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CHRONIQUES DE POURPRE N° 8

 

CHRONIQUES

DE

POUPRE

UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

/ N° 008 / Novembre 2016

 

CAUSE DU PEUPLE

MAOS.
MORGAN SPORTES.
403 p. Juin 2006. GRASSET.


Un livre dérangeant. D’ailleurs on en a peu parlé depuis sa sortie. Faut dire que la quatrième de couverture n’est guère encourageante. L’on nous a déjà tellement fait le coup de l’ex-militant, l’ex-terroriste, qui se range des voitures et qui est malgré lui repris par son passé que le bouquin a bien failli rester sur le présentoir. Heureusement que le titre est une référence explicite au groupe politique d’extrême gauche le plus radical qui soit né en France après le printemps de mai 68.
Faut croire que trente années après l’auto-dissolution du groupuscule le couvercle d’acier trempé qui s’était refermé sur l’épopée commence à rouiller et à laisser échapper quelques vapeurs méphitiques ! Pas besoin de savoir lire entre les lignes pour comprendre que certains ont quelques comptes à régler avec leur passé… et leurs camarades… Il semblerait que le Tigre de Papier publié voici deux ans par Dominique Rollin ait poussé un miaulement qui ne soit pas du goût de tout le monde. L’on risque d’entendre rugir dans la ménagerie dans les mois qui viennent !
Ne soyez pas arrêtés par la première scène un peu poussive et tellement attendue qu’elle en devient insipide ! En parfait timonier Morgan Sportès redresse la barre et très vite nous emmène en des eaux beaucoup plus houleuses. Boueuses. Bourbeuses. Canonnière sur le fleuve jaune-repenti et croisière sur le fleuve rouge-sang !
L’on a beaucoup loué la sagesse des maoïstes français qui avaient su descendre du train avant que l’Histoire ne devienne sérieuse. La mort du militant Pierre Overney froidement abattu à l’intérieur de l’enceinte des usines Renault a jeté un froid sur l’exaltation révolutionnaire des cadres dirigeants de l’ex-Gauche Prolétarienne. Grâce à cette prise de conscience in-extremis la France aurait évité les dérives italiennes… L’on peut dire que c’est Billancourt qui a désespéré le gauchisme !
Mais que sont devenus nos amours mortes ! Lorsque l’on pense à un Serge July qui publiait Vers la Guerre Civile en 1969 pour finir par livrer à Rothschild les clefs du quotidien Libération, il y a de quoi se poser quelques questions. L’on connaît les réponses toutes prêtes de la psychologie bourgeoise : c’est ainsi que les hommes trahissent, il faut bien vivre, devant les nécessités, l’argent corrompt, l’on ne refera pas la nature humaine, et j’en passe, et j’en oublie.
Mais Morgan Sportès n’est pas auteur à se contenter de ces truismes saugrenus. Il n’y va pas de sa petite explication, il nous livre une analyse. Serrée, embêtante, angoissante même, quand on y réfléchit. Car elle pose le problème des limites de la liberté et de l’authenticité. Humaine serait-on tenté d’ajouter, mais ça sonnerait faux. Comme du Sartre.
La thèse de Morgan Sportès est facile à résumer. Les maoïstes ont été manipulés, du début à la fin. Reste à savoir par qui ? Facile, soutiendra le lecteur ! Par le Pouvoir, les Renseignements Généraux, les Services Secrets, par la Droite, pour le dire en un mot comme en deux. Si vous pensez que la police ne savait ni les noms, ni les adresses, du petit millier de lanceurs de coktails molotov, ou d’aficinados de la barre de fer, vous vous trompez. Tous fichés, tous repérés, tous cernés, tous approchés… Du militant de base à la direction de l’Orga, le filet était tendu prêt à se refermer. C’est ce que conseillait le Petit Livre Rouge  : le révolutionnaire doit être dans les nasses comme un poisson dans l’eau. Quel jeu de mot à la masse !
