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  • CHRONIQUES DE POURPRE 231 : KR'TNT 351 : BLACK LIPS / ERVIN TRAVIS / CRASHBIRDS

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 351

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    07 / 12 / 2017

    JOHNNY HALLYDAY

    BLACK LIPS / ERVIN TRAVIS  

    CRASHBIRDS FLYERS

    KR'TNT ! ¤ 03

    ROCK'N'ROLL CLANDDESTZINE FLYER / N° 3 / 05 / 11 / 2009

    A ROCK-LIT PRODUCTION

     

    SOUVENIRS, SOUVENIRS

    JOHNNY EN 58*

     

    C'est en 1956 que j'ai découvert le rock'n'roll grâce au Tutti Frutti de Little Richard, Rock around the clock de Bill Haley et les cinq premiers 45 tours d'Elvis Presley. J'avais dix ans. Je préférais les américains aux européens et dans les années suivantes j'aimais bien mieux les noirs aux visages pâles, plus ou moins bons imitateurs. C'est plus tard, à quinze piges, que je découvrais le blues à l'origine du rock comme du jazz.

    Nez en moins, comme écrivait San Antonio dont je dévorais les bouquins, deux ans après, en 1958, j'ai apprécié ce blanc-bec de Johnny qui débarquait face au pantouflard Richard Anthony... J'avais donc douze ans et avec un ami du même âge, Pierre Alleaume, nous sortions pour la première fois sans nos parents... Nos mères respectives étant amies et voisines, au square Groze-Magnan où je jouais au foot dans la rue avec les enfants de Ben Barek, un grand joueur de l'O. M.

    Je ne sais si ce concert à l'Alcazar de Marseille était le tout premier de Johnny mais c'était sûrement un des premiers ( Souvenirs, Souvenirs  n'était même pas sorti ). C'était un vieux théâtre en bois ( hélas aujourd'hui rasé pour construire la Bibliothèque de Marseille ) où mon marseillais de père allait régulièrement à l'entre-deux guerres pour des cafés-concerts à une époque où les chanteurs chantaient sans micro, comme il aimait me le rappeler...

    En première partie, donnait de la voix une chanteuse de négro-spirituals ( comme l'on disait avant que l'on confonde racisme et sens des mots, tout comme le doigt avec la lune qu'il désigne...) C'était June Richmond dont je n'ai jamais trouvé de disques alors même que je connaissais déjà bien le Gospel grâce aux émissions dominicales de radio ( à l'ORTF ) de Sim Copans.

    Quand le rideau s'est levé et que Johnny est entré en chantant un inédit ( Je cherche une fille ) on s'est aperçu qu'un grand voile séparait le chanteur de son orchestre dont on ne distinguait que des silhouettes... Il était vêtu de noir, pantalon de cuir et chemise à trous. Puis il chanta son premier tube : T'aimer follement, version française édulcorée de Making Love...

    On a tous cru que le vieux théâtre allait s'effondrer sous le martèlement des pieds des jeunes gens entassés de l'orchestre aux balcons. Encore pire qu'en Mai 68 au théâtre de l'Odéon à Paris...

    Bien sûr, c'était une époque où les français ne savaient pas taper dans leurs mains en mesure ( dans les temps faibles ce qui entraîne un rythme déhanché et syncopé ) ce qui m'énervait beaucoup puisque pour moi la musique c'était le rythme ( pour les paroles il y a les livres... ). Ainsi je m'évertuais à frapper des mains le plus fort possible en cadence. J'étais particulièrement excité en écoutant le morceau que je préférais :

    « J'suis mordu pour un p'tit oiseau bleu,

    tellement mordu que j'en deviens gâteux ! »

    Quand nous sommes sortis, avec mon copain abasourdi, nos paumes de mains rougies chauffaient un max ! Et nos cœurs battaient à rompre grâce à cette musique de révolte, celle des blousons noirs et des rebelles de l'époque.

    Daniel Giraud.

    ( L'on ne présente plus Daniel Giraud, poëte, essayiste, sinologue, alchimiste, astrologue, philosophe, amateur de l'O.M. et autres joyeusetés du même acabit. Un de ces indiens aux mille tribus, inclassable et solitaire, que l'on retrouve beaucoup plus souvent sur le sentier des guerres perdues d'avance qu'en train de fumer le calumet des compromissions contemporaines.

    Daniel Giraud détient en outre le fabuleux record d'être depuis trente ans le seul authentique chanteur de blues ariégeois ( deep rural south ). Mais cette fois-ci il a troqué guitare et harmonica contre sa machine à écrire pour consigner à notre demande ses souvenirs de french mineau rock'n'roll, il y a exactement plus de quarante ans... )

    * Johnny a chanté à l'Alcazar de Marseille les 11, 12, 13 Novembre 1960.

    Lips electronic - Part two

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    Pour parler sans ambages, le nouvel album des Black Lips faillit à ses devoirs. Tout au moins au premier abord. Non seulement il porte pourtant un joli nom - comme Saturne - Satan’s Graffiti Or Is It God’s Art ?, mais c’est aussi un double album, une distance difficile, même pour un groupe aussi expérimenté que les Black Lips. Jared Swilley et Cole Alexander sont les deux derniers survivants d’une formule qui fit les beaux jours des amateurs de garage.

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    Oh, ils sont encore capables d’énormités, tiens, comme par exemple ce «Squatting In Heaven» qu’on trouve en B, pur jus de Black Lips Sound System. Jared le chante à la frénétique, comme au temps du Star Club de Hambourg. Cole se tape une pure énormité en C avec «We Know». Il reprend les rênes du vieux silver-stormer, on a là une vraie merveille, nappée d’orgue par Saul l’imprononçable (transfuge de Fat White Family) et traversée par la sitar guitar de Sean Lennon. Drôle de mélange, direz-vous, mais c’est peut-être ce qui fait au fond le charme de cet album difficile à cerner. «We Know» est certainement l’un des piliers de cet album indéfiniment controversable. Cole l’enflamme, en vieux pro délavé par les tempêtes. L’autre énormité de ce disque est une espèce de pastiche survolté des Beatles, «It Won’t Be Long». Le miracle est qu’ils renouent avec l’énergie des Beatles à Hambourg. Quel coup de maître ! Seuls les Blacks Lips sont capables d’un tel exploit. Dans «Wayne», ils se foutent de la gueule de Wayne. Toute la bande chante à l’unisson du saucisson sec - Wayne you never feel the pain/ Wayne you never feel the rain/ Wayne you never were the same - Mais ils ont aussi des cuts qui déroutent les cargos, comme cet «In My Mind» qui sonne comme du Van Der Graff Generator, et ce n’est pas peu dire. Ils se fendent aussi d’un beau hit pop sixties, «Crystal Night». On se régalera aussi de «Rebel Intuition», une belle pièce de pop attack servie par une foison instrumentale réellement bienfaisante. On sent que ce groupe arrive à maturité et qu’il travaille des ambiances en studio, tout en conservant des vieux réflexes inflammatoires.

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    Mais sur scène, ils ne travaillent pas les ambiances, il les schtroumphent. S’il fallait résumer le set des Black Lips par un seul mot, ce serait : Pow ! Ils proposent une collection de classiques tirés des vieux albums et petite cerise sur le gâteau, Ian Saint Pe retrouve sa place à droite de Jared, comme au bon vieux temps du concert mythique au Gambetta. Sur scène, les Black Lips fonctionnent comme une machine inexorable, ils enchaînent leurs vingt titres comme autant de hits de juke.

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    C’est la fête au village, les rouleaux de papier-cul remplacent les confettis, il pleut des dizaines de longues banderoles de papier rose sur la foule agitée. On n’avait plus assisté à une telle fête depuis belle lurette. Dans son coin, Cole tripote sa boîte d’effets, chante dans deux micros et libère à ses pieds des petits nuages de fumigènes. Il est moins sauvage qu’avant, il ne se roule plus par terre et ne crache plus en l’air pour jouer à récupérer ses molards. Il s’applique à chanter derrière son micro, comme si pour la première fois de sa vie, il se résignait à rester sage sur scène. Il porte un chapeau de cowboy et un jean clair marbré de crasse. Il est assez marrant, car il avance sur des jambes terriblement courtes et arquées. Impossible de le prendre au sérieux, son côté Lucky Luke le dédouane définitivement. Le voir chanter «Dirty Hands» - Won’t you take my dirty hand - en hommage au «Wanna Hold Your Hands» des Beatles vaut tout l’or du monde.

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    Jared occupe toujours le centre de la scène. Dès qu’il arrive pour régler le son de sa basse Hofner, on voit qu’il s’est bien piqué la ruche. Il travaille toujours son look biker gay, en portant une casquette en cuir - identique à celle que porte Kid Congo - un T-shirt blanc aux manches roulées sur les épaules, un jean noir ultra-moulant qui met en valeur sa taille de guêpe et des pompes de basket blanches qui complètent bien la panoplie. Il porte toujours sa moustache de sapeur et veille bien sûr à ne pas se raser de frais. Malgré son état d’allumage avancé, Jared va assurer comme un pro, aussi bien au chant que sur sa petite basse violon. Ce mec fait partie des grands bassmen modernes, énergiques et précis. Il vient en droite ligne de McCartney, ce qui le dédouane lui aussi définitivement. Force est d’admettre que le bassmatic de McCartney relève de l’irréprochabilité des choses. Quand ado on apprenait à jouer de la basse, trois modèles s’imposaient : Jack Casady, George Alexander et McCartney.

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    Jared chante tout à l’énergie. Il fonce, comme s’il était au front. On sent bien que ce mec ne vit que pour ça. La scène et le rock lippu. Et Ian Saint Pe veille au grain d’origine, il semble en retrait, mais c’est lui qui trame les complots dans l’ouragan, il mêle une technique de killer flasher à une attitude d’archange boticellien. Il fait lui aussi le spectacle, il ne flagorne pas comme Jared, il joue le rôle du pivot dans le chaos environnant. Quelque chose d’incroyablement pacifique émane de lui.

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    Ils attaquent leur set avec «Sea Of Blasphemy», vieille pépite de garage dévoyé tirée de Let It Bloom, leur troisième album. Jared chante ça avec un entrain confondant. Il nous claque là l’hymne des délinquants du monde entier. Ils ressortent aussi «Fairy Stories» de cet album paru il y a plus de dix ans sur In The Red, ainsi que l’étrange «Hippie Hippie Hoorah» pour le rappel. Mais Cole a l’air d’y tenir. Décoré de guirlandes de papier cul, il chante ça avec un tel aplomb qu’il reçoit l’absolution du public. Ils tirent aussi quatre cuts d’un album plus récent, Arabia Mountain : «Family Tree», «New Directions», «Knockahoma» et «Raw Meat». Tous ces cuts de pop mériteraient de finir dans des jukes, tellement ils sont bien foutus. Ces branleurs d’Atlanta finiraient bien par sonner comme des Anglais. «New Direction» évoque en effet les Buzzcocks. Ou comme des Irlandais : avec «Raw Meat», ils réussissent l’exploit de sonner comme les Undertones. Tirés de Good Bad Not Evil, «Cold Hands», «Lean» et «O Katrina» semblent bourrés de ce vieux génie foutraque qui les caractérisait si bien voici dix ans. Les Black Lips finissent par pervertir la symbolique du garage tout en la sublimant. La chose n’est pas facile à expliquer, mais en tous les cas, c’est ce qu’on ressent clairement quand on les voit jouer. Vous ne trouverez pas une seule seconde de temps morts dans un set de Black Lips. Ils tirent «Drive By Buddy» et «Funny» de leur avant dernier album, Underneath The Rainbow. «Drive By Buddy» sonne comme un hit des Monkees, mais avec un drive plus locace, et la petite pop persistante de «Funny» s’impose à la force du poignet. Ils ne tirent qu’un seul cut du dernier album satanique, «Cant Hold On» et vers la fin du set, ils rendent un bel hommage au pauvre Fred Cole qui vient de disparaître avec une reprise de «You Must Be A Witch», qui date du temps de Lillipop Shoppe. C’est-à-dire 1968, au siècle dernier.

