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  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 48

     

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 048 / FEVRIER 2017

    LUMIERE DE LUC-OLIVIER D'ALGANGE ( I )

    COUP DE PROJECTEUR

    Il est des saisons où les Dieux sont facétieux. Deux livres de Luc-Olivier d’Algange coup sur coup sur les étals des librairies en ces mois printaniers de l’année 2006. Rassurons nos contemporains, ce ne sont que deux modestes volumes parus chez de petits éditeurs. Hélas, le revers toute médaille magnifie malgré tout en son avers une inscription triomphale !

    D’abord il n’existe plus en France de petits éditeurs. Il y a longtemps qu’ils ont été rachetés par les quelques gros groupes concentrationnaires des producteurs de livres qui monopolisent le marché libéral de la crétinisation rampante. Mais sur la mer de l’indifférence généralisée un oeil exercé ne manquera pas l’apparition parfois fugace mais si significative de dizaines de voiles blanches surmontée de l’étamine noire de l’intelligence hauturière. A bien y réfléchir, il n’est pas étonnant que Luc-Olivier d’Algange se retrouve dans les équipages de ces corsaires littéraires. Pour sûr la plupart de ces structures légères d’édition littéraire périront corps et biens en d’obscurs combats ignorés de tous, mais au moins auront-elles sombré pavillon haut, et sauvé l’honneur de la Littérature. Saluons donc Les Deux Océans et ces Alexipharmaque Editions qui se lancent dans la guerre de course et sourire et dents de cachalot aux lèvres vous dégainent dès leur première salve un Luc-Olivier d’Algange.

    L’on trouve sur le net national et international plus de trois cent textes de Luc-Olivier d’Algange, les amateurs de revues sont à même de collationner près de cinq cents articles de notre auteur sans se livrer à d’exhaustives recherches. Face à ce déferlement d’intérêt le silence sans faille des gros éditeurs est un aveu de malfaisance. Dans L’ombre de Venise Luc-Olivier d’Algange évoque à demi-mot et comme par négligence ces listes de proscriptions littéraires qui circulent chez les libraires. L’on dit même que cela n’a rien à voir avec l’ordre alphabétique si son nom arrive si souvent en tête.

    Luc-Olivier d’Algange fait partie de cette génération de jeunes gens qui émargèrent à la vie littéraire en plein milieu des années soixante-dix. Epoque des plus coruscantes si on la compare à celles qui suivirent, mais il planait déjà un certain goût pseudo-contestataire de l’écriture débraillée qui allait mener tout droit, dès le début de la huitième décennie, au conformisme philosophique le plus affligeant. La mode était alors au structuralisme, à la psychanalyse, au marxisme… Face à ces grands dogmatismes, certains se trouvèrent d’instinct en porte-à-faux. Ce n’était pas qu’ils étaient farouchement opposés à ces courants majeurs de leur immédiateté temporelle, c’est que d’origine, par l’intime logique de leurs parcours personnels, ils se trouvaient objectivement décalés des intérêts générationnels de leurs condisciples.

    Peut-être faudrait-il ici développer la théorie des interstices qui supplée sur un plan intellectuel à la théorie mathématique des catastrophes quant à la description des aberrations évolutives d’un système donné. Pourquoi se crée-t-il des nodosités dynamiques de complexification quand la simple logique de reproduction d’une systémique maîtrisée se devrait d’engendrer une réduplication du même ? La sagacité de nos lecteur n’aura pas été prise en défaut : nous sommes en effet beaucoup plus proche de Nietzsche que de la thermodynamique. Nietzsche à qui L’Ombre de Venise consacre de longs développements.

    Mais revenons à nos jeunes gens, issus de ces dernières générations à qui fut dispensé sur les bancs du collège et du lycée, malgré pour certains une scolarité chaotique, un enseignement littéraire de qualité. Entendez par là, que l’accès aux grands auteurs était direct et sans artifice narratologique. La méthode était d’une simplicité extrême : l’on se contentait de lire les textes et d’en éclairer le sens par des commentaires qui se référaient expressément aux intentions de leur créateur.

    Il y eut donc quelques attardés mentaux qui ne se relevèrent jamais de la lecture de Baudelaire ou d’Alfred de Vigny. Alors qu’il était de bon ton de s’enthousiasmer pour Camus, Sartre ou Boris Vian, d’hagards retardataires firent leur régal de Villiers de l’Isle-Adam ou de Barbey d’Aurevilly. A une époque où il était nécessaire de collectionner la petite collection Maspero, un Luc-Olivier d’Algange relisait Henri de Régnier ou Eschyle.

    N’importe quel diplômé es sciences humaines vous le confirmera : l’adolescence mène à l’âge adulte à condition d’en sortir, et d’accepter le collier de la commune mesure. Le problème avec Luc-Olivier d’Algange fut qu’il ne renonça jamais à ses penchants prononcés pour les marges littéraires. De la kabbale juive aux préraphaélites, des gnostiques du quatrième siècle aux érudits de la Renaissance, des soufis aux romantiques allemands, en quelques années Luc-Olivier d’Algange lut tout ce que deux siècles de rationalités cartésiennes avaient rejeté aux gémonies des superstitions nauséabondes…

    Certes il ne fut pas le seul. Mais dès ses premiers articles il eut le mauvais goût de se faire remarquer par l’éblouissance de son style. Il eut aussi la maladresse d’écrire quelques textes autobiographiques qui lui valurent maints témoignages d’admiration d’aînés prestigieux. Un murmure d’approbation unanime sourdait même des milieux les plus éloignés des préoccupations d’algangiennes. Des titres comme Les Médiances du Prince Horoscopal ou Agathe au Démon témoignaient bien d’une mauvaise volonté évidente, mais l’on pensait qu’il tirait d’autant plus sur la corde qu’il désirait négocier son ralliement à l’establishment intellectuel au prix le plus fort.

    Mais aux fausses pièces de la reconnaissance publique D’Algange préféra la patiente recherche de l’or philosophal. Du fin fond de sa province, Luc-Olivier d’Algange se livra à une herméneutique généralisée des savoirs les plus secrets des traditions occidentales et orientales. Primordiales, pour le dire en un seul vocable, avec notre « s » qui fleure bon son hérétisme d’algangien. Son indifférence, somme toute assez compréhensible pour la foire aux vanités de notre modernité, fut ressentie comme un camouflet et un mépris ostentatoire. L’ingénuité est un crime qui se paie au centuple.

    Voici donc vingt ans que d’Algange rembourse sa dette à la société littéraire. La conjurations du silence et des médisants n’a jamais faibli. Qui dira un jour les jalousies rentrées des comités de lecture et le ressentiment des porte-plumes de plomb de l’underground ? Quoi qu’il en soit, le rideau des obscurcissements s’effiloche. Il n’est qu’à regarder l’intérêt du public pour L’étincelle d’or et L’Ombre de Venise pour recouvrer le sourire. L’œuvre d’Algangienne commence à rayonner. Et nous ne sommes encore qu’à la première heure du frémissement du voile.

    André Murcie

     

    L’OMBRE DE VENISE.

    LUC-OLIVIER D’ALGANGE.

    Collection / Les Reflexives;

    119 p. Deuxième Trimestre 2006. ALEXIPHARMAQUE.

    ALEXIPHARMAQUE. BP 60 141. BILLERE CEDEX.

    alexipharmaque@alexipharmaque

     

    Ce texte est à lire comme un bréviaire théologique. Je sais bien qu’avec ce genre de phrase l’on réveille tous les renards de la suspicion qui ne dorment jamais que d’un œil. Je me hâte d’ajouter que la théologie de d’Algange est mille fois plus anarchisante avec son dieu et ses maîtres que l’a-théologie d’un Michel Onfray. C’est que l’athéisme d’un Michel Onfray n’est qu’une barrière dérisoire dressée à l’encontre du monothéisme. Michel Onfray a simplement oublié que le zéro n’est pas l’opposé du Un. Le zéro n’est que la traduction mathématique du concept de l’autre. Les Grecs y prêtèrent si peu d’attention qu’ils omirent d’inventer cette absence de chiffre. L’opposé du Un s’appelle le Multiple.

    Pendant que le lecteur consulte ses fiches sur les présocratiques, afin de faire avancer le débat nous rappellerons que le grand débat de l’Antiquité fut celui qui opposa le monothéisme au paganisme. Nous ne disons pas polythéisme car le terme paganisme inclut toute une dimension politique et révolutionnaire à laquelle Michel Onfray ne fait jamais appel alors qu’il se réclame au nom de son athéisme et à longueur de tribunes radiophoniques, d’une mouvance post-révolutionnaire, dont les prolégomènes reposent de fait sur les vieux et vicieux principes du respect d’autrui tels que le christianisme les a catéchisés depuis des siècles.

    Bien plus malin, honni soit qui verrait une quelconque allusion diabolique en cet adjectif, Luc-Olivier d’Algange a bâti sa cause, non pas sur rien, mais sur le rien du rien. Autrement dit sa théologie est une a-a-théologie. Le chaat daalgaangien retombe toujours sur ses paattes. Vous êtes vous jamais demandé le pourquoi du redoublement de la lettre A dans le nom de notre auteur ?

    C’est que toute théologie qui ne soit pas basée sur la négation de sa négation n’est qu’un catalogue de bonnes intentions qui tourne vite à l’intégrisme le plus stupide. La pensée théologique de D’Algange ne se donne pas pour la croyance qu’elle n’est pas, voire l’incroyance qu’elle n’est pas non plus. Le dieu de d’Algange n’est pas étroitement chrétien, il virevolte avec les mystiques musulmans, pète le feu avec Zeus, s’amuse aux scrabble avec Adonaïs, écoute les cd de Nirvana avec les bonzes gangiens, joue au lancer de trident avec Poseïdon, se remplit du vide de Lao-Tseu… Par contre il refuse de s’acoquiner avec l’être suprême voltairien.

