KR’TNT !
KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME
LIVRAISON 676
A ROCKLIT PRODUCTION
FB : KR’TNT KR’TNT
06 / 02 / 2025
SAM MOORE / NICK WHEELDON
GLORIA JONES / OLIVIER ROCABOIS
QUINN DeVEAUX / TWO RUNNER
BARSHASKETH / A TERRE
Sur ce site : livraisons 318 – 676
Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :
Wizards & True Stars
- The Moore I see you
L’heure est venue d’honorer la mémoire de Sam Moore qui vient tout juste de casser sa pipe en bois. Alors jerkons.
Dans un petit livre intitulé Sam And Dave - An Oral History, Sam Moore nous raconte dans le détail l’extraordinaire aventure de Sam & Dave, le duo de plus hot, le plus excitant et le plus radical de l’histoire de la Soul music. Sam se livre à un long monologue et ne nous épargne aucun détail sur son penchant pour le vice, les femmes et les drogues. On comprend mieux d’où vient l’extraordinaire énergie de Sam & Dave. Si Sam avait été un sirupeux ou un béni oui-oui, Sam & Dave n’auraient jamais explosé les charts de la manière que l’on sait. Dans une courte préface, Dave Marsh nous fait l’éloge de Sam, un homme à la fois marrant, perspicace, charmant, the casual epitome of Soul, l’interlocuteur le plus intense qu’un journaliste puisse espérer interviewer. Marsh salue aussi la franchise d’un Sam qui ne fait pas l’impasse sur ce qu’il appelle the dark dimensions. Il y a en effet un part de dark en chaque homme, et chez Sam, c’est une double, voire une triple part.
Sam grandit en Floride et dès l’adolescence, il se tape toutes les gonzesses du quartier - Elles me donnaient toutes quelque chose. L’une me donnait de l’argent, l’autre de la bouffe. Barbara me laissait monter gratuitement dans le bus. Une autre m’a donné un bracelet avec le nom qu’on m’avait donné gravé à l’intérieur : Daddy Love - Et voilà, c’est parti pour une carrière de mac. Sam va pimper comme une bête. N’oublions que l’histoire de la Soul et des souteneurs est très liée. Sam s’intéresse aussi à la musique, et à Sam Cooke en particulier. C’est l’époque où Sam Cooke sillonnait encore les États-Unis avec les Soul Stirrers. Quand ils arrivent à Miami, Sam Cooke a quitté le groupe. Sam Moore entend dire qu’O.V. Wrigh et James Carr ont postulé pour son remplacement, mais c’est Johnnie Taylor qui chope le job. Sam découvre aussi Jackie Wilson dont le jeu de scène le fascine. Il voit surtout les femmes se jeter sur lui pour l’embrasser et il se dit : «Goddamn, that’s what I want to do !»
Sam joue pas mal avec le feu en baisant les poules des autres, et un jour un mec le canarde dans la cuisse. Trois balles. Il se retrouve à l’hosto. Et il continue d’envoyer ses copines au tapin. Si elles se plaignent, il leur tient ce genre de discours :
— Si tu vas au ballon, qui va te sortir de là ?
— You Daddy Love !
— Si t’as faim, qui te donne à bouffer ?
— You Daddy Love !
— Si t’as besoin de voir le docteur, qui te paye le docteur ?
— You Daddy Love !
— Comment je peux te payer tout ça, bitch ?
— C’est vrai, Daddy, garde tout le blé.
Pimping.
Sam finit par se retrouver au trou, au pénitencier de Raiford, en Floride. Il y tire dix-huit mois. Comme Chucky Chuckah et Little Willie John, Sam n’est pas un enfant de chœur. C’est la notion de base, si on veut comprendre le phénomène Sam & Dave. Pas de Sam & Dave sans délinquance.
En 1961, Sam entame une carrière de chanteur et se produit au King Of Hearts, un club de Miami. Et puis un soir, voilà que se présente au concours amateur un certain Dave Prater. Le premier mot que Sam prononce pour le présenter, c’est ‘country’, autrement dit plouc - Dave portait une chemise blanche, un pantalon blanc et des tennis. De la poussière se dégageait de ses vêtements et je trouvais ça étrange. Je ne savais pas à l’époque qu’il travaillait dans une boulangerie. Je pensais qu’il se poudrait. Il laissait des traces en marchant. Il portait une pompadour. Un chiffon dépassait de la poche arrière de son pantalon - Ils commencent à chanter ensemble et tapent dans les cuts de Cooke, de Gary US Bonds, de Ray Charles et dans le «Dedicated To The One I Love» des Five Royales - A lot of people don’t understand : Dave and I never harmonized. Sam and Dave was call-and-response - Et Sam ajoute : «Dave was just a ccountry boy from Ocilla, Georgia. Lui et son frère sont venus à Miami quand il devait avoir dix-huit ans pour chanter dans un groupe de gospel. (...) He really was just a clean-cut country boy. Sur scène, il répliquait tout ce que je faisais.» Et ça commence à marcher pour eux, au point que Roulette les signe. Les voilà tous les deux à New York, ils débarquent dans les bureaux de Roulette et tombent sur une grosse altercation. Dinah Washington lance à quelqu’un :
— You just can kiss my black ass !
Puis Sam voit sortir Morris Levy du bureau, ‘the big old son of a bitch’ qui répond d’une voix grave à Dinah :
— Fuck you !
Ils s’insultent. Puis arrive Frankie Lymon qui a besoin de blé.
Un mec de Roulette nommé Henry Wynn envoie Sam & Dave tourner sur le fameux Chitlin’ circuit, ils ouvrent pour Jackie Wilson, les Drifters, Fats Domino, Gene Chandler, Mitty Collier, Patti Labelle & the Bluebelles et Gorgeous George. Puis un jour, Joe Medlin dit à Sam : «Look, Morris don’t know what to do with you motherfuckers. We don’t know where to place you.» Il conseille à Sam d’aller trouver Morris pour lui demander de rompre le contrat. Sam rentre à Miami et trouve l’adresse de la maison de vacances de Morris Levy. Ils s’y rendent tous les deux, sans rendez-vous et terrorisés. Morris Levy se dit : « Si ces deux clowns sont assez tarés pour venir chez moi, je ferais mieux d’écouter ce qu’ils ont à dire.»
— Vous voulez quoi ?
— On est sur votre label, et on ne vend pas beaucoup...
Morris Levy ne les connaît pas, mais il les situe quand Sam cite le titre du single qu’ils ont enregistré pour Roulette.
— Oh, you that Sam & Dave !
— Yes sir !
— Vous voulez quoi ?
— On voudrait récupérer notre contrat.
— Yeah ?
— Yes sir.
Alors il va au téléphone, appelle une secrétaire qui lui amène une mallette, il fouille et sort un document.
— Je vais vous dire ce que je vais faire. Vous avez l’air de braves kids. Vous êtes parfaitement stupides, mais vous avez l’air gentils. Bon, je déchire ça. Oublions cette histoire.
Et c’est là que Jerry Wexler entre en scène. Il fait savoir à Sam qu’il veut les rencontrer. I don’t know no Jerry Wexler. Sam & Dave prennent Willy Bo Anderson comme manager - He could think fast. He talked fast. And he smelled like a rat - Sam & Dave signent le contrat Atlantic et récupèrent 5 000 $ et un taux de royalties fixé à 3%. Ils filent chacun 500 $ à Bo et le virent dans la foulée. Mais Bo les poursuit en justice. Atlantic envoie Sam & Dave à Memphis et c’est là que démarre véritablement leur histoire : en 1965, avec deux tickets de bus. Arrivés à Memphis, ils prennent un taxi pour McLemore. Sur le trottoir, Packy Axton et David Porter les attendent. Ils papotent pendant cinq minutes et Sam voit arriver dans la rue un drôle de zig : «Il portait une chemise jaune à fleurs, un pantalon vert chartreuse, des chaussettes roses et des mocassins blancs en paille. Son pantalon était en feu de plancher car on voyait bien les chaussettes roses. Puis je levai la tête et vis qu’il avait le crâne rasé. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Je n’avais encore jamais vu un mec pareil !» Il s’agit bien sûr d’Isaac le Prophète. Par contre, David Porter est agent d’assurance. Il travaille aussi comme caissier à l’épicerie voisine. C’est trop pour Sam qui veut rentrer chez lui. Il a l’impression d’être arrivé dans les Orzacks et pire encore, il apprend que le guy with the weird clothes est leur producteur ! What ? En fait, Sam ne sait rien de Stax. On lui a juste donné un ticket de bus. Ils entrent aussitôt après dans le fameux studio de McLemore et commencent à travailler. Il connaît le nom de Booker T car il a entendu «Green Onions» à la radio, mais il ne sait rien des autres. Jim Stewart leur annonce que David et Isaac ont composé quelques chansons pour eux, «so let’s see if we can get going, get it started !» Isaac fait avec Sam de la direction artistique : «No Sam, I don’t want you to do that, because if you sing right there you’re gonna go flat.» Et il insiste pour que Sam aille chercher la note : «Go get it !» Isaac et David Porter font tout simplement du sur-mesure avec Sam & Dave. C’est miraculeux. On connaît le résultat. Sam fait aussi l’éloge d’Al Jackson, a genius, like a metronome. Al joue sur une batterie minimaliste. Une caisse claire à hauteur des genoux, un tom basse et une cymbale.
