on ne partage pas ses convictions. Grand dignitaire de la Franc-Maçonnerie, député socialiste, il défendit ses idées au détriment de sa carrière. L’honnêteté intellectuelle étant la chose la moins recherchée par nos concitoyens, nous ne pouvons que nous incliner et saluer.
Valéry avait la teste dure ; dans ses écrits il aime à se présenter comme l’anti-philosophe et l’anti-historien par excellence. Cette correspondance a le mérite de changer les perspectives. Certes dans les premières années qui coïncident avec celle de l’engagement de plus en plus militant de Lebey, Valéry entonne à tout bout de champ son antienne préférée : l’on ne peut tirer aucune loi générale du fatras de l’Histoire. Cette combinaison aléatoire de bruits et de fureurs n’est qu’un tourbillon de vanités exacerbées. Ce qui ne l’empêche pas d’assimiler Marx à l’esprit allemand, ces allemands qui relèveraient de la barbarie sous le seul prétexte qu’ils appliqueraient une méthode qu’il n’arrive point à dégager dans ses Cahiers ? Mais laissons-là nos méchancetés : sujet d’étonnement pour les lecteurs de Variétés et de Tel Quel, l’omniprésence de la référence à la pensée nietzschéenne dans les réflexions de Valéry, et cette concomitance sur l’état physique de nos deux penseurs : Valéry est souvent souffrant, systématiquement grippé chaque hiver, fiévreux à tout instant, nerveux et irritable à tout jamais : le contraste est grand avec la certitude de ses aphorismes étincelants. Il semble que l’œuvre se soit bâtie péniblement dans une lutte incessante contre la maladie alors qu’elle se présente irradiante d’un centre égotiste génésique à l’abri de toute turbulence extérieure. Lui qui nous la joue gladiator toréant avec une facilité déconcertante les fauves déclinaisons des métamorphoses de la combinatoire du monde apparaît comme un Hercule souffreteux, harassé et d’avoir à recouper le chiendent inextinguible des têtes repoussantes de l’Hydre de la réalité. Mauvaises Pensées et Autres pourrait être le titre emblématique de toutes les noétiques expériences de l’œuvre valéryennes : l’on y a vu la coquetterie superfétatoire de l’intellectuel jamais satisfait de son génie, peut-être faudrait-il reconsidérer cette notion de malaise si chère à notre poëte et qui est un des leitmotivs constitutifs de toutes les correspondances valéryennes. La vie est pour Valéry une maladie, fidèle à l’esthétique symboliste de ses jeunes années, quoiqu’il s’en défendît, il élabora son oeuvre comme l’on s’enferme en une tour d’ivoire. Si officiellement Valéry a toujours été un peu condescendant avec Nietzsche, c’est vraisemblablement parce que tous deux procèdent d’un même diagnostic quant à la vie, même s’ils n’y appliquent pas la même ordonnance. De ce que nous avançons nous n’en voulons pour preuve que leur position devant la Femme, ce démon femelle et succube qui suce le sang et le sens de l’esprit, cette idole à qui l’on répugne de tout sacrifier… La terreur panique qui saisit notre jeune homme lors de la fameuse nuit de Gênes, y eût-il une nuit moins érotique que celle-là dans toutes les lettres françaises, hormis celle de Pascal, rappelle étrangement la paralysie extatique de Nietzsche devant Lou-Andréa Salomé. La liaison de Valéry avec Catherine Pozzi, dont on suit le déroulement en filigrane dans les rares allusions des deux amis, nous montre qu’à trente années de distance Valéry n’a guère changé dans son appréhension de la Femme. L’anecdote un peu triviale rapportée par Mondor qui lui demandait s’il s’en tenait à sa première classification de la gent féminine en emmerdeuses et emmerdantes d’un côté l’autre, et la correction du poëte de rajouter la catégorie des emmerderesses est des plus significatives : la femme est bien l’empêcheuse de penser en rond.
Mais il s’agit ici d’amitié, virile et exigeante. A Lebey qui le presse de s’engager, de ne pas s’enfermer dans une stérile auto-analyse qui ne lui apporte aucune satisfaction, et de mettre son intelligence au service des autres, Valéry oppose sans cesse en guise de non-recevoir une force d’inertie des plus paralysantes. Le parcours de Lebey est des plus exemplaires : lui qui se veut aider le peuple, ces petites gens mal instruites, abruties de taches pénibles et commandées sans ménagement par des profiteurs de toutes sortes s’en vient peu à peu, au nom d’une communion quasi charnelle avec le peuple de France, très logiquement à prôner l’Union Sacrée dés le début des hostilités. Ce conflit de 14 qu’il ne tardera pas à comprendre, et en cela il se trouve sur la même longueur d’onde que Valéry, comme une catastrophique guerre civile européenne, n’est pas encore fini, que dans un souci de préservation il condamne sans attendre la révolution bolchévique qui se lève en Russie.