    Pour un homme qui se réclame de Platon, d’Algange n’est pas pour la désincarnation conceptuelle. Pour lui, il est autant d’incarnations divines qu’il existe de cultures métaphysiques humaines. A l’égalité toute théorique des droits de l’homme D’Algange substitue la présence du devoir-être des civilisations.

    Les maîtres de d’Algange ne sont pas les princes de ce monde. Il les élit chez ses pairs, les poëtes, les musiciens, les peintres, les artistes, les écrivains, les philosophes, les penseurs, les sages, etc.. L’oeuvre dalgangienne s’inscrit dans une tradition spirituelle qui embrasse l’essentiel des cultures du monde entier. Lorsque seront éditées les œuvres de Luc-Olivier d’Algange je plains les pauvres étudiants qui seront chargés des recensions des noms propres dans l’inépuisable corpus encore en parturience mais qui doit déjà atteindre les vingt mille pages…

    Ne nous égarons pas dans les abîmes de l’érudition   : L’ombre de Venise est aussi un traité de pragmatique théologique. Comment les idées transparaissent-elles dans le vécu d’un auteur ? Par exemple Michel Onfray ouvre le parapluie de l’athéisme pour mieux abriter sa revendication hédoniste qui le dispense de tout engagement révolutionnaire. Pour avoir écrit Le traité du Rebelle on n’en tient pas moins à sa sérénité existentielle.

    A Olivier Germain Thomas qui s’enthousiasmait, lors d’un entretien radiophonique, sur l’intransigeance de sa pensée métaphysique D’Algange répondit en développant, non sans une certaine ironie, l’idée de radicalité tranquille. Les premières pages de l’essai s’ouvrent sur le concept de dandysme littéraire. A la chemise blanche notre auteur substituera quelques heures de lecture à la terrasse ensoleillée d’un café. Entre l’apparence et l’approfondissement il n’est point d’hésitation.

    Certes il fut un temps, voici plus de trente ans, où vers les dix-sept heures, dans deux ou trois librairies du quartier étudiant de Toulouse, des habitués prenaient plaisir à attendre ce jeune homme inconnu, un tant soit peu esthétisant, qui s’en venait soulever quelques paradoxes étincelants sur les grands auteurs passés ou les mœurs de ses contemporains. C’est ainsi que se créent les légendes ; et puis pour tout dire Luc-Olivier d’Algange a toujours été fasciné par le verbe inspiré de Villiers de l’Isle-Adam. Le lecteur studieux aura déjà remarqué les nombreuses occurrences du connétable du Rêve et des Lettres dans L’Ombre de Venise.

    Le dandysme algangien est avant tout intérieur. Mais si ce motif s’insinue dès la première page du prologue c’est que L’Ombre de Venise suit assez bien l’itinéraire de la pensée d’algangienne de ses débuts à ces dernières années. Les habitués de l’œuvre reconnaîtront les différentes étapes de cette montée hélicoïdale de la pensée qui gagne à chaque nouvelle étape ampleur, épaisseur et hauteur de vue.

    Nous n’aborderons pas ici tous les thèmes répertoriés et entrelacés par l’essai. Nous ne toucherons pas à la critique du monde moderne. Celle-ci est devenue un lieu commun que l’on se doit d’exposer en long, en large et en travers, dans les dîners en ville. Elle fut pourtant très mal reçue au milieu des années quatre-vingt. L’intelligentsia venait de jeter aux orties les habits rouges du président Mao et s’apprêtait à se reconvertir dans le consensus mou de la social-démocratie. Les arguments de d’Algange firent d’autant plus mouche qu’ils ne devaient rien aux sempiternelles volitions idéologiques du gauchisme. Ils plongeaient leurs racines dans le terreau de la lyrique française empruntant aussi bien aux proses de Baudelaire qu’aux écrits théoriques de Mallarmé, aux sarcasmes de Villiers qu’aux exécrations d’un Léon Bloy. L’on aurait pardonné une douteuse nostalgie romantico-symbolisto-décadente mais ce fifrelin qui s’en venait dénier à nos élites le droit de fonder la morale sur les sacro-saints principes de l’utilitarisme bourgeois dépassait les bornes de la mansuétude libérale. Passons sur la levée de boucliers occasionnée par ce trublion qui exigeait la poésie comme préalable à tout déploiement éthique !

    Imperturbable D’Algange laissa les pourceaux sans Epicure couiner avec les cochons des sous-préfectures de l’intelligence. Il avait mieux à faire. Après une conférence qui fit date sur la pensée heideggerienne la théologie d’algangienne se retrouva au pied du mur, devant l’Himalayen massif nietzschéen. Moment de vérité en quelque sorte.

    L’on ne s’attaque pas frontalement à Nietzsche, l’on se retrouve si facilement à terre qu’il vaut mieux ne pas s’y risquer. D’Algange y apprit à mieux appréhender les attendus de ses propres parti-pris. Une lecture attentive lui permit de connaître toutes les ravines, tous les à-pics, toutes les parois, tous les promontoires, tous les abysses, tous les névés et tous les glaciers du géant. Je doute qu’il y ait à l’heure actuelle, en France un chercheur qui ait une connaissance plus accomplie de l’auteur de Par-delà le bien et le mal.

    Pour Nietzsche la pensée dalgangienne s’est faite englobante. Il ne s’agissait pas de réduire Nietzsche mais de s’augmenter de sa puissance. Comme un lierre qui s’accrocherait à un chêne, non pour le parasiter, mais pour le tirer vers le haut. Car les lectures de Nietzsche effectuées par les décennies précédentes ont eu davantage tendance à rapetisser l’œuvre et à raboter l’homme qu’à comprendre le sens de cette forge tumultueuse.

    Nos modernes déconstructeurs, entrés dans l’atelier par la minuscule porte de la mort de l’homme ( c’est à la proie ramenée que l’on juge le chasseur ) pensent s’être emparés dans le noir de leur ignorance du marteau de Thor abandonné par le maître alors qu’ils ont mis la main sur une bien piètre lime à ongles. D’Algange préfère s’en prendre au concept de la mort de dieu. Nietzsche n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de dieu. Il s’est contenté d’annoncer son décès. Pire que le cheval à huit pattes d’Odin : là où il passe la théologie ne repousse pas.

    Nietzsche ne dit pas que le Christ n’a jamais existé. Il se contente de constater que le christianisme est mort. Peut-être le jour même où les romains l’ont cloué sur sa croix, mais ceci est une vision spécifiquement murcienne de la chose. D’Algange a flairé ( vertu typique du solitaire d’Engadine ) le piège. L’on ne peut pas être contre Nietzsche. La théologie devra désormais faire avec. D’Algange sauve la théologie en la réduisant à ne plus être que volonté de théologie. Elle n’est plus donnée. Elle n’est plus un don de dieu. Elle est une volonté de dieu. Une volonté humaine de dieu. Adieu la révélation.

    Le Christ d’Algangien est venu dire qu’il n’y avait plus de péché. Pour une fois qu’un dieu prononce des paroles intelligentes nous n’allons pas faire la fine bouche, mais enfin un dieu qui vient dire qu’il n’est pas un dieu, ça nous explique pour le moins pourquoi Jésus n’en a pas voulu à Pierre de son triple reniement. L’Eglise s’est bien bâtie sur le reniement de dieu. C’est ce qu’en Amérique du Sud ils doivent appeler la théologie négative de la libération !

    Nous aimons beaucoup d’Algange, nous le tenons pour un des plus grands écrivains de notre époque, nous vous encourageons à lire ses livres, vous aurez l’impression de devenir intelligents. Mais cela ne nous empêche pas de penser que sa démonstration théologique est une victoire à la Pyrrhus. S’il faut tuer dieu pour que vive la théologie, le prix en vaut-il la chandelle ? Souvent l’assassin vit dans l’illusion de son crime. Ne viendra-t-il pas un jour où quelques déistes exacerbés feront pencher les deux plateaux de la balance en sens inverse : Luc-Olivier d’Algange ne sera-t-il pas accusé d’avoir tué dieu pour sauver la théologie ?

    Métaphysiquement parlant nous nous en soucions autant que des premières chaussettes de Ponce Pilate. Que les hommes de peu de foi se débrouillent entre eux. Pour nous nous n’en possédons pas une once de milligramme. Par contre littérairement parlant, cette hypothèse d’école, pour parler comme les jésuites, nous enchante. La littérature, en général et la littérature d’algangienne en particulier, est une hérésie perpétuelle de l’esprit. Humain ou divin. Cochez la case de votre choix.

    André Murcie.

    Terminé ? Non encore une question, au fond à gauche ! Vous voulez que l’on vous explique le titre ? Pour Venise, vous n’avez qu’à acheter le bouquin. C’est commenté à l’intérieur. 15 Euros + 2, 50 pour frais de port. L’Ombre, c’est déjà plus sérieux comme interrogation. Parler à soi-même c’est un peu comme si l’on parlait à son chien ou à son ombre. Nous sommes ici en présence de l’unique dialogue platonicien au monde qui mette en scène un seul interlocuteur. Métonymiquement parlant c’est un dialogue oximorique. Pour l’Ombre, cette métaphore idéenne du même, nous allons vous donner une piste qui n’est pas indiquée dans le livre. Procurez-vous le dernier roman, inachevé d’Henri Bosco, Une Ombre

     

    AINSI XENOPHON – PHON – PHON

     

    L'HIPPARQUE

    ou LE COMMANDANT DE CAVALERIE.

    XENOPHON.

    Traduction de PIERRE CHAMBRY.

    In CLASSIQUES GARNIER. 530 pp.1932.

     

    De la théorie à la pratique il se creuse parfois un immense fossé. Mais ici nous sommes confrontés à l'inverse. De la pratique à la théorie il n'existe qu'un pas que Xénophon franchit avec une telle allégresse que l'on se refuserait à porter foi à ses propos, s'ils n'étaient justement pas de Xénophon.