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    Signé : Cazengler, Black lope

    Black Lips. Le 106. Rouen (76). 15 novembre 2017

    Black Lips. Satan’s Graffiti Or Is It God’s Art ? Vice Music 2017

    ERVIN TRAVIS

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    Ervin Travis est malade. Depuis deux inquiétantes années les nouvelles se font rares, ce n'est pas une raison pour que son souvenir s'estompe, quoi de plus naturel que de se mettre à l'écoute de son oeuvre ? Nombreuses sont les vidéos de ses concerts sur YouTube, mais dans cette chronique nous tenons avant tout à nous intéresser à ses deux premiers albums enregistrés chez Big Beat Records, en 2001 et 2002.

     

    Combien de fois n'avons-nous pas râlé en étudiant les pochettes des rockers français, pillaient sans regret ni honte la discographie, des rockers américains pour la première génération, des groupes anglais pour la deuxième... Pouvaient pas faire comme les plus grands et créer par eux-mêmes ? Les écailles nous sont tombés des yeux peu à peu, au fur et à mesure que nos connaissances progressaient, déjà les vieux bluesmen si respectables du delta se fauchaient les morceaux sans vergogne se contentant au mieux d'en changer le titre et le texte, les Rolling Stones ne se mirent à composer leurs morceaux qu'une fois qu'ils prirent conscience qu'ils gagnaient davantage sur les droits d'auteur qu'en tant qu'interprètes, ne parlons pas de Led Zeppelin qui furent carottés la main dans le sac aux pépites pour avoir emprunté à Muddy Waters, sans permission, cela va sans dire, le riff de Whole Lotta Love, leur morceau emblématique...

    Quant aux pionniers... il vaudrait mieux ne point trop s'étendre pour garder nos naïves âmes encore enrobées de notre native candeur, si l'on ne devait en prendre qu'un... par exemple, pas tout à fait au hasard, Gene Vincent... Justement ce serait parfait, puisque ces deux CD d'Ervin Travis ne présentent comme des reprises de Gene Vincent. En plus l'aggrave son cas, Ervin, non pas des adaptations censées redéfinir l'épure structurale des titres, osons les mots qui fâchent, des imitations à l'identique.

    Avant de nous pencher directement sur le pourquoi et le comment d'une telle entreprise, un détour s'impose. L'est temps de remonter aux calendes grecques. Lorsque Aristote reprend dans son sa Poétique le thème de la Mimesis, il ne fait que s'engager dans un débat corrosif qui déchire depuis trois générations sophistes et philosophes. L'imitation est au centre du débat. Ne s'agit pas de porter un jugement moral sur ce que les Grecs ne considéraient pas comme un plagiat mais comme un état de fait. Si personne ne trouvait à redire à la coutume - somme toute assez agréable – par laquelle les animaux et la race humaine se reproduisaient, la façon dont on fabriquait un objet et la manière dont l'on se devait d'adopter des comportements, sinon héroïques, au moins dignes d'un citoyen qui avait à cœur de concourir à la préservation de sa Cité, étaient longuement discutés... L'air de rien, c'était aborder des sujets fondamentaux tels que les rapports cognitifs relatifs à l'appréhension technique de la matière, l'enseignement, et la politique... Aristote qui n'était pas un néophyte dans la maîtrise de ses problématiques, y rajouta sa pincée de sel abrasif, toute une réflexion sur la nature de l'art dramatique qui selon certaines opinions n'est sous couvert de création qu'un copiage plus ou moins fidèle de la nature... Rassurez-vous, nous ne nous lancerons pas ici dans un commentaire de la Poétique d'Aristote. Ce simple rappel pour adopter une attitude d'humilité vis-à-vis de cette pratique rock'n'rollienne de la reprise. Ce qui n'empêche pas de garder notre esprit aussi acéré qu'un sabre de cavalerie. Un tout dernier rappel avant de quitter le maître d'Alexandre le Grand : le drame grec était accompagné de musique.

     

    A une admiratrice qui lui demandait pourquoi il se cantonnait à reprendre Gene et non à créer des titres personnels, Ervin avait répondu en souriant qu'il préférait conduire une formule 1 qu'une deux-chevaux. Réponse de toute modestie qui ne tient pas compte de l'impact qu'eurent les pionniers sur les premières générations rock. L'apport était si nouveau qu'ils paraissaient extraordinaires. Surtout par chez nous, où ils débarquèrent sans avertissement préalable dépourvus de toute traçabilité généalogique possible. Les pionniers donnèrent l'impression d'une escouade de vaisseaux spatiaux venus d'une autre galaxie qui se seraient posés sans crier gare au bout de la rue. Trop beaux, trop neufs, trop forts. Une avance technologique dont on avait du mal à mesurer l'ampleur. N'y avait qu'à imiter. Tout en restant persuadés que l'on n'égalerait jamais ces nouveaux maîtres indiscutables. Il ne s'agissait pas de copier mais de calquer. Petits garçons qui imitent sciemment l'attitude du père étant intimement persuadés qu'il est impossible de faire mieux autrement. En France cette attitude fut d'autant plus naturelle que la musique – au contraire de l'Angleterre par exemple – ne jouissait d'aucune implantation culturelle populaire. Elvis, Gene, Eddie, Bill, Chuck, Little, Bo, Buddy, étaient des Dieux surgis de nulle par. Le traumatisme fut si fort que Mitchell, Hallyday, et Rivers, bénéficient encore de cette aura indéfectible...

    Gene Vincent eut le privillège d'une réception particulière en notre pays. L'apportait une dramaturgie proximale que les autres n'avaient pas. Sentait le soufre avant d'avoir même ouvert la bouche. Avec lui, le rock était davantage qu'une musique, un art de vivre, loin des flamboyances attitudinales d'un James Dean. Rebelle sans une once de frime. L'avait un profil de bête traquée. Un loup sur ses gardes qui n'en égorge pas moins les troupeaux de moutons pour la simple et bonne raison qu'il est un loup et rien d'autre. Pas un chien de salon. L'était comme tout un chacun. N'avait pas un centimètre carré d'espace de libre, lui était impossible de tricher, habitait trop son personnage pour pouvoir jouer. Un épileptique aux abois. Savaient que les fusils de l'existence étaient braqués sur lui, mais il les regardait sans crainte et refusait de baisser les yeux. Une bête sauvage, méfiante. Prête à mordre la main qui voulait lui venir en aide. Un insoumis naturel. Sans autre idéologie que la survie à court terme. Sa proximité êtrale avec les plus grands poëtes m'est toujours paru évidente.

    Quand vous êtes touché, c'est fini. J'entends encore Ervin raconter comment il enregistrait sur une K7 de quatre-vingt-dix minutes autant de fois que possible le même morceau de Gene qu'il écoutait en boucle, partout, toujours. Transfusion charnelle. Obsession spirituelle. Ne pas être Gene, mais arriver à ces rares instants de communion hommagiale. Ne pas être soi pour devenir plus grand que soi. Vertige du dépassement. Certains parleront de folie assimilatrice, les mêmes qui font attention à ne ressembler à personne alors qu'ils passent inconsciemment leur temps à s'identifier à tout le monde. J'opterais plutôt pour une connaissance d'un genre particulier, une espèce de gnose individuelle qui n'appartient qu'à soi. Qui ne regarde que soi mais qui par le seul fait d'être expérimentée dans le monde extérieur des vivants se donne en spectacle. Nous avons tous de semblables comportements dans notre cinéma intérieur, mais nous refermons bien vite le couvercle dessus, faut un sacré courage pour s'échapper de soi-même. Mais cela ne suffit pas. Il est facile de devenir un clone pathétique, un histrion véridique de soi-même disait Mallarmé, il est nécessaire de savoir faire la différence entre le rêveur et le clown. Une sacré rigueur mentale. Pour que le numéro soit réussi, l'identification doit être distanciation. Brèche bretchienne dans le processus. Alors vous pouvez être vous et un autre. L'autre de vous, assurait Arthur Rimbaud. Si j'étais vous, quand j'étais vous. Un exercice littéraire. De lecture. Surtout pas un pastiche. Le but pour Ervin n'est pas d'être Gene Vincent – mission impossible - mais de nous le restituer. De nous en offrir une possibilité. Une évocation.

    D'où ces disques qui ne seront pas mieux que ceux de Vincent. Mais autres. En signe de la fidélité que l'on se porte d'abord avant tout à soi-même.

     

    FROM TIDEWATER TO DALLAS

    ERVIN TRAVIS

    & HIS VIRGINIAN

     

    BIG BEAT RECORDS / BBR 000 77.

     

    Ervin Travis : vocal, guitars / Philippe Fessard : lead guitar / Patrick Verbeke : lead guitar on Vincent's blues / Alain Neau : piano, clavier, backing vocal / Romain Decoret : Bass / Arnaud Brulé : drums, backing vocals.

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    Deux beaux textes de présentation. Jean-William Thoury brosse à grands traits le parcours d'Ervin Travis. Comment depuis le sud-ouest profond ses premières interprétations de Gene captent l'oreille des amateurs parisiens, la formation des Virginians, ses concerts qui attirent jusqu'à plusieurs milliers de spectateurs enthousiastes. Philippe Fessard évoque rapidement les différentes formations des Blue Caps, mettant particulièrement l'accent sur le successeur - ne s'agit pas d'un remplaçant mais d'une dynastie – de Cliff Gallup, Johnny Meeks ( dont la fille nous apprit le décès le 30 juillet 2015 ). Guitariste acéré qui électrisa encore plus le rock'n'roll de Gene Vincent, l'a rassemblé les découpes structurales des morceaux de Cliff héritées du jazz. A première vue le style de Cliff est plus original, plus surprenant, c'est oublier un peu vite que Johnny Meeks établissait une manière de jouer qui fit tellement d'adeptes et qui se perpétua si longtemps qu'aujourd'hui elle semble presque commune alors qu'en son temps elle contribua à faire des Blue Caps le premier groupe de rock de son époque dégagé des influences country, swing et jazzistiques.

     

    Le titre peut paraître mystérieux : désigne simplement l'ère géographique, originaire, d'envol et de repos des Blue Caps.