Entre les indics qui avaient infiltré jusqu’au comité central, et les militants arrêtés et relâchés sans explication dans les heures qui suivaient, fallait être bien naïf pour se croire invincible et intouchable ! Attention, la réalité est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. Il est sûr que le gaullisme n’a jamais craché sur une petite provocation. Une voiture qui flambe, un commissariat qui saute, une échauffourée dans un lycée, en temps d’élection, c’est pain béni pour le pouvoir en place. La majorité silencieuse n’aime guère se sentir bousculer. Travail en semaine, tiercé le dimanche. Que les autorités veillent à ne pas déranger les petites habitudes, et l’on votera pour elles.
Vous êtes sur la mauvaise piste. Certes question coups tordus De Gaulle, Foccart, Marcellin, et les autres s’y connaissaient. L’on susurre que les premières barricades de 68 furent érigées par le Service d’Action Gaulliste… C’est ce que ne cessait de répéter le Parti Communiste Français dès les premiers jours de l’insurrection, et durant toutes les années de poudre qui s’en suivirent. La Droite, la Gauche. Qui dira le contraire ! Pour faire bonne mesure ajoutez-y l’Extrême Droite et l’Extrême Gauche. Mais seulement n’oubliez pas la cinquième force. Le Capital. La Trilatérale, comme l’on dira plus tard dans les eighties. Cette portion a-idéologique des techno-structures des grandes firmes multinationales qui dès ces années-là préparaient la mutation du national-capitalisme en mondial-libéralisme. Postés dans les rouages de l’Etat, recrutant des hommes de main dans toutes les officines possibles et inimaginables, capables de se teindre en bleu-atlantique ou en rose-socialo, pervertissant toutes les valeurs, manipulant n’importe quel groupe social ou politique, les détenteurs anonymes du Capital sont partout chez eux.
Nous-mêmes avons développé de telles analyses. Elles ne sont ni neuves, ni novatrices. Mais la plupart de nos concitoyens ont tellement du mal à se défaire des vieux et antiques réflexes pavloviens qu’aujourd’hui encore les deux principaux candidats à l’élection présidentielle, totalement acquis à une vision financiéro-globaliste du monde, endossent volontiers les guenilles démagogiques des appellations contrôlées du siècle passé !
Les maos se sont conduits comme des imbéciles. L’avant-garde du prolétariat s’est faite menée par le bout du nez. L’on pourrait en rire. Incompétences et précipitation sont les deux faiblesses de la jeunesse. Pourquoi ne pas voir aussi le bon côté des choses : la génération 68 s’est laissée manœuvrée de main de maître, mais au moins elle aura vécu ! Quant à la casse psychologique qui a brisé nombre d’individus, autant la passer dans la colonne des pertes et profits. Le président Mao avait prévenu : la Révolution n’est pas un dîner de gala, si vous voulez manger une omelette faut bien sacrifier quelques œufs !
En tant qu’expérience politique révolutionnaire le maoïsme français fut un échec lamentable. Mais qui dit maoïsme parle avant tout de Révolution Culturelle. Ouf ! l’on respire ! Nos maos franchouillards ont été plus que corrects : sinon quelques slogans vengeurs badigeonnés sur de respectables façades institutionnelles ou le long des routes des vacances, le carnage chinois n’a pas eu lieu. L’art bourgeois a survécu : l’on a continué a monter des opéras du dix-neuvième siècle et à se presser aux expositions des impressionnistes. La Bibliothèque Nationale a conservé ses kilomètres de rayonnages, bref tout a continué comme avant. Du moins en apparence.
Il y a deux manières de saborder une culture. La première est simple mais trop brutale : à coups de marteaux, de bulldozers, d’autodafés. Terriblement efficace, elle a le tort d’attirer l’attention et de soulever une unanime réprobation. La deuxième que nous surnommerons termitophilesque, est beaucoup plus discrète, mais ô combien plus destructrice !