Ils démarrent leur trilogie Stax avec l’imbattable Hold On I’m Comin’ paru en 1966. Avec cet album, ils nous installent au cœur du mythe. Comme ceux d’Otis ou de Wilson Pickett, les hits de Sam & Dave ont bâti la légende. L’album s’ouvre sur l’intemporel «Hold On I’m Coming», le plus sexuel des hits. C’est un modèle parfait de r’n’b monté sur un mid-tempo, l’art suprême, le plus difficile à jouer. Ce hit restera un hit jusqu’à la fin des temps. Et ça continue avec «I Take What I Want», pur jus de juke. Real Stax sound, baby. Encore un shout de Soul avec «Ease Me», excellent car mené à la rythmique caracolante. De l’autre côté, on tombe sur «It’s A Wonder», une lointaine redite d’Hold On. On retrouve le strutting des cuivres et les voix qui se perdent dans un canal. Dommage que la production soit tellement minimaliste. L’autre hit majeur de cet album est l’effarant «You Don’t Know Like I Know» sur lequel tous les kids dansaient, un pur hit du temps d’alors avec ses coups de trompette en travers du chemin et Sam & Dave au fond du studio. Quelle staxerie !
Sam rappelle qu’il a déjà trente ans quand il décroche son premier hit, en 1965. Alors que Little Willie John en avait quinze quand il devint une star. Sam admire Joe Tex, non seulement en tant que performer, mais surtout comme spiritual man. Il qualifie Jerry Butler de class act et devient pote avec son buddy Otis. Mais ceux qu’il place encore au-dessus sont bien sûr Sam Cooke, Jackie Wilson et Little Willie John. Sam voit que Jackie porte des chaussures sans lacets. Il fait la même chose. Il se souvient aussi de Little Willie John à l’Apollo de Harlem, this little short son of a bitch - Willie used to sing his soul out. I know he wanted to be Frank Sinatra - Parce qu’il arrive sur scène avec un petit chapeau et une chemise ouverte et cravatée - He liked that ganster part - He wanted to be great and bad - C’est Little Willy John qui initie Sam à la coke dans les gogues du bar voisin de l’Apollo, chez Wilt’s.
Paru la même année, Double Dynamite propose aussi son petit lot d’énormités. «You Got Me Hummin’» est l’un des meilleurs heavy grooves de l’histoire des heavy grooves. C’est un modèle de menace rampante, avec son beat lourd et tout ce gras ! Avec «Soothe Me», Sam & Dave tapent dans la joie et la bonne humeur. C’est du Sam Cooke alors forcément on se rapproche du gospel batch. Le «Just Can’t Get Enough» qui suit vire plus poppy. Chez Stax, dès qu’on sort des pattes d’Isaac et de David, on prend des risques. En B, il tapent dans Dan Penn et Spooner Oldham avec «I’m Your Puppet», un balladif supérieur. On sent là une sorte de magie compositale. Et puis on revient plus loin au boogie blues avec le fantastique «Home At Last», admirablement groové aux cuivres. Au chant, Sam & Dave défient les lois de la physique. Saisissant ! Ils bouclent ce bel album avec «Use Me», une sorte de fin de non recevoir Staxy. C’est du raunch de raw, du râle de raide chanté à la double glotte en feu. Ils chantent comme des dieux.
Soul Men paraît l’année suivante. On les voit jerker sur la pochette. Leur truc, c’est d’abord la scène. Avec «Soul Man» qui ouvre le bal, on entend Duck Dunn jouer en sauterie et Steve Cropper gratter à la régalade. Ces gens groovent à la folie. Ils sortent la meilleure Soul du monde. Ils font plus loin une reprise de Gilbert Bécaud avec «Let It Be Me», mais l’ensemble du balda reste assez calme. De l’autre côté se niche «Don’t Knock It», une petite Soul de tempo indéterminé, mi-figue mi-raisin, rythmée à coups de trompettes. Il faut attendre «The Good Runs The Bad Way» pour renouer avec le diabolisme. C’est tout simplement monté en neige sur le haut d’un beat étonnamment squelettique et ça donne un résultat spectaculaire.
Mis à part le morceau titre de l’album I Thank You qui fit danser tous les petits culs blancs devant les jukes en 1968, se nichent deux véritables énormités sur cet album, à commencer par «You Don’t Know What You Mean To Me», un compo de Soul joyeuse signée Eddie Floyd. On ne se lasse pas de la réécouter. L’autre coup de Jarnac se trouve de l’autre côté. Il s’agit bien évidemment de «Talk To The Man», un belle pièce de Soul alambiquée et orchestrée jusqu’à plus soif. Cette fantastique pièce de Soul pounding se finit en apothéose. Oh on trouve d’autres bons cuts sur cet album, mais chez Sam & Dave le bon est banal. Tout simplement parce qu’ils sont accompagnés par Steve Cropper et Duck Dunn.
Sam est assez amer sur Memphis : «Memphis étant Memphis, ces gens ont obtenu de nous ce qu’ils voulaient. Mais on est toujours restés à part. On était tolérés. Nous étions pourtant the biggest act on the label. Quand plus tard ils ont rasé le bâtiment, ils ont mis une plaque commémorative. Sam & Dave qui avaient enregistré chez Stax étaient les seuls noms qui ne figuraient pas sur la plaque. Ils étaient capables de ça.»
Sam explique aussi qu’il aimait beaucoup Dave au début, he was a raw talent, a diamond in the rough. Mais en même temps, il contrôle le duo. Les autres artistes se moquent de Dave car ils le trouvent trop country. Dès qu’il quitte la pièce, tout le monde éclate de rire.
Sam revient vivre à New York et reprend sa routine de maquereau. Il dispose de deux appartements et de trois filles qu’il met au tapin. Il fait aménager les appartements par les filles, les vire et en trouve d’autres. Dave boit comme un trou et Sam prend de la coke et de l’héro. Pendant un certain temps, il réussit à contrôler son business. Mais c’est de plus en plus difficile de contrôler les filles avec la dope plein la cervelle. «I had all that dope in my head and I’m starting to burn out.» Sam est entré dans le circuit de la mafia d’Harlem - I got to deal with the boys. You understand me ? - Il devient junkie, my drug habit became real bad - I’m talking about real bad. Puis j’ai rencontré some of the gentlemen’s friends. Saying, ‘If you want to act like Superman, we can help you fly’, I was held out the window many times. I was beat with a telephone book many times - Quand il est en tournée, il arrive en ville et il doit trouver that boy (la coke c’est the girl, et l’héro the boy). Il baise des nuits entières, appellent les filles the borad - Oh I’m ready and it was all night, me and the borad - Personne ne peut inciter à Sam à se calmer. Who’s gonna tell Sam Moore ? - Dave est devenu Junkie. Il fait exactement ce que fait Sam - Because everything he see me do, you understand, Dave is gonna do it (...) So if he sees me on drugs, he’s gonna emulate, because I’m Mr. Cool. A year after me, Dave started on the hard stuff.
C’est en 1970 que Dave tire sur sa deuxième femme, Judy Gilbert - Dave shot judy in the face - Elle survit, mais Sam dit à Dave qu’il continuera de chanter avec lui mais il ne lui adressera plus jamais la parole - I’ll sing with you but I shall not ever, ever again speak to you - Et Dave lui répond : «Well, I don’t give a fuck. It wasn’t none of your business. You ain’t got nothing to do with it, so fuck you.» Pendant les douze années suivantes, Sam n’adressa pas la parole à Dave. Sauf quand ils se partagent la dope. Mais ils ont des loges séparées. Pour sauver sa peau, Dave a dû épouser Judy pour qu’elle ne porte pas plainte contre lui.
