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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 42

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 042 / FEVRIER2017

    MARCEL CONCHE

    CONFESSION D’UN PHILOSOPHE.

    MARCEL CONCHE.

    Réponses à ANDRE COMTE-SPONVILLE ;

    Décembre 2002. 280 p. LE GRAND LIVRE DU MOIS.

     

    André Comte-Sponville, grand manitou du recueil Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens que nous avions quelque peu malmené, lors de sa parution, voici plus de dix années, nous avons failli ne pas lire par principe. Pour les non-initiés Sponville c’est la philosophie du petit bonheur, plus proche des plaisirs minimalistes à La première gorgée de bière d’un Philippe Delerm que de l’hédonisme anarchisant de Michel Onfray. Il fut fort à la mode à la fin des années quatre-vingts au moment précis où le libéralisme économique prenait le devant de la scène. Son rôle fut de dresser un voile de fumée autour des pensées philosophiques qui avaient irrigué les mouvements de révolte des années soixante. Le souvenir d’une interview de Marcel Conche parue dans Antaïos a réfréné notre premier mouvement.

    Le type d’entretien préconisé par la collection ne relève pas du dialogue platonicien. Sachons gré à André Comte-Sponville d’avoir su rester discret. Jamais il n’endosse le rôle du tortionnaire qui fait monter la maïeutique afin d’arracher des aveux récalcitrants. L’ancien élève du professeur Conche n’abuse pas d’une longue amitié intellectuelle. Sa connaissance de l’œuvre et de l’homme lui permet de poser les questions adéquates et d’éviter de trop longues approches auxquelles un néophyte nous aurait condamnés.

    Marcel Conche, alerte jeune homme de quatre-vingts ans, esprit vif, jugement sûr, opinions tranchées, est un cas atypique du monde intellectuel français. Il a osé se faire tout seul, refusant toute sorte de formatage généalogique. Il ne suivra pas le courant dominant, mais ne cèdera pas non plus à la mode de le remonter. Il n’aboie avec les loups et ne hurle avec les chiens que lorsque cela lui chante. Il ne possède pas cet insupportable instinct grégaire qui oblige la plupart à choisir leur camp, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas cette indépendance d’esprit d’être leur propre camp à eux tout seul.

    Au seuil de sa vie Marcel Conche s’avancera dans la carrière professorale revêtu de son premier bagage universitaire. L’idéalisme allemand est sa patrie, le marxisme ne le rebute pas. Mais notre philosophe est aussi armé de sa sagesse paysanne. Pour vivre heureux, vivons caché. Conche se ménagera une existence paisible. L’amour mais pas la passion. De quoi gagner correctement son pain, mais sans y perdre son temps. Aucun appétit de promotion sociale, peu d’appétence pour l’argent, refus de la gloire. Les natures romantiques reprocheront à cette attitude une certaine conception assez étriquée de l’idée de bonheur. Conche n’est pas un exalté, lui qui tique sur le Refus d’Obéissance de Giono, avoue avec ingénuité, que membre d’une famille de résistants, partageant les idéaux de la Résistance, il préfèrera poursuivre ses études que s’engager et prendre parti. Pour n’avoir pas à revenir de Syracuse, le mieux est certes de n’y avoir jamais porté ses pieds.

    Toutefois Conche n’est pas totalement satisfait de son jardin philosophique. Montaigne sera sa première révélation. En ce temps-là délaisser Descartes, et donc la phénoménologie hulsserlienne pour un semi-essayiste verbeux n’était pas habituel. Avec Montaigne, Marcel Conche s’éloigne de toute dogmatique systémique. Avec Montaigne, Marcel Conche retrouve la sagesse d’Epicure. Mais avec Montaigne, selon un cheminement typiquement français, et les dieux savent combien aujourd’hui il est difficile d’entrevoir l’auteur des Essais, comme un intercesseur de la philosophie antique, car la perspective temporelle le désigne davantage comme un héritier que comme un introducteur, Marcel Conche accède aux grecs.

    Un parallèle analogique avec Heidegger s’impose. L’on ne parlera pas d’influence mais de convergence. Mais alors qu’Heidegger cherche à percer le mystère ensoleillant de l’être de l’étant, Marcel Conche aboutit à la physis. Il ne faut surtout pas entendre celle-ci comme le fondement nécessaire et suffisant à l’élaboration de la pensée conchienne. La physis y est en effet plutôt pensée en tant que jaillissement de toute présence. La logique voudrait, mais Marcel Conche réfute en quelque sorte le logos, que Marcel Conche empruntât après cela, les chemins de la volonté. Mais il n’en est rien. L’on ne se baigne jamais dans le même fleuve, mais la source de la physis si elle jaillit sans cesse, ne forme jamais de rivière. Lorsque l’okeanos n’a pas de rive, il est impossible d’y accéder puisque l’on y nage déjà dedans.

    De cette contradiction, de cette lecture toute parménidienne d’Héraclite, Marcel Conche ne pipe mot. La pensée conchienne est aussi éloignée de tout militantisme matérialiste que tout parti-pris idéaliste. Elle est en même temps et naturalisante et métaphysique. Cette double postulation antithétique explique à merveille comment et pourquoi Marcel Conche ne réfute pas le concept de vérité, qui d’après lui surplombe et surpasse celui de sagesse, tout en démontrant avec une netteté exemplaire que les jours qui viennent seront ceux de l’affrontement sans merci entre la pensée philosophique et le monothéisme religieux.

    A l’instar de son disciple Marcel Conche n’est pas nietzschéen ! Selon ses démonstrations la valeur de la vérité et la vérité de la valeur sont une seule et même chose. Au-dedans de l’Histoire la valeur transcende l’ici et maintenant de toute chose, de toute pensée. L’on peut parler, sans jouer sur les mots, de valeur ajoutée à la présence de tout étant. Marcel Conche a bien tué Dieu le père, mais il a un mal fou à faire disparaître le petit Jésus. La souffrance d’un enfant est le fondement de la nécessité de la valeur de la morale. De même la Déclaration des droits de l’Homme est à considérer comme l’impératif catégorique de la valeur morale de notre époque. Pour nous, nous y verrions plutôt comme la laïcisation inconsciente et extrême de l’idée de Jésus Christ, dernier avatar occidental du monothéisme. Ah ! si j’avais un marteau ! comme le dit la chanson.

    Le terme Confession, même si une note précise qu’il est emprunté à Leibnitz et non à Saint Augustin, recoupe étrangement le titre du dernier chapitre, Ce que je crois. Alors que l’on a à plusieurs reprises poussé un cri d’alarme en évoquant les futurs combats de la philosophie et de la religion, alors que l’on est un spécialiste reconnu des antésocratiques et de la philosophie grecque, est-il vraiment raisonnable, d’entretenir la confusion conceptuelle entre croyance et pensée ?

    Marcel Conche est un Libianus moderne. Tout comme ces polythéistes du temps de Julien qui ne prirent pas la peine de rejoindre le combat contre le christianisme, il se retire en sa chambre, et retourne à ses chères études. Il est sûr que la pensée de Marcel Conche manque particulièrement de perspectives.

    Pour une pensée grecque, elle ignore singulièrement le politique. Ce n’est pas un hasard si Marcel Conche ne se réclame pas d’Aristote ! Celui-ci est trop près d’Alexandre et de l’Histoire. Pour autant que nous aimons les Grecs, nous ne sommes point dupes de l’existence d’un certain angélisme contemporain présocratique. L’Antiquité est trop souvent entrevue par ses sectateurs comme un refuge, une fuite, un éloignement, une mise à l’écart volontaire et préméditée. Si par ailleurs, pour le monde hic et nunc, l’on se drape dans la toge intangible de la Déclaration des Droits de l’Homme, l’on se forge ainsi sans risque et sans effort une réputation de fort honnête homme, à peu de frais. Marcel Conche s’est aménagé ce que nous nommons une niche écologique de survie individuelle des mieux adaptées à ses goûts.

    Le livre est enjoué. Il laisse toutefois comme un goût amer à la bouche. Il ne suffit pas de posséder le savoir. Encore faut-il la volonté d’en faire quelque chose. Les mesquines solutions égotistes et personnelles qui furent les choix de toute l’intelligentsia européenne depuis la fin de la guerre ont précipité le triomphe éhonté du libéralisme marchand.

    André Murcie.

    SAPPHO + DIKA

     

    ODES ET FRAGMENTS.

    SAPPHÔ.

    Traduction et présentation : YVES BATTISTNI.

    Poésie / Gallimard. Mars 2005.

     

    Déesse au trône diapré, immortelle Aphrodite,

    Fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie :

    Ni tourments nauséeux, ni fléau de l’angoisse, pour me dompter

    Souveraine, le cœur.

     

    POEMES.

    SAPPHO.

    Traduit du grec et présenté par JACKIE PIGEAUD.

    Rivages poche / Petite Bibliothèque. Août 2004.

     

    Dont le trône éblouit de couleurs multiples, Immortelle Aphrodite

    Fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie,

    Ne terrasse pas mon cœur de nausées ni de chagrins

    Ô Sainte,

     

    Nous ne nous lancerons point dans d’oiseuses et inutiles comparaisons. Certes Yves Battistini a pour lui l’autorité sentimentale de son petit livre rouge des Trois Présocratiques dans la collection Idées paru en mars 1968 et qui reste pour toute une génération d’étudiants, ne maîtrisant qu’imparfaitement la langue des Dieux, un des rares point de passage et d’initiation possible à la philosophie aplatonicienne…

    Ces deux traductions nous ravissent. Non pas parce que leur parution à si peu d’intervalle marquerait l’actualité de la prêtresse de Lesbos, bien plutôt parce qu’elles attestent de la permanence de la poésie de Sappho. Il ne nous reste même pas trois poèmes en entier de Sappho. L’on imagine les autodafés dont une œuvre empreinte d’une telle lubricité a dû être la victime dans les monastères. Je n’ose même pas penser aux papyrus découpés à la dérobée par de jeunes copistes affolés qui le soir en leur cellule solitaire ont dû se livrer à de furieuse séance de masturbation. L’encre noire peu à peu rongée et effacée par les séminales émulsions, en poésie nous ne sommes jamais loin du vertige mallarméen de la page blanche.

    Mais arrêtons nos délires adolescents. C’est très mâle. Surtout que nous risquons de nous fâcher avec le lectorat de Jackie Pigeaud qui dans sa présentation opère une lecture très militante de Sappho. Sappho fut sans doute trop femme pour avoir été féministe. Ainsi, aussi inattendu soit-il c’est Yves Battistini qui, faisant preuve d’un tel dédain pour l’anecdote supplétive de l’amour de Sappho pour le beau Phaon, la relègue à perpétuité sur l’inutile rivage des opinions inconsistantes sans se donner la peine de lui accorder une quelconque importance.

    De même Jackie Pigeaud ne s’écarte guère d’un relevé topographique des résurgences de tel ou tel vers de Sappho chez Catulle ou chez Ovide. La poésie ne se discute pas. Yves Battistini s’inscrit dans une dimension plus littéraire puisque incluant la rémanence générative de l’écriture de Sappho dans une production poétique qui n’est plus redevable de son seul contexte historial mais qui se veut avant tout opératoire. De Chénier à Pierre Louÿs c’est bien le sort de la lyrique française des deux derniers siècles qui s’est joué.