Le cœur de la culture occidentale, ce par quoi l’Occident s’est libéré de l’emprise du totalitarisme religieux et de la main-mise de l’Eglise, s’appelle la Littérature. Dans les années soixante-dix, des centaines d’intellectuels menèrent une attaque sans précédent contre les fondements métaphysiques de la Littérature. Au nom de l’Egalité, s’installa la grande robotisation, la grande rabotisation de l’expression littéraire : la langue et le style furent assimilés au fascisme, l’Auteur accusé d’être un tyran en puissance fut mis à mort. Le Livre y perdit son statut d’œuvre vive, il devint un produit comme tous les autres prié de s’adapter aux desiderata du lecteur, du public, du consommateur.
C’est l’aspect le plus jouissif du roman de Morgan Spontès qui a réussi à pasticher les topiques littéraires des années soixante-dix du Livre. En ces temps-là un bouquin n’avait pour seul objet narratif que de raconter qu’il était en train de s’écrire, alors même que cette soi-disant mise en abîme vertigineuse se réduisait à une cynique adaptation manipulatoire de l’écriture de l’Ecrivant aux nécessités commerciales dictées par les besoins du marketing.
Là encore nous applaudissons. Il y a longtemps que dans nos écrits et nos publications nous défendons ces mêmes idées. L’on a tué la Littérature car elle était la seule à pouvoir s’opposer à l’arasement systématique de la culture occidentale nécessaire à l’asservissement généralisé des esprits exigé et opéré par le déploiement du système économique libéral.
Autre détail qui nous rapproche de Morgan Sportès, les marionnettistes, qui dans l’ombre de son récit tirent et tissent les fils de la toile libérale, ont intégré une croix des plus christiques dans leur logo distinctif. Viserions-nous si juste que cela lorsque nous dénonçons la renaissance monothéique d’une idéologie laïco-christophilesque des plus dangereuses !
N’empêche que le roman de Morgan Sportès ne nous agrée point autant qu’il y paraît. Tout d’abord, nous ne partageons pas ses puritaines condamnations morales à l’encontre des procédés de manipulation politique. Certes les maoïstes ont été manipulés, mais cela fait partie de jeu. Souvent le manipulateur se manipule aussi lui-même en manipulant les autres. Question de tactique mais aussi de force. Sur l’échiquier du monde, chacun joue ses propres pièces et aussi celles des autres. Toute stratégie initiale est contrecarrée par des interventions adjacentes. Le tout est de maintenir le cap, et de progresser, en crabe fou, en sa propre direction prédéterminée.
Mais surtout cette évidence : que si critique et si rigoureux qu’il soit le roman de Morgan Sportès est partie intégrante de ce qu’il dénonce. L’ouvrage ne peut que vous décourager et vous démotiver de toute velléité d’engagement radical qui vous traverserait l’esprit. Maos ne condamne pas la Révolution, il démontre l’inanité de sa réalisation. Morgan Sportès ne vous laisse aucun espoir, ne vous ménage aucune alternative. Se révolter contre le libéralisme est un acte sympathique, mais vain et inutile.
A quoi bon se donner tant de mal pour au final dresser un constat d’échec si accablant ! La situation est bloquée et sans issue. Personne ne vous enjoint de passer à l’ennemi avec armes et bagages ! Votre âme choisie sera votre dernière citadelle ! Débrouillez-vous avec ! Entre la soumission et la résignation passive, Maos ne vous laisse même pas une porte de sortie. De secours.
Le pire c’est qu’on ne peut que donner raison à son auteur. A condition que l’on n’aille pas rechercher plus avant que ces deux derniers siècles la raison de se révolter. Car ceux qui, comme nous, procèdent d’une origine plus lointaine, impérieuse et impériumique, participent d’une autre exigence. Nous ne sommes pas en bout de cycle. L’Histoire n’est pas terminée. Le libéralisme économique n’est qu’une forme transitoire de son développement. Nous sommes portés et actés par une autre logique. Le jour où nos légions seront assez fortes nous renverserons la mise. Nous savons exactement ce qu’il nous reste à faire. Pro Imperio, Ad Imperium.