Les deux amis seront déçus par l’après-guerre. Tous deux ressentent les faiblesses et les manquements du Traité de Versailles. Lebey se bat au jour le jour pour que la Société des Nations se dote des moyens nécessaires à son action, plus prophétique Valéry indique en quelques essais brillants qui feront date, la nécessité pour l’Europe de s’unir afin d’éviter une nouvelle catastrophe.
André Lebey s’éteint en 1938… L’affection entre les deux hommes est toujours aussi vive, même si les caprices du destin ont infléchi leur existence de façon très différente : Valéry est devenu un personnage quasi officiel de la quatrième République, une nouvelle génération de jeunes socialistes a sonné la retraite du personnel d’avant-guerre… Trop œcuménique, européen convaincu, Lebey fait maintenant partie des cadres animés par l’esprit et la culture d’une vielle Europe que la modernité rejette…
Splendeurs et misères de la Littérature ! La correspondance éclaire d’une lumière crue la difficulté de vivre de sa plume pour un écrivain aussi mondialement connu que Valéry. S’il ne tire pas le diable par la queue Valéry a certainement perdu au change sinon son âme, du moins sa tranquillité d’esprit, ce qui est un comble pour Monsieur Teste . La notoriété a apporté à Valéry la possibilité de diffuser ses idées bien plus largement que s’il était resté ce qu’il voulut être. Mais l’auteur du Cimetière Marin ne fut jamais dupe de la comédie des honneurs et du pouvoir.
Le tragique naufrage de Pierre Louÿs est le contrepoint idéal aux choix de Valéry. Une trop grande pureté n’induit pas une meilleure existence. Les lettres de Lebey à Valéry sur les dernières années de Louÿs sont cruelles et serrent le cœur. Les différentes biographies que nous avons parcourues sur la vie de l’auteur des Chansons de Bilitis nous paraissent un peu en-deçà de la réalité rapportée par Lebey, un peu comme si de pieux thuriféraires avaient quelque peu, par décence et respect, édulcoré la catastrophe… Un Louÿs quasi impotent, presque fou… Le refus de Valéry à renouer avec Louÿs alors que celui-ci n’a jamais eu autant besoin de lui sonne comme une trahison. Gageons que sur son lit de mort Valéry a dû être agité par quelques mauvaises pensées subsidiaires…
André Murcie.
FRAGMENCES D'EMPIRE
FRAGMENTS. HERACLITE.
Traduits et Commentés par ABEL JEANNIERE.
120 pp. Collection : La Philosophie en Poche.
AUBIER. 1977.
Cent vingt pages, dont en tout et pour tout douze qui contiennent l'ensemble des Fragments d'Héraclite. Si nous étions théologiens christianophiles nous dirions que l'oeuvre a péri par où elle a péché, par le feu. Comme nous respirons mieux en chlamyde qu'en soutane nous préfèrerons rire du regard ironique d'Athéna qui a vu s'éteindre, sans manifester le moindre vague à l'âme – ô déesse, chante l'inconsciente netteté de la psyché grecque ! -, le fleuve de feu dévastateur caché dans le Livre mis sous sa protection, par le surgissement inopiné du Même. Il est rare qu'un écrit humain contienne en toutes lettres l'inscription de son destin. Quand la réalité rejoint la fiction l'auteur a-t-il vraisemblablement raison de se méfier des hommes ?
Mais laissons la saga érasthosténienne de côté. La physique héraclitéenne fera l'effet d'un tremblement de terre dans le petit monde de la philosophie antique. Avec ce livre pour la première fois l'horizon parménidien était dépassé. Héraclite avait opéré une brèche dans le rempart inaccessible de l'Être immobile et comme par miracle le lac tranquille de Parménite avait commencé à se déverser dans l'ouverture pratiquée et s'était transformé en un torrent impétueux que rien n'arrêterait plus jamais.