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    Dance to the bop : bluffant, n'y a que la batterie trop lourde qui ne parvient pas à maîtriser ce mouvement de reptation si caractéristique de Dickie Harrell qui donne l'impression de décomposer chaque frappe en deux temps, alors qu'elle n'en vaut qu'un. L'on ne retrouve ce genre d'étirement temporel que dans certaines prosodies grecques. La voix d'Ervin épouse parfaitement la scansion de Gene. Yes, I love you baby : un de ces petits trots enlevés qui seyaient si bien à Gene Vincent. Ervin reprennent ce petit joyau à merveille, avec peut-être chez Ervin une pointe d'accent nasillard du sud des USA qui n'apparaît pas chez Vincent !Right now : ce coup-ci Gene ondule de la voix tel un serpent qui avance en avant en tirant une bordée sur la gauche et une autre correctrice sur la droite. Ervin s'extirpe comme un chef de la difficulté, la prolifération des allitérations du phonème ''on'' qui doit systématiquement retomber sur une frappe creuse de batterie nécessite une agilité démoniaque. Beautiful brown eyes : un mid-tempo avec des volutes vieillottes de piano quelques fils de guitares colorées, cela sent la vieille Amérique du temps des lampes à pétrole. Philippe Fessard se met en avant sur le solo qui claque comme un lustre dont le soudain allumage dans une pièce semi-obscure vous dessille les yeux, si Ervin marche dans les pas de Gene, le band derrière ne peut s'empêcher de décoller. Over the rainbow : une des chansons du répertoire de Gene préférée d'Eddie Cochran. L'est vrai que Vincent en donne une version intemporelle terriblement émouvante. Ervin s'attaque à un monument. A compris qu'il n'y fallait rien rajouter, aucune emphase, aucun trémolo, l'a la bonne idée de donner une inflexion quelque peu enfantine à sa voix pour en assurer l'innocence émerveillante.

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    Dance in the street : un peu d'exercice après tant d'émotion ne peut pas faire de mal, les Virginians embrayent sec avec un démarrage de moto en intro, et c'est parti pour un sérieux fandango, Ervin se joue des récifs – essayez de piquer du premier coup une centaine de mygales en goguette sur la table de la cuisine avec un cure-dents – et tout le monde fonce sans regret, l'est sûr qu'en France l'on danse plus vite qu'à Los Angeles. Rollin' Danny : le genre de truc vicelard en diable, ça paraît tout simple mais vous avez intérêt à attacher la voix à votre respiration car l'ensemble tient de l'exercice yogique, Ervin a décidé de passer en force et derrière la guitare de Phillipe Fessard carrillone comme la voiture des pompiers qui vient ramasser les morceaux. Should I ever love again : un slow comme l'époque les aimait bien, une orchestration à la Platters, et Vincent qui moanise en dessous pour vous faire comprendre que toute tristesse vient du blues. Ervin a compris l'astuce. L'aboie comme le chien abandonné à la pleine lune, et puis vous refile la caresse du maître qui recueille la pauvre bête abandonnée, et les Virginians appuient tellement fort que pour un peu vous en pleureriez. Somebody help me : Vincent vous enregistre cela comme un coup de vent qui entre par la fenêtre ouverte et vous arrache les rideaux, style opération commando surprise. Ervin et son gang de virginiens vous refont le même trip. Vous surprennent tout de même alors que vous vous y attendiez. Comme quoi rapidité et célérité valent mieux qu'escargots et lémuriens. Rock'n'roll Heaven : pas d'erreur le son de Gene Vincent, la voix de Gene Vincent, le style de Gene Vincent, mais c'est du Décoret tout pur, et Ervin plus vrai que nature, de la ballade mélancolique au rythme débridé tout y passe. Un bel hommage à Gene. Et à Eddie par la même occasion. Vincent's blues : un blues caractéristique. Rien à redire sur le balancement chaloupé. Ne lisez pas les paroles seules, elles vous paraîtront d'une pauvreté affligeante mais lorsque Gene les martèle et les ponctue de cris, l'ensemble vous prend aux tripes. Les Virginians parviennent à jouer plus bleu que les Blue Caps, et Ervin vous pousse de ses bramements sauvages à amadouer les baleines.

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    My heart : une sucrerie, écrite par Johnny Burnette mais cela vous a des résonances à la Buddy Holly, Gene vous y prend une voix de petite fille qui joue à la poupée qui lui va à ravir. Un régal pour Ervin, vous l'interprète en rose bonbon, tandis que derrière les Virginians batifolent et s'adonnent aux cabrioles. Un truc hautement pervers. Pour amuser les enfants, l'on a rajouté une espèce de jingle radio à la Walt Disney, le genre de facétie dont raffolait Eddie Cochran. You are the one for me : un tempo qui traîne et Gene qui fait le joli coeur. Pour adolescente romantique qui vient d'être abandonnée par son boyfriend. Ervin y rajoute un peu d'angoisse mélodramatique et le piano pleure un peu plus fort. I got to get to you yet : les Beatles ont dû gravement l'écouter, z'ont dû y puiser une certaine manière de faire sonner une guitare. En tout cas n'atteindront jamais la légèreté de la voix de Gene sur aucun de leurs enregistrements. Ervin y réussit parfaitement. Que dire de plus ? Lavender blue : l'on quitte the Capitol Tower pour les enregistrements londoniens. L'est sûr que de tous les morceaux de cette période c'est celui – nonobstant l'intrusion de l'orgue qui se rapproche le plus des ballades de Gene made in America. Ervin suit Gene pas à pas, mot à mot, et comme pour l'orchestration l'orgue est en sourdine et louche un peu du d'Over the Rainbow, l'on n'est pas loin de préférer Ervin. Et puis cette idée géniale de rajouter le sifflement final, fait pencher le jugement en sa faveur.

     

    Une belle réussite. Tant au niveau vocal qu'instrumental. Le traitement des clappers boys est remarquable.

     

    SHADES OF BLUE IN PARIS

    ERVIN TRAVIS

    And The Virginians

     

    Même méthode que celle employée pour le CD précédent. D'abord une rapide évocation de l'interprétation de Gene, ensuite l'apport d'Ervin.

     

    BIG BEAT RECORDS / BBR 000 87 / 2004

     

    Ervin Travis : vocal / Philippe Fessard : lead guitar / Alain Neau : keyboards, acoustic guitar, backing vocals / Romain Decoret : electric bass / Arnaud Brulé : drums, backing vocals

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    Lotta lovin : une perfection irradiante. Surface chatoyante d'une pierre précieuse. Autant l'entrée du morceau semble un peu chaotique, autant très vite tout rentre dans l'ordre et offre l'aspect d'un bijou de lave volcanique polie durant des siècles par la mer. Attention nous sommes dans un enregistrement public, ce qui change tout. Certains fans d'Ervin pensent que son chant atteignait une ressemblance avec celle de Gene encore plus remarquable sur scène que sur disque. Dance in the street : ce morceau semble le confirmer, mais très vite l'affaire s'emballe et Ervin presse la cadence, tout autre que lui en perdrait les pédales mais il vous surfe sur la vague avec une élégance à laquelle vous souscrivez sans réserve. Blue eyes crying in the rain : première reprise du LP Crazy Times enregistré en 1959 avec Joe Merrit à la lead. L'occasion pour Philippe Fessard de démontrer qu'il assure sans problème, piano et guitare se taillent la part du lion, pour Ervin c'est peut-être plus facile, ce morceau d'allure un peu country est celui qui au niveau vocal s'écarte le moins des enregistrements 57 – 58 d'une facture plus originelle si on les compare avec ce parti pris d'un son nouveau – crépitant et étincelant – pris lors des séances d'enregistrement du disque.

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    You win again : un morceau d'Hank Williams, Gene en donna sur scène ( Town Hall Party, 1958 ) une version très proche des enregistrements country des années cinquante, les Virginians électrifient quelque peu le topo ce qui permet à la voix d'Ervin une plus grande amplitude. Sexy ways : un peu de sexe n'a jamais fait de mal, Ervin Travis se cale sur la version que Vincent en a donné sur la RAI sans oublier la fabuleuse reprise sur I'm Back and Proud, un morceau qui envoie, parfait pour la scène, Ervin se donne à fond. En filigrane l'on repense à la version de Gene avec Eddie... Who slapped John ? : l'occasion à Philippe Fessard de montrer qu'il ne dédaigne pas de s'attaquer à Cliff Gallup. Dommage que derrière la rythmique ne soit pas au top, Ervin sauve la mise sur ce morceau qui demande que l'on déchire sa voix sur les fils barbelés du rock. Flea brain : encore une de ces petites merveilles de Gene, z'avez intérêt à avoir la vélocité élastique qui bondit comme un cabri qui se serait aventuré sur des plaques chauffées à blanc, Ervin raffole de ce genre d'exercice aux figures imposées. Dommage que la basse s'immisce un peu trop par devant.

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    Frankie & Johnnie : un must de Gene, vous y prend une voix creuse qui vous transforme ce drame de très commune jalousie conjugale en une tragédie grecque. Destin rampant. Ervin ne s'en tire pas mal mais l'appuie un tantinet trop, nous désigne du doigt le reptile de la mort qui s'avance traîtreusement. In my dreams : une sucrerie pour les jolis cœurs, que ne ferait-on pas pour arriver à ses faims sexuelles. Vincent en parfait hypocrite. Remarquons que le dénommé Travis n'est pas en reste non plus pour phagocyter sa future victime, l'ajoute même un miaulement totalement pernicieux auquel Vincent n'avait pas pensé. Comédie humaine, comédie rock. I'm goin' home : un titre mythique de Gene, une démarque de Bo Diddley. Parfois les transcriptions sont plus parlantes que les originaux. Ervin épouse la position du sprinter dans la dernière ligne droite. L'on sent que le public exulte, Phillipe Fessard se dépasse, on le remet sept fois de suite. On a de la chance, font durer le morceau. Beau solo de batterie d'Arnaud Brulé qui nous montre de quel bois il se chauffe. Rip it up : L'enchaîne sa volée de bois vert sur Rip It Up, Ervin prend le relais et vous fracasse les abattis d'une voix à vous rendre marteau. Grand capharnaüm final rock'n'roll. Un des plus forts moments du disque. Une pensée pour Little Richard sur son fauteuil roulant. Say Mama : pas de temps à perdre, une version catapultée à la fronde, Davyd Johnson se surpasse au saxophone. Ervin Travis emporte tout.