( André Murcie / 2008 )

 

 

FRAGMENCES D'EMPIRE

LES PRESOCRATIQUES. GERARD LEGRAND.

224 p. Collection Pour Connaître. BORDAS. 1987.

Voici un très bon livre, un très beau livre aussi, et surtout un livre fort juste. Un livre que l'on pourrait traiter d'essence platonicienne, si son sujet n'était de dresser l'état de la philosophie proto-platonicienne, chez les Grecs, dans les décennies qui précédèrent et permirent – peut-être contre leur gré et à leur détriment – la maturation et l'éclosion de la pensée de Platon.

Rien à jeter dans cet énorme travail d'articulation de l'originelle générativité philosophique. Ne serait-ce que la chronologie sommaire rejetée en fin de volume, peaufinée avec une rare prescience, et qui est à elle toute seule – en moins de quatre pages - un rare document de compréhension et de déchiffrement bien plus perspicace que maint gros pavés universitaires sur la question que l'on se sent obligé d'ingurgiter pour finir par en extraire une demi-ligne qui fasse quelque peu sens.

Nous ne sommes pas toujours d'accord avec Gérard Legrand, mais avant toute discussion nous nous inclinons devant la clarté de l'exposé – non pas parce que ce qui se conçoit clairement se devrait de s'énoncer clairement, mais pour ce que cette simplicité apparente trahit du long travail d'opérativité intellectuelle pure nécessaire, pour atteindre à une telle limpidité.

Le livre n'en reste pas moins étrangement daté en sa préface. Une trop courte phrase que certains jeunes lecteurs peu au fait des luttes idéologiques qui déchiraient l'intelligentsia française, quelques mois avant la chute du mur de Berlin risquent de trouver un tantinet sibylline oppose, avec une préférence marquée pour les premières jugées anodines, les études présocratiques marxistes et néo-païennes...

Certes le raz-de-marée libéral qui suivit l'effondrement communiste rejeta pour ces vingt dernières années le marxisme dans les poubelles de l'Histoire – d'où il aurait tendance à ressortir en ces temps de déroute bancaire mondialisée – et la nouvelle droite a depuis ses années d'intransigeante jeunesse adopté une position plus amène envers le christianisme...

Mais Gérard Legrand n'en pose pas moins une question, qu'il élude d'un revers de main impatient, avant même de l'avoir formulé en ses attendus les plus implicites. L'on se demande souvent pourquoi la philosophie est-elle née en Grèce et pas ailleurs. L'on se hâte d'ajouter pour pallier une telle impertinence politiquement incorrecte que les Grecs ont hérité d'antérieurs savoirs perses, sumériens et égyptiens. Mais l'on se doit tout de même d'avouer que de cette auberge espagnole ce sont bien les Grecs qui ont pensé plus vite que leurs voisins.

La question se résoudrait plus facilement, d'après nous, si l'on rappelait que si la philosophie a ouvert ses premières fleurs dans le jardin radieux de la Grèce antique, elle est aussi née d'une culture profondément polythéiste, et que Perse, Egypte et Sumer restent marqués par une empreinte fondamentalement monothéiste.

L'exercice de la pensée philosophique, au même titre que la poésie homérique, n'est qu'une variante de la langue des Dieux. Ceux-ci conçus en tant que fragmentation du divin, en tant que fragmentation de l'Intelligible pour parler comme les philosophes.

Gérard Legrand évacue le personnage historique de Pythagore. Ce n'est pas grave, même si pour notre part, nous avons établi de faire confiance en la doxa traditionnelle. Ce n'est pas tant que nous penserions pas qu'elle serait porteuse de vérité ( ! ) mais à certains moments le révisionnisme systématique le mieux étayé engendre un relativisme de mauvais aloi qui empêche toute progression conceptuelle significative. Nous reviendrons en une autre chronique sur Pythagore et notamment avec ses accointances orphiques.

THALES

Donc Thalès, le premier qui recourt à une conceptualisation réductionniste du vocabulaire pour exprimer la multiple splendeur de la phusis. Nombreux seront ceux qui à sa suite viendront boire à son eau si transparente. Chacun l'augmentera à sa guise d'une dose plus ou moins importante de pastis ou de sirop survitaminé , mais la base du breuvage jusqu'à aujourd'hui restera inchangée.

Nous risquons d'interpréter le fameux théorème de Thalès d'une manière peu orthodoxe. Outre des préférences intimes liées à des expériences individuelles sur lesquelles il est impossible à personne de se prononcer, nous ne pensons pas que Thalès avait une raison particulière de choisir l'élément eau et non pas un autre. Thalès n'a pas opté pour l'eau, il a pris un élément. Cynique, il n'aurait pas adopté un chien mais emporté l'animal. Plus tard les physiciens ne parleront plus de poids, de traction, de pesée, de levage, de poussage, mais de force. Un mot économise bien des descriptions circonstanciées.