Pour nous modernes Héraclite et Parménide sont deux entités séparées, deux penseurs à parts entières qui ne mêlent jamais leurs eaux. Nous avons des spécialistes de Parménide et des spécialistes d'Héraclite. Dans les années soixante-dix du vingtième siècle il y eut même une espèce d'engouement partisanal en faveur d'Héraclite. Il fut un peu considéré comme le métaphysicien subliminal du matérialisme historique marxien de l'extrême-gauche. Je ne sais si cette annexion idéologique aurait été agréée par sa farouche et ombrageuse personnalité. Les parménidiens étaient alors considérés comme des petits-bourgeois heideggériens. Les critiques dont les oeuvres d'Heidegger furent plus tard l'attaque s'articulent peut-être sur cette première séparation. En parvenant au pouvoir en 1981, la social-démocratie changea le fusil d'épaule et passa définitivement l'arme de la révolution à gauche. Désormais la pensée de gauche quittait les rivages de l'exigence métaphysique pour ceux de la moraline auto-ressentimentale. Le mouvement fit d'abord semblant de batailler contre l'idéologie souterraine de l'extrême droite mais il retourna très vite le couteau tranchant de la critique impitoyable dans la chair vive de ses anciens errements révolutionnaires. Plus question de longues marches forcées vers le socialisme. Au nom de la liberté supérieure des droits hominiens l'on laissa la main libre au marché dans le seul but de nous guider très libéralement vers le meilleur des mondes.
Mais il ne faut jamais oublier, malgré notre détour par notre immonde modernité, que Parménide et Héraclite furent contemporains, preuve qu'à l'époque le combat philosophique faisait rage. La force et la ruse d'Héraclite furent d'avoir refusé de se battre sur le terrain même de l'adversaire. Alors que toute l'histoire de la philosophie de Pythagore à Aristote pourrait être réduit à une guerre pichrocoline autour de la forteresse de l'Être, Héraclite délaissa le champ clos et même forclos du tournoi pour faire des armes mêmes, avec lesquelles on s'entretuait, le lieu même de la bataille.
Comme les philosophes sont un peu comme le corbeau d'Esope à se pavaner sur la plus haute branche du savoir avec le camembert étincelant de leur formule favorite dans leur bec bavard, Héraclite comprit que rien ne servait à jouer au renard de la fable. A peine avait-on dérobé le délicieux calendos de l'un qu'un autre volatile le remplaçait sans coup férir. Ce n'est pas la tomme savoyarde ou le roquefort cadhurcien qu'il fallait subtiliser mais la recette même de tout fromage.
Héraclite coupa net le ramage de nos phénix. Aux hôtes de nos bois il déroba non pas le clacos, même pas sa recette souveraine, mais l'ensemble des mots du livre de cuisine. L'un avait l'eau, l'autre l'air, un troisième le nombre etc, etc... Tant qu'il s'adjugea le feu, cela rentrait dans les limites déontologiques de la profession, mais lorsqu'il déroba – comment ne pas employer un tel verbe prométhéen – le Logos, il mit tous ses confrères en chômage technique.
Reconnaissons que ce fut un coup d'éclat. Une étincelle de génie ! En s'emparant du Logos, les autres en perdirent la parole ! Héraclite maître du feu et du Logos. C'était à lui tout seul un Zeus en miniature. L'on comprend sans peine pourquoi dans un de ses fragments il parle de foudre !
Revenons à nos précédentes évocations : ce n'est pas par hasard si la philosophie d'Héraclite connut un retour de flamme dans les années soixante-dix : c'est en cette période historiale que la linguistique commença à imposer son hégémonie aidant ainsi en toute sournoiserie à repousser dans les calendes grecques tout le fatras de l'ancienne culture occidentale transmise par l'Imperium Romanum. L'humanisme littéraire était poussé dans les oubliettes, place nette à la modernité technicienne des savoir-faire. Avec son Logos compris en tant que discours raisonnable Héraclite serait l'arbre solitaire non plus de la prescience mais de la pré-science antique qui servirait à masquer la forêt abattue.
Alors que ses adversaires possédaient un seul mot, Héraclite en détenait deux. Lorsqu'ils croyaient par exemple s'être débarrassé de lui en jetant sur sa misérable flamme une bassine d'eau thalésienne, Héraclite leur expliquait que son feu était indestructible parce qu'il n'était qu'une image du Logos aussi éternel que l'Être de Parménide mais avec en plus le terrible avantage d'être mobile et de se retrouver partout où l'on ne l'attendait pas. Dans la série à tous les coups je gagne Héraclite raflait la mise avec une facilité déconcertante.