    Quiconque est à même de comprendre en lisant les fragments mutilés de Sappho que la poésie relève autant d’une érotique que d’une arestique. Toutes deux intérieures et extérieures. Sappho chante le désir. Accompli ou inaccompli. Mais c’est à la modernité des Dieux qu’elle nous permet d’accéder. Eros pour sûr, qui nous est si familier que nous ne prenons pas garde de sa nature divine, pour nous contenter de ses éphémères représentations, mais surtout Aphrodite qu’elle nous interdit de par la volupté de son vers et de son désir de confondre avec une resucée, mariale et virginale, de la triple déesse mère des anciens cultes agrestes.

    Tisseuse de ruses, se plaisent à répéter nos traducteurs. Le signe de l’éris pour qui sait y voir le prestige, le principe de la division polythéique. Ne doutons pas un instant : il s’agit bien de l’Aphrodite Troyenne et Homérique. Celle par qui Zeus manifesta le dessein de l’Imperium. Peut-être n’est-il pas de poésie grecque plus politique que celle de Sappho.

    Le désir du même n’intime-t-il pas, n’inthyme-t-il pas si l’on veut souligner la traduction de Jackie Pigeaud, la nécessité de l’autre ? L’on perçoit mieux ce qui a pu induire le traducteur d’Empédocle, d’Héraclite et de Parménide à se vouloir, outre une préférence personnelle des plus respectables, mais qui doit être le signe d’une autre exigence, l’entremetteur de Sappho.

    L’on a souvent l’impression que nos chemins ne mènent nulle part. Du moins pas plus avant que les caprices qui les ont frayés. Nous sommes revenus si souvent sur nos pas que nous oublions jusqu’au souvenir de nos errements successifs. Tant de pistes croisées et recroisées que nous ne saurions exactement en délimiter les champs d’incertitudes qui en recouvreraient l’aire, si d’aventure nous parvenions à les tracer.

    Mais il existe toujours une logique dans nos labyrinthiques allées et venues. Trop souvent nous ne sommes pas à même de définir celle qui nous acte personnellement. De plus il est sûr que la somme collective de nos va et vient individuels induisent une logique supérieure. Nos actes ont des répercussions sans fin. Sappho écrit, Battistini traduit, Murcie commente. La figure de l’Imperium agresse ( antique ) le lecteur.

     

    Gongyla,

    assurément un signe…

    pour tous, surtout…

    Hermès est entré…

     

    Sappho nous invite à une herméneutique généralisée du réel et de la vie. Nous avons pris l’habitude de nommer ce faire merveilleux qui consiste à tirer, telle Pénélope pour mieux en maîtriser la courbe ascendante vers notre point d’ultime déclin, un fil du linceul de notre existence dans le monde, POIESIS.

    André Murcie.

     

    DIKA, ELEVE DE SAPPHO

    ( Lesbos, 600 av. J. - C. )

     

    SANDRA BOEHRINGER

     

    ( Editions Autrement / 1999 )

     

    Court roman de moins de cent cinquante pages. Pas d’intrigue à proprement parler. Ne correspond en rien avec ce que l’on appellerait un roman historique, même si Dika a probablement existé puisque son nom nous a été transmis par un vers de Sappho. Le projecteur de l’écriture suit Dika, mais elle n’est pas l’héroïne du roman, Sappho non plus, même si elle se trouve souvent sur le devant de la scène. Nous allions l’oublier, nous ne sommes point non plus en une œuvre saphique ou érotique.

    Roman d’analyse, mais pas psychologique, plutôt une étude socio-politique. Sandra Boehringer tente d’expliquer la signification de l’apparition de la poésie lyrique dans la Grèce quasi archaïque. Un moment si court qu’elle en expose surtout les circonstances de sa disparition. Nous sommes à Lesbos, mais l’île n’est pas épargnée par les remous qui agitent l’oïkouméné en son entier. D’Athènes à Lesbos se déploient les mêmes phénomènes.

    Le monde grec subit une profonde mutation. L’aristocratie cède peu à peu le pas à la caste des marchands. Beaucoup d’aristocrates sont eux-mêmes les acteurs de ce profond bouleversement. Il faut savoir s’adapter si l’on veut survivre. Nous pourrions expliquer en employant des concepts plus actuels, en affirmant que la modernité phagocyte la période classique condamnée par le vent de l’Histoire. Ceci tuera cela, disait Victor Hugo.

    Double révolution - Sappho parlerait plutôt d’involution - le goût du lucre et de l’argent sape les antiques valeurs morales. Les nouveaux rapports d’acquisition des richesses par l’extension du commerce redistribuent les rôles jusqu’à l’intérieur des familles. Les hommes vont au loin, vendre et acheter marchandises et produits finis, durant leur absence, ils tiennent à ce que leurs épouses et leurs filles n’abusent d’une trop grande liberté. Le gynécée devient un lieu d’enfermement. Ne croyons pas que jusqu’à lors c’était la liberté totale pour la gent féminine, loin de là, le patriarcat régnait en maître, mais les jeunes filles avaient droit à un minimum d’éducation, une paideia pour les femelles qui se limitaient à la danse, au chant, à la récitation de textes… Le genre d’enseignement que Sappho prodiguait à des jeunes filles, pas toutes, les rejetones des grandes familles, et d’autres moins fortunées mais dotées de parents permissifs. Avec le mariage, rassurez-vous, tout rentrait dans l’ordre, la femme commandait aux serviteurs et aux esclaves, ou se livrait, pour les moins riches, aux joies des tâches ménagères… Les jeunes garçons possédaient aussi leur paideia, l’enseignement se situait sur les deux plans, physique et intellectuel. Mais cela n’était pas suffisant. Fallait encore être initié à la vie politique. Un jeune adolescent devait être guidé par un adulte mâle qui l’introduisait dans le monde fermé des hommes. La relation qui s’établissait entre l’élève et le maître était aussi d’ordre érotique. Cette coutume provenait des sociétés guerrières indo-européennes, le bataillon Sacré de Thèbes en est la preuve la plus évidente. Pour les jeunes filles la réciproque n’était pas obligatoire, mais l’on se doute que la promiscuité des jeunes vierges inclinaient beaucoup de celles-ci à de ferventes étreintes…

    Résumons : le ferment agonistique de l’émulation aristocratique donna naissance à un certain individualisme que marqua la naissance de la poésie lyrique d’Alcée et de Sappho. L’on se détourne de la grandeur épique des Dieux et des Héros en faveur de ce petit moi proliférant. Ce phénomène que plus tard Aristote analysera comme un procédé de dégénérescence civique engendrera la montée en flèche zénonienne de l’égotisme individuel qui se traduira politiquement par l’apparition de la tyrannie. Les tyrans portés au pouvoir par des insoumissions populaires dont ils ont su capter à leurs propres fins la violence et la puissance deviendront à leur tour aussi impopulaires que les anciens maîtres qu’ils avaient destitués. Leur succèderont plus tard les assemblées démocratiques, mais le roman de Sandra Boehringer s’arrête à ce moment précis de basculement entre les deux premières étapes du cercle vicieux du retour éternel du Politique. En cela le livre est réussi, qui explicite à l’envi comment les individus sont actés par des formes qui les dépassent et les manipulent comme des marionnettes plus ou moins conscientes des raisons profondes de leur parcours existentiel. Une belle démonstration, un peu trop linéaire et mécaniste à notre avis. L’ossature logique est parfaitement articulée, mais le style en a été un peu délaissé. L’ouvrage manque de chair, un comble pour un livre qui nous parle de Sappho !

    André Murcie / Juillet 2015.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 41

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 041 / FEVRIER 2017

    PERCY B. SHELLEY

     

    DE L'AMOUR

    PERCY B. SHELLEY

    ( Textes en prose traduits

    par Robert Davreu )

    Métaillé / 1991

     

    Tout écrit de Shelley nous est précieux. Notamment en France où ses oeuvres sont difficiles à trouver. Ces traductions de Robert Davreu regroupent treize textes, la plupart n'excèdent pas trois pages et sont issus des carnets de l'écrivain. Des premiers jets, des idées lancées comme des fusées que le poëte n'a pas eu ou pris le temps de développer. Sont jointes à ces étincelles du génie en transe les préfaces de plusieurs de ses oeuvres que l'édition française a souvent omises...

    De l'amour. Peut-être aurait-il mieux valu écrire De La Sympathie même si ce terme n'appartient guère en son acception générique au vocabulaire de Shelley et que Robert Davreu reprend l'intitulé du très court essai issu des carnets qu'il a placé en tête du livre. C'est que nous sommes loin d'une énième définition de l'amour que les moralistes français se sont acharnés à décrire desquelles l'essai de Stendhal malgré sa radicalité romantique reste quelque peu tributaire.

    Plus que jamais pour ce qui concerne les écrits en prose de Shelley il est nécessaire de se remémorer les circonstances selon lesquelles ils ont été rédigés. Non que Shelley fût un adepte d'une littérature de circonstance soumise aux caprices de l'actualité. Bien au contraire, il s'agit d'un prodigieux effort de pensée tenté par un des plus grands esprits de l'humanité. Si Julien est venu trop tard l'on peut dire que Shelley est venu ( et parti ) trop tôt. Shelley est le premier des Européens qui réalise parfaitement le legs de la Renaissance. Celle-ci nous a redonné accès à la littérature grecque. Enoncé ainsi, cela paraît une évidence. Mais il ne s'agit pas de se satisfaire de lire et de comprendre les auteurs de l'Antiquité. Voire de les commenter. Ce sont là tâches dévolues aux imbéciles. Qui sont légions à se satisfaire de ce savoir qu'ils considèrent et gèrent comme leur capital d'intellectuels patentés en mandarinat. Shelley passe la barre beaucoup plus haut. Il ne s'agit pas d'admirer pieusement mais de continuer. Son Prométhée Délivré s'inscrit dans cette gageure. Notons que Shelley possède cette intransigeance, que ses contemporaines ont dû ressentir comme une outrecuidance sacrilège, d'assurer qu'il a réalisé pleinement ce pari impossible. Genre d'affirmation qui ne vous fait pas que des amis chez les médiocres. Mais Shelley ne s'arrête pas en si bon chemin. Non seulement son Prométhée n'a rien à envier à celui de Sophocle mais il dépasse toute la production qui nous est parvenue des anciens grecs. Ce n'est pas de l'orgueil mal placé. Shelley balance en douce une idée révolutionnaire. C'est que depuis la Grèce classique de l'eau a coulé sous les ponts, notamment de la Tamise. Se revendique de Shakespeare qu'il juge supérieur à Eschyles... Nous ne sommes pas en présence du jeu stérile des préférences. Mon champion n'est pas meilleur que le vôtre. Si l'on peut parler de la supériorité du théâtre de Shakespeare sur le théâtre grec, c'est que le monde a évolué. Mine de rien Shelley jette un pavé dans la mare glacée des concepts. Le monde est en devenir. Il se transforme, et il y a chez Shelley un optimisme prométhéen et romantique qui affirme que ces changements induisent un mieux. En gestation encore certes, mais qui induit déjà de profonds bouleversements dans les relations entre les hommes et les dieux.