Le grand retour de Sam & Dave se fait en 1974 avec l’extraordinaire album Back At’ Cha, produit par Steve Cropper. Ça commence pourtant pas très bien puisque «Come Into My Life» flirte avec le reggae, mais attention aux yeux, car «Whan My Love Hand Come Down» est un hit propulsé à la percute de Dunn. Il fait une sorte de festival itinérant, il n’arrête pas, il fait tout à la percute de Soul blast. Donald Duck Dunn est l’un des rois du bassmatic. «A Little Bit Of Good» sonne comme un hit joyeux des Four Tops. Sam & Dave ont su conserver toute leur niaque. Steve Cropper joue ça en funky motion. Il faut voir la classe de la motion. Mais les grosses pièces sont en B. «Shoo Rah Shoo Rah» renoue avec le génie Stax, c’est chanté au meilleur jus de duo d’enfer, c’est admirable de soulitude. Ils sont dessus comme aux premiers jours. S’ensuit un coup de poids lourd intitulé «Queen Of The Ghetto». Ils attaquent ça au heavy r’n’b. Ça claque comme l’étendard de la blackitude. La paire retrouve son incroyable ampleur et Crop place ici et là des riffs particulièrement malsains. «Blinded By Love» reste dans la même veine, shout de r’n’b incroyablement solide et soutenu par l’une des meilleurs sections rythmiques du monde. Sam & Dave chantent chacun leur tour, avec du chien à revendre. Ils retrouvent leur beat de prédilection avec «Give It What You Can», un beat farci de ponts en roue libre, joué au funk, bardé de coups de trompettes et Duck vient tout naturellement infecter le groove à coups de riffs de basse malsains.
Curieux album que ce Sweet & Funky Gold paru en 1978. Sam & Dave y ont ré-enregistré tous leurs hits, mais avec une autre section rythmique et surtout une basse bien en avant dans le mix. Du coup, on a un son plus massif qu’avec Stax. La version d’«Hold On I’m Coming» roule pour nous, avec ses trompettes en sourdine et sa grosse basse qui dégage le passage. Même chose avec «I Thank You», un son rudement plus gras, bien pulsé par le pounding de basse. C’est un parti-pris extraordinairement juste. Rien de tel qu’une grosse basse voyageuse, comme celle de James Jamerson. De l’autre côté, on tombe sur des versions énormes de «Soul Sister Brown Sugar», véritable pétaudière, «Can’t You Find Another Way», avec une basse incroyablement agressive aux premier rang et qui fait rêver, et «Soul Man», bien sûr, et une intro qui sanctifie le hit universel. Ils finissent avec une spectaculaire version de «You Don’t Know What You MeanTo Me». C’est chanté avec un feeling indécent. Sam Moore et Dave Prater poussent leur bouchon avec une grande subtilité et jouent de tous les avantages de la diction glissante. Wow ! Ce n’est pas un hasard si pendant les sixties ils étaient nos favoris, avec James Brown.
Puis Sam finit par quitter Dave définitivement, alors qu’ils sont au top, puisqu’ils jouent pour 60 000 $ par semaine à Las Vegas et qu’on leur propose 100 000 $ à Lake Tahoe. Sam convoque une conférence de presse et annonce : «I’m Sam fuckin’ Moore. I don’t want to stay with this morherfucker. I’m leaving.» Il reviendra chanter en solo à Vegas en 1982.
(Sam + Joyce)
Sam parle très bien de son déclin, à l’âge d’or de la dope. Il commence par perdre son avion privé. Puis son bus de tournée. Puis son bureau. Puis le personnel du bureau. Puis Atlantic. Il ne lui reste rien. Puis il voit un mec lui piquer sa bagnole. Zoop ! Une blanche nommée Joyce qui s’était occupée de Jackie Wilson tombe amoureuse de Sam. Elle va même d’ailleurs le sauver. Elle récupère un chapitre dans le petit livre pour nous expliquer ça. Un vrai conte de fée. Elle voit que Jeff Brown, le manager de Sam, abuse : il goinfre Sam de dope et emplâtre tout le blé des concerts. Elle commence par lui demander : «Pourquoi ne l’aidez-vous pas à aller mieux ?» et Brown lui répond : «Sam ne veut pas aller mieux. On ne peut rien tirer de ce mec à part le faire monter sur scène pour chanter.» Joyce trouve que c’est de l’ugly shit et décide de voler au secours de Sam. Il est arrivé exactement la même histoire à Johnny Winter. Joyce apprend en outre que Jeff Brown a joué au casino de Reno et qu’il a perdu tout le blé de Sam. Elle comprend que ce mec est un gros escroc. Sam doit prendre ses distances avec tout le business, Brown et la dope. Il accepte d’entrer en detox. Le médecin lui dit qu’il va y avoir un sacré boulot : le corps de Sam est gorgé de dope. Joyce qui connaît Bill Graham lui demande de l’aide et Bill envoie deux gardes du corps pour empêcher Brown d’approcher Sam.
On vit réapparaître Sam Moore en 2002 avec Plenty Good Lovin’, le fameux Lost solo album. Dès le morceau titre, Sam renoue avec sa vieille spécialité, l’hot shot de r’n’b. Il fait aussi une version absolument énorme de «Shop Around», Ô puissances des ténèbres, you better shop around ! Quelle version ! Sam la chante à la pointe et la pousse dans ses retranchements. Il réinvente tout simplement le mythe Stax avec un hit de Smokey. On retrouve ce fantastique screamer dans «If I Love You Love». Le vieux Sam sait groover l’heavy groove, pas de problème. Avec «Get Out Of My Life Woman», il passe au fantastique shuffle de classe événementielle. Il surchauffe sa Soul en vrai vétéran de toutes les guerres. Il porte le flambeau du r’n’b, mais avec une belle maturité. On a là le groove de r’n’b pressé de rêve, bien arqué sous le vent, celui qui ne traîne pas en chemin. Incredible ! Sam groove sous le boisseau. Sam le héros se faufile et tire sur le chewing gum de ses syllabes. S’il casse bien ses noix, c’est pour mieux sortir les accents. Il retrouve le fameux sock it to me de la funky motion dans «Keep On Sockin’ It To Me». On note au passage l’extraordinaire santé du beat.
Un autre album de Sam Moore paraît en 2006, Overnight Sensational. C’est un album de duos avec des invités parfois douteux (Bon Jovi, Stong). Il attaque avec une version d’«I Can’t Stand The Rain» qu’il groove en compagnie de Billy Preston. Des filles chantent avec Sam le héros. Ça frise le putassier, mais ça passe. Il faut attendre «Ain’t No Love» pour frémir un bon coup. Il y duette avec Stevie Winwood, histoire de renouer avec la classe. N’oublions pas que Stevie fut un Soul Man en culottes courtes. Sam et Stevie, c’est réellement une bonne affaire. Le petit Stevie a su adapter sa glotte à la fournaise des blacks, il sait donc staxer un stick et shaker un shook. Autre duo de choc avec Bekka Bramlett dans «Don’t Play That Song», jolie pièce de good time music. Sam continue de tordre le cou de la girafe avec une énergie hors du commun, oh merci Sam for that mercy ! Le coup de génie du disque s’appelle «If I Had No Loot». Voilà un groove extrêmement rampant et dégoulinant de sensualité malsaine. Sam et les filles abattent un boulot énorme. Allez, tiens, encore du pur jus de Stax avec «Riding Thumb». Sam renoue avec le Sam & Dave System, accompagné par Travis Pitt qui fait ah ah ! C’est explosif. On a là du grand Sam avec pas mal de répondant par derrière. Que peut-on espérer de mieux ?
Signé : Cazengler, Sam Mou
Sam Moore. Disparu le 10 janvier 2025
Sam & Dave. Hold On I’m Comin’. Stax 1966
Sam & Dave. Double Dynamite. Stax 1966
Sam & Dave. Soul Men. Stax 1967
Sam & Dave. I Thank You. Atlantic 1968
Sam & Dave. Back At’ Cha. United Artists Records 1974
Sam & Dave. Sweet & Funky Gold. Gusto Records 1978
Sam Moore. Plenty Good Lovin’. 2KSounds 2002
Sam Moore. Overnight Sensational. Rhino Records 2006
Dave Marsh. Sam And Dave. An Oral History. Avon Books 1998
L’avenir du rock
- Wheeldon du ciel
Pour rester dans l’air du temps, l’avenir du rock erre. L’erre dans le désert. Ça lui plaît car ça sonne bien. L’erre dans l’air. Si ça ne tenait qu’à lui, il s’en gargariserait. Mais ce n’est pas l’heure car voici qu’apparaît au sommet d’une dune un volatile. La chose approche rapidement. L’avenir du rock s’attend au cui cui rituel, mais à sa grande surprise, le volatile lui adresse la parole :
— Chuis le dindon de Meudon ! Z’auriez pas vu Burdon ?
— Pardon ?
— Je cherche aussi Ron Ashedon !
— Pour quoi faire ?
— Ben pour monter un groupe qui va s’appeler Armaguidon !