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    You are my sunshine : un extrait – la chanson la plus reprise au monde dit-on – de Shakin Up A Storm, Ervin Travis a l'avantage de bénéficier de la pêche melba qu'apporte la scène. Le sax déménage et Ervin vous remplit la camionnette en moins de deux. Ne vaudrait mieux pas qu'il prenne le volant, trop tard l'est déjà aux manettes. Tant mieux. Right here on earth : Gene en pervers malicieux avec les clappers boys qui applaudissent avec une fouge de castagnettes atteintes de la danse de saint-Gui. Le genre de bichonnerie dans lequel Ervin excelle. Gymnastique vocale, et trampoline palatal. Se joue des difficultés. Et derrière lui, l'on ne chôme pas. Someday : celle-là tout le monde l'a reprise, même Jerry Lou le sauvage, Gene marche sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller le rêve qu'il est en train de faire. L'on approche de la fin du concert et Ervin se permet une dernière ballade comme un conte de fée que l'on raconte aux enfants pour les endormir. Non, pour qu'ils reprennent des forces avant la furieuse bataille de polochons qui se prépare. Baby blue : Patrick Verbeke se joint à Philippe Fessard pour ce morceau fondateur du heavy-metal, titre phare de la discographie de Gene Vincent dont on regrettera qu'il n'ai pas poussé plus loin ses investigations dans cette direction, Ervin nous en donne une version qui suit à la lettre son modèle, l'on déplore qu'il n'ait pas profité de l'adjonction de son deuxième guitariste pour s'adonner à une orgie sonore dont beaucoup ne se privent pas en concert, le plus n'est pas toujours l'ennemi du bien. Rocky road blues : impeccable reprise du vieux classique de Bill Monroe, Ervin ne s'écarte pas de la piste tracée par l'adaptation de Gene, sa voix est comme l'aigle qui de son aile altière survole la barre des montagnes rocheuses. Be bop a Lula 2002 : une version encore plus rapide que celle de Gene de 62. Verbeke et Fessard se font plaisir. Ervin leur laisse le champ libre. De sa voix trépidante il met en valeur les éclatements des guitares. The day the world turned blue : ( unplugged bonus track ) une des dernières chansons de Gene sur l'album du même nom. Ervin seul à l'acoustique. Miracle de la voix qui restitue à la perfection ces titres crépusculaires – parmi les plus beaux de Gene – du guerrier qui sait que le combat s'achève. Geese : ( unplugged bonus track ) et qui sait déjà que l'oiseau de l'âme s'apprête à la partance pour un autre voyage. Une interprétation qui démontre que nous ne sommes pas en présence d'une vulgaire imitation, mais à une osmose spirituelle entre deux individus reliés par des résolutions communes qui n'appartiennent qu'à eux. N'oubliez pas Alfred de Vigny dans les Destinées, seul le silence est grand.

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    Merci à Ervin Travis pour ces deux tributes à Gene Vincent. Certes il n'est pas le seul à avoir tenté l'expérience sur scène ou sur disque. Mais sa voix est empreinte d'une telle transparence avec celle de Gene que parfois l'on s'y tromperait. Leurs deux parcours parallèles obligent à penser à l'amitié qui unissait Castor l'Immortel à Pollux de fragilité toute humaine. Et comment l'un a su insuffler la vie à l'autre.

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    Damie Chad.

    *

    UNE INCROYABLE DECOUVERTE !

     

    Damius Chadius : oui, c'est bien une découverte importante. Peut-être la plus précieuse de toutes. Certes nous possédons beaucoup de renseignement sur ces époques lointaines que nous appelons les Âges Obscurs. Mais cette fois nous sommes entrés en possession d'un ensemble de documents qui remettent en question bien des certitudes sur ce vingt-et-unième siècle duquel nous sommes séparés par plus de trois millénaires.

    Journaliste : cher professeur, comment se présente cette trouvaille ?

    Damius Chadius : il s'agit d'une centaine d'images colorées, grosso modo de dix centimètres sur quatorze, donc pas très grandes, mais qui semblent avoir eu une grande importance pour les peuplades arriérées de ces temps très anciens. Nous les avons retrouvées sur le site de construction du nouvel soucoupodrome de Notre-Dame-des-Landes.

    Journaliste : mais que signifient-elles ? Que nous racontent-elles ? Que nous permettent-elles de savoir de la mentalité de nos ancêtres quasiment préhistoriques ?

    Damius Claudius : l'interprétation est difficile. Par exemple nous n'avons pu déterminer si ce sont les pages arrachées de ces étranges objets que ces peuplades primitives appelaient livres ou si ce sont des artefacts séparés qu'un collecteur anonyme aurait réunis selon un mobile qui nous échappe encore.

    Journaliste : que de mystères !

    Damius Chadius : hélas oui ! Toutefois ces images sont accompagnées de signes qui nous apparaissent comme des graphèmes d'une langue qui nous est inconnue.

    Journaliste : donc, nous ne savons rien !

    Damius Chadius : nous avons tout de même un peu de chance, certains graphèmes sont systématiquement répétés, à tel point que nous pouvons nous hasarder à quelques hypothèses.

    Mais le mieux serait peut-être que nous regardions et commentons tout de suite quelques unes de ces énigmatiques images.

    Journaliste : par laquelle commençons-nous et pourquoi ?

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    Damius Chadius : par celle-ci, la plus anthropomorphique de toutes. Deux individus, le mâle et la femelle. Remarquez la position assise de l'homo-non-sapiens, la femme par contre debout et inclinée, nous sommes en des époques ou la sujétion féminine est totale. La servante fait révérence devant le maître. S'apprête à s'agenouiller nous indique le fléchissement des jambes. Dix pour cent de nos images représentent ces individus, nous en concluons que le mâle est vraisemblablement l'artiste qui s'est représenté, sur son trône, en pleine gloire, son esclave s'apprêtant vraisemblablement à mélanger avec cet instrument des plus bizarres les pigments nécessaire à la confection de nos artefacts.

    Journaliste : l'artiste serait donc l'homme ?

    Damius Chadius : oui, sans aucun doute et nous lui avons donné un surnom pour le désigner plus facilement : comme nous sommes proches de l'âge de pierre, nous l'avons surnommé Pierre. Mais passons à la reproduction Numéro 2.

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    Journaliste : étrange ! Cher maître nous avons besoin de vos lumières !

    Damius Chadius : encore plus mystérieux que vous ne le croyiez. Deux oiseaux. Ce cartouche volatile se répète sur tous nos documents. Nous sommes vraisemblablement en face à un motif religieux. Certainement un rite d'adoration ornithologique. Admirez la richesse du cadre, la présentation blasonnée et la formule rituelle cui-cui rock'n'roll, sans doute un mot de passe sacramental que les fidèles devaient psalmodier en chœur.

    Journaliste : Nous aimerions en savoir davantage sur ces rites ornithologiques !

    Damius Chadius : Examinez avec soin les deux images suivantes ! ( 2885 et 2884 )

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    La première à connotation campagnarde, la seconde maritime. Cela désigne des lieux précis et dissemblables. En fait les adorateurs des oiseaux devaient les suivre, partout, où qu'ils soient. Sans doute là où les bestioles se posaient était-il organisé des cérémonies sacrées, l'on devait y chanter et y danser. Nous ignorons tout de l'objet sur lesquels ils sont posés, nous subodorons un nichoir spécialement conçu pour eux. Mais l'on n'hésitait pas à les suivre sur la mer s'il leur prenait la fantaisie de s'envoler vers d'autres cieux.

    Journaliste : étrange ces nichoirs, comment savaient-ils qu'ils allaient s'y poser dessus ?

    Damius Chadius : c'étaient des objets évolués. En voici trois modèles. Apparemment les oiseaux aimaient les formes rondes, certains collègues s'aventurent à proposer que ces rotondités permettaient de les déplacer facilement, sans doute des hordes de fanatiques les suivaient et déposaient ces sortes de perchoirs en des lieux appropriés lorsqu'ils devaient manifester quelques signes de fatigue.

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    Journaliste : quelles coutumes extravagantes ! D'après-vous quels étaient les endroits privilégiés de ces animaux ?

    Damius Chadius : nous l'ignorons. Toutefois nous avons remarqué que certaines inscriptions changent. Si nos ordinateurs arrivent à déchiffrer des graphèmes comme Le rat qui pète ou La Bohême nous en saurons sûrement davantage.

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    Journaliste : et il n'y a point d'autres animaux !

    Damius Chadius : les piafs sont toujours présents, mais regardez, les voici en compagnie d'ours,  d'un chat, ici d'un sanglier et là d'un loup, nous sommes formels, ces cultes ornithologiques devaient s'accompagner de résurgences chamaniques encore plus lointaines.

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    D'après certains confrères le cartouche cui-cui rock'n'roll doit être un stigmate chthonien en relation avec d'ancestrales religions barbares et infernales, cette image nous semble assez explicite.

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    Damius Chadius : parfaitement, à l'exception du couple de la première image qui revient de temps en temps. L'honnêteté intellectuelle et l'état de nos connaissances actuelles n'empêchent pas de penser que les cultes ornithologiques ne sont que des séquences adjacentes de l'antique culte néolithique de la Grande Déesse. Cette hypothèse nous oblige alors à réinterpréter cette première image, Pierre serait alors assis en signe de soumission, et celle que nous avons nommée la servante, serait la grande prêtresse saisie du délire prophétique. C'est pour cela que nous l'avons appelée, en résonance avec la Pythie de Delphes, Delphine. Pour appuyer cette lecture, l'image suivante s'avère intéressante. Regardez bien, la femelle semble armée, et le mâle ne semble pas très vindicatif. Serions-nous encore en des temps de profonde inculture, plus cruels et primitifs que nous le pensions jusqu'à maintenant ?

     

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    Toutefois j'opterais plutôt pour un culte solaire, avouez que cette roue et ses multiples rayons semblent confirmer mon intuition.

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    Journaliste : des animaux, des hommes mais pas de femme ?

    Damius Chadius : parfaitement, à l'exception du couple de la première image qui revient de temps en temps. L'honnêteté intellectuelle et l'état de nos connaissances actuelles n'empêchent pas de penser que les cultes ornithologiques ne sont que des séquences adjacentes de l'antique culte néolithique de la Grande Déesse. Cette hypothèse nous oblige alors à réinterpréter cette première image, Pierre serait alors assis en signe de soumission, et celle que nous avons nommée la servante, serait la grande prêtresse saisie du délire prophétique. C'est pour cela que nous l'avons appelée, en résonance avec la Pythie de Delphes, Delphine.Pour appuyer cette lecture, l'image suivante s'avère intéressante. Regardez bien, la femelle semble armée, et le mâle ne semble pas très vindicatif. Serions-nous encore en des temps de profonde inculture, plus cruels et primitifs que nous le pensions jusqu'à maintenant ?

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    Journaliste : quel est le mot qui revient le plus souvent sur ces images ? Et à quoi servaient-elles ?

    Damius Chadius : en grosses lettres, sur toutes CRASHBIRDS, le nom des oiselets peut-être, sûrement celui de la Divinité adorée. Ces images devaient servir aux fidèles, peut-être des signes de distinction, d'appartenance ou de ralliement. L'on ne sait pas. Plusieurs années seront nécessaires quant à leur élucidation. Ce qui est certain, c'est qu'il y a plus de trois mille ans CRASHBIRDS devait être une entité phénoménale ou un concept primordial.

    Journaliste : Cher professeur Damius Chadius nous vous remercions d'avoir répondu avec de patience et d'intelligence à nos questions d'ignorants. Soyez assuré de notre gratitude d'avoir pu interroger un des esprits des plus brillants et plus savants de notre quatrième millénaire.

    Damius Chadius : que la science soit avec vous !