    Très grande charge de Shelley contre le christianisme, responsable de mille ans de glaciations intellectuelles. L'on se doute que ce genre de discours ne devait point faire plaisir aux autorités et pouvoirs en place à l'époque. Shelley est mort en 1822... Mais ce n'est pas cette revendication de l'athéisme qui effraya le plus. Même si elle remettait en cause l'état social de domination et d'acceptation du monde basé sur la parole relevé du Seigneur.

    Shelley est beaucoup plus radical. Ne se contente pas de la théorie. Celle-ci doit se traduire dans les pratiques existentielles quotidiennes. Shelley sait très très bien qu'à ce niveau il ne heurte pas les idées mais les consciences. Décrétez de nos jours la nécessité de la révolution et l'on vous laissera pérorer à votre aise, prenez un fusil et descendez dans la rue, et revenez nous dire si vous avez la chance d'en revenir vivant comment cela s'est mal passé. Shelley ne sort pas le fusil mais il attaque le point sensible, là où le lien social se fait – à l'instar du Christ, mais est-ce vraiment surprenant ? - chair. L'air de rien, s'attaque à l'institution du mariage. L'aurait pu faire comme tout le monde et prendre une maîtresse. Mais il n'est ni hypocrite, ni libertin. Proclame l'amour libre. Les passions violentes se ternissent avec le temps. Aimez qui vous voulez. Ne voit-on pas dans la première version de La Révolte de l'Islam un frère et une soeur s'aimer d'amour tendre ? Deux siècles ont passé mais l'inceste est toujours dénoncé par les pères la pudeur. Que ce soit dans les cercles pro-libéraux ou anti-capitalistes. Shelley reste encore celui par qui le scandale arrive.

    Shelley marche sur les oeufs. Il le sait. Avance prudemment, mais profite de la vénération officielle que l'on se doit de porter à la littérature grecque et à la beauté de la prose platonique pour insinuer des idées très anti-platoniques. Au bout de l'Amitié n'entre-t-on pas dans le domaine de l'homosexualité ? Shelley reste prudent, laisse l'intelligence du lecteur se poser et poser à la société les bonnes questions. Il serait malséant de lire ces réflexions de Shelley avec les lunettes de l'actuelle tolérance de nos sociétés. Shelley ne revendique pas le droit pour les homosexuels de s'aimer. Ne défend pas le droit de chacun. Défend le droit de tous. D'une intercommunalité de l'amour. Shelley prône une sexualité changeante et multiple.

    Mais ce n'est que le premier étage de son raisonnement. Ne se contente pas de prôner l'amour libre. Une grande partie de nos contemporains souscrivent d'ailleurs à cette vision et ne rechignent pas à s'y adonner. Shelley avance d'un pas. La révolution de l'amour qu'il théorise – et mit en pratique dans sa vie – n'est efficiente que si elle s'accompagne d'une révolution sociale. Marx qui appréciait Shelley précisera la description et le mode de désemploi de cette structure capitalistique à laquelle il s'agit de s'opposer...

    La lecture de Shelley reste difficile. Le lecteur doit à tous moments tirer les conséquences de ce qu'il avance. Comme par hasard Shelley se livre à toute une réflexion sur les chaînes de causalité aristotéliciennes... A vous de faire l'effort de logique nécessaire. Sa naissance, sa fortune l'ont quelque peu protégé mais tout comme Byron vint un moment où il jugea bon mettre un peu de distance entre sa vindicative personne et le puritanisme anglais. L'Italie offrait un climat beaucoup plus ensoleillé que les brouillards de l'Angleterre certes, mais elle était aussi un pays où le pouvoir étatique morcelé n'était pas aussi puissant et inquisiteur et fort... La réception de ces deux écrivains en notre modernité nationale reste brouillée aussi par leur position sociale. Ces deux aristocrates anarchisants – que l'on pourrait s'amuser de qualifier Byron de stirnérien et Shelley de kropotkinien - ne correspondent pas à nos catégories cartésiennes. Il faut comprendre que le romantisme anglais contrairement au romantisme allemand s'est développé dans le pays qui le premier effectua souffrit des affres de la révolution industrielles. Si le mouvement allemand se livre aux abîmes de la réflexion philosophique et idéaliste c'est qu'il n'est pas encore confronté au même processus d'industrialisation. Les anglais, héritiers d'une philosophie beaucoup plus pragmatique, seront davantage engagés en leur siècle. La déréliction hölderlinienne – comparée à l'optimisme shelleyen est des plus signifiantes. Leur aire d'envol leur est commune, la Grèce Antique, mais celle d'Hölderlin se heurte et se fracasse sur son impuissance, il l'est comme la mouche qui s'affole contre la vitre, il n'arrive point à s'échapper de sa vision toute théorique, Shelley a déjà identifié l'ennemi et est entré dans les prolégomènes du combat. Hölderlin s'agite encore dans le mode du mythe, devant Napoléon il est comme Hugo devant l'Aigle, il saisit l'épopée mais reste incapable de le traduire politiquement... Shelley n'a plus le temps de réfléchir, il est déjà aux prises avec les tentacules de la pieuvre.

    André Murcie ( Janvier 2017 )

     

    ECRITS DE COMBAT

    SHELLEY

    ( L'Imsomniaque / 2012 )

     

    Enfin un livre qui remette Percy B. Shelley tel qu'en lui-même, l'éternité s'est surtout complu à en brouiller le sens et le message. Cela grâce à la très belle introduction d'Hélène Fleury qui redonne signifiance à l'oeuvre et à la démarche du poëte. Il n'était pas trop tôt. Car il y a une actualité de Shelley. Ce n'est pas que nos contemporains se précipitassent sur ses oeuvres. Non, pas de rush dans les librairies sur ses ouvrages. Ce ne sont pas ses livres qui sont lus, commentés et discutés, ils n'interviennent en rien dans l'analyse du réel, sont comme des ilots infertiles relégués à l'écart des grandes routes de la pensée politique. C'est tout le contraire qui se passe. Il semble que ce soit notre réalité qui se hisse et descende à son niveau, qui lui donne raison. Nous vivons des moments de grande régression. Deux siècles après la mort de Shelley le monde recule. L'idéologie libérale triomphe, nous revenons peu à peu mais très sûrement à une économie d'exploitation capitalistique des plus agressives. L'enrichissement des uns est méthodiquement bâti sur l'exploitation des plus pauvres. Toute la protection sociale s'en va à vau l'eau. Encore quelques années et les cités populaires d'aujourd'hui seront au diapason des slums londoniens du dix-neuvième siècle. La misère gagne du terrain. Nos élites intellectuelles pérorent et s'enferment dans l'impossible résolution de faux problèmes. Si Shelley est très peu lu de nos jours c'est aussi parce que l'action du poëte est en elle-même une terrible dénonciation de cette politique de l'autruche. Que de forces et de temps perdus à déblatérer autour de l'épouvantail de l'adaptation nécessaire aux lois indépassables de la mondialisation et de la modernité ! L'idéologie libérale a phagocyté bien des cervelles, la plupart des organisations syndicales et politiques d'opposition le répètent à l'envi et souscrivent par leurs reculades successives à cette logorrhée désastreuse... Shelley nous fait honte. Ses idées sont plus claires que celles de la plupart de nos contemporains. La misère est inacceptable. Les richesses sont produites par l'exploitation ou l'élimination des classes misérables. Toute lutte doit être prioritairement intransigeante et veiller à l'écrasement de ces conditions inacceptables. Shelley est d'une clarté absolue. Non il n'y a pas d'acceptation ou de remédiation qui soient envisageables. Non au réformisme cauteleux qui court après ses palinodies, seule la violence sera capable d'assurer cette transformation révolutionnaire. Shelley est un activiste. Affiches, tracts, poèmes, font partie de ses moyens de diffusion de ses idées. Il n'est pas un partisan de la littérature engagée qui se range aux côtés d'un mouvement organisationnel – qui à son époque en est à ses premiers balbutiements – il est de ceux qui engagent le combat. En première ligne. Le titre générique d'Ecrits de Combat choisi par les Editions de l'Insomniaque pour cette présentation de vingt-deux textes – proclamations, poèmes, romans, théâtre – n'est en rien un gauchissement récupératif de la pensée du poëte, résume parfaitement en trois petits mots le sens de son oeuvre et de son action littéraire qu'au contraire de Mallarmé il ne voulait pas restreinte.

    Nous ne nous attarderons pas sur l'analyse de ces oeuvres en elles-mêmes, plusieurs chroniques ultérieures seront dévolues à cette tâche. Nous ne nous attarderons que sur une des toutes premières qui est fondement de la pensée Shelleyenne. Beaucoup n'y accordent qu'une attention subsidiaire. Nécessité de l'Athéisme. Cela tombe sous le sens, et l'on range cette proclamation dans les rayons de la bibliothèque des évidences de la liberté de conscience. Un combat aujourd'hui gagné et résolu. Dieu merci, nous ne serez pas expulsé de l'Université si vous revendiquez votre athéisme ! Tant que l'on n'en reste aux grandes idées, le feu n'est certes pas à la maison. Bien sûr vous pouvez éprouver quelques inquiétudes quant à la montée de ce que l'on stigmatise sous l'appellation de Retour du Religieux. Le raidissement catholique en notre douce France, la déferlante évangélique aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, la progression effrayante de l'islamisme radical... C'est au nom de la Modernité ( qui éclaire le monde ) que l'on dénonce cet obscurantisme venu d'un autre âge... Il n'en est rien. L'athéisme ne relève pas de la liberté de pensée. D'ailleurs très prudemment beaucoup de nos contemporains n'osent plus s'en prévaloir, se dépêchent d'enfiler la petite culotte de l'agnosticisme. Le seul fait qu'ils ne s'inscrivent pas dans le scepticisme philosophique des anciens grecs est déjà signe d'ignorance et refus de toute confrontation avec la croyance religieuse. Il ne s'agit pas d'être pour ou d'être contre.

    Shelley pose une condition sine qua non qui n'a rien à voir avec les impératifs catégoriques de la Kanthéologie moderne, il n'y a pas de pensée affirme-t-il à partir du moment où l'on n'évacue pas de sa réflexion l'hypothèse divine. Ou vous restez dans la zone incertaine de la croyance ou vous vous situez dans le domaine de la pensée. Ni plus, ni moins. Nous rappelons que d'après nous l'ostracisme moralo-politique dont on se sert pour dénigrer le travail philosophique d'Heidegger est avant tout un rideau de fumée pour cacher la haine que beaucoup portent à ce principe de base qui est au fondement de l'entreprise de pensée heideggerienne. Une pensée entachée de religiosisme, voire de religiosité, ne saurait être efficiente, en d'autres termes vouée à l'échec dans une lutte engagée contre le capitalisme. Point d'attaque essentiel ce moment où le soc de la pensée athéique dégage la terre qui obstrue la fertilité du sillon révolutionnaire. Notre époque a perdu cette clairvoyance. Pour s'en convaincre il suffit de relire à l'aune de cette volition de pensée l'ensemble des débats théoriques et des luttes sociales de ces trente dernières années en notre pays et sur l'ensemble de notre planète. Le concept de laïcité ( dure ou accommodante ) n'est pas inscrit dans la généalogie de la pensée shelleyenne ! L'athéisme n'est pas la souscription doxique d'une préférence personnelle, il est le principe fondamental de toute pensée digne de ce nom. La revendication de Percy Bysshe Shelley est loin de faire l'unanimité des consciences contemporaines !