    C'est bien le chef de l'arrière-garde des Dix-Mille qui vient nous conseiller. Nous sommes loin du néophyte inexpérimenté ou du hâbleur d'arrière-salle de bistrots mal-famés. L'homme a fait ses preuves indiscutables. Personne dans l'Antiquité n'a osé mettre ses connaissances et son savoir-faire équestres en doute. Dans son introduction Pierre Chambry en rajoute une couche et rappelle que l'auteur de la Cyropédie a aussi servi sous Agésilas qui n'était pas né de la dernière pluie en la matière.

    Bref un maître d'équitation qui nous parle. Dix mille fois mieux encore, un conseiller militaire qui pond un rapport sur l'état de la cavalerie de son pays et des progrès à accomplir pour la mettre à un niveau d'opérativité internationale.

    Eh bien moi qui n'ai que très rarement, très prudemment posé mon cul sur le dos d'un cheval ait été très longtemps déçu par l'opuscule ! J'ai longtemps gardé de cette lecture la pénible impression d'une enfilade de lieux communs et de vérités de la Palice toutes faites indignes d'un grand écuyer.

    Je le savais déjà avant de le lire : il vaut mieux avoir un bon cheval bien nourri et obéissant qu'une carne efflanquée au regard vicieux, que si l'on voulait surprendre l'ennemi il fallait avant tout se bien cacher, et une foultitudes d'autres conseils du même tonneau. Si ma modestie légendaire ne m'en avait empêché j'aurais à l'intention du Sénat athénien rédigé une petite bafouille de candidature à un poste de phylarque, séance tenante.

    Emile Chambry lui-même se tire de la situation en s'interrogeant sur le nombre d'officiers de cavalerie de Napoléon qui auraient eu la curiosité d'ouvrir ce traité d'hippologie militaire dans l'espoir d'y apprendre quelque chose. Et la certitude de son raisonnement ne laisse pas entrevoir grand-monde puisqu'elle s'interrompt juste au-dessus de l'initiale unité !

    Ce qui nous laisse rêveur quant à l'irréductibilité de la lecture des textes antiques. Comme quoi tout se perd en ce bas-monde. Même l'art de l'équitation xénophienne. Reste qu'à me replonger dans ce traité une bonne dizaine de fois, pour essayer de saisir l'irritant mystère de ses si déconcertantes évidences qu'elles en deviennent mystérieuses, il m'est finalement apparu l'explication d'une telle insipide ductilité de la pensée.

    Ce traité n'est pas destiné aux honnêtes gens que nous sommes. Il est écrit pour des professionnels qui connaissent leur métier sur le bout des doigts. C'est juste une liste, un agenda des faits et gestes à opérer en telle ou telle opération. Dans la série cela va sans dire mais c'est tout de même mieux de l'énoncer une fois de plus pour que nous soyons tous d'accord, L'Hipparque n'est qu'un cahier des charges exigibles et incontournables.

    André Murcie.

     

    DE L'EQUITATION.

    XENOPHON.

    Traduction EMILE CHAMBRY.

     

    Ce n'est pas vraiment la suite du précédent même si Xénophon l'a écrit dans la foulée. Tous ceux qui traînent de temps en temps leurs guêtres dans les clubs hippiques se sentent tout de suite chez eux. En vingt-cinq siècles les chevaux et l'équitation ont changé, mais l'approche de l'animal est restée la même.

    Nombreuses sont les capacités de l'homme : il peut veiller à l'amélioration de la race chevaline et au perfectionnement technique des ustensiles nécessaires à la pratique de l'équitation, mais à lire Xénophon l'on s'aperçoit qu'il n'a jamais réussi en plus de deux millénaires à s'améliorer et à se perfectionner lui-même. Aussi insensé que cela puisse paraître nous sommes toujours aussi bêtes vis-à-vis de notre plus noble conquête.

    Notre naturel n'a pas besoin de revenir au galop, il nous est indécrottinable. Si Xénophon se montre en un de ses écrits l'élève de Socrate c'est bien en ce traité d'équitation, dans lequel il nous réduit à notre plus simple nudité hominienne en nous mesurant à l'étalon de notre permanence.

    Hormis le lancer de javelot sur cible humaine que nous ne pratiquons plus que rarement – mais les joueurs de horse-ball ont tout intérêt à écouter les conseils de base prodigués à l'occasion – le texte semble avoir été écrit la semaine dernière. Du cavalier émérite à l'enfant qui cavalcade autour des plots de pony-games, chacun trouvera son bien dans ce mince recueil de conseils éternels.

    Avec peut-être cette différence essentielle, les anciens grecs usaient beaucoup moins que nous d'objets transactionnels envers leurs montures. La main nue suppléait à de nos nombreuses petites béquilles relationnelles. Si souvent nous sommes sans torts envers nos chevaux, les grecs préféraient être centaure. Eux et le cheval. Rien de plus. Rien de trop. Usage delphique.

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 47

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 047 / FEVRIER 2017

    NOS SAINTETES



    L'AUTRE SUAIRE

    Enquête sur le secret de Manoppello

    PAUL BADDE

    ( Editions de l'Emmanuel / Editions du Jubilé / 2010 )

    Attention nous sommes ici au coeur d'une citadelle ennemie. La communauté de L'Emmanuel est issue du mouvement charismatique. Des forcenés qui essaient de vivre selon le Christ. Des gens de secrète influence et de peu de pouvoir opératif. Cellules préparatoires de l'Eglise qui s'activent dans l'ombre de la catholicité intégriste. Une de ces nombreuses structures pontificales qui n'ont actuellement que très peu d'emprise sur nos existences mais qui pourraient se révéler d'une extrême nocivité idéologique et coercitive si certaines fractions de l'extrême-droite catholique parvenaient à participer à la direction du pays...

    Paul Badde est un journaliste allemand. Correspondant de Die Welt à Jérusalem, à Rome et au Vatican. Fut ce que l'on pourrait nommer un allié objectif de Benoît XVI. Le contraire d'un idiot utile que l'on manipule à loisir. Certains se demanderont peut-être pourquoi nous nous intéressons à l'ouvrage d'un tel individu. Ce n'est pas chez lui que l'on trouvera ce que l'on appelle une précieuse analyse critique. N'est pas non plus le genre de personne que sa naïveté pourrait conduire à révéler par mégarde des informations destinées à rester secrètes. L'homme a choisi son camp et n'entend pas le desservir. Un de ces soldats laïcs de l'Eglise, d'autant plus dangereux qu'ils agissent à visage plus ou moins découvert à des postes importants dans des médias de masse.

    L'Autre Suaire. Il y en avait déjà un et voici que Paul Badde nous en rajoute un, je n'ose dire second, mais deuxième car l'on assiste à un véritable miracle dans ce livre : celui de la multiplication des petits suaires. Nous ne nous attarderons pas sur celui de Turin dont frère Badde ne remet même pas une demi-seconde l'authenticité en doute. Non lui, celui qu'il traque c'est l'autre. Remarquez ce n'est pas difficile de le trouver, son emplacement est répertorié avec la plus exacte précision depuis plus de cinq cents ans. Je vous refile l'adresse, est stocké aux yeux de tous dans la petite église de Manoppello, une bourgade infime perdue dans les Abruzzes, à quelques kilomètres de la côte Adriatique un peu en contre-bas de Rome.

    Pas grand chose, un format A4 de tissu ultra-fin, du byssus, tissé avec des filaments produits par des coquillages. En filigrane, vous apercevez le dessin brun-ocre d'une figure censée appartenir à Jésus. Facile à dire, difficile à prouver.

    C'est là tout le sujet du livre. Qui devient passionnant. Badde n'est pas bête, la preuve, le Christ l'a emportée dans sa tombe, cherche donc à établir un faisceau de présomptions qui emportera l'intime conviction des lecteurs.

    Son roman fonctionne à la façon d'un thriller à la Dan Brown. Souvenez-vous de Da Vinci Code, ou de chapitre en chapitre, après avoir passé, au travers de mille dangers, en revue toute une kyrielle de théories ésotériques, le héros du roman en vient à établir que sa petite amie est la lointaine descendante de Jésus Christ et Marie-Madeleine. Mais a contrario de tous ces livres qui s'évertuent à démontrer les mensonges de l'Eglise, Paul Badde lui s'acharne au contraire à affirmer que les découvertes les plus surprenantes ne font que confirmer la mythographie évangélique.

    Prend soin aussi de ne pas nous entraîner dans les situations rocambolesques : pas de course poursuite, pas d'assassinats, pas de violence et est-ce nécessaire de le préciser : pas de sexe. Se déplace pépère pénard dans son automobile avec sa charmante épouse sans autre problématique que de trouver un bon restaurant ouvert... Passe son temps à discuter avec des spécialistes, contemple et commente les myriades de tableaux peints à la Renaissance, fait des recherches sur internet, farfouille un peu dans les bibliothèques, bref le genre d'enquête que vous pourriez entreprendre depuis votre propre bureau...

    Se heurte à un problème : lui qui vous décrit l'impressionnante collection des draps funéraires répartis aux quatre coins de la chrétienté l'a un suaire de trop : le voile de Sainte Véronique. D'ailleurs même la personne de Véronique le gêne. L'envoie donc ad patres en lui plantant un couteau étymologique dans le coeur. Véronique n'a jamais existé, n'est que la symbolisation de l'expression Vera Iconica, la véritable icône, celle qui révèle bien la trace de la face divine... Tant pis pour le chemin de croix si une de ses étapes est juste un symbole... Sûr le Vatican possède le fameux voile. Grâce à ses relations Badde sera admis à l'examiner. Pouah ! un vulgaire chiffon orné de quelques traces rougeâtres, un leurre qui remplace la véritable relique de Manoppello.