— Ah c’est pas du bidon !
Épuisé par cet échange trop insolite, l’avenir du rock brise net et reprend son petit bonhomme de chemin. Alors que le soleil se couche à l’horizon, il voit apparaître la silhouette d’une créature encore plus singulière, qu’on dirait sortie d’une toile de Jérôme Bosch : un grand poisson surmonté d’une épée et monté à la verticale sur deux guiboles fluettes. La chose approche et lance d’une voix claironnante :
— Chuis Don l’Espadon !
— Ah oui, je vous reconnais ! Vous ai vu sur un bas-relief crétois en compagnie de Poséidon.
— Z’auriez pas vu John Lydon ?
— Pour quoi faire ?
— Ben pour monter un groupe qui va s’appeler les Cupides Cupidons !
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de l’avenir du rock :
— Vous commencez tous à me courir sur l’haricot avec tous vos Burdon, tous vos Ashedon et tous vos Lydon ! Fuck ! Et Wheeldon ? Vous pensez jamais à Wheeldon ?
Nick Wheeldon à Rouen ! Pas au Zénith, mais chez un particulier. Tu ne peux pas rêver plus underground que le salon d’un pavillon en banlieue de Rouen. C’est même un coin qui frise le working class. Le salon est petit, donc small attendance, comme on dit de l’autre côté de la Manche, mais du trié sur le volet, en gros l’attendance des concerts psyché de Braincrushing au Trois Pièces. L’undergound rouennais reprend du poil de la bête, et c’est la meilleure des bonnes nouvelles.
On reste dans les bonnes nouvelles avec l’entrée de Nick Wheeldon dans le salon. Sous son bonnet et derrière sa moustache, il fait assez working class, histoire de rester en cohérence avec l’environnement. Tu le sens : dès son arrivée les vibes sont là. Et pouf, il attaque un set assez dense en grattant des coups d’acou, accompagné par un saxman barbu (qui flirte parfois avec Trane), un violoniste (qui aurait pu jouer dans les Pogues), un bassman black incroyablement groovy, un surdoué du beurre, et sur certains cuts, deux petites choristes viennent participer au festin.
Car oui, il s’agit bien d’un festin de chansons, puissamment ancrées dans un son très folky-folkah, violonné et saxé de frais, et joliment flanqué d’échos dylanesques. À un moment, dans un cut qui s’appelle «Garden Of Doubt» tu crois entendre des accents de «Girl From The North Country», alors tu te pinces, mais non, c’est Nick Wheeldon. Don du ciel. Il a ce pouvoir et ce talent. Ils ne sont que trois aujourd’hui à savoir honorer le génie de Bob Dylan en l’ayant intégré : William Loveday Intention, c’est-à-dire Wild Billy Childish, Daniel Romano et Nick Wheeldon. Ça va loin cette histoire, car pour un peu, tu te croirais dans la small attendance du Gaslight en 1962. Bon d’accord, la route de Darnétal n’est pas MacDougal Street, mais les chansons sont là et tu crois dur comme fer assister à l’avènement d’une ère nouvelle.
Ce capiteux mélange de talent et de dépouillement renvoie aussi au personnage qu’interprète Oscar Isaac dans l’excellentissime Inside Llewyn Davis, et bien sûr sur Gene Clark, qui, après avoir sauté du nid, s’est tapé une sacrée traversée du désert. Tu sens chez Nick Wheeldon le commitment dylanesque, c’est-à-dire l’essence du real deal, certaines de ses chansons t’embarquent pour Cythère, surtout quand il les screame pour les arracher du sol. Sur le coup, t’es complètement flabbergasted. Nick Wheeldon a du souffle et dispose de tout le prestige de ses influences.
Tu retrouves «Garden Of Doubt» sur Make Art, un double album de Nick Wheeldon & Friends II qui vient tout juste de paraître. Seize titres en tout et six bombes, mais pas les bombes atomiques habituelles, c’est une nouvelle race de bombes, et il va falloir s’y habituer : des bombes désacralisées d’une extrême pureté, comme par exemple «No God No Master», Nick s’y nique la voix et s’adresse à ta cervelle en direct. En B, on retrouve une énormité nommée «Glue», l’un des pic viscéraux du set, un Glue fantastiquement plombé au What Am I to seek, chargé de sax et de tout le désespoir du monde, il tape ça à la glotte écorchée vive et t’as même une plongée du sax dans le délire de Trane. Il chante ensuite son «Comedy» avec une rare violence interprétative, une sorte de sauvagerie transie jusque-là inconnue. Il faut remonter jusqu’à Tim Buckley pour trouver un point de comparaison. T’arrives en C et t’es pas au bout de tes surprises : tu retrouves l’un des enchaînements magiques du set, «Start Again» (très Geno dans l’esprit, complainte résolue et délibérée digne de No Other) suivi de «Shot Of Turpentine» que Nick claque avec des accents de John Lennon. C’est fin de bout en bout. Le «Garden Of Doubt» se planque en D et le fantôme de Trane revient hanter «Hand Me Down Child» avec une rare violence tourbillonnaire. L’incroyable de toute cette histoire est qu’en live, tous ces cuts sont intacts. Ils ne perdent rien de leur power. T’écoutes Make Art et tu revis tous les moments forts du set.
L’album précédent s’appelle Waiting For The Piano To Fall. Pas la même équipe. Il s’agit cette fois des Living Paintings. L’album est moins dense que Make Art, mais il va sur l’île déserte pour au moins trois raisons dont la première porte le doux nom d’«Isaak». Nick y sonne comme Peter Perrett - I promise there’ll be silence/ I promise there’ll be love - Encore une fois, il te flaggerbaste. La deuxième raison s’appelle «Oh Surprise». Par réflexe, t’es tenté de dire qu’il sonne comme... Il sonne comme... Fuck it ! Il sonne comme Nick Wheeldon, avec cette grandeur naturelle qui l’élève au même niveau que John Lennon ou David Bowie, il t’offre ce rare mélange de grande voix et de qualité compositale. Et puis au bout la B, t’as cette merveille qui s’appelle «No Spider In My Room». Le spirit de John Lennon semble encore planer sur cette lancinante rengaine à peine violonnée et donc visitée par la grâce. On en pincera aussi pour «Black Madonna», un fantastique mélopif tourbillonnaire, et pour l’infinie délicatesse de «Weeping Willow». Ses balladifs s’égarent parfois dans un entre-deux, mais c’est ce qui fait leur charme. Tellement intense et effervescent, «They’re Not Selling Flowers Around Anymore» évoque encore le génie fugueur de Tim Buckley.
Communication Problems date de 2021. Il attaque avec un gospel-folk («Talkin’ Bout Jesus») et enchaîne avec un petit folk-rock sans prétention («Telephone #2»). En cherchant bien, on y trouve de vagues échos de Stonesy. Avec «Every Street That We Know», il va plus sur les Byrds. Ce mec croule sous les facilités. Puis avec «Neal», il passe à la Beatlemania - I guess we’ll be working out in the end - C’est brillant, il se plonge avec délectation dans la cour des grands. Il boucle son balda avec un «Ticket Fort Your Love» gratté sur le riff de «Satisfaction». C’est assez curieux et inspiré, et même chanté à deux voix. Il attaque sa B avec un «Love In Vain» qui n’est pas celui qu’on croit. Il flirte cette fois avec John Lennon. Pareil avec «I Forgive You» : très Lennon dans l’esprit. Avec chacun de ses albums, Nick Wheeldon convie les gens à un festin de chansons.
Un troisième album traîne au merch. On demande à la petite choriste :
— C’est quoi ?
— Oh, Nick joue de la basse là-dessus.
Le groupe d’appelle Belmont Witch et l’album Mundo Rumbo. Tu tentes le coup. Life is short ! Belmont Witch est le groupe de Michele Santoyo. Elle chante d’une voix éthérée et Nick est ultra-présent dans le mix. Ça accroche bien dès le «Dientes De Leon» en ouverture de balda, et encore plus avec le «Pas De Réponse» qui suit. C’est joliment troussé, avec le Nick en embuscade. De cut en cut, on retrouve ce petit beat pressé qui ne traîne pas en chemin, bien soutenu au bassmatic alerte. Tout est monté sur le même mélange d’éther vocal et d’up-tempo aux pieds agiles. Quelle belle touffeur ! «Se Vale Soltar» sonne comme un hit, avec des échos de Television et des Cocteau Twins. «Atrapame» respire bien, beau souffle mélodique, Nick contribue merveilleusement bien à l’envol. L’album bat pas mal de records d’élégance. C’est le bassmatic que tu écoutes sur «Venfo Detras» en B. Le drive de basse a une présence énorme, le cut flirte avec la psychedelia, mais rien de Mad, juste une belle tension mirobolante. C’est à la fois beau et tendu. Michele Santoyo est assez complète, toutes ses compos tiennent la route et c’est elle qui gratte les poux. Très bel ambiancier encore que cet «El Dolor». On ne se lasse pas des dynamiques, le bassmatic finit même par glouglouter. Oh et puis voilà «Chaos», éclairé de l’intérieur par le cœur battant du bassmatic, c’est d’une grande pureté intrinsèque et ça se termine en bouquets de délires pouilleux d’une rare extravagance. Belmont Witch ? Les yeux fermés.