    Shelley est un intransigeant. Notre époque n'aime guère ces positions aussi tranchantes que la guillotine qui s'abattit sur le cou de Louis XVI, est-ce vraiment une surprise si l'on a installé autour de cette figure majeure du romantisme européen un cordon sécuritaire de mise à distance. Circulez, il n'y a pas trop grand-chose à voir ! Ce Shelley quel exalté tout de même ! Les chiens de garde démocratiques ont oublié que l'homme est la démesure de toute chose. Notre époque étriquée ne saurait s'y résoudre !

    André Murcie ( Janvier 2017 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

     

    L'HOMERE DES BATAILLES

     

    HOMERE ET SON EPOQUE.

    HISTOIRE ANTIQUE. HORS-SERIE N° 9.

    Avril – Juin 2006.

    HAKIMA BENADDERRAHMANE. AUDE RICHARD. PAUL MATAGNE.

     

    Difficile d’écrire sur Homère. D’abord parce que tout a déjà été dit. Ensuite parce que le plus simple c’est de se jeter dans l’Homère comme l’on plonge dans la mer si l’on veut savoir nager. Enfin si vous avez besoin de bouées de secours la revue débute par deux double pages de chroniques bibliographiques : traductions, et livres divers sur la mythologie, la Grèce, les Dieux et les Héros.

    Hakima Benadderrahmane se charge de nous présenter la société homérique : terrible pensum cent fois rebattu. Faites comme moi, semblant de lire et gardez vos yeux pour les vases noirs à figures rouges qui ornent le texte. Ni pire, ni meilleur qu’une autre mouture mais vous connaissez déjà la fin des phrases quand vous en avez à peine parcouru les premiers mots.

    Aude Richard s’en tire mieux, elle nous refile les bonnes pages de son master sur la beauté chez Homère. Nous aurions préféré un délire érotique sur le visage d’Hellène, mais nous devrons nous contenter de froides recensions universitaires. Tant pis nous ferons avec !

    Nous avons déjà parcouru cinquante pages et peut-être pensions-nous couper court à ce long voyage ! Bien nous en a pris de ne point nous arrêter en si monotone chemin. Paul Matagne nous montre ses photos de voyage. Troie bien sûr, et les étapes maritimes d’Ulysse.

    Pour Troie c’est beaucoup plus court que le gros dossier du numéro 30 de Mars-Avril N° 30 de la même Histoire Antique mais tellement plus clair et mieux expliqué ! Les photographies ont au moins le mérite de correspondre aux propos de l’article. Le principe est d’une efficacité redoutable : si vous voulez savoir à quoi correspond Troie 2… regardez la photo, pour Troie 7 a…regardez la photo, et ainsi de suite pour chacune des zones du tertre d’Hissalirk évoquée. Ces vues des remparts mythiques de Troie envahie d’herbes folles et de coquelicots sont chargées d’émotion.

    En lisant l’Iliade peut-être vous êtes vous demandé ce qu’il y avait derrière Troie. Car du côté de la muraille de la ville qui tourne le dos à la mer Homère ne nous y emmène pas souvent ! C’est un peu comme la face cachée de la lune. Paul Matagne soulève un coin du voile : ils sont là, cruels, puissants, implacables – j’en rajoute un peu – qui donc ? : mais les fameux guerriers de l’âge de fer, les fabuleux Hittites dont personne ne parle jamais mais dont on sait qu’ils ont fondé un des empires les plus puissants de l’Antiquité. ( Nous renvoyons les esprits curieux soucieux de se documenter à notre livraison de Littera-Incitatus sobrement intitulé Hittittites Hourra ! )

    Mais quittons les amers rivages de Troie pour bourlinguer aux quatre coins de la Méditerranée sur le navire du subtil Ulysse. Le périple n’est pas de tout repos mais les paysages sont tellement beaux que l’on ne peut plus reprocher à Poseidon son infatigable et inextinguible colère ! J’ignore si Paul Matagne a déjà eu l’occasion d’organiser une exposition sur ses photographies, mais quel talent !

    Tout compte fait ce numéro d’Histoire Antique tire bien son épingle du jeu. Parfait pour un néophyte qui aborderait par son entremise sur le rivage sacré des origines de notre littérature, il se laisse regarder avec plaisir par les équipages aguerris de loups de mer qui ont maintes fois embarqué avec le vieil amiral.

    Enfin avant de nous quitter distribuons trois bons points. Le premier pour avoir eu le bon goût d’agrémenter les articles de longs passages du divin Homère dans la traduction de Leconte de Lisle. Sans conteste la meilleure, et de loin, de toutes celles effectuées en langue française. Les hommages rendus au maître du Parnasse sont si rares en notre funeste époque qu’il est nécessaire de le signaler.

    La revue s’ouvre sur une présentation d’un site internet : http://www.iliadeodyssee.com basé sur une adaptation des deux ouvrages d’Homère publié en 1956 aux Editions des Deux Coqs d’Or magnifiquement illustrés par Alice et Martin Provensen. Vous nous laisserez tout de même préférer l’univers graphique de Jiri Béhounek que vous retrouverez dans la collection Les Grands Classiques de tous les Temps chez Gründ, paru en 1993.

    Un grand merci à Histoire Antique pour nous avoir épargné l’oiseuse discussion sur l’attribution impossible et de l’Iliade et de l’Odyssée à un seul et même poëte. Ce n’est pas parce l’Homme Moderne aura amputé un génie antique d’un de ses deux chefs d’œuvre qu’il en ressortira grandi aux yeux de l’ Humanité Future !

    André Murcie.

     

    HOMERE ET LES METAMORPHOSES D’ULYSSE.

    MAGAZINE LITTERAIRE N° 427.

    Distribué en kiosque. Janvier 2004.

    FRANCOIS HARTOG. ALIETTE ARMEL. PIERRE CARLIER. ISMAIL KADARE. MINH TRAN HUY. LO CANFORA. MICHEL DELON. J CUISENIER. JACQUES LACARRIERE. CONSTANT CAVAFY. PHILIPPE JACOTTET. HELENE MONSACRé. PHILIPPE BRUNET. MARCEL CONCHE. EVA CANTERELLA. PAUL VEYNE. EMMANUEL SCHWARTZ. ROBERT LOUILT. GERARD DE CORTANZE. LOUIS-LOUIS GEOGES TIN. FABIO GAMBARO. FLORIAN ZELLER. BRUNO DE LA SALLE. IRINA BROOK. GILLES COSTAZ. JEAN-PAUL MOREL. ALIETTE ARMEL. FREDERIC ASTRUC.

     

    Homère. Le retour. Bien sûr dès que l’on tourne la couverture l’on tombe recto sur une publicité couleur pleine page de la nouvelle traduction de la Bible. L’offensive des très chrétiennes éditions Bayard ne s’arrête pas en si bon chemin. Nous sommes aussi prévenus, en bas de page, du lancement d’une très saint-sulpicienne collection Bible & Philosophie, comme s’il pouvait exister une quelconque relation d’ordre intellectuel entre les besoins de croire et l’exigence de la pensée.

    L’émergence, depuis plusieurs années, d’un pôle de sensibilité polythéique inquiète les tenants de la foi monothéique. Plus une seule publication grand public, consacrée à l’antiquité gréco-latine sans que d’une façon ou d’une autre, ne soit rappelée, avec plus ou moins de discrétion, le véritable fondement théologique de notre culture !

    D’ailleurs, au cas où l’on ne l’aurait pas compris, la première contribution de François Hartog nous met les points sur les i. Pas question de confondre le périlleux voyage d’Ulysse avec la marche d’Israël dans le désert. La Bible nous en donne plus : a contrario d’Homère, elle nous offre le salut !

    Marcel Conche enfonce le clou à sa manière. Ulysse est l’homme intelligent par excellence. Subtil, rusé, habile, mais surtout capable de réflexion. Toutefois sa sagesse possède ses propres limites : Ulysse n’est pas un humaniste. Sa pensée ne peut se passer des Dieux. Ô malheureux fils de Laërte qui n’a pas su se détacher de l’élémentale nature ! Tu restes un héros incomplet. Quant à l’immortalité si tu l’as refusée c’est que tu ne croyais pas un traître mot en la proposition de Calypso. Assez malin pour comprendre que les Dieux se jouent de lui, Ulysse ne peut se passer de leur aide protectrice.

    Curieuse manière que d’appréhender l’univers mental de la grécité homérienne en l’expliquant par le manquement de ce qu’il n’est pas. Ce moderno-morphisme est l’un des tics méthodologiques les plus courants de nos universitaires les plus renommés. Nous y supputons d’inconscients relents de christianisme cléricalisé qui altèrent toute vision objectivante d’un événement précis. Le vieux mythe de la révélation et son corollaire laïque du progrès causent toujours autant de dégâts intellectuels : ce qui n’a pas su d’emblée se poser en le monde selon notre propre modélisation comportementale de positionnement, est nécessairement, au point de vue de la stricte marche en avant de l’Histoire, en retard, et donc moralement frappé d’une rédhibitoire tare d’imperfection. Les impératives fatwa catégoriques du positivisme kantien n’en finissent pas d’orienter les imaginations !

    Pas de Veyne ! Paul se charge des déviationnistes. Plus question de s’éloigner du sujet. Tout écart subjectif sera châtié. Ah ! ces chênes que l’on abat sur le bûcher des homoloncules ! Charge à la hussarde contre Virgile, l’Enéide et la sensibilité romaine ! Préférer Homère à Virgile n’est ni un crime en soi, ni une faute de goût. Mais réduire Homère à un chef-d’œuvre universel – certains éloges sont perfidement incapacitants – pour mieux faire oublier l’arrimage de l’Enéide au fondement de notre culture est un tour de passe-passe des plus déplaisants, surtout si l’on rajoute que les pauvres grecs n’ont rien compris à la grandeur de l’œuvre de leur poëte lauréat ! Heureusement que l’on sait depuis longtemps que, selon Paul Veyne, rien de lucidement grand et bon ne saurait émaner de la Rome et de la Grèce antiques et païennes.

    Au passage décernons un bonnet d’âne à Jacques Lacarrière, qui en mal d’inspiration s’est contenté de recopier sa traduction personnelle d’Ithaque de Constantin Cavafy. Mais pourquoi s’est-il cru autorisé à l’accompagner d’un des commentaires les plus plats et inutiles qu’il m’ait été donné de lire d’un poème du mage d’Alexandrie ?

    Nous n’évoquerons point les autres collaborations. Les questionnements trop attendus ne déclenchent point de novatrices et surprenantes réponses. L’ensemble du dossier est à l’image de magazine d’émasculation littéraire institutionnalisée. Même en causant d’Ulysse l’on s’arrange pour ne pas soulever de vagues. Les lames sont émoussées.