Thalès se souciait si peu de son liquide qu'il a inventé avec vingt cinq siècles d'avance sur les laboratoires de physique moderne l'eau sèche. Ce dont tout le monde se moque puisque nous savons tous que l'eau du bain d'Archimède était mouillée. Mais prendre conscience que l'on peut saisir d'un seul mot, intellectualiser d'un seul vocable la totalité de l'étant, nous sommes là en pleine magie conceptuelle opérative. Et les règles de ce sport n'ont pas varié d'un seul iota depuis Thalès.

Ce qui est prodigieux dans la révolution thalésienne, ce sont les conséquences imaginatives. Si le monde est eau, le problème n'est pas que l'on ne se baignera jamais deux fois de suite dans le même fleuve, c'est que la totalité du monde est désormais comme une fiole à moitié emplie. Mais à quel robinet ? A la moitié de la fiole vide. Le tout tire son origine de sa partie. Le kaos originel est une fontaine sempiternelle auto-alimentée.

Plus tard Parménide ne résistera pas à remplir la bouteille jusqu'en haut, et de la boucher irrémédiablement pour empêcher le précieux liquide de fuir. Mais en attendant Thalès a inventé le kaos liquide tellement plus facile à manipuler que l'entassement pierreux habituel ! Dans la série, après moi le kaos et de toutes les façons je m'en lave les mains, Thalès lançaient un dangereux pari à ses successeurs.

ANAXIMANDRE

Difficile de faire plus simple et plus efficace. Anaximandre va donc aller en la direction contraire. Eau, air, terre, feu, il prend tous les éléments et en créent même un cinquième. Pas ex nihilo, mais emprunté aux dieux tout de même. Il s'agit de cette cinquième dimension, réservée à la gent olympienne. La légende disait que l'être humain ne pouvait respirer un dixième de seconde l'éther divin sans mourir. Un air si subtil issu des plus fine flammes du feu qui vous brûlait les poumons en un rien de temps.

Pour que les esprits distraits ne confondent pas l'éther divin avec le simple air frais du plancher des vaches sublunaires, Anaximandre le dénomma dorénavant l'apeiron. Le terme est assez peu inusité pour exciter les intelligences. Qu'est-ce que cet apeiron que l'on traduit généralement et en fin de compte par l'illimité ?

Terrible intuition d'Anaximandre, à la collection finie et étiquetée des quatre éléments, qui formaient jusqu'à lors la totalité du monde, en un éclair de génie il ajouta l'Illimité. Non pas un objet solide comme un caillou, mais un principe constitutif de la totalité dont l'inhérence sémantique consiste à rappeler que la totalité contient un principe d'expansion qui la dépasse. Ce n'est pas à tort que Gérard Legrand évoque le mathématicien Georg Cantor. Pour ceux qui ont du mal à résoudre une équation à trois chiffres nous les renvoyons à la lecture de L'Aleph de Borges. L'Aleph étant ce point mathématique que vous vous amuserez à tracer sur votre cahier de brouillon, en faisant toutefois très attention, car les nombres de la suite aleph sont plus grands que l'univers...

Si Cantor est mort fou, Anaximandre a apparemment fini sa vie fort paisiblement, conscient du bon tour qu'il avait joué à Thalès. L'apeiron illimité – vous excuserez le pléonasme – de par sa constitution même transforme le monde kaotique de Thalès en espace ordonné oeuvré par une force supérieure. Tout comme les dieux, chez qui Anaximandre s'en était allé le quérir, l'apeiron régule le kaos en cosmos. Si l'homme ne vit pas dans un monde trop brut, c'est à l'apeiron anaximandrien qu'il le doit !

ANAXIMENE

Il fut le disciple d'Anaximandre. Il semblerait qu'il devint plus célèbre que son maître. Mais nous le tenons pour ce que dans un lycée on appelle les préparateurs affectés à seconder les professeurs de physique dans leurs expériences. Mais ne soyons pas trop sévère, s'il fut moins théoricien qu'Anaximandre et plus attentif à des analyses d'observation céleste, il semble qu'il soit aussi pour beaucoup dans la recomposition de l'air anaximandrique en éther plus subtil...