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 230 : KR'TNT 350 : CHARLES BRADLEY / SLAP DOOWAP / GARAGELAND / MUSIQUES NOIRES / F.J. OSSANG

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 350

    A ROCKLIT PRODUCTION

    LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

    30 / 11 / 2017

    CHARLES BRADLEY / SLAP DOOWAP

    GARAGELAND / MUSIQUES NOIRES

    F.J. OSSANG

     

    Bradley d’honneur

     

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    Le pauvre Charles Bradley est parti rejoindre ses ancêtres au paradis des damnés de la terre. Ce qui frappait le plus chez Charles, hormis sa voix, c’est sa tête d’esclave. Une tête à grimacer sous les coups de fouet du patron blanc. Une tête à vivre dans la peur du lynchage. Une tête à travailler comme une bête de somme, de l’aube jusqu’à la tombée du jour. Une tête à attendre la mort comme une délivrance.

    Ses trois albums sont des classiques de la Soul, au même titre que ceux de Lee Fields, de Sam Cooke ou de James Brown. Si on se demande pourquoi un vieux Soul brother comme Charles Bradley n’a enregistré que trois albums, la réponse est dans le film Soul Of America : le Charles Bradley qu’on connaît aujourd’hui n’a démarré sa carrière qu’en 2011 - I ask myself why it’s been so long ! - Le film raconte l’enregistrement du premier album No Time For Dreaming et donc le lancement de sa «carrière». Avant, il s’appelait Black Velvet et imitait James Brown dans des petits clubs.

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    Il ne roule pas sur l’or, loin de là. Il vit dans les Projects de Brooklyn avec un perroquet. Les Projects sont ce que nous appelons les HLM. Ceux de Brooklyn n’ont rien à envier à ceux de la Courneuve. Quand il ne peut plus supporter le trash qui y règne, Charles va dormir chez sa mère, au sous-sol.

    On le voit enregistrer avec les petits blancs d’un label new-yorkais. C’est tout de même dingue que ce soient des blancs qui l’accompagnent. Moyenne d’âge trente ans. Ils sont appliqués et ne bougent pas. On sent un léger manque d’effervescence dans le studio. Ils enregistrent «No Time For Dreaming», le morceau titre du premier album. Charles ne chante que la pure Soul des sixties. Gabriel Roth, boss de Daptone, explique qu’un jour on a sonné à la porte : c’était Charles. Take it as it come. Dans cette histoire, Gabriel Roth est le personnage clé : il a lancé la carrière de Sharon Jones et il va sortir Charles de sa misère. Roth fait son Chess. L’histoire se répète.

    Pour passer de Black Velvet à Charles Bradley, Charles va chez le coiffeur. Il doit se réinventer. Puis Daptone le fait tourner avec Sharon Jones. Comme il a fait le James Brown Junior toute sa vie, Charles est parfaitement à l’aise sur scène. Il sait mener la revue. Il screame et il danse, il outche le funk de Soul comme un vieux pro. Il porte un jump-suit largement ouvert sur la poitrine. Le gang qui l’accompagne est celui du studio, seules les deux choristes sont des blackettes. Puis on voit Charles et Sharon signer des autographes à la fin du concert. Ah la magie du truc ! Charles devient rapidement un héros pour lequel on éprouve une réelle affection. On espère de tout cœur qu’il va s’en sortir. C’est exactement l’histoire que raconte le film de Poull Brien, celle d’une réussite. Mais pas la réussite à la mormoille des temps modernes : la réussite d’un artiste.

    Dans une scène déchirante, Charles avoue aimer tout le monde - I love everybody. I don’t want noboby no harm - et il se met à chialer. On se retrouve tout à coup au cœur de la Soul. Dans ce qu’elle peut susciter de plus bouleversant, de plus humain. La même chose dite par un blanc, même un blanc pauvre, n’aurait pas la même portée. D’un point de vue occidental, le nègre est depuis l’origine des temps victime de son apparence. Il est par essence condamné d’avance et donc innocent.

    Charles réagit comme un gosse quand Tommy l’appelle pour lui annoncer qu’il est dans le Post. Il va acheter le journal. Un vrai gosse. Il embrasse les gens dans la rue. Les blackos du quartier n’en reviennent pas - He’s in the paper ! - Il se marre aussi comme une baleine quand il se voit dans le clip de «The World (Is Going Up In Flames)». La scène le montre assis devant un petit ordi portable. Il explose de rire enfantin. Lord have mercy ! Le côté modeste du plan en fait la force prodigieuse. C’est construit comme une toile de Millet. Poull Brien ne cherche pas forcément à émouvoir. Il se contente juste de filmer la réalité. Si on va jusqu’au bout du film, on voit surgir dans le générique quelques ultimes plans rapides : ce sont les premiers signes de confort matériel, Charles fait la fête avec des amis blacks et porte des fringues un peu plus chic. Comme s’il avait enfin du blé. Du vrai blé.

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    Son premier album bat pas mal de records d’intensité. No Time For Dreaming compte parmi les très grands disques de Soul. C’est aussi le disque d’un vétéran de la Soul accompagné par des blanc-becs attentionnés. On note l’ultra-présence de la basse dans «The World (Is Going Up In Flames)». Avec «Golden Rule», ce démon de Charles rappelle que le monde est mal foutu, comme si nous ne le savions pas - They still keep building more prisons/ To take your kids away - Comme il n’en peut plus de toute cette misère, il explose de chagrin. En vrai. Charles est aussi le roi des ambiances, il faut l’entendre ramoner le ciel de «I Believe In Your Love». Il explose tous les carcans à coups de scream symphonique. Il instaure des climats qui n’existaient pas. Il faut le voir hanter cette Soul atmosphérique, il se déplace avec l’aisance silencieuse d’un fantôme shakespearien. Tiens, encore de la tension extravagante sur «Lovin’ You Baby», il bouffe sa Soul toute crue, crouch crouch, et avec «How Long», il l’aplatit d’un seul coup, puis il s’en va screamer dans la chaleur de la nuit. «In You (I Found A Love)» sonne comme un classique, mais le problème c’est que tous les cuts de cet album sonnent comme des classiques. On frôle l’overdose à chaque instant. Charles nous gâte trop. Il fait partie des Soul brothers qu’il faut mériter. Puis il s’épuise à essayer de comprendre pourquoi c’est tellement difficile de réussir in America, Il termine cet album faramineux avec «Heartaches And Pain», un veux coup de Soul déliquescente. Charles Bradley aura essayé de rétablir la Soul sur son trône. Mais la Soul n’intéresse plus autant de monde qu’avant. Nous avons changé d’époque et ça fout un peu la trouille.

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    En débarquant chez Daptone, il accède à la mondialisation, comme Sharon Jones avant lui. Paru en 2013, Victim Of Love sonne comme une bombe de Soul atomique. Deux coups de génie, là-dessus : «Confusion» et «Hurricane». Le premier sonne comme un shoot de r’n’b monté sur une basse fuzz et soudain, alors qu’on ne s’y attend pas, un killer solo prend le contrôle de la situation. Avec un coup pareil, on change de planète. Voilà ce que les spécialistes appellent du spaced-out r’n’b. On n’avait encore jamais entendu ça, même chez Marshall Chess, au temps de Concept. C’est un peu comme si des robots dansaient le screamy jive sur la planète Uranus des Pink Fairies. Quant à «Hurricane», c’est encore autre chose. Charles y pulse un heavy groove noyé de chœurs féminins, il fait du people à la Wonder sur un heavy groove de basse. Et tout le reste de l’album navigue à ce niveau : avec «Through The Storm» il la remercie de l’avoir aidé à traverser la tempête. Charles rebondit sur le beat du Soul System avec une effarante présence. Il enflamme littéralement sa Soul et c’est encore pire avec «Cryin In The Chapel», ce vieux cut de Standard oil : il l’explose dès l’intro. Il avalé tellement de couleuvres qu’il peut avaler le monde, oh mind, et il repart de plus belle à la chapel baby, on est au pinacle du froti-frotah, dans ce qu’il y a de plus électriquement gluant. «Strickly Reserved For You» sonne comme un shoot de hard Soul. Il chante à la pure fêlure, comme James Brown, et même au fêlé feutré chaud devant. Charles sait poser une voix. «You Put The Flame On It» sonne comme l’un de ces vieux hits Motown, sans doute à cause des chœurs. Il reste dans la vieille Soul ardente avec «Let Love Stand A Chance». Charles danse avec le loup, il fricote avec les âmes, sa Soul gluante résonne dans l’écho du temps, on éprouvait jadis exactement la même chose en écoutant James Brown feuler «It’s A Man’s Man’s World». Charles vise la même grandeur apoplectique, il couvre la planète Soul d’une ombre ondoyante, la sienne. On voit bien qu’avec «Victim of Love», il enfonce lentement ses clous, il screame dans le groove, il laboure son champ comme jadis les esclaves labouraient le champ du patron blanc. Mais il s’arrache de sa condition en screamant comme un diable hirsute. Pour un peu, il laverait presque les péchés des blancs en sauvant sa dignité.

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    Il revient en 2016 avec énorme album : Changes. Un album sourd, profond, chargé de mystère, luxuriant, à l’image de la forêt africaine dont il provient. C’est là qu’on trouve le fameux «God Bless America» qui prête tellement à confusion. En écoutant ça, la première réaction est de traiter Charles de fayot. Comment peut-il rendre hommage à un pays aussi raciste que le sien ? Heureusement, il passe au heavy funk avec «Good To Be Back Home». Il sonne comme Lee Fields, so good, et travaille son funk sous le boisseau. Il poisse le groove, il motive sa force motrice, il ravale la façade du funk, il nivelle la groove par le bas du sillon. Son dicton pourrait être : heavy as hell. S’ensuit un «Nobody But You» aussi fruité qu’un vieux hit Stax. Charles gueule dans son micro, au milieu des coups de trompettes, il hurle comme un goret qui voit approcher le boucher, il semble même battre tous les records de scream. Pour ça, il devrait figurer dans le Guinness Book. Il nous sert une nouvelle séquence de heavy Soul avec «Ain’t Gonna Give It Up». Grâce à lui, la Soul n’a jamais été aussi vivace. Il s’arrache la glotte dans «Changes». Il chante au râpé de devenir intensif et offre le spectacle de somptueuses descentes chromatiques - I’m going through changes - Il continue de raconter son histoire et il screame à n’en plus finir. Encore un hit de funky r’n’b avec «Ain’t It A Sin» hanté par des chœurs épars et complètement dépareillés. En pur génie de la Soul, Charles arrondit les angles du riff cabossé, ça claque des mains ici et là et bien sûr, c’est beaucoup trop beau pour être vrai, alors on y revient aussitôt, histoire de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. Il charge bien sa barque avec «Crazy For Your Love». Charles est un mec qui fonce, il ne réfléchit pas, il reste dans l’action du groove, il entre dans la légende comme jadis les généraux entraient dans Rome, au retour des campagnes victorieuses aux frontières de l’Empire. Il rend hommage à Otis avec un «You Think I Don’t Know» monté sur un pur beat popotin et derrière, les filles font des chœurs indécents de splendeur morose. Charles chante tout à la pire arrache et n’en finit plus de restituer à cette vieille Soul sa grandeur originelle.