    Ainsi lorsqu’il évoque Naissance de l’Odyssée, premier roman de Jean Giono, Gérard de Cortanze nous apprend tout ce qu’il est interdit d’ignorer de la stratégie d’écriture gionienne. Tout, sauf l’essentiel. Pourquoi ce retour à l’Antique, chez Giono et quelques autres, au lendemain de la guerre de 14-18 ? Doit-il être interprété, comme scolaire rémanence résiduelle et quasi obligatoire de la culture classique sans réelle portée signifiante ? Alors qu’à la même époque la déréliction des temps engendrait, au travers de Dada, déraisons et dérisions ? Entre le choix surréaliste de la convulsion du monde et le retour hölderlinien aux fondements n’est-il pas possible d’égrener les manquements terribles de l’Europe à son propre destin durant l’ensemble du vingtième siècle ?

    La production architectonique de biens de consommation a permis de reléguer à l’arrière-plan des consciences le sens ultime de nos vies. Sans doute a-t-on fabriqué et distribué en ses cent dernières années davantage d’exemplaires d’Homère que dans tous les siècles précédents. Mais dans cette même période nous nous en sommes éloignés comme jamais auparavant. Qu’Homère soit devenu un incontournable culturel, que son nom fasse encore vendre, oui. Mais surtout gardons-nous d’évoquer son statut réel dans l’imaginaire de nos contemporains. Homère n’est plus qu’un objet d’étude. Scolaire et universitaire. Tant que la classe des mandarins littéraires parviendra à persuader les élites politiques de la nécessaire perpétuation de leur survivance, l’on causera encore quelque peu, entre gens bien éduqués, de l’aveugle de Chios. Il est à craindre que d’ici quelques années les subsides sonnants et trébuchants des rares subventions publiques et des douteux investissements privés ne jettent leur dévolu sur d’autres sources d’intéressement beaucoup plus rentables.

    Malheureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage en modernité. Nos contemporains confondent la notion de métamorphose avec le concept d’adaptation. La première relève de la puissance ouranienne de l’individu, la seconde de l’analyse paramétrique des champs sociologiques. Les espèces en péril doivent s’adapter ou disparaître. Nous avons perdu le sens des mentalités homériques ou héroïques. Notre monde s’est rétréci : il est étrange que nous ayons plaisir à le décliner selon les directives du Moindre. Entre Ulysse et Achille, nous avons choisi le plus humain. A louvoyer entre les rochers et les Dieux, Ulysse nous ressemble trop. Du moins lui, a-t-il su éviter les récifs !

    Les Dieux nous effraient. Nous ne voulons plus côtoyer leur présence et leur terrible grandeur. Un seul Dieu nous suffit. Abstrait et paternel. Qu’il nous empêche de grandir et nous octroie sa protection. Le voyageur a peur de son ombre. Un rien nous trouble. Nous sommes les nihilistes de nos propres exigences. L’aurore a perdu ses doigts de rose. Ma nuit tombe. Demain sera un autre jour. Rien ne nous permet d’affirmer que le soleil se lèvera encore.

    André Murcie

     

    ODYSSEE. LIVRE I :

    LA MALEDICTION DES PIERRES NOIRES.

    MICHEL HONAKER.

    364 p. Flammarion. MAI 2006.

     

    Une fois que nous aurons signalé que tout l’intérêt du livre réside dans le lettrage de sa page de garde il ne nous restera plus grand chose à dire. Soyons sympathique : ajoutons la chromo couverture de Benjamin Carré qui hésite entre cinéma et bande dessinée.

    Remarquez que vu la grosseur du bouquin, son format modeste et la soixantaine de pages blanches qui séparent les chapitres vous vous ne perdrez pas de temps à le lire ! Ces pierres noires sont vraiment une malédiction. Au début l’on se retrouve face à un démarquage d’Homère, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on se souvient du titre générique de la série ( l’on nous annonce déjà le tome II ). Evidemment Michel Honaker a changé l’angle de focalisation comme l’expliquent nos universitaires brevetés. Ne pas confondre plagiat et démarquage, s’il vous plaît. Bref ce n’est pas Achille le héros, mais Ulysse. N’essayez point de vous faire les avocats du diable : bien sûr l’Odyssée d’Homère tourne bien autour d’Ulysse, sauf que la moitié de La Malédiction des Pierres Noires raconte l’origine de la guerre de Troie et culmine sur la chute de la citadelle, mais pour la fameuse colère d’Achille faudra vous reporter à l’Iliade originelle…

    Les flammes de Troie ont beau jeté leurs plus sinistres lueurs chatoyantes que votre esprit n’en est pas pour autant éclairé. A ce stade-là vous vous demandez en quelle subtilité réside l’intérêt de cette énième resucée homérienne. Inutile de vous rabattre sur votre chaîne câblée préférée pour visionner un feuilleton américain, la télé mâchée pardon la télémachie, arrive.

    Nous voici transportés dans le palais d’Ulysse. Télémaque y erre comme une âme en peine, mais nous ne nous attarderons pas sur les sombres tourments du jeune héros – en écrivant ces derniers mots nous vient à l’esprit l’idée que c’est de cette évocation du fils du roi disparu que Shakespeare a tiré le personnage d’Hamlet – car c’est la reine qui a retenu l’intérêt de notre rewriter professionnel.

    Trouble Pénélope qui suscite le désir de bien des prétendants. Nous tremblons pour la suite promise. La Pénélope de Michel Honaker cèdera-t-elle à ses plus bas instincts charnels ? Nous n’en savons rien, mais nous sommes sur une piste glissante. Le ballet de convoitise érotique que les princes d’Ithaque entament autour de la dame d’honneur d’Odysseos risque de se terminer en de bien coupables étreintes. Télémaque n’est pas encore parti à la recherche d’hypothétiques renseignements sur son père que déjà les hôtes du palais commencent par s’entretuer. Si Ulysse tarde un peu trop à rentrer il n’en trouvera plus aucun à éliminer ! La scène des retrouvailles finales ne nous offrira pas les flots d’hémoglobine attendus.

    Le livre s’arrête là. Lourd de promesses. Michel Honaker aura-t-il le courage de ses sous-entendus pornographiques ou vaincu par la peur de la vengeance d’Ulysse restera-t-il dans les limites d’une chaste prudence ? A vous de vous procurer les tomes suivants !

    André Murcie

     

    LA COLERE D'ACHILLE.

    CHARLES FICAT.

    176 p. Août 2006. Bartillat.

     

    Il faut un sacré courage en cette aube du troisième millénaire pour se revendiquer d'Achille. Nous ne parlons point du noble fils de Pélée, celui qui remit à Priam éploré le cadavre d'Hector, mais l'autre la brute, le colérique, celui qui ne savait se maîtriser, le barbare blond à la lance sanglante. Ce ne serait même pas lui rendre service que de rappeler que tout de même il fut le modèle d'Alexandre ! Notre époque ne pratique plus le culte des héros. Pour nous consoler, l'on nous assure que les Grecs eux-même n'ont jamais vraiment prisé le fils fabuleux de Thétys. Nous lui préfèrerions Ulysse, l'astucieux qui se tire de tous les mauvais pas par de subtils jeux de langage. Evidemment c'est une totale mésinterprétation du personnage du roi d'Ithaque en qui nos contemporains s'acharnent à entrevoir le chaînon manquant qui relie ce que Giono surnomma la naissance de l'Odyssée à l'apparition de la démocratie athénienne alors qu'Ulysse à la parole trompeuse n'est que la préfiguration homérique de l'art suprême de la pensée humaine, conçue en tant qu'efficience de toute praxis, que fut l'invention de la sophistique grecque.

    Mais nous nous égarons sur des sentes ombreuses que l'Achille de Charles Ficat refuserait d'emprunter. C'est que Charles Ficat ne cède pas d'un pouce. Il chante la colère d'Achille, Achille le bouleversant – et le bouleversé – enfermé dans la chair radieuse de sa présence au monde, celui que sa naissance partage de la tête au talon, à demi dans sa propre folie éristique et l'autre moitié déjà divine. Oui Charles Ficat nous fait la grâce de ne pas s'aventurer d'un pas hors de la mort du héros qui enchante les lectures germinatives des enfants sages.

    Le livre, mais il s'agit d'un récitatif épique, qui reprend et ordonne en une lente introspection spectrale les fragmences brisées de l'épopée originelle. Charles Ficat n'ajoute rien. Rien qui ne soit déjà connu depuis la plus haute antiquité. Alors pourquoi cette méditation funèbre, si éloignée de nos canons littéraires actuels, nous touche-t-elle ? Ou peut-être pour mieux formuler notre question – qui est toujours beaucoup plus essentiellement philosophique que toute réponse – pourquoi cette relecture si fidèle du dire intérieur d'Achille nous fait-elle ressentir l'imminence de notre modernité ?

    Avec du vieux, construisons du neuf. C'est là tout le mystère de l'éternel recommencement de la littérature. Encore que nous serions bien en peine de définir cette dernière, si ce n'est entre cet entre-deux, ce tremblé d'un style, qui n'appartient qu'à la voix qui le porte et qui ne parle que d'elle et de lui. Achiarlles Ficat nous cause. Du plus profond de son être intime, avec les mots et le masque tragique d'un autre qui le dépasse et nous enterre tous.

    Ce n'est pas une résurrection, car ce serait alors une insipide palinodie du drame essentiel et mortuaire, mais une insurrection métaphysique qui pousse de l'un à l'autre, de l'unicité de l'apitoiement sur soi-même à la multiplicité résonnante des actes d'une existence - actes qui n'en finissent pas de signifier les déperditions intimes des vies empreintes de la douloureuse banalité des agitations communes.

    Logique de la littérature, lorsqu'elle est trempée au logos. Portrait de l'artiste en héros grec. Puisque tout est question de représentation quand bien même nos temps n'aimeraient point les lectures héroïétiquement incorrectes. Une seule consolation : les contemporains d'Achille ne pèsent point davantage que les nôtres. La mort est toujours solitaire. Nous menons une guerre contre le monde entier, sans répit, sans espoir ni faux-semblants. Ni illusion.

    Pour la petite histoire, celle que les hommes nomment la grande, et les universitaires l'esquisse chronologique, La colère d'Achille, finit par là où le livre commence. Dès la première page Achille entreprend de se raconter depuis le fond des enfers. Cela dure des siècles qu'il moisit en ces lieux insalubres, pourtant il ne meurt qu'à la toute dernière page. Tout le reste n'est que commentaire. Boniment selon les peintures ségaléennes.

    Le serpent se mord la queue. Tout revient, ou plutôt rien ne passe. Juste une illusion. Un livre ne commence ni ne finit disait Mallarmé qui s'y connaissait en Tombeaux même s'il n'a point pu édifier pour son fils le bûcher de l'urne cinéraire projetée. Toujours la même histoire, que chacun déroule à l'aune de ses tragédies intimes. Mais Charles Ficat se plaît à revêtir l'armure du péliade. Cela nous agrée.