    La véritable icône fut transportée en douce pour la mettre à l'abri de l'on ne sait trop quel danger historial. Se débrouille bien jusque-là, notamment en établissant la rupture épistémologique picturale qui autour de 1630 s'opère dans la peinture italienne ( et puis européenne ), désormais le Christ ferme les yeux sur tous les tableaux, alors que quand les peintres avaient le modèle original du suaire de Manoppello stationné à Rome, ils lui laissaient les mirettes écarquillées.

    C'est ici qu'intervient le diable. Sacrément rusé l'animal. Paul Badde ne s'aperçoit même pas de ce que le grand cornu se joue de lui. Pourtant Lucifer emploie la même vieille ruse qui lui a si bien réussi au Paradis : la Femme.

    En ayant froidement éliminé la chaste Véronique Mister Badde pensait avoir écarté ce genre de tentation funeste. Hélas ! chassez Eve par la porte, elle rentre par la fenêtre. Entrevoyez la problématique : le Christ mort est roulé comme un vulgaire jambon dans ce qui plus tard sera appelé le suaire de Turin, qui à proprement parler est un linceul. Le suaire est ce voile que selon la coutume juive l'on déposait sur la face du mort déjà emballé dans son linceul. Ce sont les irradiations cosmiques que dégageait le cadavre de l'Agneau sacrifié qui s'imprimèrent miraculeusement sur les deux tissus. Se serait-on servi d'un torchon de cuisine pour cette noble tâche de recouvrir la Sainte Face, c'eût été parfait.

    Manque de chance l'on usa d'un tissu de luxe : un foulard de byssus, un truc qui à l'époque vous coûtait la peau du cul. Et qui parmi les misérables fidèles qui suivaient Jésus dans ses pérégrinations palestiniennes aurait pu posséder une babiole aussi princière ? Personne !

    Objection, votre Honneur. Vous en oubliez une. La femme de mauvaise vie, celle qui avait amassé une jolie fortune en se faisant emplir la tirelire par tous les mâles concupiscents qu'elle rencontrait. Et qui, nécessité professionnelle oblige, devait pour attirer l'œil du client sur ses charmes vénériens les attifer des plus beaux effets. Marie Madeleine, la prostituée repentie. Je n'ose imaginer le scandale inouï qu'elle aurait causé, si écrasée par le chagrin, dans cet intense moment d'égarement, elle n'eût sacrifié sa petite culotte de soie fine pour recouvrir le visage du divin berger. C'est toute l'érotologie chrétienne qui en eût été bouleversée...

    Malgré les savantes déductions de notre auteur, malgré Benoît XVI qui vint en personne se recueillir devant l'icône sacrée, les foules ne se sont, ces dernières années, guère déplacées en masse pour communier devant le céleste portrait. Paul Badde le déplore. Dans cette étrange absence de ferveur il lit le signe de la déréliction des temps. Certes l'icône absolue brille comme une promesse, comme la lampe dans la tempête. Termine son livre en disant qu'elle est – ça ne mange ni de pain ni d'hostie - la Face du Roi et de l'Amour. Comme quoi c'est Marie-Madeleine qui triomphe finalement. Inutile d'attendre le retour du roi. La prostituée à la robe de pourpre et de byssus est déjà parmi nous. Cela nous suffit amplement. Nous n'avons besoin de rien d'autre. A moins que ce ne soit l'image vera iconica de l'Eglise.

    André Murcie.

     

    AH ! RIS ! STOPHANE

     

    LES ACHARNIENS.

    ARISTOPHANE.

    Traduction et commentaires ANNE DE CREMOUX.

    Cahiers de Philologie. N° 25. Série : Les textes.

    160 pp. Mai 2008. PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION.

    Www.septentrion.com

     

    Ne faites pas la grimace, assurément la philologie est une science austère, mais n'oublions point que Nietzsche, le grand Nietzsche qui maniait son marteau avec la vélocité de Thor, fut lui-même, en personne et en sa jeunesse, professeur de ce noble savoir. Inutile de vous plaindre, vous ne trouverez pas d'entrée en matière philologique plus égrillarde et franchement rigolarde qu'avec ce gredin d'Aristophane.

    Avant de pénétrer dans le vif du sujet jetez un coup d'oeil sur la page de garde. Jean Bollack, Pierre Judet de la Combe, André Laks et Heinz Wisman, fondateur et directeurs de la collection, s'y fendent d'une programmatique déclaration d'intention. Il est toujours bon de repérer le fil rouge du non-dit cryptogrammique entrelacé dans la trame dont sont tissés les drapeaux que l'on agite solennellement. Dans le monde feutré des bonnes guerres universitaires l'on désigne ses ennemis sans jamais les nommer.

    Quoi qu'il en soit l'on devine que nos quatre mousquetaires – qui seront en ce volume représentés par la d'artagnesque fine lame d'Anne de Cremoux, se déclarent pour un strict retour au texte. Comprenez qu'ils rejettent les surinterprétations théoriques et abusives des chercheurs diplômés qui pensent davantage à prouver les prolégomènes de leur propre thèse, qu'à redonner à lire au public lettré, en l'objectivité de leur apparition historiale, les oeuvres qu'ils étudient.

    Respectable position, teintée tout de même d'un certain angélisme quand notre quatuor regrette l'impossibilité de l'instauration d'un véritable débat entre les spécialistes qui ne sont intéressés que par les avancées de collègues qui conforteraient leur propre position. C'est là, nous semble-t-il, oublier, ou feindre d'oublier, que la recherche universitaire est traversée par de solides enjeux idéologiques, et que plus on s'attache à promouvoir des textes fondamentaux, plus l'on se trouve pris en un tourbillon d'intérêts contradictoires.

    Pour faire simple, disons que beaucoup s'acharnent à envelopper les classiques dans un sage cocon d'érudition édulcorant, alors qu'un petit nombre essaie de redéfinir le rôle de ces livres essentiels dans l'espoir de les réinsérer dans le cycle actif de la réflexion politique actuelle. En d'autres termes plus métaphoriques, certains rédigent des notices nécrologiques de présentation pour le musée imaginaire de l'humanisme déserté, tandis que d'autres s'obstinent, sur l'Ile des Bienheureux à forger des armes pour le retour des dieux. Pour notre part nous n'avons jamais caché que nous oeuvrons à cette horrible besogne.

    Retour au texte donc pour Anne de Cremoux. Le livre est divisé en trois parties. Une courte introduction qui définit rapidement les circonstances historiques qui donnèrent naissance à la pièce d'Aristote et qui très vite dévie vers son sujet principal : les différents problèmes de traduction rencontrés. Ensuite la traduction elle-même, et enfin le morceau du chef : quatre-vingt pages de commentaire, non pas sur le sens de la pièce, mais sur son propre travail de traductrice.

    Nous commencerons par regretter l'absence du texte original d'Aristophane. Une édition bilingue aurait rendu justice à la phénoménale entreprise de justification opérée par Anne de Cremoux et n'aurait en rien fait office de doublon avec celle des Belles-lettres. De toutes les manières le lecteur tant soit peu désireux de goûter la touche cremouxéenne se verra obligé de rouvrir son Budé afin d'en apprécier les multiples saveurs.

    Pour notre part nous recommanderons au lecteur de lire comme un texte en soi, pour le seul plaisir du texte, sans se rapporter une seule fois à Aristophane, l'ensemble des notes d'Anne de Cremoux. C'est un pratiquement un commentaire vers par vers de la comédie. Attention, pas le stérile empilement de variantes oiseuses qui rendent de nombreuses lectures bien rebutantes, mais le récit aventureux des hésitations, des partis-pris et des ultimes décisions.

    La philologie est certes une science inexacte, mais Anne de Cremoux nous la transforme en art de grande subtilité. Choisir entre le génie de la langue grecque, l'habitude du français, les réalités sociales de deux cultures disparates, jouer sur les mots, les sons, les registres de langue, Anne de Cremoux est une grande analogicienne qui résout des équations à termes fluctuants et inconnues clairement identifiées. Est-ce de la broderie millimétrée ou une effroyable guerre d'usure ?

    Je vous laisse répondre à cette question. La réponse est dans la traduction. Certains passages sont de véritables objets théâtraux dans lesquels notre traductrice a retrouvé cette moliéresque facilité, cette plasticité de langage, qui emporte l'adhésion du lecteur, lequel grâce à cette magie du verbe, agit déjà en sa tête comme un metteur en scène, campe les personnages, les mimiques et les attitudes, bref voit la pièce plus qu'il ne la lit.

    Mais peut-être conviendrait-il à se pencher enfin sur nos Archaniens. Et Aristophane. Quelle formidable leçon de liberté de pensée ! Nos contemporains adeptes forcenés des consensus mous peuvent en prendre de la graine. Une telle pièce représentée pendant les évènements d'Algérie aurait envoyé son auteur en prison. En pleine guerre du Péloponnèse, le héros de la pièce s'en va passer un traité de paix avec les ennemis d'Athènes et se livrer en sa petite propriété aux joies sereines du marché libre. Finies les privations et les rationnements. Le ravitaillement de bouche et de bite est désormais assuré.

    La pièce se termine en apothéose avec le départ du soldat fatigué à la guerre et son malheureux retour alors que Justeville se goinfre par tous les bouts. Entre temps Périclès aura été accusé d'avoir déclaré cette funeste guerre de trente ans pour une sombre histoire de cul... Aristophane ne respecte rien, mais encore moins que ce que vous pourriez accroire à une simple lecture. Anne de Cremoux nous explique les chausse-trappes des jeux de mots et les sous-entendus en tiroirs qui sans son aide secourable passeraient inaperçus.