XENOPHANE DE COLOPHON

L'on prête beaucoup à Xénophane. Notamment l'invention du monothéisme. Rien que ça, pas plus, ni moins. C'est oublier un peu vite qu'en Grèce antique, se retrancher derrière la grandeur démesurée des dieux, et puis dans un second temps, poser au-dessus des Dieux, un dieu inatteignable, inconnaissable qui se moque de nous autant que nous nous soucions de nos premières chaussettes, est beaucoup plus la preuve d'un scepticisme généralisé qu'un amour exacerbé de la divinité. Renvoyer dieu à ses pénates, est une façon comme une autre de vivre son athéisme sereinement sans rentrer en conflit avec des autorités civiques quelconques. Combien de nos contemporains se proclament-ils agnostiques, chaque samedi soir, lors de dîners en ville, pour ne pas choquer la maîtresse de maison qui les a fraternellement invités à de si agréables agapes !

Mais enfin Xénophane de Colophon l'aurait déclaré «  L'Un est la divinité ». Mais Xénophane n'attribue à son Un-Dieu aucune des qualités de l'être. Le Dieu de Xénophane, qui n'est pas unique, n'est pas. Un Dieu qui n'est pas est-il utile à quelque chose ? Il serait juste comme le point initial, rejeté pour cause de chômage technique en début de la phrase du monde. Xénophane, d'après nous, invente davantage le logos que le monothéisme. L'on sait toutefois la manière dont le christianisme s'emparera de ce concept ! Preuve que la pensée grecque a toujours couru le risque de se fourvoyer en ses propres abîmes.

HERACLITE

On le surnomme l'Obscur et la tentative d'explication legrandienne démontre à l'excès que nous sommes devant un auteur difficile. Pour le choix de l'élément feu, nous nous en rapporterons à ses voisins, l'eau, l'air et l'éther étant déjà squatté, symboliquement entre l'image poétique de la terre et de la flamme, le choix s'imposait de lui-même. Mais il semble qu'Héraclite ne se soit pas contenté de se brancher vingt quatre heures sur vingt quatre sur l'élément intelligible pour rester en liaison avec l'étant proprement dit. Héraclite a usé de son Intelligible comme de l'éventail de Mallarmé, un coup oui, un coup non. L'Intelligible n'épuise pas plus l'étant que l'étant ne nuit à l'intelligible. Frères jumeaux ad vitam aeternam. Castor et Pollux, indissociables.

Gérard Legrand propose sa traduction personnelle du logos héraclitéen. Notre petit savoir personnel ne mord que très légèrement sur le Savoir objectal du monde. Moins empêtré que lui dans des problématiques étymologiques de traducteur patenté, nous lui substituerons le terme, rilkéen de l'ouvert. Notre intelligence est ouverte à l'appétence du monde – quel caricaturiste nous tracera un cerveau aux mâchoires ouvertes – et en croquerait bien un morceau. Que nous ayons les yeux plus gros que le ventre n'est pas un problème, le monde lui-même est aussi ouvert que notre appétit. Nous ne dirons pas qu'il boit nos paroles, mais enfin il les collecte à sa manière, avec autant de plaisir ou de difficulté que nous-mêmes tentons de le dévorer. Wittgenstein dirait que le monde est autant ma proposition que je suis une proposition du monde.

Proposition ambulante. La pensée d'Héraclite tangue salement, d'un bord sur l'autre bord. Est-ce un hasard symbolique si l'un des fragments conservés use de l'image du coup de dès ? Mais le tout s'y divise, dynamiquement, dialectiquement en deux. Car les contraires s'attirent et se rejettent. Microcosme et macrocosme s'ingèrent à longueur de journée pour mieux se vomir l'instant d'après. Héraclite ne dit pas grand chose si ce n'est l'affirmation que la vision intelligible du monde ne résoudra jamais la phénoménale présence du monde et vice-versa. Ce n'est pas qu'on ne se baignera jamais deux fois dans le même fleuve, c'est que nous ne rentrerons jamais une seule fois dans ce même fleuve. Toujours en retard d'une serviette que nous nous retournons pour l'aller quérir, avant de penser que dans l'eau nous n'en aurions aucune utilité. Et comme la flèche de l'éléate nous reviendrons toujours en arrière pour nous saisir de notre bien. Et tous les pas que nous ferons vers la rive nous ramèneront en arrière.