Avec Héraclite nos grecs en perdaient leur latin, les dieux mouraient de leur immortalité, et les mortels pouvaient se réjouir de leur condition. Le maître du Logos était aussi le maître de la logique. Toute certitude était chamboulée et les assises solides de l'Être étaient frappées du sceau de la folie. Mais ce n'était pas grave du tout puisque la plus grande folie se révélait être la plus grande sagesse.
Héraclite ne s'arrêta pas en aussi bon chemin. Non content d'avoir rendu muets la clique entière de ces bavards impénitents que sont les philosophes, il se décida à bâillonner à leur tour les Dieux. Pauvre Apollon qui ne pouvait même plus répondre par oui ou par non. Toutefois comme l'on ne sait jamais avec les Dieux et qu'il faut se méfier du retour de bâton, notre éphésien leur concéda de faire quelque signe. En sa direction, pour assurer la foule ignorante que les Dieux eux-mêmes étaient la preuve de la fulminante existence du Logos héraclitéen. Un peu comme quand Gorbachev faisait de la pub pour les pizzas Hut, afin de justifier aux peuples stupidement incrédules la véracité insurpassable du capitalisme.
Abel Jeannière – et c'est-là tout à son honneur – n'entend pas être dupe de la scandaleuse nouveauté d'Héraclite. Héraclite ne provient pas de rien. Notre homme avait des antécédents. Pas spécialement parmi ses condisciples physiciens. La pensée d'Héraclite proviendrait des doctrines orphiques et d'un effort de laïcisation de celles-ci. A la naïve promesse – l'on y retrouve en germe toute la stupide gentillesse du christianisme – d'une mystérique survie post-mortem, Héraclite oppose une explication rationnelle. Cette enfantine croyance ne serait que le balbutiement d'une intuition géniale mais incomprise : celle de l'éternel retour.
De l'éternel retour de quoi au juste ? Du monde, du même, de l'identique, de l'Être, des choses ? La fragmentation des écrits de Parménide ne nous permet guère de répondre avec une extrême précision. La réponse à cette question gît dans les oeuvres postérieures de la philosophie antique et moderne. Nietzsche lui-même la définissait comme la question la plus difficile et la pensée la plus lourde.
Abel Jeannière s'interroge, trop incidemment, si l'on peut trouver dans Héraclite, un moyen individuel de s'arracher à l'éternel retour. Comme l'âme du philosophe platonicien qui après avoir parcouru le cycle des réincarnations reste dans le ciel idéal à contempler les plus hautes idées ? Comme une survie personnelle du myste orphique initié ? Comme le gymnosophiste d'Inde qui s'éveille de la maya pour s'abîmer dans le nirvana ? Comme le toréador valéryen qui descend dans l'arène de l'être afin de mettre à mort les Idées sous-jacentes à la prétention de la science à dévoiler une certaine vérité du monde ?
C'est que l'éternel retour héraclitéen plonge l'archer zénonien dans un sacré dilemme. Il a intérêt à mûrement réfléchir avant de relâcher sa corde. Voici que cette satanée flèche qui jusqu'à présent vous prenait une éternité de temps pour parcourir un demi-centimètre, va, court et vole à la vitesse de Rodrigue se précipitant vers les doux yeux de Chimène. Non seulement elle fonce si vite qu'on ne la voit pas forcer la ligne d'horizon de la courbure de l'Être, mais que suivant la courbe du sphaïros parménidien qu'elle vient de traverser de part en part, elle réapparaît brutalement dans le dos du tireur, si bien que, comme dans les meilleurs dessins animés, Achille passe en trombe, devant nos yeux émerveillés, talonné par une tortue cinétique prête à lui refaire avec infiniment plus de panache le coup du dépassement du lièvre ésopien. La flèche que l'on s'est tirée soi-même dans le dos est toujours désopilante pour le spectateur.
L'orgueil d'Héraclite n'était-il justement pas fondé sur une prétention, d'autant plus incompréhensible pour ses concitoyens qu'il la tînt précautionneusement tue et peut-être soigneusement cachée en son traité, d'une certaine vision de l'exacte nature de l'éternel retour du logos ? Mais nous expliquons la métaphysique par la psychologie. Ce qui n'est point dans l'ordre de la pensée grecque qui se refuse à conclure du supérieur par l'entremise de l'inférieur. Restons grec !
( 2008 / in Plein Feu sur Héraclite )
HERACLITE
In TROIS PRESOCRATIQUES.
YVES BATTISTINI.