    Les Archaniens sont une terrible dénonciation de la guerre. Tout le monde s'accordera sur ce résumé hâtif. Mais dans les rares Lignes interprétatives qu'elle consacre à l'analyse de la comédie Anne de Crémeux passe un peu trop vite sur la solution de rechange proposée par Justeville. Justeville remplace la guerre par le marché. N'est-ce pas chez Aristophane une analyse à courte vue ? Ne sont-ce point les conditions mêmes de l'extension de la concurrence du marché qui ont précipité le conflit entre Sparte et Athènes ? Entre Voltaire qui veut cultiver son jardin et Aristophane qui désire échanger avec ses voisins ne sommes-nous pas dans l'impasse de la salvation individuelle ? Bien plus tard le christianisme ne se présentera-t-il pas comme la solution généralisée du salut individuel ?

    Il est dommage qu'Anne de Cremoux ne se permette que quelques lignes sur le symbolisme des marchandises échangées, ail, sel, et filles. Certes la verve d'Aristophane se s'en donne à coeur joie en des scènes d'un haut comique, mais n'y aurait-il pas en même temps comme le déploiement d'une critique acceptante de l'ordre du monde, tant sur le plan de la jouissance immédiate que sur les niveaux d'aliénation de soi aux autres par l'inhérence de la fonction même de l'échange ? L'humour gras d'Aristophane serait-il un rire jaune ?

    André Murcie.

     

    LES NUEES. ARISTOPHANE.

    Traduction HILAIRE VAN DAELE.

    Présentation, notes et groupements de textes :

    JEAN-CLAUDE RIEDINGER.

    166 pp. HATIER / LES BELLES LETTRES. 1996.

     

    Les Nuées ne furent pas l'occasion d'un franc triomphe pour Aristophane. Les juges le placèrent en troisième position, ce qui ne serait pas si mal s'il n'y avait pas eu que trois concurrents ! Ce fut ce que l'on appelle un succès posthume. Non pas survenu après la mort de l'auteur mais après celle d'un des personnages principaux de la pièce. Encore cela est-il dû davantage au calame de Platon qu'à celui d'Aristophane.

    Si les lycéens ont de nos jours encore l'inespéré – pour beaucoup incompris - bonheur de traduire Les Nuées, la faute en revient à une certaine tradition littéro-philosophique platonicienne qui voici depuis vingt-cinq siècles établit l'unité de mesure philosophale selon un indéboulonnable étalon socratique. Aristophane ayant eu la mauvaise idée de se moquer de Socrate, ce dernier ayant été condamné vingt-cinq années plus tard à mort, en l'insigne et indigne procès que l'on sait, Platon dans sa défense outragée de son maître vénéré ne manqua point de rappeler, pour expliquer les causes de sa condamnation, ces vieilles scènes où le roi de la maïeutique était tourné en ridicule. Notons que ce dernier état de l'être qui passe pour nullement mortifère en France, était donc mortel en l'antique Athènes. Comme quoi l'on n'arrête point les progrès de la médecine.

    Par contre l'on s'arrange toujours pour récrire une version canonique de l'Histoire. L'on répète à satiété, pour tenter d'étouffer l'incongruité du scandale – un grand, et de surcroît grec, écrivain classique reconnu, qui osât se moquer de Socrate – qu'Aristophane en désignant la personne du dit donc Socrate, visait en réalité ses irréductible ennemis, les sophistes.

    Pauvre Aristophane qui se serait laissé emporter par sa truculence réactionnaire, et qui abusé par la popularité éclatante du fils de Sophronisque, aurait symboliquement utilisé ce nom célèbre au lieu de directement nommer un Protagoras ou un Gorgias ! D'après nous ce serait plutôt le contraire, en s'attaquant à Socrate, Aristophane, en plus de flatter le stupide nationalisme des peuples qui aiment mieux que le bouffon de service, dénoncé en sa royale splendeur, soit encore un congénère de leur propre tribalité plutôt qu'un étranger, s'en prit à icelui duquel la timide renommée ne serait pas à même d'entraîner une riposte aussi étendue que des rhéteurs beaucoup plus en vue n'auraient pas manqué de déployer. La prudence est aussi la mère de la sécurité idéologique.

    En introduisant Socrate dans sa comédie, Aristophane cherche à flatter le profond conservatisme niché au tréfonds de tout individu et à jouer sur l'anti-intellectualisme primaire qui anime les corps constitués comme les assemblées populaires. Bien sûr que par delà la figure de Socrate il recherchait aussi à atteindre ces nouvelles manières de penser propagées par la sophistique. Et sans aucun doute, non pas parce qu'il éprouverait quelques intimes désagréments vis-à-vis de cette méthode en elle-même, mais parce qu'il ressent l'apparition de la sophistique comme le signe irrécusable de la crise des valeurs traditionnelles. Le vieux monde était en train de s'écrouler, la flotte athénienne dominait encore la méditerranée grecque, mais toute une époque issue des guerres médiques était en voie de disparition.

    Athènes est aux abois et Aristophane s'en prend à Socrate. Socrate n'est pas plus coupable qu'il n'est innocent. Mais si Aristophane tape avec le gros gourdin de la farce à attrape attique sur la figure de Socrate, c'est selon nous, en toute connaissance de cause. Aristophane ne se trompe pas d'adversaire. La preuve que cela fait mal à l'endroit exact où il cogne c'est que deux mille cinq cents ans après, l'on cherche encore à lui retirer sa victoire en prononçant l'irrecevabilité du combat. On annule l'épreuve pour ne pas tenir compte du résultat.

    Nous qui en règle générale ne faisons pas grand cas des schémas réducteurs de la psychanalyse nous ne résisterons pas au plaisir de remarquer que Les Nuées sont un triple complexe oedipien sous les auspices de la mort du père. Entre Strepsiade que son fils corrige à coups de poings, Socrate, père spirituel, que Platon tient à blanchir des huées blasphématoires d'Aristophane, et notre modernité qui s'obstine à dénoncer l'accusatoire erreur aristophanesque, nous sommes en plein drame de linge sale familial.

    Quand on aura ajouté que la première leçon socratique des Nuées consiste à déchirer le voile de la fiction du grand Zeus père des Dieux au profit d'un très démocritéen tourbillon, l'on comprendra mieux au travers de quels filtres notre modernité aura reçu l'augural enseignement des Nuées. Faute d'arbre monothéique, l'on se raccroche aux petites branches platoniciennes.

    Mais le véritable scandale est peut-être ailleurs. Le mélange des personnages de Strepsiade et de Socrate, pour peu qu'on y réfléchisse quelque peu, s'agrège en un parfait conglomératique Père Ubu. Qui rappelons-le, n'est pas tant méchant parce qu'il prononce des gros mots ou déclamerait d'abstruses théories fumeuses, mais par sa ladrerie accaparatrice.

    Aristophane n'y va pas par les quatre chemins de l'esprit qui souffle et se déplace, comme chacun sait, sur des pattes de colombes. L'enseignement de Socrate n'a qu'un seul but : enrichir son détenteur. Encore faut-il entendre que la richesse, comme la propriété, repose sur le vol. Bien mal acquis vous profite mieux et ne s'usure que si l'on s'en sert.

    L'on comprend mieux l'aristocratique indignation de Platon, cinq lustres plus tard. Si la recherche socratique est ravalée aux grossières satisfactions des bas appétits du lucre, l'on ne sauvera pas du marasme idéologique les sempiternels rapports fondateurs de domination sociale. Tuer le père équivaut à détruire l'ordre idéen des choses.

    Pour nous, il en est de même. Pleurer hypocritement la mort de Socrate injustement accusé par Aristophane permet de reléguer dans l'ombre la pensée sophistique, tout en la vouant à la vindicte des esprits peu éclairés. D'une pierre deux coups, premièrement l'on vous fait participer à la reconstruction incessante d'un faux-dilemme : ou vous êtes pour le bien, le beau, le bon, Platon et Socrate, ou vous êtes contre le mal, les futurs délateurs, les sophistes et Aristophane. Deuxièmement, l'on vous empêche de rire à gosier rabelaisien ouvert, à cul béant pour reprendre l'idoine expression d'Aristophane. Le rire étant le propre de l'homme, l'on essaie de vous confiner dans le sale. Entendez cette expression comme la désignation d'un sentiment de stricte moralité, défini en tant qu'horizon indépassable du cynisme aristophanesque.

    André Murcie.

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 46

    CHRONIQUES

    DE POURPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 046 / FEVRIER 2017

    THEOLOGIE DU FEMINISME

     

    LE VIOL D’EUROPE, OU LE FEMININ BAFOUE.

    FRANCOISE GANGE.

    232 p. Janvier 2007. ALPHEE.

    www.editions-alphee.com

     

    Nous nous demandions dernièrement comment il se faisait que les théories de Robert Graves exposées dans La Déesse Blanche et ses Mythes Grecs n’aient pas été exploitées à leur juste valeur par les mouvements féministes. Il aura donc fallu plus de trente années pour qu’une jonction d’évidence se réalise. Il est vrai que pour le féminisme hyper militant de la décennie soixante-dix Robert Graves présentait deux énormes défauts : premièrement il était un homme, deuxièmement sa pensée était à dix mille lieues du marxisme dominant.

    Quant à la psychanalyse qui en ces époques-là a été la seule à tenter quelques excursions dans le domaine mythologique elle était encore trop imprégnée de l’ombre tutélaire de grand-papa Sigmund et de sa weltanschauung judéo-chrétienne pour oser remettre en cause les fondements monothéiques de la pensée freudienne. Françoise Gange en est d’ailleurs un exemple d’autant plus magnifique qu’elle dénonce avec une assez grande violence cet état de fait.