    Aujourd'hui plus personne ne songerait à se disputer les dépouilles opimes du héros. Il y a longtemps que la guerre contre les surhommes a été menée. Tous morts et enterrés depuis belle lurette. Et ce jeune fou de Ficat qui s'en va rendosser la panoplie entière alors qu'on ne lui demandait rien.

    Certains s'essaieront à le disculper. Preuve que pour eux ils pardonnent tout de même une faute. Du talent, certes qui aurait pu être mieux employé, mais Achille n'est-il pas une simple figure de l'homme universel ? N'est-ce pas la même hominisation généralisante que Jacqueline de Romilly avait entrepris d'appréhender, de l'autre côté du combat, de l'autre rive, au travers du personnage d'Hector suspendant son bras comme le temps son vol au-dessus du lac si romantique de Lamartine ?

    Hélas ! L'Achille ficatien ne renonce pas à son destin. S'il ne croit plus aux buts moralisateurs de la guerre, il n'en continue pas moins le combat sûr d'accomplir le geste ultime de sa propre grandeur. Achille refuse l'universalité démocratique et choisit de rester un guerrier grec. Il y aurait toute une étude à mener sur l'écartèlement de la part féminine de l'hominidé achilléen. Tel qu'en lui-même et jamais en elle-même. Achille procède de la divinité mais ne rentre pas en douceur dans la femelle. L'amour n'est qu'une autre face du carnage. Ares, Eros, Eris. Achille Empédocléen.

    Mais l'arpentage de la fiction ficatienne ne va pas jusqu'au bout du mythe. Nous aurions aimé un Achille invaincu, invincible, par-delà la mort, sur l'ile des Bienheureux forgeant les armes du Retour. Mais l'Achille de Charles Ficat ne revient pas, puisqu'il n'est jamais parti, puisqu'il est resté éternellement en lui-même, circonscrit à sa seule présence. Comme s'il ignorait l'enjeu jovien et impérieux de la guerre de Troie. Mais Ficat a fichu les Dieux plus bas que terre.

    Nous ne lui en tiendrons pas rigueur. Car dans son lamento tragique de La colère d'Achille, Charles Ficat a su évoquer et l'immortelle cruauté des Dieux, et l'impossible mais nécessaire volition de l'homme à leur ressembler. Comme des frères d'armes et de sang.

    André Murcie.

     

    TROIE.

    WOLFGANG PETERSEN

    Film. 2004.

     

    Rendons grâce à Gladiator d’avoir réhabilité le péplum auprès des producteurs. Déjà l’on nous annonce un Alexandre Le Grand et une Dernière Légion devrait d’ici quelques mois pointer le bout de son enseigne. Mais penchons-nous sans attendre sur la énième métamorphose d’Homère.

    Bon film. D’action. Les amateurs du genre ne seront pas déçus, les enfants seront contents. Question figurants et combats l’on n’a pas lésiné sur les moyens. La chose se laisse voir avec plaisir pour peu que vous soyez un adepte des carnages à répétitions et des grands sentiments. Un petit bémol, la deuxième bataille juste sous les remparts de Troie rappelle un peu trop l’ultime confrontation du Seigneur des anneaux et la balance penche davantage en faveur de cette dernière.

    Maintenant si l’on se permet de mettre en perspective l’opus de Wolfgang Petersen avec le poëme originel et homérique, fondateur de l’Occident, il flotterait dans l’air comme un léger soupçon de réprobation… Certes adapter une telle œuvre est une impossible gageure, aussi ne tiendrons-nous pas rigueur des simplifications réductrices apportées par notre metteur en scène au synopsis de départ. Nous pouvons très bien comprendre que l’on nous fasse expirer Achille au plein cœur de Troie lors de la grande scène finale. L’entorse à la tradition mythologique favorise l’intensité dramatique, qui s’en plaindrait ? D’ailleurs avouons que la fin de l’Iliade a déçu des générations d’écoliers désolés de voir l’histoire s’interrompre si abruptement après les funérailles d’Hector. L’on sait bien que la colère d’Achille était le but proposé par le poëte, mais ça se termine encore plus brutalement que Le Rouge et le Noir de Stendhal !

    De même nous fermerons les yeux sur l’économie de temps réalisée. Cette guerre de Troie ne doit pas durer plus de trois semaines, et nous comptons large ! Ce n’est pas à nous petits français de faire la fine bouche ! Avec notre exception culturelle et théâtrale de la règle des trois unités nous n’allons pas nous couvrir de ridicule à chicaner sur cette contraction temporelle effectuée par un fils lointain de la perfide et shakespearienne Albion !

    Reste qu’avec ces milliers de figurants la moitié des personnages homériques, et pas les moindres, sont restés au magasin des Antiquités. Non, nous ne voulons parler ni de Phyloméduse aux grands yeux, ni d’Hyrtios, chef des Mysiens au cœur brutal qui apparaît en les derniers vers du chant XIV comme tout un chacun le sait. Non, mais d’inconnus de peu de bien qui se nommeraient Zeus, Athéna, Ares, Aphrodite, et quelques autres du même acabit.

    L’on a gommé les dieux, au correcteur, d’un seul coup de plume. Quant à ce salopiot d’Apollon qui a cru pouvoir se glisser l’air de rien dans le décor sous la forme immobile d’une statue en or, mal lui en a pris. Il sera décapité d’un coup sec et sans appel par Achille. Une seule exception : pour la mère du héros. Jamais vous n’arriverez à vous persuader que cette viosque au visage fripé qui ressemble à belle-maman est une déesse des plus prestigieuses, parmi les Olympiens, qui chavira le cœur du Dieu des Dieux en personne !

    Une épopée sans Dieux , c’est un peu comme un western privé d’indiens et de cow-boys. Mais les américains ne font rien au hasard. Passe encore que l’on ait retiré toute noblesse aux chefs grecs : Agamemnon est aussi salement pressé de se rendre à Troie que Bush ne le fut d’envahir l’Irak, Ménélas endosse à la perfection le rôle du cocu sordide, Ajax se révèle être une brute épaisse et sanguinaire, et Nestor, le sage Nestor d’Homère, cache sous ses cheveux blancs l’âme damnée de cette assemblée de fripouilles.

    Achille aux pieds légers joue dans la cour des gentils. Le voici transformé en petite frappe de bas quartier des années 1920, il est l’anarchiste au grand cœur qui vole au secours des jeunes filles en danger et qui rive de son bec gouailleur le clou au méchant patron Agamemnon. Râle beaucoup, mais exécute tout de même les ordres. Faudrait pas non plus qu’il donne le mauvais exemple aux jeunes spectateurs.

    Le film déploie, ce que l’on appellerait si l’action était censée se dérouler en une période historique située après la naissance du christ, une idéologie anticléricale militante. A tous les mètres de pellicule l’on répète à satiété qu’il vaut mieux compter sur ses propres forces que sur les Dieux. La chose en est d’autant plus étrange et signifiante à nos yeux qu’elle recoupe exactement les données initiales du scénario. Non seulement l’on a chassé les Dieux, mais l’on martèle sans arrêt la ridicule prétention de leur nécessité. Cet athéisme de façade ne nous convainc pas. Loin de l’entendre comme l’affirmation philosophique d’un humanisme prométhéen, nous le ressentons plutôt comme une profession de foi virtuelle en la croyance de la venue d’un dieu de type nouveau qui viendra sauver l’humanité de ses propres démons de haine et de violence. Nous ne possédons pour le moment d’aucun autre élément que notre instinct, notre flair, pour employer un concept nietzschéen, qui nous permettrait de corroborer notre intuition analytique. Mais nous prenons date. Wait and See. Le temps de compter jusqu’à Troie.

    ( 23 / 05 / 04. André Murcie. )

     

    ODYSSEE.

    CLIVE CUSSLER.

    Traduit de l'américain parJean Rosenthal.

    406 pp. 2004. GRASSET.

     

    J'ai pu répondre à ma libraire qui me disait que beaucoup de ses clients lui commandaient du Clive Cussler, mais qu'elle ne se sentait guère attirée par cet auteur et qu'elle n'en avait jamais lu. Pour une fois que je pouvais étaler ma science, vieille de trois jours, je ne m'en suis pas privé. C'est le bouquiniste du marché qui m'avais mis le bouquin de côté, vu le titre.

    Ça ne pouvait que m'intéresser, un thriller qui nique son Homère je ne rate jamais. Un bon début, un rapide résumé d'une dizaine de pages des aventureuses pérégrinations d'Ulysse, pédagogique attention pour le lecteur qui aurait été distrait durant les cours d'histoire de sa sixième... et dès le deuxième chapitre la bascule dans notre présent. L'énigme est posée. Il ne reste plus qu'à la résoudre.

    L'on déchante très vite et plus on avance plus on comprend le tripatouillage de maître Cussler. Une sauce de base, un véritable jus mariné, l'amour de la mer, plutôt les profondeurs que la surface et ensuite les ingrédients à la mode : une livre de féminisme ( ne pas confondre avec un livre féministe ), attention pas trop salé, car la sauce est peu piquante...une demande en mariage de cinquantenaires en goguette pour toute scène érotique c'est un peu fade. Vous jetez maintenant dans la marmite un syndrome New Orleans, non pas un kilo de jazz, mais une tonne de catastrophe, un ouragan, un gros très méchant qui déjoue les probabilistes calculs des ordinateurs, il vous faudra attendre mille ans avant d'en voir un semblable. Vous y joindrez la traditionnelle branche de thym imbouffable que l'on vous refile systématiquement dans votre assiette dès que dînez en ville, en l'occurrence un gros capitaliste lâche et veule. Rien ne serait parfait si vous n'aviez pas une catastrophe écologique en réserve. Et comme un malheur ne vient jamais seul, en fait elle n'est que le train fantôme qui en cache une deuxième que l'on qualifiera de planétaire. N'oubliez pas les amuse-gueules habituels, les salvations d'innocents juste avant la sonnerie de la mise à mort, les combats à la karaté kid, un bateau de vrais pirates, venus tout droit de la Jamaïque ou de la Tortue pour vous expédier en enfer, et le potiron sur le millefeuille, la présidence des Etats-Unis qui veille sur les intérêts d'un monde libre et paisible.

    Mais tout cela ne serait rien si vous n'avez pas les louches de bipèdes qui permettent de touiller la préparation. Une espèce d'entreprise tentaculaire et secrète peuplée de héros au coeur tendre et aux biceps de fer. Toute une famille. Ni Duraton, ni tuyau de poële, mais enfin recomposée comme il se doit. Plus les amis fidèles. Et pas des gagne-petits mais de ceux qui remportent toujours la bataille. Z'ont qu'à claquer du doigt pour qu'un hélicoptère vienne les tirer des situations les plus désespérées. Comparés, Superman et Spiderman font pâle figure. Chez Clive Cussler ils vous déplaceraient un porte-avion au milieu d'un hurricane avec une ficelle tenue entre les dents.

    Vous avez assez mangé. Vous avez tout avalé et vous n'avez trouvé ni Odyssée, ni Atlantide au fond de votre assiette. Ben, c'est que c'est un peu comme le bifteck sous la frite. Difficile de remplir votre molaire creuse. Pour l'Atlantide, c'est de notre faute, nos chevaliers de l'impossible ont déjà réglé son compte dans un roman précédent. Le titre est très mémotechnique, il s'appelle Atlantide !