Signé : Cazengler, Nick Wheeldinde
Nick Wheeldon. Chez André. Rouen (76). 26 janvier 2025
Nick Wheeldon. Communication Problems. Le Pop Club Records 2021
Nick Wheeldon & The Living Paintings. Waiting For The Piano To Fall. Le Pop Club Records 2024
Nick Wheeldon & Friends II. Make Art. Le Pop Club Records 2024
Belmont Witch. Mundo Rumbo. Polaks Records 2024
Inside the goldmine
- La gloire de Gloria
Baby Claudia était du genre à te dire : «Tourne-moi autour du pot.» Tu ne comprenais pas très bien ce qu’elle voulait te dire, alors tu souriais bêtement. Tu la croisais dans des concerts et tu savais qu’elle était maquée avec un gentil mec, alors pas touche. Mais c’est elle qui revenait à la charge. «Tourne-moi autour du pot.» Ce soir-là, elle portait un petite robe jaune en vinyle très courte et elle ramena deux verres : «Tiens c’est pour toi, Frédérick !». Comme elle sonnait exactement comme Arletty dans Les Enfants Du Paradis, elle eut droit à la fameuse réplique : «Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un si grand amour.» Piquée au vif, elle disparut aussi sec dans la foule. Ouf ! Quel soulagement ! Les mois passèrent. On se croisait de loin en loin. Elle apparaissait toujours par surprise. Un autre soir, lors d’un concert qui affichait complet, elle parvint à se faufiler jusqu’à la barrière et à se couler dans le minuscule espace qui me séparait du voisin. De mémoire, il devait s’agir d’un concert des Gories, donc plutôt explosif, et Baby Claudia se mit à se tortiller de la manière la plus sauvage, gorgeant l’instant de luxure. On aurait presque pu baiser dans la mêlée, mais encore une fois, il fallait bloquer toute idée de dérive, même si on frôlait tous les deux l’orgasme. C’était pas loin du fameux bouleversement de tous les sens, tu sentais que tous tes organes étaient en alerte, tes yeux, tes oreilles, ta peau, ta queue, et Baby Claudia, compressée par la foule en délire, se frottait outrageusement contre tes cuisses, alors pour résister à ça, il fallait être surhumain. Alors a-t-on résisté ou pas ? Si t’es un gros con de moi-je, t’auras aucun scrupule à dire que t’as résisté. Si t’es une bordille, t’auras aucun scrupule à dire que personne n’aurait pu résister à ça. Si t’es un tantinet romantique, tu salueras pieusement la mémoire de Baby Claudia. Dans tes rêves érotiques, tu n’en finis plus de lui tourner autour du pot.
Baby Claudia et Gloria Jones ont un gros point commun : le charme. Gloria Jones aurait pu donner la réplique à Pierre Brasseur dans Les Enfants Du Paradis. À défaut de pouvoir la donner à Pierre brasseur, elle la donnait à Marc Bolan, ce qui pourrait revenir au même.
Connue pour avoir été la poule de Marc Bolan, Gloria Jones est une petite black originaire de Cincinnati, dans l’Ohio. Elle est surtout une artiste assez complète, a classicallly-trained multi-instrumentist, singer, performer, songwriter, arranger, actor, producer et supervisor. L’essentiel est de savoir que Gloria est un peu plus que la poule d’une rock star. C’est elle qui enregistra la version originale de «Tainted Love» dans les sixties. Elle vivait à Los Angeles dans les années 60 et Ed Cobb la prit sous son aile. Elle enregistra ensuite des singles déments sur Minit, une cover de l’«I Know» de Barbara George, et le «Look What You Started» de Jackie DeShannon. On la retrouve derrière Dusty chérie, aux backings sur le premier album solo de Neil Young et dans le Dylan’s Gospel d’Ode. Puis elle tape dans l’œil de Berry Gordy, forcément. Elle compose pour les Four Tops, Junior Walker, Gladys Knight, Chris Clark, David Ruffin et Eddie Kendricks, Martha Reeves, Yvonne Fair et des tas d’autres. Pardonnez du peu. Et puis un jour, elle reçoit un coup de fil du manager de Marc Bolan qui cherche des blackettes pour faire des chœurs sur une tournée US de T. Rex. Coup de foudre, Bolan demande à Gloria de venir s’installer en Angleterre. Elle mit au monde Rolan, le fils de Bolan. Tout alla bien jusqu’à cette nuit fatale de 1977 où elle perdit le contrôle de la Mini, envoyant Bolan chanter avec les anges du paradis.
Malgré sa belle pochette, Share My Love n’est pas l’album du siècle. C’est pourtant sorti sur Motown, mais c’est le Motown West Coast de 1973. On comprend très vite avec «Why Can’t You Be Mine» que ça ne se présente pas très bien. Gloria sauve les meubles du balda avec «Tin Can People». Ouf ! Le balda a eu chaud aux fesses. Le Can People est wild a souhait, heavily trompetted, avec Willie Weeks au bassmatic. Mais pour le reste, on repassera. Elle essaye de ramoner la cheminée de sa B avec «Baby Dontcha Know I’m Bleeding For You». Elle a pas mal de power et d’envergure, on sent la petite blackette ferme et déterminée. Elle fait sa early Tina.
Attention, il ne faut pas prendre Vixen pour une buse. C’est un fantastique album bourré à craquer de fast r’n’b de London town. Bolan lui fait cadeau de trois cuts : «Tell Me Now», «Sailors Of The Higway» et «Drive Me Crazy (Disco Lady)», en plus du «Get It On». Elle y va la mémère, dès «I Ain’t Goin’ Nowhere» qu’elle avait composé pour Junior Walker, elle tape ça à la dure. Elle groove le «Tell Me Now» de Marc au deepy deep et enchaîne avec une resucée de son vieux «Tainted Love», le hit immémorial, elle le rocke, elle a le retour de manivelle facile, awhhh tainted love/ How can I stand away. Elle rafle encore tous les suffrages avec «Cry Baby», magnifique shoot de rock-Soul, elle te chante ça à l’éplorée, avec des violons derrière. C’est un album bourré d’énergie, sa version de «Get It On (Pt 1)» est demented, elle explose le glam de Marc, elle le rocke à outrance, elle en fait un hit explosé de l’intérieur. Elle tape dans un autre énorme classique : le «Go Now» de we’ve already said goodbye, rendu célèbre par les Moody Blues. C’est chargé d’histoire. Elle tente de le sublimer. Magnifique artiste ! Elle fait du dancing popotin avec «Would You Like To Know» et boom, elle claque le «Get It On (Pt 2)» en mode heavy groove. Elle en fait une Soul de génie pur, elle chante ça là l’accent fêlé. S’ensuit l’autre hit de Marc, «Drive Me Crazy (Disco Lady)» qu’elle prend au chat perché, elle chante au dessus de ses moyens, elle est héroïque et géniale d’I’m a disco lady. Elle finit avec «Stage Coach», elle colle au cul de son cut, c’est encore une fois très puissant, oh baby, elle en devient intercontinentale.
Avec Windstorm qui est sorti après le départ de Marc pour le paradis, Gloria fait de la pop diskö sensitive de très haute qualité. Sa soft pop dansante est extrêmement agréable, son «Bring On The Love» sonne comme un hit, et ce sera à près tout pour le balda. En B, l’«Hooked On You Baby» colle bien au papier. C’est un excellent mid-tempo de diskö Soul. Elle t’emmène ensuite danser à Coconut Beach avec «Vaya Con Dios». Elle y mène une sarabande délicieusement exotique. Et elle bascule dans le Dancing Queen stiff stuff avec «Kiss Me Kiss Me Kiss Me» qu’elle tape au don’t say goodbye.
Pour Reunited, Gloria se rabiboche avec Ed Cobb. Le début d’album est un brin diskö. Elle refait bien sûr un petit coup de «Tainted Love». Elle est toujours bonne sur ce coup-là. La viande se planque en B : d’abord «The Touch Of Venus» qui sonne un brin Spencer Davis Group, avec le même ramshakle de bassmatic immature, et elle dédie «Sixty Minutes Of Making Love» à Marc Bolan. Puis elle revient pour finir à un son plus sixties avec «My Bad Boy’s Coming Home». Quelle incroyable caméléonne ! Elle bouffe à tous les râteliers, mais avec un certain panache. Cut signé Ed Cobb, comme d’ailleurs tout le reste sur cet album.