    Le Viol d’Europe, ou le Féminin bafoué nous est présenté comme l’ultime volet d’une trilogie. Nous n’avons pas lu les deux premiers tomes mais les intitulés sont assez significatifs pour que nous nous permettions d’en dire quelques mots. Avant les Dieux, la Mère Universelle, le titre est à lui seul tout un programme et parle de lui-même. Pas la peine d’être sorcière pour comprendre que sont en cet opuscule repris les principales articulations de la pensée gravienne : à savoir qu’en grattant avec un peu d’attention le contenu des mythes indo-européens ou sémites, il est relativement aisé si on les met en relation avec les connaissances historiques en notre possession, de démontrer que derrière les généalogiques aventures des principaux Dieux de notre culture se cache le récit d’une terrible usurpation : celle des Dieux mâles sur la Déesse femelle originelle. Phénomène mythologique qui historiquement correspond en Grèce plus néolithique qu’antique aux invasions des tribus doriennes et achéennes qui imposèrent leur patriarcales coutumes aux autochtones qui vivaient selon us et préceptes matriarcaux.

    Le Viol d’Europe, ou le Féminin bafoué reprend de larges extraits de cette thèse en s’appuyant sur de nombreux exemples connus de tout un chacun. Ainsi l’existence des Amazones, dévêtue de ses oripeaux les plus utopiques comme de ses sous-entendus graveleux, est présentée comme les derniers îlots de résistance désespérée menée par les prêtresses de l’ancien culte appelé à disparaître.

    Nous serons plus que circonspect quant au contenu du deuxième opus. Le titre déjà nous a fait tiquer : Jésus et les Femmes. Depuis Renan et son admirable phrase sur Jésus qui fut plus aimé des femmes qu’il ne les aima, il est une tradition qui veut que Jésus ait été non pas le premier des communistes mais le premier féministe. Françoise Gange prend soin d’opposer le Jésus de l’Eglise officielle, triste avatar mysoginique du paternel Seigneur, au Jésus gnostique des sectes philosophico-religieuses.

    Ce genre d’argumentation ne bénéficie point de notre indulgence. La gnose est un escalier qui nous ramène au christianisme. Pour les esprits mystiques la gnose joue un rôle identique à celui qu’endosse le panthéisme pour les sensibilités agnostiques. Ce sont des routes qui semblent s’écarter du christianisme pour mieux vous y ramener. Chaque fois que l’Eglise se sent faible, elle lâche du lest manière de donner un peu de mou au grappin qui vous tient beaucoup plus solidement qu’il n’y paraît. Le concept d’Âme du Monde est peut-être une hypostase plotinicienne de l’Unique mais pas une représentation de la Grande Déesse. Voir en le Catharisme une résurgence de la religion originelle ne nous semble pas sérieux. Les Cathares sont une préfiguration de la Réforme qui cherche à renouer avec une certaine rusticité biblique et judaïque. C’est-là une des tentations intérieures et cycliques du catholicisme. Le salut par les Juifs en quelque sorte comme le claironnera tout fort Léon Bloy.

    Et si la civilisation occitane a réservé un sort plus enviable aux femmes que les puissantes baronnies septentrionales, c’est uniquement dû à la persistance de structures sociétales de l’antique fond gallo-romaine qui n’a pas été arasé avec une aussi grande férocité dans le Sud de la France que dans le Nord. Toute la différence qui exista entre l’occupation wisigothe et la brutalité de l’implantation franque.

    Reste maintenant à analyser la thèse centrale du Viol d’Europe ou le Féminin bafoué qui n’est pas l’analyse du mythe d’Europe enlevée par Zeus, qui n’a d’autre intérêt que purement anecdotique pour ce qui nous occupe. Les sociétés matriarcales réduites à merci étaient-elles meilleures que les peuples patriarcaux qui les ont remplacées ?

    Si l’on s’en réfère au seul critère d’efficience survivale, force nous est obligé de répondre non. Si haut que puisse être le degré de culture à laquelle un groupement humain réussit à atteindre, ce dernier est obligatoirement défectueux s’il n’assure pas sa propre sécurité. Nous ne savons pas si comme l’affirmait Lénine le capitalisme vendra à ses fossoyeurs la corde avec laquelle il devrait être pendu, mais l’Occident moderne inonde les pays du tiers-monde de machine-outils avec lesquelles ces derniers fabriquent des produits desquels il devient de jour en jour plus dépendant. Entre les délices de Capoue et l’austère discipline romaine nos contemporains ne balanceraient pas un instant. Entre Sparte et Sybaris, il était certainement plus agréable de vivre en Italie du Sud. Ce furent pourtant les murailles de Sybaris qui s’écroulèrent.

    Gloire à Gaïa ! Cela ne nous empêche point de nous proclamer les fils d’Apollon. L’Europe naquit du viol d’Europe. Et Rome de l’assassinat de Rémus. Que ce soit un meurtre de femme ou d’homme, la différence ne nous paraît point, du point de vue de la victime, significative. Françoise Gange s’indigne des prêtresses de la Grande Déesse qui furent systématiquement violées par les sectateurs des Dieux ouraniens , pour le Roi qui était égorgé chaque année après avoir eu l’insigne privilège d’être le transitoire bourdon de la Reine, elle ne semble parcourue d’aucun frisson de pitié. Plus pragmatique, mais cela le touchait peut-être de plus près dans son imaginaire symbolique, Robert Graves explique aussi que parfois il n’était point besoin d’attendre les barbares ou les achéens pour instaurer un régime patriarcal. Le futur préposé au sacrifice organisait une révolution de palais avant de passer à la casserole. Pour la guerre des classes nous ne savons pas, mais les tribus matriarcales n’étaient pas épargnées par la guerre des sexes !

    Mais venons-en au présent. Quand je vois l’état mental de mes coreligionnaires femmes qui m’entourent je n’aperçois aucun élément qui me déciderait à remettre le pouvoir décisionnel entre leurs mains. Je les trouve aussi lâches, veules et stupides que mes collègues masculins. S’il existe une égalité des sexes elle doit être fondée sur la bêtise humaine.

    Françoise Gange nous assure que tout le mal provient de cette idéologie guerrière occidentale qui s’est répandue sur tous les continents de notre planète et a pollué jusqu’à l’idiosyncrasie féminine… Douce, tendre, rêveuse, amante, inspiratrice, la Femme de Françoise Gange possède toutes les qualités. C’est une véritable Dame troubadourienne parée de toutes les grâces. Nous n’oublions pas l’autre face : l’Hécate des carrefours qui s’en vient hurler à la mort… La Grande Déesse est majestueuse parce qu’elle réunit les aspects les plus lumineux aux plus sombres. Les Dieux sont toujours ambigus. Traîtres et bienveillants.

    La Grande Déesse gangienne c’est aussi la face féminine d’un monothéisme totalitaire qui n’ose pas dire son nom. Le polythéisme qui fragmenta l’unicité de sa puissance nous séduit davantage. Il ménage des espaces de liberté, c’est-à-dire de non-croyance, à l’exact endroit des chaotiques brisures.

    Vite lu, bien documenté, agrémenté d’une très belle couverture, une reproduction de l’Enlèvement d’Europe de Pierre Bonnard, ce livre a toutes les chances d’orner le chevet de maintes lectrices. Ô prédatrices ! Ô castratrices ! Ô Déesses ! Soyez grandes !

    André Murcie.

     

    AVANT LES DIEUX, LA MERE UNIVERSELLE.

    FRANCOISE GANGE.

    442 p. Novembre 2007.

    Editions ALPHEE / JEAN-PAUL BERTRAND.

    Avant La mère Universelle, il y eut une première édition sous le titre Les Dieux menteurs. Mais que l'on ne s'y méprenne pas, Françoise Gange pose bien la primo-originéité de la Grande Déesse sur les Dieux de tous les panthéons mythologiques. Enfin presque tous, car dans cette étude fouillée nous ne quittons guère l'interland mésopotamique et ses retombées helléno-occidentales.

    Sans doute faudrait-il s'interrogers sur l'omni-existence de cultes similaires de la Grande déesse en des contrées aussi lointaines que la Sibérie, la Chine ou le continent sud-américain par exemple. Nous ne sommes pas sûr qu'une telle vision prévaudrait. Nous serions plutôt prêts à parier qu'avant la Grande Déesse néolithique il y eut d'autres adorations cultuelles beaucoup plus centrées sur des représentations symboliques animales. Avant la Femme, l'espèce humaine adora vraisemblablement le Serpent ! Ce n'est certes pas un hasard si celui-ci s'est glissé si rapidement, dans les premières pages de la Genèse.

    Françoise Gange l'imite sans retenue. Son livre prend racine dans le Livre ! Nous entrevoyons les nécessités d'une telle démarche. L'Histoire fût-elle des origines, est toujours écrite par les vainqueurs. De même, pour les zones géographiques non sémitiques de sa démonstration elle se réfère d'abondance aux analyses de Robert Graves contenues dans sa célèbre et quelque peu révolutionnaire Mythologie Grecque. Mais nous n'en sommes pas pour cela moins conscient des limites imparties par cette propédeutique.

    Qu'elle le veuille ou non, en basant sa cultuelle épistémologie anthropologique sur de tels documents, elle s'enferme dans des a-priori cognitifs engoncés dans un prêt-à-penser culturel qui donne au lecteur l'illusion que la pensée qu'elle expose est à même d'apréhender avec une pertinence des plus objectives la réalité du monde qu'elle s'acharne à décrypter. Mais contrairement à un Fraser qui dans Le Rameau d'or fonde ses démonstrations, avec une systémie boulimique souvent lassante, sur de multiples exemples collectés aux quatre coins protéiformes de la planète, elle oeuvre à l'intérieur d'une bulle intellectuelle amassée et ressassée depuis des siècles, une sphère de connaissances des plus convaincantes, mais qui reste accrochée à l'armature de ses propres schèmes cognitifs. Nous pourrions faire une critique Wittgenstenienne d'une telle pratique qui ne remet jamais en question la validité de ses pré-supposés.