    Signé : Cazengler, Bradley écrémé

    Charles Bradley. Disparu le 23 septembre 2017

    Charles Bradley. No Time For Dreaming. Dunham 2011

    Charles Bradley. Victim Of Love. Daptone Records 2013

    Charles Bradley. Changes. Daptone Records 2016

    Poull Brien. Charles Bradley. Soul Of America. DVD 2012

     

    *

    J'ai terrassé le Dragon. Tel Siegfried dans l'Opéra de Wagner. J'ai donc enfin la possibilité d'entendre le chant des oiseaux. La vérité historique m'oblige à préciser que le monstre qui s'est lâchement attaqué à mon héroïque personne était d'un gabarit un tout peu petit moins volumineux que le mastodonte de Siegfried, un de ces animaux sauvages communément appelé microbe. Mais tenace et virulent, m'a maintenu tout fébrile à la maison et m'a privé de Crazy Cavan à Thoury. Mais j'ai fini par en venir à bout après maintes ingurgitations de médecinales lampées de moonshine. Bref ce soir la Teuf-Teuf avale la chaussée d'un pneu glorieux en direction de

     

    TROYES / 25 – 11 – 2017

    3 B

    SLAP DOOWAP

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    Froid pré-polaire sur la bonne ville de Troyes. Le réconfort du rocker qui s'engouffre dans le 3 B ne tarde guère. Slap DooWap entame sa balance. Sont tout beaux dans leur uniforme bicolore qui les fait ressembler à des fourmis rouges. Celles qui piquent. Se calent sur Folsom Prison, un régal, Fab est aux manettes et nous l'on est toute oreilles, pêchu et prometteur. En attendant que le bar se remplisse vous me permettrez un rapide

    MEMENTO ORTHOGRAPHIQUE

    Ecrivez bien Slap DooWap. Tout en gardant à l'esprit que le combo est beaucoup plus Slap que DooWap, d'où l'erreur funeste à éviter, ce n'est pas DouxVap, mais DooWap. Pas avec deux eaux. Dormantes. Mais avec un double zéro, chevrotine meurtrière. Le V initial, se double, ne se vaporise pas en crachin ténu, ne se vapote pas en fumée légère, W comme Warrior, Wargame, ça se wattise autour de vingt-cinq mille ampères vampiriques, impossible de rester assis sur cette chaise. Electrique. Voyez, un simple rappel orthographique, et déjà vous entrevoyez le style de musique.

    SLAP DOOWAP

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    Avant de les entendre vous les voyez. Sont jeunes. Tous les quatre. Le sang neuf est un élément assez rare dans le rockabilly hexagonal. Est nécessaire pour la survie et la continuation de cette musique. Rien de pire que la codification muséale. L'est bon de maltraiter les vieux meubles. Sans ménagement. Les décaper et si nécessaire en reléguer quelques uns au placard Maintenant écoutez nos quatre fous en liberté. Vous remplissent les écoutilles et les mirettes. L'annoncent sans ambages dès la longue introduction instrumentale I'm Gonna Win That Race, le genre de conduite qui déplaît fortement à la municipalité parisienne, les voies sur berges à fond sans limite de vitesse, sont pourtant encore très smarts dans leurs tuniques noires à liserets rouges. Chics but choc ! D'abord un son, inhabituel. Nous provient d'un instrument généralement plus discret. La rythmique de Boo Lee.

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    Une takamine d'or. Qui ne dort pas. Devrait accompagner, soutenir les autres, et la voici devant, mélodique et enlevée, en proie aux expertes mains baladeuses de Boo Lee le bolide, sous sa casquette plate, sourire facétieux et joie de vivre. Voudrait bien faire la course en tête, pas de chance, MyMy le Kid est sur ses talons, lui mord les jarrets. Contrebasse noire comme la nuit, et lui - aussi sous sa casquette plate – le soleil éblouissant qui bouscule les ténèbres. L'a la basse jappante, insistante et redondante, le chien courant qui n'arrête pas de vous cingler de sa voix rien que pour le plaisir de vous empêcher de goûter à la sérénité de vivre. Lucky Wild au micro, sa Gretsch canarde à l'orange, crâneuse et cochranesque, ricoche et décoche des sticks de riffs dont les flèches inquisitrices vous traversent la moelle et les tripes, l'a la gouaille du medecine show man qui vous vend son eau lustrale au venin de crotale au prix exact du montant de votre paye, nous traite de troyens de pacotille, nous titille et nous destroye le timbre vocal car l'on s'égosille pour lui prouver le contraire. La colonne de mercure se hisse en trois minutes tout en haut du thermomètre. Et c'est là qu'ils sortent le grand jeu. Theâtral. Représentation rockabilly.

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    Les deux casquettes sont incapables de rester en place plus d'une demi-seconde avec leur instrument stabilisé. Boo Lee se livre à des exercices de barre-fixe sur le manche de son acoustique, l'astique salement, la penche vers la terre et vous avez l'impression qu'il dévale une pente enneigée sur sa luge, s'arrête brutalement au bord du précipice et se précipite dans l'autre sens, remonte la côte comme un film rembobiné à l'envers, n'oublie pas son plus beau sourire pour le public et un autre en catimini à MyMy Kid. Parlons-en de Mimique Kid. Joue davantage avec son visage qu'avec ses doigts. Ce n'est pas qu'il s'emmêle les dents et le nez dans le cordier, c'est que ses expressions traduisent les subtilités du scénario. Un comix mouvementé, toutes les attitudes rockab défilent sur sa figure, un dessin animé démantibulé, l'œil fringuant qui vous attire les filles aussi sûrement que du papier tue-mouches, le ricanement exacerbé du type qui exhibe ses gencives pour une marque de dentifrice, et surtout cet air ahuri du faraud qui n'en croit pas ses yeux, vous ouvre la bouche en rond à vous avaler sans sourciller, et sans triche, un œuf d'autruche, le blanc, le jaune et la coquille, d'un seul coup. C'est parti dans le délire, les phalanges cliquètent dans les cordes, solo en montagnes russes, un coup j'étire la note, un coup je l'étrille pile comme l'on épile un scottish. Par pitié arrêtez cet élastique ! Alors Lucky Wild dépose sa Gretsch, passe derrière notre épileptique et tourne dans son dos la manivelle imaginaire qui commande les synapses du cerveau. Un peu rouillé, pousse et ahane comme un équipage de goélette au guindeau, mais ses efforts sont récompensés, quelques soubresauts, quelques ratés, quelques emballements pléthoriques et voici notre Grand-Ma qui bourdonne enfin selon les codifications les plus strictes du rockabilly à l'usage des gentlemen bien élevés.

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    Lecteurs kr'tnteurs, je ne vous fais plus attendre, je sais que dès que traîne une Gretsh dans un coin, vous lui adressez des persillades d'œillades impatientes, des yeux de Chimène et de merlans frits, vous mourrez d'envie de l'entendre sonner, je ne veux point avoir votre mort sur la conscience, je m'exécute. Donc dans les mains d'un sauvage chanceux. Slap DooWap nous régale ce soir d'un répertoire de classiques. Possèdent des morceaux à eux, n'attirent point trop l'attention sur leurs bébés, préfèrent qu'ils passent comme une lettre à la poste entre deux vaches sacrées. Sont en train d'enregistrer leur premier album, montrent un peu mais ne dévoilent pas tout. A la manière des jupes fendues qui fulgurent le galbe idéen d'une jambe de fille mutine, le temps d'un éclair qui vous laisse chocolat. Pas le plus facile pour une lead guitar. L'autoroute est ouverte et hyper-fréquentée, depuis soixante dix piges des guitaros qui font leur sprint sur C'mon Everybody vous en avez trois centaines dans votre mémoire surencombrée. Faut avoir son jeu à soi. Ce n'est pas la quinte flush qui vous ouvre la victoire de la renommée au poker, mais la manière avec laquelle vous l'étalez, ce geste de la main qui n'appartient qu'à vous, qui vous surclasse, vous met en exergue, vous retranche de la foule des tâcherons du vil négoce. Certains veulent la monnaie, et de très rares aristocrates misent sur l'élégance de l'originalité.

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    Je qualifierai le jeu de Lucky Wild comme étant d'impromptue précision. Vous azimute la pauvre Miss Molly en deux minutes réglementaires. Vous marque le good goal Golly entre les poteaux, depuis le milieu du terrain. Net, sans bavure. Circulez, c'est déjà fini, plus rien à voir. Coup franc au fond du filet. Mais sur le Cochran, vous êtes bercés par le balancement métronomique du train, et pffutt ! tout s'arrête, un halètement de bigsby qui vous dégonfle les rails, les autres ne sont plus là, liste des abonnés absents, à peine si Mi Fly consent à signaler sa présence d'un tapotement évasif, vous êtes descendus sur la voix. Zioup ! la loco-lead repart encore plus rapidement qu'elle ne s'était arrêtée. El les autres se ruent à sa suite sans se faire attendre.

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    Lucky Wild est chanceux - pères de famille soyez attentifs, ne s'était pas jeté sur le micro qu'un vol de jeunes filles s'est illico porté sur le devant de la scène – l'a la niaque, une voix solide, en béton précontraint dont la solidité est accrue par l'élasticité, l'a dû naître sans poumons car je ne l'ai jamais vu marquer signe d'essoufflement. Sait jouer de sa voix, dessine avec ses cordes vocales, fabuleux sur les Stray Cats, si vous l'entendiez vous ne pourriez jamais plus admirer un chat batifoler sur les toits. Nous en a donné une version vertigineuse. Matou qui miaule sur la tuile cassée et qui se rattrape par un poil de sa moustache à la gouttière. Boo Lee lui a davantage que six cordes sur sa guitare, chante aussi, pas assez, et souffle dans son harmonica, le porte à la manière de Bob Dylan, puis se déleste de son support, vous l'enfourne dans sa bouche en vieux bluesman affamé et bonjour le boogie shuffle d'enfer dans les grandes plaines des territoires cheyennes. MyMy Kid en profite pour faire de la patinette autour de la Mère-Grand, s'adonne à des étirements de jambes en tous sens, démonstration de savate d'apaches parisiens, essaie de grimper dessus, mais l'est trop grand, sa tête cogne au plafond, alors redescend et se couche sur le flanc de la Old Lady et gigote de ses quatre pattes en l'air, tel un scarabée renversé sur le dos qui essaie de retrouver son équilibre...

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    Slap DooWasp adore les chevauchées, vous rifflent le riff au poney express. Il y a longtemps qu'ils ont délaissé leurs uniformes. Sauf Mi Fly obstrué par les silhouettes dégingandées de ses camarades, a droit tout de même à ses deux quarts d'heure de gloire. Deux soli de batterie grandeur nature, lui tout seul au turbin et à la turbine, les autres fair-play sur le côté pour qu'il soit visible. Ne s'en tamponne pas le coquillard, ne vous expédie pas le pensum en pension, ne découpe pas les temps, les roule en continu comme le tonnerre de Zeus, orage sec et foudre en poudre, l'a les baguettes qui volent et qui se posent avec la lourdeur d'un bombardier qui apponte un porte-avion, repart d'un vol lourd de coléoptère ivre de pollen, et vous distribue les bombes comme le Père Noël ses cadeaux. Vous ouvrez le paquet, ça explose, c'est si bon que vous guettez le suivant. Sinon l'a la tape mercenaire, les bras près du corps les avants-bras au-dessus des toms, bosse et brosse à attraper une thrombose pour les trois autres, les paillettes de la gloire ruissellent sur eux et lui saigne et marne dans l'ombre, ravi des broussailles de nos rugissements enthousiastes qui l'accompagnent.