Singé : Cazengler, Glorien du tout
Gloria Jones. Share My Love. Motown 1973
Gloria Jones. Vixen. EMI 1976
Gloria Jones. Windstorm. Capitol Records 1978
Gloria Jones. Reunited. AVI Records 1982
L’avenir du rock
- Olivier fait feu de tout Rocabois
Si l’avenir du rock s’est payé une baraque donnant sur le chemin de halage, c’est uniquement pour pouvoir y promener ses chiens. Chaque matin à la même heure, il pousse le vieux portail en fer forgé et les chiens foncent en poussant des cris. Kaï kaï kaï ! Ils sont hystériques ! Ils aboient littéralement de bonheur. L’avenir du rock se grise de les entendre. Les cris de ses deux amis sont à ses yeux l’expression même de la liberté. Alors il part sur leurs traces, car ils sont déjà loin, t’en as un qui plonge dans la Seine à la poursuite de Miss Duck et de sa progéniture, et l’autre débusque un lapin et se lance dans la Poursuite Infernale. Kaï kaï kaï ! Le premier traverse plusieurs fois la Seine à la nage en évitant de justesse les péniches qui klaxonnent, et l’autre s’en va se rouler dans des excréments pour faire des peintures de guerre. Le premier sort de l’eau et grimpe sur un arbre pour faire son Robin des Bois : il se positionne sur la branche qui surplombe le chemin et va sauter, comme tous les jours, sur le Labrador de Nottingham qui approche, pendant que l’autre rentre dans le jardin du château de Moulinsart pour aller y voler les côtelettes que le majordome Nestor prépare pour le barboque de Charlotte. Ces deux desperados à quatre pattes n’arrêtent jamais. Ils violent les lois et bousculent l’ordre établi, kick out the jams motherfuckers !, ils n’en finissent plus de s’amuser, de courir en poussant des cris perçants, on n’entend qu’eux à des kilomètres à la ronde, kaï kaï kaï ! Pour l’avenir du rock, rien n’est plus rock que les tribulations de ces deux Chinois en Chine, c’est d’ailleurs ainsi qu’il les surnomme, ils ont tous les droits, surtout celui d’avoir le droit de tout faire, allez-y les amis, tribulez ! Rien de tel que le rock qui aboie, c’est-à-dire le Rocabois.
C’est un copain qui te dit un jour : «Tu devrais écouter Olivier Rocabois !». Comme on a globalement flashé tous les deux depuis 50 ans sur les mêmes disks, pas de problème, on écoute ses conseils. C’est même le genre de tuyau qu’on accueille à bras ouverts. D’où sort-il, ce Rocabois ? Pas du bois mais de Bretagne. Apparemment, il est multi-instrumentiste et autodidacte, mais ça on s’en fout. Il faut percer le mystère du buzz. Deux albums. Pas la mer à boire. On se réunit alors en conseil restreint, on vote le rapatriement à l’unanimité et on débloque les crédits.
Avec Olivier Rocabois Goes Too Far, Olivier Rocabois va trop loin. En soi, c’est une bonne chose. Kaï kaï kaï ? Presque. Cet Olivier-là propose une belle pop sensible, alambiquée et même ambitieuse, une pop en forme de pièce montée évolutive, avec comme cerise sur le gâtö une trompette de Jérichö. En fait, il paraît extrêmement dédouané, très British dans l’esprit, doté d’élan, pas magique, mais de bon ton, son «High High High» sent bon la Beatlemania. Il se tape une belle montée en neige avec «In My Drunken Dreamscape». Rocabois sort vraiment du bois. Il négocie habilement chaque étape et élève son édifice à la main. C’est puissant, congestionné, saturé d’ambition et de trompettes. Il s’affiche comme un conquérant. On voit même des éclairs de Brian Wilson traverser «Let Me Laugh Like A Drunk Witch». Il a aussi un côté Paddy McAlloon indéniable, son Drunk Witch sonne comme une belle extension du domaine de la turlutte. Il va plus sur les Lemon Twigs avec l’oh-oh-oh d’«Hometown Boys». Il dispose du power excédentaire des grands popsters. Il bascule enfin dans l’enchantement avec «I’d Like To Do My Exit With Panache». Plein pot dans la pop ! Ampleur considérable. Il va chercher une sorte de démesure pop et relance en permanence sans vraiment l’atteindre, mais comme le dit si bien ce dicton à la mormoille : l’essentiel est de participer.
Et puis t’as ce deuxième album paru en 2024, The Afternoon Of Our Lives. Tu sais dès «Stained Glass Lena» que t’es sur un big album car cette fantastique allure te rappelle les grosses compos qui font l’histoire du rock intéressant. Rocabois navigue très haut. Et à la stupéfaction générale, il se met à sonner comme David Bowie sur «45 Trips Around The Sun». Ses faux accents évoquent le Bowie de l’âge d’or. Tu vas retrouver ce mimétisme Hunky-Dorien dans «From Hampstead Heath To St John Wood», une merveille de délicatesse qu’on sent prodiguée par un dandy. Il creuse dans la veine Hunky-Dorienne, c’est très ouvragé, très ambitieux, merveilleusement tourneboulé. Il fait encore du pur Bowie avec «All The Suns». Il cultive les mêmes précieuses complexités. Avec «The Coming Of Spring», il se libère de toutes les contraintes morales. Rocabois entre dans la caste des indéniables. Il est plus alerte sur «All Is Well When I Go My Merry Way». Il monte sur tous les coups. Il nourrit un son alerte et vif, bardé d’échos de Bowie. The Afternoon Of Our Lives est spectaculaire de grandeur underground. Et voilà l’archétype du cut intrinsèque : «Prologue/Trippin’ In Memory Lane». Il chante ça en interne, dans son giron mélodique, avec du Bowie plein l’accent. Sa façon de chanter l’«Over The Moon» est encore du pur Bowie. Ça fait du bien de voir le petit Rocabois prendre le relais d’Hunky Dory. Il se dirige vers la sortie avec «Lifetime Achievement Award Speech», un fantastique brouet de pianotage, il semble réellement très en avance sur son temps. Ce petit Rocabois a du génie à revendre, sa démesure orchestrale en est la preuve flagrante.
Signé : Cazengler, Rocabête (comme ses pieds)
Olivier Rocabois. Goes Too Far. Microcultures 2021
Olivier Rocabois. The Afternoon Of Our Lives. December Square 2024
God save the Quinn
- Part Two
On est franchement ravi de retrouver le beau sourire et l’élégance naturelle de Quinn DeVeaux. Tant pis pour les ceusses qui ont cru bon de faire l’impasse sur ce magnifique concert. Car oui, tout y est : du son, du son et encore du son. Du son à la pelle. D’autant que cette fois, un conglomérat de quatre surdoués nommé The White Bats accompagne notre Mighty Quinn préféré. En mai dernier, c’était une autre équipe, des mecs plus vieux, dont le fameux David Guy, bassmatiqueur de rêve, du niveau d’Harvey Brooks.
Ces quatre blanc-becs sortis de nulle part ont électrisé un set déjà bien chargé. On voit rarement des mecs aussi jeunes et brillants à la fois, notamment le guitariste, un certain Yannick Eischair (que l’on comprend ‘Hampshire’ lorsque Quinn le présente). Il gratte toute la première partie du set sur une belle demi-caisse rouge, il arrose de poux le vieux «Been Too Long» tiré de Book Of Soul et fait ruisseler des diamants dans «Bayou».
Yannick Eischair fait partie du gang des voleurs de show, comme David Guy, mais surtout comme Jason Victor dans Dream Syndicate, ils emploient exactement les mêmes méthodes : esbroufe, fulminances, pousse-toi-de-là que-je-m’y-mette, ragaillardisme intempestif, virulences viscérales, outrepassement des bornes et pas de pitié pour les canards boiteux. Ce sont des mecs qui grattent des rafales effrontées, d’inexorables dégoulinures de rentre-dedans, des tourmentes de vazy.