Platon ne laissera jamais passer une occasion de se moquer d'Héraclite. La pensée d'Héraclite est trop pessimiste pour le chantre des Idées. Selon le maître d'Ephèse la pensée de l'Intelligible ne nous permettra jamais d'acter le monde. Action très restreinte sans exception à l'altitude.

PARMENIDE

Ça se sent très vite, Gérard Legrand est beaucoup plus à l'aise avec Parménide qu'avec Héraclite, de la pensée duquel il reste en dehors. Son choix est fait : Parménide, la voie royale de la philosophie. Un Parménide qu'il aborde sous l'égide protectrice du même.

Qu'est-ce que le même ? La même chose que l'Un, la même chose que l'être, mais recouvert par la pensée. A penser que le non-être n'est que l'absence de pensée. La pensée se dépose sur la vitre polie de l'être et s'y amasse dessus comme le givre sur le carreau. Mais le même parménidien confine à l'identique. L'être est la pensée de l'être, mais le non-être n'est que la pensée du non-être. Si l'Un est, le non-être ne peut pas être, car l'être ne peut pas être être et non-être en même temps. Nous ne sommes pas loin de Gorgias, ce même Gorgias que Pierre Legrand va se charger de liquider, tout en prenant soin auparavant de régler son compte à cet empêcheur de tourner en rond dans le sphairos de l'être, qu'est Zénon.

Zénon qui se fait descendre en flèche, dès le début du minuscule chapitre que notre auteur lui concède lui reprochant de ne pas tirer plus vite que les ombres du cimetière de cet hardi marin Valéry égaré en son poème par de fallacieuses sirènes.

Reconnaissons que Parménide aurait dû mieux faire attention à cet ami si empressé. Le redoutable archer sur cible vivante que fut Zénon lui décocha une quarantaine de traits parthéens du plus mauvais effet qui se fichèrent dans le dos de sa théorie sans plus jamais s'en détacher... Le mieux est un concept ennemi de l'idée platonicienne du bien.

Il est des avocats dont on admire plus la plaidoirie que l'on ne juge du fond de l'affaire. Parménide pose le Un et ne retient rien. Zénon vous prouve par a+b l'impossibilité du deux. Si vous avez misé sur le trois et sa suite nombreuse, sachez qu'ils sont déclarés forfaits avant même que ne leur vienne l'idée de prendre part à la course.

En un sens Parménide ne pouvait pas mieux rêver. Le défilé des Thermopyles du Sphairos ne pouvait être mieux gardé que par cet hoplite en service commandé. Le problème c'est qu'en empêchant à quiconque de s'approcher du si précieux Un, Zénon a ligué contre lui toute la horde barbare des autres qui s'en sont détournés et ont fini par décréter que le Un initial était égal non pas au néant, mais à zéro néant.

Aujourd'hui encore les mathématiciens se cassent les dents sur les paradoxes de Zénon. Pierre Legrand s'ingénie à tourner la passe en essayant de trouver entre les nombres finis et les nombres infinis la fenêtre de tir des nombres transfinis, sa résolution parménidienne se termine en pétard mouillé ( retour à Thalès! ).

MELISSOS

Contre Melissos, Pierre Legrand fait donner les canons de marine. L'amiral qui défit la flotte d'Athènes ne l'emportera pas aux Champs-Elysée. Envoyer des trirèmes athéniennes, la patrie de Socrate, par le fond ! Quelle prétention ! Mélissos est déclaré coupable de crime de lèse-majesté platonicienne, avant même qu'il ait eu le temps d'expliquer comment ses équipages ont remporté la règle de Trois ( un+infini+absolu ) contre Un.