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    Trois sets, un tout long, un tout court, et un dernier demandé par Dame Béatrice, parce qu'au 3 B la clientèle raffole du rock'n'roll. Des enfants gâtés, vous leur donnez la main, vous bouffent le reste du corps. Si ça n'avait tenu qu'à nous, on n'aurait même pas retrouvé un os. Slap DooWap nous a comblés. On a même failli voir Dieu par deux fois, à la fin des deux derniers sets, nous retiendrons la première, une version acoustique de I Saw the Light tous en chœur, face au comptoir, les anges sont descendus et se sont mis à clignoter sur les étagères derrière Béatrice, mais non ce n'étaient que les bouteilles de Jack et de Ballantines... Là-haut Hank William a dû apprécier l'ambiance...

    Damie Chad.

    ( Photos : FB : Fabien Hubert / Béatrice Berlot )

     

    GARAGELAND

    NICOLAS UNGEMUTH

    ( HOËBEKE / Avril 2009 )

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    J'ai tiqué deux fois. Sur Ungemuth d'abord. Me méfie de lui. Le genre de mec à faire plutôt Uzi-Uzi que Guili-Guili avec les artistes. Cartonne dur. L'est un peu du genre je tire d'abord, je vérifie après si c'est bien le bon que j'ai eu. Entendez, s'il était aussi mauvais que je le pensais. Remarquez que par les temps qui courent, au tir instinctif vous avez davantage de chance de tirer sur un tocard que sur un mec respectable. D'ailleurs quand il les attend au tournant, ça fait mal. Par exemple quand il jette au rencart la ménagerie de Fauve ( en papier mâché ) on ne peut qu'applaudir. Pas moi qui irai pleurer sur les toits quand il exécute à bout portant Daft Punk. Tous les dégoûts sont dans la nature. S'en est fait une spécialité, dans Rock & Folk il s'amuse à dégommer les vieilles statues. Le boy aime bien se faire haïr. Même pas du masochisme. De la jouissance. Se délecte de porter le trouble dans les certitudes. Un jeu marrant, mais attention entre semer le doute et jouer le rôle de Socrate à la petite semaine l'existe une marge, un abîme. J'ai pas apprécié quand il a décrété que les écrits de Jim Morrison c'est du caca de vache en poudre. Aussi quand je vois son nom, je me méfie. Un peu étonné de ce livre consacré au Garage, mais enfin nul n'est parfait.

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    Ensuite sur le nom du gars qui a écrit la préface. Andrew Loog Oldham. Un pedigree à vous faire pâlir d'envie. L'on voyait son nom sur les quarante-cinq tours des Stones qui l'ont viré en 67. Les mauvais esprits disent que tout ce que les Stones ont produit de bon, c'était sous sa houlette. Ils exagèrent. Mais l'était là dans le bon timing. Vous pensez bien que je n'ai rien contre Andrew, sinon une dette de reconnaissance. Sais aussi que sur son label Immediate Record de 65 à 70 il a donné le micro à quelques lingots d'or : Rod Stewart, Chris Farlowe, Humble Pie et bien d'autres... Clapton, Page et Beck ont assuré de multiples sessions dans ses séances studio alors que je n'ai jamais pu les avoir dans mon salon. Ne serait-ce que pour prendre le thé. Je ne suis pas jaloux mais enfin si je reconnais à Mister Loog Oldham un rôle non négligeable dans le rock anglais post-Beatles, sa contribution au rock Garage me semble moins évidente.

    Encore faudrait-il s'entendre sur la définition de rock garage. Pour moi j'entrevois ces adolescents boutonneux – c'est comme pour les soldats de Napoléon, ne doit pas manquer un bouton, même de guêtre, à leur costume - de la petite middle-class blanche qui dans le garage de la maison s'adonnaient aux turbulentes joies du rock'n'roll. Palliaient leurs insuffisances musicales en tapant dur, en grattant vite, en gueulant dans le micro. Beaucoup de déchets, et peu d'élus. Evidemment la scène se passe dans la grande Amérique. Au début des années soixante. On les a redécouverts en même temps que se déployait le punk. On a extendu le domaine de la lutte garage depuis : en gros tout ce qui fait du bruit, tout ce qui est inconnu, tout ce qui est culte, est garage. Remarquez comme il n'est pas facile de rester inconnu quand on est devenu culte – et il va de soi que ces trois conditions valent pour toutes les latitudes terrestres. En théorie il se pourrait qu'il existât du garage Péruvien ou Ivoirien. Même si je n'en ai jamais entendu. Petit exercice pratique : d'après vous, a-ton le droit d'accoler l'étiquette garage au groupe français Extraballe ? Ne répondez pas, vous avez déjà fait tilt !

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    Bref quand j'ai ouvert le bouquin m'attendais à une révélation à chaque page. De fait ce sera une toutes les deux pages, car celle de droite est dévolue à la reproduction couleur d'une ( voire de la ) pochette qui correspond au combo présenté sur à gauche. Si pour vous c'est l'inverse, c'est que vous tenez le livre à l'envers. J'ai tout lu patiemment, de A à Y – les groupes sont classés par ordre alphabétique. Si je ne sais suis pas allé jusqu'à la fin de l'alphabet c'est de la faute à Nicolas Ungemuth, n'a pas voulu pour des raisons que j'ignore chroniquer les Zombies.

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    Je vous devine, cruels lecteurs, écroulés de rire, ce pauvre Damie Chad il classe les Zombies parmi le Garage, l'est en burn out, faut l'interner tout de suite ! Si vous voulez, mais alors Procol Harum, The Remains, Barry Ryan, Sandie Shaw, Small Faces, The Smokes, The Sorrows, Spencer Davis Group, Dusty Springfield, Cat Stevens, Rod Stewart, Them, Tomorrow, The Troggs, Geno Washington, Yarbirds, vous les rangez sur quelle étagère ? Dans le rock anglais, in the sixties, our poor very tired Damie ! Z'oui, moi z'auzi ! Le malheur c'est que l'Ungemuth, il les expédie dans le land du garage, et je vous épargne la liste entière. Sûr qu'il y a quelques américains qui méritent leur logo garage comme The Kingsmen, The Trashmen, ou Sam the Sham & Pharaohs, mais c'est rempli d'anglais qui ont fait avec plus ou moins de succès les beaux jours du Swinging London! Tenez par exemple Cilla Black, les Kings, quant aux Amerloques du genre The Bee Gees... Ô Maître Chad vénéré, excuse nos rires stupides, passe-nous ce livre étrange afin que nos cervelles soient encore édifiées par la justesse et la finesse de tes analyses !

    Dix minutes plus tard. Ô Immense Maître Chad Vénéré, du haut de ta puissance intellectuelle et de ta sérénité magnanime daigneras-tu porter ton regard aigu sur les lettres rouges de la couverture : Mod, Freakbeat, R&B et Pop 1964 – 1968 : la naissance du cool. Certes disciples attentifs et pointilleux, je n'avais point vu, ceci explique toute une partie de mes reproches. Les englishes qui écoutent du Rhythm and Blues, qui se transforment en Mod, et leur musique Freakbeat qui flirte avec ce qui deviendra le Psyché, cela se tient, mais alors que viennent faire les Ricains et pourquoi appeler ce book garageland car en quoi le garage est-il cool ? Méfiez-vous disciples bien-aimés, l'on n'attrape pas le rock sauvage avec des cigarettes mentholées. Ce Nicolas Ungemuth n'est pas franc du collier ! D'autant plus dangereux qu'il écrit bien et que l'on ne s'ennuie pas en lisant ces petites chros. Sont même parfois instructives. Mais n'en disons pas davantage de bien. Cela pourrait lui monter à la tête.

    Damie Chad.

    LA MEMOIRE DU PEUPLE NOIR

    CLAUDE FLEOUTER

    ( Rock & Folk / Albin Michel / 1979 )

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    En chroniquant le bouquin de Claude Fléouter sur Johnny, voici quinze jours, m'étais aperçu qu'il avait publié un book sur la musique noire dans la légendaire collection de Rock'n'Folk, dirigée par Jacques Vassal. Vassal tenait la rubrique Folk dans le canard qui cancanait de si agréable façon en ces heureux temps. Je n'étais pas un aficionado forcené de sa folkleuse rubrique – Vassal n'était pas le suzerain de mes préférences - mais Stones, Led Zeppelin, Doors et autres sucettes pimentées figuraient aux catalogues de ce partenariat éditorial d'un genre nouveau pour l'époque. Un livre que je n'ai pas ! me désolais-je - chaque artefact rock que vous ne possédez pas est un coup de couteau planté au plein milieu du cœur du rocker. Et voici que descendu au garage – c'est là où commence et finit le rock – que parcourant d'un regard distrait, néanmoins inquisiteur, mes surplus bouquiniers, le nom de Cléouter s'en vînt à scintiller sur ma rétine surprise.

    Et bingo ! La Mémoire du Peuple Noir ! Il n'est de pire être humain que le riche qui se croit pauvre !

    Un max de pages de garde remplies de blanc, des marges extra-larges, des photographies grand format, une police pour non-voyants, une épaisseur maigrichonne, à première vue cela sent le vite-fait, mal-fait. Après lecture, je reviens sur mon jugement, intéressant et instructif, en réalité le livre est une transcription de quatre documentaires télévisés réalisés par Claude Fléouter, ce qui explique que brutalement le personnage que l'on suivait disparaisse sans préavis, l'on a simplement changé de séquence filmique, la scène terminée l'on passe à une autre sans avertissement ce qui n'est pas sans produire une sensation des plus décousues... Un prologue qui nous plonge dans le triangle maudit, pas celui des Bermudes, l'autre plus commercial qui nous mène de Nantes aux Etats-Unis en passant prendre cargaison de bois d'ébène en Afrique... Les quatre parties suivantes nous baladent aux Etats-Unis, en Jamaïque, au Nigeria, au Brésil, il est bon de ne pas oublier que le livre s'achève à la fin des années soixante-dix.

    USA / BLUES

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    Tout de suite en pays de connaissance avec deux légendes du Delta, John Lee Hooker et Big Joe Williams. L'on s'attarde sur le gros Joe. Vit encore dans une caravane. John Lee a réussi, beau costumes et jolies femmes, Big Joe est un vieillard qui pète la forme, n'éprouve aucun remords, aucun regret de cette existence difficile, y puise énergie farouche et en tire folle fierté. Le blues lui colle toujours à la peau. En joue tous les soirs. Sur sa guitare à neuf cordes. L' a rajouté la neuvième parce que certains guitaristes parvenaient à se dépatouiller avec huit. C'est cela le blues, on se respecte, mais dans la surenchère. Parfois un pistolet au fond de la poche s'avère plus utile qu'un dollar... A appris le métier avec une troupe de Medecine Show, a couru le Delta avec Sony Boy Williamson, le I , celui qui fut assassiné en 1948 avec un pic à glace par une froide nuit d'hiver de Chicago, l'a tâté du pénitencier aux côtés de Leadbelly, l'a été l'ami de Furry Lewis, une jambe en moins et une guitare offerte par W. C. Handy, l'a connu la dèche à Saint Louis avec Leroy Carr, l'a connu tout le monde. Jusqu'à cette rencontre insolite à Chicago avec un autre monde : Bob Dylan. Etait-ce en 1957 ou en 1963, Dylan avait-il six ans ( ? ) ou seize ans ? Les historiens se déchirent et proposent d'autres dates, toujours est-il qu'il reste des enregistrements, et une mention de Dylan dans ses Chroniques qui en certifie l'authenticité.