    Pour l'Odyssée l'on va vous expliquer. Figurez-vous qu'au tout début du roman une plongeuse émérite découvre au fond de la mer des Caraïbes, en un temple englouti, un vase. Pas Maya, pas Toltèque, pas Incas(sable). Non Celte. Etrange et abracadabrant ! Pas du tout, tout le monde le sait, les récits d'Homère ne se déroulent pas aux quatre coins de la Méditerranée mais de l'Océan Atlantique. Vous l'ignoriez ? Tant pis pour vous, voici une hypothèse d'école jésuistique que Clive Cussler ne se donne pas la peine de faire semblant d'étayer.

    L'Odyssée n'est qu'un prétexte à des scènes à la James Bond. Dès la cinquantième page vous comprenez que vous avez à faire à des cadors qui triomphent toujours des pires péripéties. Ennuyeux et ennuyant.

    André Murcie.

     

    LE DOSSIER H.

    ISMAÏL KADARE.

    FOLIO N° 2237.

     

    Nous, Modernes, n’avons peur de rien. Sauf de la poésie. Ce Dossier H d’Ismaïl Kadaré paru en 1989 est là pour nous le rappeler. H comme la bombe heideggérienne qui explosa chez Parménide. H comme Homère. Pour commencer par le commencement.

    Sourires de commisération non feinte : près d’une trentaine de cités de la Grèce antique se disputaient l’honneur d’avoir vu naître Homère. Notre modernité est ainsi faite que nous préjugeons de ce phénomène poétique avec notre municipale mentalité d’épicier épluchant le compte en banque de l’office du tourisme local.

    Nous sommes aux débuts du vingtième siècle. Sous Zok Premier. Ce fut en ces temps incertains de recomposition européenne que l’on commença à bazarder la notion pure de Littérature pour la remplacer par la contrefaçon pré-marxisante des genres littéraires.

    Plus question de réciter Homère ; nous étudierons désormais les conditions historiales de l’apparition de l’épopée homérique. Glissement sémantique d’apparence des plus anodines mais qui révèle les fractaux contours de la catastrophe culturelle dont nous subissons encore les répliques conséquentielles…

    Melon couvre-chef, canne chaplinesque à la main, les clones de La Reconnaissance Infinie de Magritte reproduite en couverture nous auront induits en erreur, mais dussé-je froisser les susceptibilités, chers lecteurs, Zok Premier n’est pas le cousin de la Castafiore. Ayez quelque respect pour ce monarque qui régna de 1924 à 1939 sur l’Albanie.

    Donc, Math et Norton, nos deux héros, professeurs Tournesol et Dupon(t)(d) de la linguistique normative, s’en viennent en Albanie enquêter sur les derniers rapsodes encore en exercice dans notre monde. Enquête des plus scientifiques puisqu’ils emmenèrent avec eux le dernier cri primal de la technologie industrielle américaine : le magnétophone à bandes.

    Certes leur venue ne passera pas inaperçue et provoquera quelques remous dans les âmes insatisfaites des Emma Bovary de sous-préfecture, mais passons sur les retombées génétiques de l’introduction d’un élément de perturbation dans un corps social assoupi. Soyons plutôt attentifs au discours de la méthode génésique.

    Hypothèse : l’Albanie est si proche de la Grèce qu’il serait loisible et logique de se demander si par hasard, Homère, ou le conglomérat poétique que cette appellation contrôlée désignerait, ne se serait pas inspiré pour l’Iliade et l’Odyssée d’une épopée germinative préexistante de laquelle l’on pourrait retrouver les traces dans les poèmes récités par les aèdes albanais qui en auraient perpétué la tradition depuis la nuit des temps et les hautes montagnes reculées de leur pays…

    Protocole d’expérimentation : il suffirait d’enregistrer à quelques semaines d’intervalle un même poème récité par un des derniers représentants de la confrérie en voie de disparition des aèdes albanais et d’étudier les écarts entre les deux versions pour, par une péréquation mathémato-linguistique des plus subtiles, en déduire si les chants ainsi saisis proviennent et dérivent d’un fonds premier et commun à la tradition ancestrale albanaise et à l’épopée homérique…

    Lecteur, range ton scepticisme goguenard. L’affaire est plus grave que tu ne le supputes. Aurais-tu oublié qu’Iliade et Odyssée furent en leurs temps les vecteurs culturel d’une politique fondationnelle, sinon de la notion d’une certaine eidos de la grécité antique ?

    Heureusement, l’Eglise et les services secrets de la Serbie veillent. Un commando suicide opérant en territoire ennemi détruira les documents reprographiques de travail amassés dans la boîte magnétophonique. Il ne sera jamais prouvé que les Albanais possèderaient - du fait d’une implantation historique et géographique remontant à des temps plus anciens que les calendes grecques – quelques droits de préemption sur la région balkanique…

    Le Dossier H. fut publié en France en 1989. Ce n’est pas faire injure à l’auteur que d’affirmer que la chute du mur de Berlin fut un événement majeur qui remporta en cette année symbolique de la mort du communisme une plus vaste audience que son roman. Toutefois l’on ne manqua pas de reconnaître en la description de la bureaucratie paranoïaque de Zok Premier une dénonciation sans équivoque de la sclérosation stalinienne de l’état albanais.

    On eût été plus inspiré d’y lire une préfiguration des conflits armés sécrétés par l’éclatement de la Yougoslavie. Kosovo, Croatie, Serbie, Macédoine, ONU, intervention américaine… Ce n’est pas ici que nous reviendrons sur les péripéties de cette première guerre communautaire. Nous avons déjà remarqué en d’autres temps et d’autres chroniques qu’elle embrasait une région particulièrement sensible de l’antique limes romain… Pour cette fois nous nous contenterons d’ajouter, qu’à l’instar de ce Dossier H d’Ismaïl Kadaré, ce conflit européen nous fut toujours décrit en passant sous silence, en taisant religieusement, en faisant systématiquement l’impasse sur une des dimensions géopolitiques essentielles : la proximité de la Grèce.

    A regarder et à écouter nos médias il est à croire que la Grèce n’a été nullement concernée par les évènements . D’ailleurs sur le plan militaire l’on s’empressa de dresser entre la Macédoine et la Grèce, une zone tampon de non-belligérance sous surveillance active des instances européennes. Des fois qu’un sursaut hégémonique de récupération des zones macédoniennes ( celles, d’où un petit général nommé Alexandre le Grand… ) ne parvienne à effleurer le souvenir endormi de l’antique grandeur du peuple grec… Des fois que cela initierait le réveil d’une conscience européenne, originelle et guerroyante…

    L’on trouvera mille explications à la présence des américains en Irak et au Kosovo : la route du pétrole, l’installation de régimes démocratiques à vocation libérale, l’inertie de l’Europe, le fer rouge à portée du ventre mou de l’Empire russe… Il en est une autre, moins évidente, mais tout aussi signifiante. C’est l’ensemble géographique turco-grec qui est ainsi discrètement encadré. Les américains ont une prescience instinctive – peut-être inconsciente, mais ô combien efficiente, des conditions idéologiques d’une renaissance, d’un ressaisissement, du devenir européen.

    Le couple franco-allemand vit ses dernières années d’union maritale. Après la rupture de ce long concubinage basé sur de stricts intérêts économiques aujourd’hui en voie de divergences, la France n’aura d’autre échappatoire à sa disparition que la l’édification métapolitique d’un pôle de rassemblement impérieux d’action et de volition franco-méditerranéennes. Nous vivons les temps d’une plus grande politique, de la gestation d’une nouvelle Iliade.

    André Murcie

     

    ARCHEOLOGUES SUR LES PAS D'HOMERE.

    OLGA POLYCHRONOPOULOU.

    Introduction de René TREUIL.

    384 pp. NOESIS. 1999.

     

    Si j'avais reçu un seul et misérable euro chaque fois que j'ai lu une méchanceté sur Schliemann à l'heure d'aujourd'hui je serais multimillionnaire. Mais les Dieux ne l'ont pas voulu ainsi, peut-être pensent-ils qu'il est bon que les chacals de la recherche universitaire se mangent entre eux. Certes nous ne pouvons que nous incliner devant les justes prétentions des Olympiens, mais que cela ne nous empêche point de remonter au tout début de l'histoire.

    Au commencement donc était Homère. Et ses deux poèmes insurpassables. Ensuite nous ferons un grand saut temporel pour nous retrouver dans les premières années du dix-huitième siècle. C'est l'heure de la redécouverte de Pompéi et de l'intérêt porté à l'Imperium Romanum. De Gibbon à Montesquieu l'on redécouvre l'Antiquité, et à peine s'intéresse-t-on à Rome que la curiosité se déplace vers la Grèce. Glissement normal, remontée vers les origines.

    Le malheur c'est qu'en cette époque si les érudits de France, d'Angleterre et d'Italie ressentaient sans difficulté l'inscription de leurs propres pays dans la continuité historiale de L'Histoire Auguste, il n'en était pas de même envers la Grèce occupée pas les Turcs qui apparaissait comme coupée de ses racines.

    Olga Polychronopoulou nous rappelle combien phillhénique fut le le romantisme européen. Nous ne citerons pour mémoire que la geste ultime de Byron allant mourir à Missolonghi. Notre auteur insiste beaucoup sur cet aspect des choses, ce qui nous étonne d'autant plus, que dans la suite de son livre, censé faire le point sur les recherches archéologiques en Grèce jusqu'à l'extrême fin du siècle dernier, elle n'aura pas un mot sur la Catastrophe des années vingt qui vit la Turquie amputer la Grèce de ses provinces ioniennes dans la totale indifférence des puissances européennes... Comme quoi les leçons de l'Histoire passée ne servent pas toujours à réveiller les consciences actuelles...

    Donc de simples promeneurs argentés s'en allaient, en ces temps presque homériques du siècle de Voltaire, promener leur curiosité en l'Hellade occupée. Ils portaient tous dans leurs poches un exemplaire de l'Iliade et de l'Odyssée et essayaient tant bien que mal de se repérer en suivant les épisodes du texte sacré. Jusqu'à ce que survienne Schliemann, une espèce d'érudit autodidacte passionné qui décida de prendre le taureau blanc du sacrifice par les cornes et de procéder avec ordre et méthode, non pas à la Descartes, mais à l'efficacité allemande.

    La chance sourit aux audacieux. A peine eut-il foulé le sol sacré que Schliemann fit coup double. En quatre coup de pioche, il tomba pile sur Troie et face sur Mycènes. Nous exagérons à peine. Pour le palais d'Ulysse, en bon teuton qui se respecte, il pédala dans la choucroute, mais peut-on décemment lui en vouloir ? Essayez de faire mieux. D'ailleurs Olga Polychonopoulou ne se gêne pas pour lui tresser à foison des couronnes de laurier.