    Ainsi Françoise Gange part du principe que les Dieux sont de sinistres imposteurs qui ne reflètent que la part la plus sombre de l'Humanité, son idéologie phallocratique de violence guerrière. Notons qu'elle n'a pas tout à fait tort, et que le premier ennemi de l'Homme reste son propre semblable. L'Homme ne peut pas se voir en peinture dans le miroir de lui-même que la présence de l'autre lui tend. Les byzantines querelles icônoclastiques doivent être entés sur de tels prolégomènes...

    Mais avant que nos instincts meurtriers aient pris le dessus en s'incarnant dans les images des Dieux méchants, il y aurait eu une ère de bonheur, de prospérité, un pays baudelairien de luxe, de calme, et de volupté où notre humanité se serait attardé avec délices, et qui aurait été dominée par le culte de la Grande Déesse.

    Nous ne voudrions pas remettre en doute l'existence de cette sainte matrone. Les vestiges archéologiques et l'analyse scrupuleuse des textes, témoignent en faveur d'une période protohistorique, dominée par cette Vénus souveraine. Mais si nous adorons Saturne ce n'est pas pour cela, malgré les assurances de Virgile et d'Hésiode, que nous croyons à un Âge d'Or historial.

    A suivre Françoise Gange, il y aurait eu une période originelle des plus heureuses : les hommes et les femmes, sous l'égide maternelle, s'adonnèrent en ces temps bénis aux plaisirs de l'érotisme libre... Nous serions les premiers à nous embarquer pour cette Cythère néolithique, mais les rapports de force engendrés par le passage d'une économie de subsistance basée sur la chasse et la cueillette à un mode de vie beaucoup plus sédentarisée pour les nouveaux besoins de l'agriculture n'ont pas dû être vécus une partie de plaisir.

    L'Histoire accouche de ses contradictions dans le sang. Caïn tue Abel, et l'indolent Tytire sous son hêtre opulent ne doit sa fortune qu'aux aléas augustéens des guerres civiles... Nous pourrions citer mille autres exemples aussi cruels. D'ailleurs à y regarder d'un peu plus près, le royal amant de la Reine immolé au printemps ne devait trouver le jeu tout à fait à son goût. Françoise Gange peut bien nous exhumer un chant de regret adressé au malheureux promis, si poétique soit-il nous nous permettons de douter de ces effets, laxatifs ou revigorants, sur le moral du futur condamné à mort.

    Que le sang ait coulé, en abondance et à gros flots, entre les tenants de l'archaïque religion matrimoniale et les zélateurs des nouveaux Dieux, que des scènes atroces, viols, tortures, massacres, se soient déroulées sans retenue, nous y souscrivons sans peine. Ce que l'on connaît bien plus près de nous des errements barthélémiques de nos modernes guerres de religion ne nous incite guère à un optimisme rétrospectif.

    Mais nous refusons d'être dupe d'une vision par trop idyllique des temps de la Grande Déesse. Au nom de celle-ci l'on a dû aussi s'entretuer allègrement. Nos chrétiennes nations européennes se sont entredéchirées durant des siècles au nom d'un même dieu d'amour... nous ne voyons pas par quel miracle les peuples et les tribus néolithiques dépourvues par la sainte grâce de la Vierge suprême de toute animosité n'auraient plus convoité les territoires de leur voisin. L'inquiétante disparition de l'homme de Néandertal aux âges précédents ne laisse aucun doute sur les pratiques guerrières de nos ancêtres. Même polie, méfie-toi de la hache qui te sourit.

    Et puis qui pourrait croire que le monothéisme féminin soit préférable au monothéisme masculin ? A part quelques féministes exacerbées ! Les Reines et femmes politiques qui sont parvenues au pouvoir suprême n'ont peut-être pas fait pire que leurs collègues mâles, mais elles n'ont pas non plus fait beaucoup mieux.

    La deuxième partie du livre consacrée à l'étude des exploits de Gilgamesh est des plus intéressantes. Même si l'on ne partage pas les a-priori dogmatiques de Françoise Gange, le lecteur apprendra beaucoup. Mais que cela ne nous induise pas en erreur. Gilgamesh n'était peut-être qu'une sombre brute assoiffée de carnage, mais Françoise Gange n'est qu'une parfaite adepte du monothéisme.

    A son corps défendant, elle admet du bout des livres qu'il y a bien eu un intermède polythéiste, mais que l'essentiel du fait religieux réside en le changement de sexe de la divinité monothéique. La gentille femelle a été traîtreusement terrassée et remplacée par un très méchant soudard.

    Une fois que le Serpent a glissé le bout de sa queue dans le premier testament, il s'y est si bien trouvé qu'il n'en est plus ressorti et qu'il y a engendré maints serpenteaux qui se sont nichés dans les recoins les plus profonds du cerveau humain. Françoise Gange a connu la même mésaventure : sa volition vaginocratique s'est laissée engrossée par l'Esprit Saint. Nous suivrons donc la suite de ses aventures testamentaires dans Jésus et les femmes. Un titre prometteur.

    Cet Avant les Dieux, la Mère universelle est, ô vertu ô combien féminine, séduisant. Mais nous ne tomberons pas dans le piège diabolique de l'unique pomme à croquer. Hors des murs du jardin, il existe une réalité luxuriante, touffue et infinie. Pas plus que nous ne voulons rester sous la coupe d'un Dieu unique, nous ne désirons végéter à l'ombre des seins d'une seule Déesse.

    La Guerre de Troie aura bien lieu.

    André Murcie.

     

    JESUS ET LES FEMMES.

    FRANCOISE GANGE.

    364 p. ALPHEE EDITIONS. Février 2006.

    Pour les femmes nous ne ferons pas de problème, nos expériences les plus concrètes nous poussent à subodorer leur existence. Pour Jésus, nous avouons ne point professer la foi de charbonnière de Françoise Gange quant à la réalité historique de son circuit terrestre. François Gange n'y va pas par les quatre branches de la croix, elle y croit. Paroles d'évangiles ! D'ailleurs aux quatre canoniques elle se hâte d'ajouter tous ceux que l'Eglise n'avait pas retenus, avait même interdits et fait brûler selon ses charmantes coutumes inquisitoriales, et que l'on a retrouvés au fond d'un cul de jatte en 1945 près de «la localité de Nag Hammadi, dans le désert d'Egypte ».

    Documents d'époques de différentes natures indexales dont elle se hâte soit de dénoncer les immondes traficotages et les honteux caviardages qui prévalurent à leur constitution, soit d'expliciter le sens subtil et révolutionnaire qui décida de leur destruction. Ne soyez pas rebuter par l'hideux bandeau dont on a cru bon d'entourer le volume sur le présentoir des librairies : « Marie-Madeleine, ce que le Da Vinci Code n'a pas révélé », il fallait oser ! L'étude de Françoise Gange mérite mieux que cette stupide réclame.

    L'on a déjà tenté mille hypothèses sur Jésus. Je risquerai la mienne, celle d'un personnage mythique, un peu comme le Nasdine Hodja de la littérature arabe, dont on se serait raconté et repassé les histoires, le soir au fond des isbas judéennes, manière bien connue de manifester pour le citoyen de base, taillable et corvéable à merci, son mécontentement populaire face à la morgue impositionnelle des élites pharisiennes... Mais je m'égare, Françoise Gange nous en brosse un portrait qui nous offre l'exact profil de ses propres théories...

    Le message d'amour qu'aurait délivré le doux Jésus, serait celui d'un retour aux sources de la religion originelle, comprenez à la grande Déesse Mère, qui fut adorée durant tout le néolithique et même un peu avant, par toute l'oikouméné dispersée sur la face de notre planète. Car selon Françoise Gange au monothéisme douillet de la belle Déesse se serait substitué le cruel monothéisme du Dieu mâle, jaloux et solitaire, méchant comme une teigne et cruel comme un tigre altéré de sang...

    Le Christ aurait donc en vérité et en son temps délivré un incompréhensible message en totale opposition avec le consensus biblique qui prévalait voici depuis plus de vingt siècles en Palestine. Sans doute aurait-il mieux fait de se taire car toute une partie de ses disciples ne comprirent jamais le sens profond de ses pieuses paroles. C'est que pour un juif moyen il n'y allait pas avec le dos du chandelier ! Premièrement il ne reconnaissait pas, ô crime impardonnable pour lequel il fut condamné à mort, l'autorité du Temple, deuxièmement aux phallocratiques préceptes yahviques il préférait les soyeuses efféminations de l'antique Déesse Mère, et mettant ses actes en accord avec ses idées, il prêchait la sainteté de l'amour libre et charnel. Attention ne le transformez pas en partouzard furibond, il n'eut qu'une épouse la belle Marie-Madeleine que plus tard l'Eglise baptisa de l'ignoble appellation de prostituée.

    Bref le Jésus de Françoise Gange, fut un mec plutôt cool, très respectueux des dames et des demoiselles qui professait une sorte de gnosticisme spirituel de bon aloi. Par quel miracle parvint-il à attirer autour de lui tout un tas plus ou moins hétéroclite d'apprentis imitateurs, nous n'en saurons jamais rien, mais Françoise Gange ne remet en doute, même pas durant un quart de seconde, la véracité de l'existence d'une telle entité...

    Après sa mort beaucoup de ses disciples s'en revinrent à leurs premières amours templières et décrétèrent que cet être exceptionnel ne pouvait être que le fils de Yaveh en personne. Quelques autres regroupées autour de son ancienne compagne Marie-Madeleine en tentèrent une approche moins pompière. Ils furent les premiers à parler de Résurrection et d'Apparition mais ils entendaient par ces termes la métaphysique idée d'une renaissance de la personne christique en leur propre esprit. Les disciples étaient parvenus à un sentiment d'éveil et de conscience égal à celui qu'avait atteint Jésus au moment de mourir... A Pierre, Jacques, Paul et Luc qui judaïsèrent l'enseignement christique à outrance s'opposèrent le groupe des gnostiques de Marie-Madeleine, d'Etienne, de Philippe et de quelques autres qui furent peu à peu stigmatisés et, dès que Constantin eut embrassé la religion catholique, pourchassé sur tous les rivages de la Méditerrannée. L'Eglise eut aussi ses propres martyrs !