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    Rapide évocation de Johnnie Lewis qui dans sa jeunesse a bouffé de la vache enragée en compagnie de Big Joe Williams, Furry Lewis et Brownie McGhee, est passé de Memphis à Chicago ce qui ne l'a guère enrichi puisque à plus de soixante-dix balais il monte encore les échelles, survit grâce à sa petite entreprise de peinture... une vie exemplaire qui part du Delta et migre vers Chicago, le peuple noir s'extirpe de la boue noire de l'esclavage et trouve un travail mieux rémunéré plus au nord...

    Changement de lieu, nous voici à New York, la population noire s'entasse dans les chambres de Harlem, loyers exorbitants – les pièces sont louées par tranches de huit heures – mais entre 1910 et 1941 ( entrée en guerre des USA ) le quartier vit son âge d'or et d'art, nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans KR'TNT ! le mouvement de la Renaissance Littéraire, mais c'est aussi en ces années heureuses ( tout est relatif ) que la musique s'infléchit, le blues est peu à peu supplanté par le jazz. Du Cotton Club à Broadway, l'on s'amuse, l'on chante, l'on danse, Count Basie emmené par John Hammond marque les esprits...

    Mais Harlem devient la victime de son propre succès. De plus en plus de monde afflue dès la fin de la guerre dans les villes à la recherche d'une meilleure situation. L'on veut du travail, on récolte le chômage, l'insatisfaction gagne la jeunesse. Dans les élites noires des voix dissonantes se font entendre : Elijah Muhammad qui plaide pour une séparation, Malcom X de plus en plus radical, Luther King qui finira assassiné et Jesse Jakson qui pense que les noirs doivent s'inscrire dans l'économie américaine. Notre révérend est le représentant par excellence de cette bourgeoisie noire qui prend son essor et qui en oublie ses frères dans la misère. Les noirs ne sont pas exempts des contradictions de classe... Les colères s'exacerbent, le trafic de drogue engendre la structuration des gangs, l'avenir s'annonce plus noir que jamais. Chicago reste la dernière forteresse du blues, mais le public s'en détourne... Seuls les blancs s'en viennent visiter ces ruines mémorables.

    JAMAÏQUE

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    La séquence s'ouvre sur Joseph Hill et Culture, un des groupes essentiels du reggae mais très vite la connaissance des faits historiques nécessaires à la compréhension de la germination de cette musique prend le dessus. Les noirs furent emmenés par les Espagnols qui possédaient l'île. Quand les anglais les en chassent ils libèrent les esclaves qui se réfugient dans le centre montagneux. Ils se regroupent, prennent le nom de Maroons, se groupent en villages libres et mènent une guérilla longtemps victorieuse à l'encontre des Anglais. Il faudra plus d'un siècle aux sujets de sa très gracieuse Majesté pour en venir à bout... Treize mille blancs imposeront leur suprématie malgré de nombreuses révoltes à 200 000 esclaves. L'esclavage sera aboli en 1834 mais pas la misère. La religion servira de palliatif. Ajoutez-y l'usage immodéré de la ganjha et vous comprendrez pourquoi Marx la surnommait l'opium du peuple. Les missionnaires ne réussirent qu'à moitié à imposer le dieu très chrétien. Les souvenirs africains furent considérés comme des éléments intellectuels de révolte politico-messianique. Marcus Garvey fut le théoricien de ce retour phantasmatique à l'Ethiopie Biblique associé à la figure historique du Roi Sélassié...

    Claude Fléouter nous entraîne en des cérémonies des plus pittoresques : Dinkimini, Kumina, Pocomania : danses, transes, évocation du Dieu-Araignée, traditions religieuses issues de plusieurs ethnies africaines... Lorsque la réalité est décevante, vivez le rêve...

    NIGERIA

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    Plongée en plein coeur de Lagos, tumultueuse capitale du Nigeria où l'on ne prend même pas le temps de dégager des chaussées les cadavres des piétons écrasés par les voitures. Sont réduits en charpie par le passage incessant des pneus en quatre jours. Le pays est riche, bizarrement l'argent ne suit pas les saintes lois libérales du ruissellement, par on ne sait quel inexplicable phénomène les milliards générés par les gisements pétrolifères se retrouvent dans les coffres des multinationales et des banques suisses. Cette étrange dérivation financière continue aujourd'hui encore, quarante ans après la parution du livre.

    Cette partie est surtout consacrée à Fela Anikulapo Kuti. Enfin à la première partie de sa vie. Ce qui est dommage car la seconde s'inscrit dans la suite logique de la première. Fils de la bourgeoisie locale parti faire ses études de médecine à Londres, il tourne mal. Se met au jazz. Ce qui vous en conviendrez n'augure rien de bon pour son avenir. Peu de succès, mais lors d'un voyage aux USA il rencontre une militante des Black Panthers qui l'initie à la réflexion politique. Comprend si bien la leçon que rentré au Nigéria il se fait très vite détester par les militaires au pouvoir. Passons sur la zike, une espèce de tourbillonnement tapageur et cuivré very funky, par contre les paroles qui dénoncent les fauteurs de misère ne passent pas. La police l'arrête, le tabasse, le torture. Ce genre de facéties ne le rebutent point. Il persévère dans son erreur. L'a fondé autour de sa maison, la Kalakutta Republik, un endroit charmant, l'on y chante; l'on y fume, l'on s'y câline à en-veux-tu-en-voilà – lui-même s'est marié avec les vingt-sept femmes de sa suite orchestrale... Vous conviendrez aisément que les mesures de salubrité publique que le gouvernement dut prendre s'avéraient nécessaires. La maison fut détruite, l'on en profita par jeter par la fenêtre sa mère âgée de près de quatre-vingt ans. N'était-elle pas responsable au premier chef de la naissance de ce trublion ? Exilé, emprisonné, maltraité, il finira par mourir d'épuisement en 1997. Les militaires sont des gens sympathiques et peu rancuniers, décrètent quatre jours de deuil national... Depuis sa mort, les choses ne se sont pas améliorées au Nigeria... même la France s'intéresse à ce pays de cocagne. Pardon aux ressources nigériennes...

    BRESIL

    Ne reste plus que dix pages pour le Brésil. Colonisé par le Portugal. Trop maigre pour un tel mastodonte géographique. Les esclaves s'échappent et forment des mocambos, de simples villages libres. Seront réduits, mais si la religion chrétienne parvient à museler cet esprit de révolte, elle subit en contre-partie une forte teinture syncrétique. Des danses, des chants, des rituels peu catholiques fleurissent : Maracutu, Embolada, Copoeira, Candomblé... résurgences africaines qui mêlent animisme et sport de combat... C'est à la fin du dix-neuvième siècle qu'apparaît la samba... elle suit la migration des pauvres de Bahia vers l'Eldorado de Rio de Janeiro... Une institution populaire érigée en culture nationale. La soupape de sécurité des favelas...

     

    Au total quand on y réfléchit : peu de musique, beaucoup de misère. Noire.

    Damie Chad.

     

    MERCURE INSOLENT

    F.J. OSSANG

    ( Coll : La Fabrique du Sens

    / ARMAND COLIN / 2013 )

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    Nous sommes loin de Generation Néant ( voir KR'TNT ! 340 du 21 / 09 2017 ), ce n'est pas le chanteur de MKB ( Fraction Provisoire ) qui prend la plume ici mais le cinéaste de L'Affaire des Divisions Morituri, pas le poëte non plus, mais l'artiste méditant. Un fait divers ( sur les continents cernés ) est à l'origine de cette introspection extropective, une brève informative que la plupart des rockers n'auront pas relevée. D'ici une dizaine d'années les pistes des enregistrements dolby-stéréo se seront d'elles-mêmes effacées. Des milliers de films renvoyés à l'âge glorieux du Muet par l'usure des choses. De quoi inquiéter les cinéastes. Le ministère de la Culture n'a qu'un conseil à proposer pour pallier le désastre annoncé : avant que la catastrophe ne soit effective transposer un exemplaire de chaque œuvre en argentique.

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    De quoi faire rigoler F. J. Ossang, guerrier émérite de l'argentique et du blanc et noir. La nouvelle ne le porte pas à rire. Malgré le titre qui fait appel à l'insolence de Mercure, c'est plutôt la lourde tristesse de Saturne qui accable Ossang. Se lance dans une sombre méditation sur l'état du monde. Qui va mal. Mais cela vous ne l'ignorez pas. Ce n'est pas le plus grave. Que notre société se casse la figure serait plutôt une bonne nouvelle. Mais le drame réside que ce dérèglement absolu influe sur notre mental. Le monde court à sa perte et la vie de l'artiste dans cette période agonique n'a plus de sens. Ossang reprend la vieille question d'Hölderlin, pourquoi des poëtes en ces temps de détresse, en l'adaptant à sa spécificité de cinéaste. Position critique : la vidéo, le numérique, les réseaux sociaux fournissent chaque jour pléthore d'images insignifiantes, la quantité recouvre les derniers chemins cinématographiques qui tentent de faire sens. Tout s'égalise. L'uniformité individuelle submerge toute tentative de mise en images réflexive. Le livre n'est pas gai. Au travers de courts paragraphes l'auteur fait part de ses difficultés à trouver des financements nécessaires pour son prochain film. Ses créations exigeantes n'attirent point le public. Les circuits de distributions et d'attribution d'avances sont aux mains de petits soldats du libéralisme à l'esprit obtus et tordu, soumis aux rigueurs du profit à court terme. Il y a longtemps que perso j'en ai tiré la conclusion qu'un minimum relatif d'autonomie absolue quant à la diffusion d'une réalisation quelconque est nécessaire. Impérative, sans quoi vous êtes pieds et mains liés, dépendants des autres, la pire chose qui puisse vous arriver. Sinon prenez garde, le soleil noir de la mélancolie vous guette.

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    Do it yourself. Diy or Dye ! La lucidité ne suffit pas. Les sables marécageux du découragement vous avaleront volontiers. Et ce livre n'y échappe pas. Montée du nihilisme et désespoir. L'on y sent un Ossang désabusé et émoussé. Moment de crise. Effondrement de l'enthousiasme. Malgré le titre, les Dieux ont déserté. Et l'homme d'os friable et de sang séché se souvient qu'il n'est qu'un homme. Quand vous doutez de vos mythologies intérieures, vous avez beau appeler vos écrivains préférés à la rescousse, ils ne se révèlent guère efficaces. Rien ne sert de se vouer à Dieu ou au diable. Faut toujours avoir deux ( et même plusieurs ) sorties à son terrier. Les niches écologiques de survie sont aléatoires. Toujours un plan B dans sa sacoche. En tant que cinéaste F. J. Ossang doit pouvoir nous concocter une telle ligne de fuite. Dégagement et percée. Défixation d'abcès. Pour mieux rebondir dans son propre univers.

    Damie Chad.