Comme Jason Victor, Yannick Eischair n’a pas le temps de frimer, il joue. Il ultra-joue et gratte sans merci. Il est habillé comme l’as de pique, mais ses poux sont ceux d’un prince. Notre Mighty Quinn préféré sait la chance qu’il a d’avoir ce mec sur scène avec lui, et les trois autres ne sont pas en reste, notamment le petit pianiste barbu et chevelu qui n’en finit plus de groover dans la couenne du lard, et il fait un vrai numéro de cirque sur l’énorme cover du «What’d I Say» de Ray Charles. Et là tu dis oui, et tu dis même wow ! Oui, mille fois wow ! Tu vis l’instant à bras raccourcis, t’ouvre bien tes oreilles pour tout ramasser, pas question d’en perdre une seule miette, même si tu joues parfois les gros cons blasés, t’en reviens pas de voir jouer des mecs aussi fantastiques, t’as la Nouvelle Orleans à la maison, le sel de la terre d’Amérique, l’un des meilleurs sons du monde.
Le real deal. Et ça rocke le boat à coup de «Good Times Roll» et de «Left This Town», ça te soûle de Soul avec «You Got Soul». Le voleur de show attaque «USA» sur une Tele et il te joue la country du diable, il décrasse bien les vieux schémas et shoote dans le cul de Nashville une honteuse dose de schlouufff, il faut voir le travail, la country d’Amérique ne s’est jamais aussi bien portée, depuis le temps de James Burton. Oui, il est essentiel de mettre dans le même panier des gens comme Jason Victor et Yannick Eischair, car ils savent tous les deux revitaliser un son qui a pourtant du métier et du mérite, un son qui n’a plus rien à prouver, ni du côté de Quinn DeVeaux, ni de celui de Steve Wynn, pourtant les deux pouilleux ramènent avec leur atroce sagacité une énergie surnaturelle, et l’amateur planté au pied de la scène en prend pour son grade, car rien n’est mieux accepté par une cervelle que l’énergie surnaturelle. Elle te parle sans jamais avoir à te donner la moindre explication.
Depuis le mois de mai dernier, notre Quinn préféré a perdu du poids. Il a retrouvé sa ligne de jeune coq, mais il n’a pas eu le temps de nous enregistrer un nouvel album. Au merch c’était morne plaine, avec ces quelques albums qu’on connaissait déjà par cœur. God save the Quinn ! Difficile de rater une occasion pareille.
Signé : Cazengler, couenne de veau
Quinn DeVeaux. Le 106. Rouen (76). 24 janvier 2025
*
Le Maine situé tout en haut du Nord-Est des Etats-Unis a reçu la visite des Vikings bien avant que Christophe Colomb ne découvrît l’Amérique, tout au sud la rivière Ossipee, ce nom fleure bon l’Algonquin, il suffit de la remonter pour visiter l’Ossipee Valley, célèbre pour son festival The Ossipee Valley Music Festival consacré aux musiques roots, blues, bluegrass… En juillet 2024 il s’est déroulé du jeudi 25 au dimanche 28 juillet. Two Runner y participa.
BURN IT TO THE GROUND
(THE CROOKED RIVER SESSIONS)
TWO RUNNER
Les artistes passent par deux fois sur une des grandes scènes du Festival, mais ils sont aussi invités aux Sessions de la Rivière Sinueuse. De fait une session en plein air, Two Runner nous a habitués à ces prises de vue et de son filmées en pleine nature. Celles de ces sessions d’Ossipee sont systématiques croquées en un endroit typique de la berge de la rivière.
Il ne nous étonne donc pas de les retrouver toutes deux debout dans un paysage que l’on pourrait qualifier d’Arcadien. Pour la petite histoire et la grande géographie, le territoire canadien qui jouxte l’Etat du Maine fut baptisé, en référence à l’Arcadie grecque, Acadie pour la douceur de ses paysages et la beauté de ses arbres…
Burn it to the ground fut le titre qui marqua le retour de Paige Anderson après que les Fearless Kin se soient dissous. Paige revenait seule, ce premier single annonçait un renouveau mais laissait aussi transparaître une profonde blessure. Une âme blessée mais fière décidée à reprendre son destin en main. Cette première version de Burn It To The Ground légèrement pop à la voix lasse et traînante, toutefois le banjo de Paige crépitait des mille feux de la colère et de la révolte. Par la suite Paige est revenue à un style beaucoup plus roots.
Une vision paradisiaque que ces deux jolies filles, Rose fiddle, sourires, entrain, Paige banjo, tresses et beauté, mais après un regard de connivence déjà le banjo vous entraîne dans une folle galopade, le fiddle soutient le train et l’impétuosité de l’attaque, la voix de Paige s’élève, toujours cette façon de jeter ses mots dans la fureur du monde, Rose sourit, rien de béat dans ce sourire, mais la joie de soutenir cette colère et cette hargne rentrée qui s’exalte, parfois le timbre de Paige et se teinte de nostalgie, mais la ronde de feu reprend, c’est une déclaration de guerre au monde que lancent ces deux hamadryades, sœurs d’armes et d’âmes dans ce paysage agreste.
Une flamme incandescente.
Violon incendiaire. Banjo destructeur.
Damie Chad.
Nota Bene : j’étais content, j’avais fini ma kro, mais voici que je découvre sans la chercher une nouvelle, plutôt une vieille, vidéo de Two Runner.
Enregistrée en décembre 2023 à Grass Valley, ville d’où Paige est originaire, au Glod Vibe Kombuchary un bar festif qui propose de multiples activités et réjouissances… spectacles, danse hip hop, séances de yoga, peinture, cours d’auto-défense féminine…
Rock Salt and Nails est une chanson de U Utah Phillips, personnage sympathique, membre des IWW, donc syndicaliste, anarchiste et nul n’est parfait, mais quand on vient du pays des Mormons cela s’explique, chrétien. Un véritable classique, vous la retrouverez dans les légendaires Basements Tapes de Dylan, pour les puristes écoutez la version de JD Crowe, perso je la préfère par Waylon Jennings. Le texte est un peu antiféministe ce qui n’empêcha pas Joan Baez de l’interpréter, il suffit de changer les pronoms. La version de Baez est mignonnette emplie de joliesses instrumentales et de froufrous vocalistes.
Two Runner, le contrebassiste me semble être le ‘’petit’’ frère de Paige, nous en offre, une version très lente originale qui métamorphose le morceau. Au départ il s’agit d’une déception amoureuse qui se tourne à l’aigre et à la rancœur, la voix de Paige la hausse au niveau d’un drame absolu, une héroïne antique qui maudit le Destin, l’archet de Rose glisse comme le malheur ruisselle sur la condition humaine. Toutes deux en robe longue de princesse, prisonnières d’une tour maudite.
Envoûtant.
Nota Bene 2 :
Sur Spotify vous trouvez un EP de Two Runner quatre titres intitulé Western AF Session : Five Minuts / Helmet / Wild Dream / Where did you Go ?
Dans notre livraison 670 du 19 / 12 /2024 nous rendions compte de ces mêmes morceaux vidéo YT sous le titre : Live on Germ / Live AF : Helmet / Fortune / Wild Dream / Where did you Go
Le lecteur aura remarqué que l’ordre n’est pas identique, mais ce sont bien les quatre mêmes morceaux car Five Minuts et Fortune sont un seul et même morceau.
Vous pouvez retrouver une vidéo titré Five Minuts sur YT.
*
Des groupes, il en existe de toutes sortes, j’aime bien les tordus, celui-ci s’inscrit dans cette catégorie, avec toutefois une déviance, tordu, bossu, tout ce que vous voulu, petits goulus, mais en plus il est torsadé. Essayez de faire passer un écrou sur une tige filetée mais tordue, bossue, tortue… Je vous souhaite bien du plaisir, mais un groupe qui se réclame de Kant, d’Heidegger et Rilke, plus quelques autres du même acabit, je ne peux que me sentir attiré, vous connaissez mon appétence pour tout ce qui offre une certaine résistance.
Originaire d’Australie il s’est installé depuis quelques années en Ecosse, précisément à Edinburgh. Il vient de sortir en ce début de janvier un nouvel album, rien que le titre fait frémir : Antinomian Asceticism, je vous rassure nous ne l’écouterons pas, doctement nous préférons nous pencher sur un opus antérieur de dix ans d’âge, toutefois je me permets de vous avertir ce n’est pas de la tarte molle, vous n’aurez ni la cerise ni le gätö si chers à notre Cat Zengler !
OPHIDIAN ENOSIS
BARSHASKETH
(Bandcamp / 2015)
Le titre demande à être décrypter. Tout le monde rapporte le mot ophidien à l’idée de serpent. Oui mais il y a serpent et serpent. Celui qui nous préoccupe n’est pas un inoffensif reptile. Ni un mamba particulièrement dangereux. Non c’est le Serpent, le vrai, le seul, l’unique, la méchante bébête,
Qui tenta Eve. Lui souffla l’idée de croquer le fruit (poma en latin) défendu qui devait leur donner, à elle et à son mari, la faculté d’être comme des Dieux. Vous connaissez la suite de l’histoire.