Soyons plus clair Mélissos soutenait que le Un était absolu puisqu'il était infini, alors que Parménide affirme que le Un est infini puisqu'il est absolu. Pour être tout à fait simple Mélissos posait le monde en tant que non-être alors que Parménide équivalait le non-être en tant que retour au même.

En réintroduisant le monde au plus près de l'être, Mélissos empêchait le petit monde des philosophes de philosopher en paix dans la rotondité idéelle de l'Unique Sphairos. Ce que Pierre Legrand ne lui pardonne pas.

GORGIAS

Feu héraclitéen à volonté sur Gorgias ! D'abord Gorgias n'est plus un présocratique, mais un sophiste. Une sombre coupure éclectique, indépendante de la volonté philosophique, qui est venue s'intercaler ente les rails huilés de la logistique navette qui nous transportait sans coup férir de Thalès à Platon.

Gorgias n'est qu'un phraseur, un bonimenteur habile, qui arrive à ses fins dernières par des raisonnements, à vous couper le souffle, mais spécieux. Dans ses fumeuses démonstration de son Traité du Non-être Gorgias se moque de nous, assénant dans le déroulement de ses raisonnements, sans aucune discussion préalable, des présupposés non-établis. Gorgias enfile des sophismes les uns à la suite des autres, comme des perles sur le fil du collier.

Peut-être, mais ne suit-il pas l'exemple de Parménide lui-même qui vous sort de dessous de la table de l'être, un non-être, à qui il dénie toute existence, dans le moment même qu'il vous l'exhibe sous les narines ! Question d'illusionisme, nos deux maîtres-penseurs se valent. Mais il est sûr que lorsque l'on veut accuser Gorgias d'avoir la rage, il est peut-être plus opératoire de tenter de l'enfermer dans la niche de l'Un parménidien, que de le jeter avec l'eau du bain héraclitéen.

EMPEDOCLE

Gérard Legrand nous présente Empédocle comme un original de valeur, un touche-à-tout de génie, un gai-luron sympathique, bref tout ce que vous voulez sauf comme un philosophe. Nous l'avons compris, entre Parménide et Platon, il y eut un grand vide...

Le lecteur moderne ne sera pas fâché d'un couplet sur l'influence du maître d'Agrigente sur Freud et même Lacan... Circulons il n'y a rien à voir.

ANAXAGORE

Un des esprits les plus aventureux de la Grèce. Inspirateur des sophistes, de Socrate, de Platon, d'Aristote et de quelques autres, il se trouve à la croisée des chemins qui désertent l'être parménidien, et toute volition plus ou moins consciente de la doxa religieuse, il n'en reste pas moins l'inventeur du Nous. Puissance intellectuelle de la domination terrestre de l'Homme ou esprit nébuleux d'une flottaison mystique inaliénable ? Tout un chacun peut se réclamer d'Anaxagore.

Pour nous nous entendons le nous comme une force qui tenterait d'allier les deux principes contradictoires d'Empédocle. Mais nous partirions alors bien trop loin de l'orbe naturel des aîtres philosophiques de Gérard Legrand qui se hâte de conclure.

 

DEMOCRITE

Gérard Legrand est pressé de terminer. Il salue en Démocrite le scientifique mais lui dénie tout charisme philosophique. Comment pourrait-il admirer cet iconoclaste qui philosopha à coups de marteaux sur le sphairos parménidien et le découpa en mille petits fragments, en cent mille milliards petits Uns tous identiques au grand Un originel. Il y a là de quoi en perdre son grec !

Ces Présocratiques de Gérard Legrand ne sont pas une oeuvre de vulgarisation que l'étudiant et l'honnête homme consulteront pour rafraîchir leur défaillante mémoire. C'est une véritable et redoutable machine de guerre philosophique idéaliste qui entend barrer la route du renouveau des études sophistiques... Il ne nous étonne guère que cette étude d'un des soutiens les plus chers d'André Breton s'achève sur un tel rejet viscéral de l'acmé de la pensée grecque. Nul besoin de chercher une interprétation psychanalytique pour comprendre l'incapacité poétique du surréalisme à assumer une si profonde amplitude théorique destructrice du réel et de tous ses arrière-mondes...

( André Murcie / in Prêts pour les présocratiques in Littera-Incitatus N° 127 )

 

 

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