    Certes il usa de méthodes expéditives : heureusement que l'on n'avait pas encore inventé le bulldozer car il vous aurait arasé la péninsule anatolienne en trois semaines. Avec quelques centaines d'ouvriers armés de pelles et de brouettes il s'attaqua au tell d'Hisarlik avec hargne et vous mit à jour en deux mois non pas la bonne ville de Troie, mais des Troie comme s'il en pleuvait, la une, la deux, la trois, la quatre, la cinq, la six, la sept, empilées les unes au-dessus des autres comme un service d'assiettes sur l'étagère du buffet de Tante Cunégonde.

    Un gars décidément verni par la chance : à Mycènes il dénicha le masque funéraire d'Agamemnon et à Troie, il tomba pile sur les bijoux d'Hélène. Vous comprenez que sa scandaleuse réussite lui ait créé des ennuis. Il n'est pas d'archéologue moderne – à part Olga Polychronopoulou – qui durant ces cent dernières années ne l'ait couvert d'injures, d'opprobres et d'invectives. Mais depuis Nietzsche nous n'ignorons plus que la jalousie et le ressentiment sont les deux seules mamelles auxquelles s'abreuve l'âme malade des sous-hommes.

    Olga ( trop Poly pour... ) nous rassure : Schliemann ne fait pas partie de la lie au front buté de la commune humanité, il fut un esprit fair-play. Il sut reconnaître ses torts lorsque des archéologues de métier, qui vinrent l'assister sur son chantier, lui démontrèrent qu'il agissait un peu comme un forcené, qu'il fallait gratter la terre scientifiquement, que l'on se devait de respecter encore plus que sa vieille maman l'étude stratigraphique des couches archéologiques, que la Troie N° 2 qu'il avait choisie comme étant celle de Priam n'était pas la bonne et qu'il aurait dû descendre au sixième étage...

    Bref cet homme qui voulait bien faire écouta les judicieux conseils qui lui furent prodigués et sa docilité à remettre en cause ses hypothèses de départ qui avaient motivé son engagement financier servit d'exemple magistral à toute la profession... Ce fut surtout un peu la curée. On attendit qu'il fût mort pour le critiquer ouvertement. Avec raison nous dit notre auteur qui l'a jusque là ardemment défendu.

    Que nos lecteurs ne soient pas révoltés par tant de duplicité, c'est que notre professeur d'archéologie grecque de l'Ecole de Restauration des Antiquités et des Oeuvres d'art d'Athènes n'en veut pas tant à l'Illustre Devancier qu'à ses continuateurs. Prêtons une oreille attentive au raisonnement d'Olga.

    Schliemann cherchait la Troie d'Homère et le palais d'Agamemnon. Il les a donc trouvés. Enfin presque. Il est simplement tombé sur deux sites de l'Âge de bronze égéen. Qui furent habités par des gars très sympathiques mais qui ne sont point les héros dont nous rêvons. Les Achille, les Ulysse, les Télémaque et consorts, ils nichaient ailleurs, dans l'imagination géniale et débordante d'un certain Homère, ou entre les mots dorés de l'Iliade ou de l'Odyssée...

    Bref Schliemann et tous les autres, tous ceux qui s'appuient sur les oeuvres de l'Aède pour asseoir leurs fouilles archéologiques ne voient pas la colonne dorique qu'ils s'enfoncent dans l'oeil jusqu'à l'omphalos... ils ne sont pas plus déraisonnables que ceux qui partent à la recherche du Graal en tenant compte des indices distillés dans les romans de Chrétien de Troyes. Troie n'est ni au premier ni au dernier étage : Troie n'a jamais existé. Si ce n'est dans le cerveau enfiévré et délirant d'Homère et de ses lecteurs subjugués.

    Depuis Schliemann, les temps ont changé. On ne court plus après le site de Troie mais les chercheurs épluchent les descriptions de l'Odyssée pour se renseigner sur les us et coutumes des anciens grecs. Stupides errements ! Homère a tout inventé, l'on ne peut se fier à lui ni pour l'agencement des palais ni pour la manière d'y vivre. A suivre notre auteurs les anciens occupants de ce qui plus tard deviendra la Grèce Antique sont plus proches des celtes de l'âge du fer que des homériques achéens.

    Elle n'a pas dû se faire que des amis la petite Olga. Sa dénonciation des modes obligées de traçabilité idéologique des pures hypothèses de départ qui phagocytent la recherche universitaire est fortement jouissive. L'on regrette tout de même qu'elle n'ait pas apporté de plus amples lumières sur les luttes de pouvoir du mandarinat professoral... Si l'on creuse un peu, l'on a l'impression qu'elle nous susurre que de multiples et respectables savoirs historiaux d'aujourd'hui reposent sur du vent...

    Quant à nous entre le mirage de la littérature et l'incertitude des connaissances facultatives nous n'hésiterons jamais, ni un quart de seconde ni un demi-millénaire. Nous ne prétendons à aucune objectivité historiale. Nous sommes trop occupés à créer nos propres mythes.

    André Murcie.

    HYMNES

    HOMERE

    Texte établi et traduit par JEAN HUMBERT.

    LES BELLES LETTRES. 2003.

     

    Homère a bon dos, c’est un nom magique qui a la merveilleuse faculté de doper les ventes. Dès les premières lignes de son introduction Jean Humbert se dépêche de rétablir la stricte orthodoxie littéraire : ces Hymnes d’Homère ne sont ni plus ni moins que les traditionnels Hymnes Homériques qui ne sont plus attribués à Homère depuis des lustres.

    Ils furent composés aux alentours du septième siècle après l’Iliade, l’Odyssée et la Théogonie d’Hésiode, même si pour l’un d’entre eux notre introducteur descend le curseur temporel jusqu’à un contemporain de Callimaque. Le nom des auteurs ne nous est pas parvenu, il est normal quand on y réfléchit que la majesté des sujets ait effacé la trop humaine signature des scripteurs.

    De longueur plus que variable, d’une dizaine de vers à plus d’un demi-millier, ils étaient récités lors des rituels les plus officiels dans les temples. Les plus courts d’entre eux devaient servir de présentation et d’envois à d’interminables kyrielles de prières diverses… La poésie au service de la religion en quelque sorte. Malicieusement, si nous devions en proposer un équivalent dans notre poésie moderne nous n’aurions qu’à citer La pythie ou l’ Ebauche d’un serpent du très athéique Paul Valéry. Comme quoi la grécité de la poésie de Valéry a tendance à s’affirmer par n’importe quel bout qu’on y songe…

    Ces Hymnes ne sont pas des chef-d’œuvre, même si certains d’entre eux offrent de réelles beautés. Ils nous intéressent surtout en tant que témoignage de ce que des modernes à l’esprit déformé par quinze siècles de christianisme s’obstineraient à nommer la foi païenne mais ce que nous préférons analyser comme la représentation littéraire à laquelle l’homo antiquus pouvait atteindre.

    Un lecteur tant soit peu congelé dans la naïveté de ses souvenirs scolaires s’étonnera du peu d’espace concédé à Zeus et à Héra. Comment se fait-il que le couple royal ne bénéficie-t-il pas d’un traitement proportionnel à sa position sociale ? Quatre vers pour le maître de l’univers, cinq pour l’épouse officielle, c’est vraiment la portion vache qui pleure congrue.

    Les grecs n’ont jamais aimé Héra. L’iconographie habituelle et légendaire nous la présente non sans raison comme un caractère un tant soit peu acariâtre, trop imbue d’elle-même et de son titre de première dame de l’Empyrée. Les Hellènes lui ont de toujours préféré Rhéa. Ce n’est pas que celle-ci soit plus sympathique, mais elle est la parfaite représentante de la déesse-mère originelle, celle qu’un Robert Grave appelle la Grande déesse. Et il faut dire que la lecture des trente-trois poèmes et des notes – d’une obédience mythographique des plus classiques – apporte de l’eau au moulin du poëte anglais.

    Qu’ils en aient eu pleinement conscience ou non les Grecs ont toujours senti que l’alliance matrimoniale d’Héra avec Zeus relevait d’une trahison. Certes les Grecs avaient épousé sans remords et sans regrets la cause des ouraniens, mais l’on a d’autant plus d’estime pour les vaincus qui ne troquent pas leur dignité contre un voile de mariage, si avantageux fût-il.

    Les Hymnes s’attardent davantage sur Déméter et Aphrodite que sur Héra. Déméter ou le triomphe de la vie sur la mort. Aphrodite comme métaphore du feu empédocléen nécessaire à la fonte des plus subtils alliages comme à la destruction dissociative la plus funeste. Cette force que les Hymnes orphiques ( voir notre chronique suivante ) parent du doux nom de l’éros mais dont on se doit de redouter la puissance émusculatrice et la pureté idéelle qui se suffit à elle-même. Les Hymnes homériques insistent sur les trois déesses vierges – Hestia, Athéna et Artémis – refermées sur leur propre divinité inaccessible aux humains, comme la froide flamme des Vestales qui furent, de par leur inaltérabilité cultuelle, les gardiennes de l’Empire.

    Les deux Dieux masculins qui se taillent la part du lion ne sont pas Héraclès mais Apollon et Hermès. Notons que tous deux de par leur lignage matriarcal sont des ennemis d’Héra. C’est même Apollon qui tuera de son arc le fils naturel d’Héra afin d’instituer son propre culte delphique. Ce sont des Dieux protecteurs et rassurants. L’on nous rappellera tout de même en long et en large toutes les monstrueuses bêtises que bébé-Hermès commettra et que le monde entier s’empressera de pardonner à cet adorable bambin.

    Car ce sont aussi des Dieux destructeurs. L’on omettra de distinguer les fonctions psychopompales du divin Hermès. Elles ne seront évoquées que sous forme d’une agréable anecdote lorsque Zeus chargera son messager de ramener Perséphone des Enfers. Hermès est le grand intercesseur. Il a même fonction qu’Aphrodite, celle du commerce des hommes. Mais là où la céleste Cypris s’adonne de tout son corps à son ministère charnel, beaucoup plus intellectuel Hermès nous la joue sur le sardonique plan des idées. Dans l’ énigmatique sourire d’Hermès l’on devine le rire de Diogène et le cerbérien aboiement mortuaire des cyniques.

    Hermès n’est pas pour rien le confusionnel père étymologique de l’herméneutique : il n’est pas de littérature sans dénudation des fondements. Le dévoilement des Dieux s’apparente à une remise en cause de leurs propres statuts métaphysiques.

    Nous ne nous attarderons point sur le côté obscur de la force apollinienne : Apollon Lyncée est la face noire de cet éclat de lumière que Nietzsche n’a pas su regarder. Notre philosophe a préféré cligner de l’œil et se tourner vers le mysticisme de Dionysos. Certes il était important pour le solitaire d’Engadine de briser la glace d’une représentation compassée, classique et édulcorée, de la sagesse grecque qui empêchait tout retour et toute renaissance d’une véritable pensée européenne.

    Mais Dionysos, une fois que nous l’avons dépouillé de ses oripeaux orgiaques , se révèle être le cheval de Troie de l’ impensé religieux dans la mythologie grecque. Orphisme, platonisme, christianisme, la courbe de la volonté de croyance amorce ici la chute vertigineuse de la pensée grecque.

    André Murcie.