Collection IDEES. NRF. GALLIMARD. 1968.
Héraclite ! On y revient toujours. Vous me direz que pour le philosophe de l'éternel retour, nous sommes dans l'ordre de la normalité la plus logique ! A la réflexion nous préciserions que l'éternel retour héraclitéen fonctionne comme un moteur à deux temps et qu'il vaudrait mieux employer l'expression d'aller retour. La pensée d'Héraclite, du moins ce qu'il en subsiste, nous le montre davantage concentré sur le fonctionnement de l'univers qu'occupé à en démêler un plan d'ensemble.
C'est peut-être même cet aspect qui le rend si différent de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Certes il écrit une physique qui tente d'expliquer le monde en sa totalité mais il semble peu intéressé par la globalité de son projet. Un peu comme s'il se moquait des conséquences de ses prémisses.
Aux maigres sentences habituelles, Yves Battistini a ajouté une partie doxographique aussi importante. Dans une rapide préface il explique comment la pensée d'Héraclite a influencé les Pythagoriciens et Platon. Héraclite, comme une fine analyse de ses fragments et l'étude comparée de commentaires antiques le laissent deviner, aurait été l'instigateur d'une théorie de la mimesis. Comprendre par cette formule, qu'Héraclite aurait démontré que les parties imitaient en leur comportement dialectique celui de l'ensemble du système.
Nous serions à l'opposé d'un modèle thermo-dynamique qui passe par des phases d'agitation et de repos qui nécessitent l'idée d'un vide sur lequel peut se dresser avant de retomber sur lui-même le tourbillon de la matière élémentale. Le monde héraclitéen serait comme un matelas pneumatique dont les cloisons subissent et influent le contenu emprisonné à l'intérieur. Imaginons un gros caoutchouc qui se tortillerait sur lui-même mais dont les parois seraient les limites-mêmes de l'univers. Nous ne sommes pas loin du monde tout relatif d'Einstein.
Il va de soi que l'air, pardon le feu, emprisonné dans notre chambre à feu, n'a aucune possibilité de s'échapper. Il est simplement soumis à un cycle de grande dilatation et de forte rétractation, qui ne sont pas sans rappeler les discutables théories de notre univers big bangique en expansion plus ou moins incertaine.
Héraclite a soulevé le capot de sa torpédo et il ne relèvera pas les yeux de ses soupapes adorées de toute la semaine. Il vous a parfois de ces airs de beauf du dimanche en train d'astiquer son bolide ! Mais un mécano de génie qui ne cille pas une demi-seconde lorsqu'il vous annonce que ses pistons dégoulinants d'huile sont pleins de Dieux. Il faut bien que ceux-ci trouvent une place quelque part puisque notre ingénieur a retiré le strapontin arrière pour gonfler la mécanique et qu'il ne cèderait pas pour un empire son volant de pilote fou.
Reste que là encore nous retombons dans la même problématique que dans notre précédente chronique. Il faut encore se méfier du retour de bâton des Dieux, dans les roues. L'ultra-démocratisme théorique de notre misanthrope aristocrate nous paraît sujette à caution. Les Dieux mortels seront peut-être comme les hommes immortels, mais ce genre de déclaration emphatique ne nous émeut guère. Ne serait-ce pas du démagogisme philosophique ? Grand admirateur d'Héraclite l'on voit très bien d'où Hegel s'est inspiré pour sa dialectique du maître et de l'esclave.
Pour briser cette infernale logique, à la prolétarienne révolte de Marx nous substituerons l'insidieuse question d'Archytas de Tarente qui demandait ce qui se passerait si l'on jetait de l'intérieur de notre matelas-monde le bâton des dieux sur la voûte stellaire de l'interne limite de notre univers. Le logos collecteur d'Héraclite n'est-il pas de par sa nature même de logos, non-illimité ?
La lutte des contraires qui fonde et dé-fonde l'harmonie du monde héraclitéen produit une inaltérable tension, comme des tendons qui permettent d'étendre et de ramener un membre mais qui le circonscrivent dans un étroit rapport de forces et le maintiennent en une stricte zone spatiale définie.
Le logos héraclitéen, malgré son image du fleuve tempétueux qui emporte tout sur son passage, n'est pas plus illimité que la sphère de l'Être parménidien. Aristote les mettra tous les deux d'accord en enfermant la volonté de la chose à être chose dans la chose même conçue en tant que sa propre causalité.
( 2008 / in Plein Feu sur Héraclite )