    Ce mouvement gnosttique survécut plusieurs siècles à l'intérieur ou en marge de l'Eglise. Françoise Gange se garde bien de l'articuler avec le mysticisme païen. C'est que pour elle il n'existe pas de paganisme. Le monothéisme masculin a remplacé le monothéisme féminin, en point c'est tout. Le polythéisme n'est que la réplique adjacente et épiphénoménique à un tel bouleversement intellectuel.

    Ce Jésus et les femmes est des plus agréables à lire. L'Eglise en prend plein la tête pour pas une sesterce, Jéhovah et le Sanhédrin itou. Françoise Gangé se livre à une exégèse des plus serrées des textes sacrés qu'ils soient schismatiques, officiels ou condamnés. Certes elle accepte les deniers du culte pour argent content, mais l'on comprend pourquoi. Dans son raisonnement binaire l'évidencéïsation de l'historicité de Jésus donne par contre coup un statut historiciste des mieux venus au pré-historique personnage de la même Déesse Mère.

    C'est un peu ce qui s'appelle prêcher pour sa propre paroisse ! Mais nous ne lui en voudrons pas, d'autant qu'une telle démarche, crypto-chrétienne en quelque sorte, est des plus intéressantes à observer puisqu'elle nous révèle toute une partie de l'articulation clandestine du mouvement féministe actuel que nous pouvons ainsi entrevoir comme une des formes les plus équivoques du puritanisme catholique à l'oeuvre en notre modernité. Le christianisme se sécularise pour mieux survivre à la disparition programmée de la puissance de l'Eglise.

    André Murcie.

     

    HERODOTE LE HEROS DOCTE

     

    LE JARDIN D’HERODOTE.

    SIMONNE JACQUEMARD.

    411 p. Editions FEDEROP. Juillet 1994.

     

    De Simonne Jacquemard je ne connais rien si ce n’est, grâce à la bibliographie de fin de volume, qu’elle a obtenu le Prix Renaudot en 1962 pour Le Veilleur de Nuit et puis cette photo sur la quatrième de couverture d’un livre dont j’ai oublié le titre, qui la montre devant sa propriété, un joli petit château, comme beaucoup n’oseraient rêver… Mais enfin il y avait Hérodote dans le titre alors j’ai pris d’office.

    Je n’ai pas regretté. C’est un beau roman. Même si vous n’aimez pas l’Antiquité. Quoique le mot roman convienne mal à la réflexion. Une évocation plutôt. Un texte de quatre cent pages qui reprendrait un peu, à un tout autre niveau, la description de la visite de Carthage en construction par Enée, dans l’Enéide comme il se doit. Pour l’intrigue et sa résolution finale, désolé mais il vous faudra faire sans. Pour la bonne raison qu’il n’y en a point.

    Je triche, il en existe une, répertoriée dans tous les livres d’Histoire, mais elle s’est déroulée près de mille longues années plus tard et n’influe en rien sur notre ouvrage. Le Jardin d’Hérodote est écrit à l’encre d’une autre temporalité, plus universelle que le cours des siècles, celle de l’éternel retour de toute naissance, de toute renaissance.

    La paresse est un vilain défaut. Lorsque vous y ajoutez une certaine indolence volontiers hautaine et une opulence matérielle sans carence, ne vous étonnez point si vous faites des jaloux. Nietzsche aurait mis cela sur le compte du ressentiment, sans aller jusque-là affirmons que les Sybarites se trouvèrent fort pris au dépourvu lorsque la bise crotonoise leur tomba dessus.

    De Sybaris ravagée par le feu, il ne resta rien. Les hommes furent tués et les femmes réduites en esclavage. C’était ainsi que les Grecs, ce peuple de la mesure en toutes choses, s’entendaient à résoudre leurs différends politiques. La Grande Grèce n’oublia jamais l’exemplarité des leçons de la mère patrie !

    Les rares sybaritains échappés au massacre se taillèrent de belles propriétés sur les terres abandonnées de force et à jamais par leurs malheureux ex-concitoyens. Abondance de bien ne nuisant pas, il leur vint à l’idée d’entretenir une plaintive correspondance avec la Ligue de Délos. Mal leur en pris, cherchant toujours une bonne occasion d’aller mal faire aux quatre coins du monde, l’Athènes de Périklès décida de leur porter secours.

    C’est ici que survient Hérodote que Simonne Jacquemard embarque avec poules, veaux, cochons et quelques milliers de colons plus ou moins volontaires, dans le but avoué de fonder la nouvelle cité de Thourioï sur le site même de Sybaris. En ces années-là l’impérialisme athénien avançait ses pions masqué : Thourioï était une cité pan-hellénique. La Grèce entière avait le droit de fournir son contingent. A leur habitude les spartiates ne se donnèrent même pas la peine de refuser. Athènes pave le chemin de la Sicile d’une nouvelle place forte. Le turbulent gamin qui chahute sans fin dans la demeure de Périklès porte un nom destiné à devenir célèbre : Alkibiadès !

    Nous voici sur les rivages de la future Thourioï : nos nouveaux venus ont un sacré pain sur la planche. Avant que ne survienne l’hiver les remparts doivent être élevés, les quartiers établis, les maisons prêtes à recevoir leurs occupants… Mais la Cité grecque est avant tout une entité politique, partage des terres, constitution, mode de gouvernance, les principes de base doivent être écrits noir sur blanc, connus de tous, approuvés par chacun.

    La tache est immense, il faudra même donner un coup de main aux esclaves. Simonne Jacquemard nous entraîne dans un tourbillon de problèmes et de personnages. A peine nous avons-nous identifié le héros qu’il s’efface pour laisser place à un autre. Le roman est une mosaïque dont l’unité naît de la juxtaposition de mille fragments disparates. Les murs se montent, les troupeaux rejoignent leurs pâturages, les artisans dressent leur échoppe, l’araire débroussaille les premiers champs, les caractères s’affirment, les intérêts se frottent et se piquent, la vie prend son essor…

    Sans doute ne convient-il pas de le dire sans prudence en nos temps de susceptibilité démocratique, mais le legs de la Grèce qui nous importe aujourd’hui reste celui de ses penseurs. Simonne Jacquemard souscrit à notre thèse puisque voici Protagoras d’Abdère, Hippodamos de Milet, Diodôros de Sicile, Sophoclès, dont les destins croisent de près ou de loin les aîtres de Thourioï…

    La plus haute figure du roman n’est pas celle d’Hérodote qui de fait incarne la voie médiane de la vie. Mais Celle qui ne fait que passer. Car Hérodote ne voyage plus. Il met au propre ses Enquêtes au travers du monde. Désormais il reste stationnaire, à sa place dans Thourioï. Peut-être en a-t-il assez vu des hommes et du monde. De ceux-ci il ne se fait aucune illusion et n’hésite pas à éliminer physiquement ceux qui gênent le développement harmonieux de la nouvelle cité. Faut-il un maximum de pragmatisme pour préserver un minimum d’utopie ? Les riches Sybaritains qui avaient survécu au raid des armées de Crotone et qui pensaient imposer à la nouvelle Cité un régime oligarchique grâce à l’assistance intéressée des Syracusains le paieront de leur vie.

    Quant au monde Hérodote en cultive la quintessence dans son jardin qu’il plante de fleurs et d’arbustes venus de toutes les pays qu’il a avec tant de curiosité visités en sa jeunesse. Sa visée ne dépasse pas son entourage dont il tente d’assurer la survie et le bonheur en employant son pouvoir au risque d’aller à l’encontre de la normalité et des consciences de ses subordonnés. Le jardin d’Hérodote sent aussi bon que celui de Candide. Pas aussi mauvais car Hérodote ne renie pas la politique.

    Humain, bien trop humain, susurrera l’altière silhouette d’Empédoklès. Qui ne fait que passer. Trois grands tours et puis s’en va. Thourioï est trop petite pour lui. Le chapitre qui est consacré au philosophe d’Agrigente est le plus beau, le mieux réussi et le plus important du livre. Nous sommes ici, face à l’autre Grèce. Pas celle qui serait apollinienne. Pas celle qui serait Dionysienne. Mais les deux en même temps. La divinité corrode l’humanité d’Empédoklès. Pages merveilleuses dans lesquelles Simonne Jacquemard nous montre Empédoklès, encore avec ses sandales, seul face à la lave rouge du volcan. Il a déjà été ce manteau d’écarlate et d’ordalie. Les cycles se succèdent. D’Orphée à bien plus tard Apollonius de Tyane c’est la même Grécité qui parle, celle du Retour incessant des Dieux.

    Paix aux hommes de bonne volonté. Simonne Jacquemard ne cache rien de la férocité de la société grecque. Les riches qui s’empiffrent, les pauvres qui crèvent de faim, les esclaves que l’on tue au travail. Regard sans concession qui accentue l’aspect lumineux des situations pour mieux faire ressortir la noirceur menaçante des ombres du tableau. Mais elle termine sur une notes d’espoir très hugolienne. La petite prostituée à qui la Constitution de Thourioï ne défend pas de fréquenter l’école non mixte des garçons. Il ne faut pas désespérer le lecteur moderne ! Que cet hypocrite se rassure, cette sensibilité, cette sensiblerie anachronique, de Simonne Jacquemard n’altère point sa compréhension, son intuition de la Grèce antique.

    Le cœur de la Grèce ne réside ni dans les malheurs de Cosette, ni dans l’humanisme frelaté de notre propre condition d’homme. Nous sommes les fils d’Empédoklès, et nos songes sont plus grands que les Dieux.

    André Murcie.