Les premiers chrétiens formaient à l’origine de petits groupes. De véritables sectes, plus ou moins indépendantes, certaines eurent la malchance d’être cornaquées par saint Paul et ses affidés, mais beaucoup se débrouillèrent par elles-mêmes, se procurèrent des textes, plus tard l’Eglise opéra un tri draconien… Encore leur restait-il à les interpréter. Beaucoup de néophytes n’étaient en rien des as de l’herméneutique, ils analysèrent les écrits (plus ou moins) sacrés à leur guise.
Les difficultés surgirent vite. Dès les premières pages. Tout le monde s’accorda pour décréter que le Serpent était le premier des méchants. Oui mais si on y réfléchit un peu : si (avec des si, on mettrait Paris en bouteille) le Serpent n’avait pas tenté Eve, le Christ n’aurait pas eu besoin de venir sur terre pour racheter les hommes de leurs péchés, or qui oserait affirmer l’inutilité du Christ, donc en voulant faire le mal, le Serpent avait hâté la venue du Christ, l’on ne pouvait lui en tenir tout à fait rigueur. D’ailleurs le Serpent ne serait-il pas le véritable Sauveur…
Celse, un redoutable mécréant, un païen qui ne croyait pas plus aux Dieux de l’Olympe qu’aux contes à dormir debout de la Bible en déduisit que c’était un serpent à sornettes. Ses écrits frappés de bon sens portaient des coups terribles au christianisme, Celse ne cessait de se moquer de tous ces groupes de chrétiens toujours en désaccord les uns avec les autres. Les pères de l’Eglise tentèrent de trancher non pas le Serpent mais toutes ces contradictions faribolesques, hélas leurs arguments ne pénétraient pas les âmes chrétiennes, enfin en survint un savantissimus emeritissimus qui trouva le mot qui tue. Origène, plus tard il fut accusé d’hérésie, décréta que tous les chrétiens qui croyaient à ces histoires de Serpent tentateur pas si méchant qu’il en avait l’air, n’étaient pas de vrais chrétiens et il les rassembla sous le titre générique d’Ophites. L’Eglise venait de se trouver un ennemi intérieur, rien de tel pour resserrer les rangs qu’une bonne purge…
Jusque-là l’histoire est simple. C’est avec le terme Enosis qu’elle se complique. C’est un terme platonicien. Les pères de l’Eglise avaient compris que dans les joutes verbales, privées ou publiques, les intellectuels païens férus de philosophie grecque leur damaient régulièrement le pion. Ils se mirent donc à lire Platon, ce qui explique pourquoi la théologie chrétienne est en partie issue de Platon.
Enosis signifie union. Par exemple comment peut s’instaurer l’union entre le cheval blanc et le cheval noir qui conduisent le char de l’esprit humain, le blanc représentant la sagesse raisonnante et le noir le désir instinctif et occasionnel. Certes ce n’est pas l’union des contraires mais à minima celle des divergences. Bref un concept difficile à manier. Lorsque les pères de l’Eglise se penchèrent sur Platon, la Grèce était en proie à une vague philosophique néo-platonicienne, dont Plotin était le fer de lance, il ne croit pas en une théorie qui s’enseigne et que les autres répètent. Il préfère parler de gnosis, de connaissance, individuelle que chacun se doit d’expérimenter. Pour Plotin la notion d’Enosis serait l’union de l’âme avec la sphère du divin. Pour le dire avec les gros sabots de l’outrance simplificatrice : l’Homme par lui-même peut devenir un Dieu.
Avec Plotin, l’Eglise est inutile. Elle sent le danger : regardez les ophites ne sont-ils pas en train de réaliser la scandaleuse énosis du Diable aves le Christ. Les sectes chrétiennes qui ne suivent pas à la lettre l’enseignement, pas encore unifié, de l’Eglise seront traitées de gnostiques, qu’elles soient déjà ophites ou porteuses de toute autre déviance.
Z’attention : les gnostiques laissent entendre qu’il existe un Dieu Bon hors de tout soupçon mais que l’âme humaine est enfermée dans une prison de chair, œuvre du Serpent. A moins que ce soit le contraire que le Serpent soit le libérateur et Yawé le dieu de la matière. Dans les deux cas le résultat est le même : deux Dieux créateurs. Pour ceux qui deviendront les catholiques il n’existe qu’un Dieu Unique, les gnostiques sont des dualistes… Le gnosticisme se perpétua plus ou moins souterrainement, par exemple l’idéologie Cathare est une magnifique résurgence du courant gnostique qui se développa durant des siècles au sein de l’Eglise, mais aussi en dehors de celle-ci. Notamment dans les milieux sataniques ou lucifériens et par ricochet dans l’imaginaire idéologique de nombre de groupes de Metal actuels. Parfois en toute connaissance de cause, parfois sans aucune conscience des implications que leur prise de position implique au niveau métaphysique. Par exemple dans notre Chronique sur La Morsure du Christ par Seth, (voir notre livraison 674 du 23 / 01 / 2025), il serait diablement intéressant de mettre en relation la couverture de Notre-Dame en feu avec la prise du Temple de Jérusalem en 70 par Titus dont l’émotion suscitée dans les milieux pré-gnostiques aurait précipité la création d’une secte forgée autour du personnage de Seth, troisième enfant d’Adam et Eve, l’incendie du Temple étant considéré comme la fin de l’emprisonnement symbolique du couple primordial dans le Jardin d’Eden et ses dépendances matérialistes, à savoir notre monde…
Ce n’est pas par un incroyable hasard ou par un détestable manque d’imagination que les morceaux de cet album sont affublés d’un même titre, simplement distingués par un numéro. De fait il s’agit de sept stations vers la délivrance finale, songez que les quatorze stations du Christ culminent sur la déchéance de la mort…nous sommes ainsi soumis à une espèce de rituel gnostique. Le texte n’offre aucun élément qui, extérieur ou historial, fasse référence à des indications quant à la mouvance gnostique précise à laquelle il se rattacherait. C’est à l’auditeur ou au lecteur de s’extraire de la gangue des sons et du sens pour trouver le chemin vers la lumière, ou le maigre lumignon, du Divin.
Krigeist : vocals, guitar / GM : guitars / BH : drums / BB : bass
Ophidian Henosis – I : déferlement, rien ne l’arrêtera, vous avez mis un pied sur le chemin, il vous est impossible reculer, le vocal est un cri, ni de haine, ni de peur, de catastrophe, le constat de ce qui est, une puissance mélodique à laquelle rien ne saurait résister, il me plaît à penser que c’est la grandeur indémuserée de ce néant qui parle par la bouche de Krigeist : l’Homme pétri de peur et de froid, a décidé d’adorer ce Vide absolu, pour parodier Nietzsche il faudrait parler de descente originelle et menstruelle du nihilisme, une postulation d’acquiescement instinctive envers ce qui n’est que négation. Mais le je néantif cède la place au je humain, il est comme les autres écrasé par le néant du vide, jusqu’à ce qu’il prenne conscience que le néant n’est rien - entre L’Être et le Néant de Sartre et Être et Temps d’Heidegger, un ouvrage, du plus grand penseur du vingtième siècle, que je n’apprécie point et dont il refusera d’écrire le deuxième tome, choisissez le second, le néant est à l’intérieur de nous, c’est l’acceptance de ce qui est au-dehors, une position stirnérienne, tout ce qui n’est pas Moi n’est pas ma Cause, elle est une cause pour laquelle je n’accepterai aucun martyr, ne plus jamais se soumettre à la facticité de ce qui n’est pas nous, car ce qui n’est pas nous, n’est autre que notre mort. Espèce de tumulte terminal. Les ombres sont identifiées. Ophidian Henosis – II : toujours la même déferlance lyrique, mais bientôt le rythme s’alentit, monter au plus haut de soi, dans ces sentiers intérieurs d’Engadine glacés et solitaires où l’air se raréfie n’est pas facile. Surtout que vous n’êtes pas seuls, une foule vous entoure, tous ceux qui ne sont pas sur le même chemin, vous montez et ils descendent, les lumières d’en bas vous attirent, l’or factice de la chaleur humaine de ceux très mal nommés vos semblables semble trop lourd, il vous tire vers le bas, et vous êtes prêt à vous laisser glisser. La batterie s’alourdit, échec sur toute la ligne. Ophidian Henosis – III : une petite musique, la voix comme un dégueulis infini, en bas la lumière se révèle être pourriture, Lumière Infranchissable Pourriture a écrit Joë Bousquet scrutant la poésie de Pierre-Jean Jouve, le fonds sonore semble à la peine, c’est qu’il faut rejeter la première bouée de sauvetage, l’Ego n’est qu’une écorce morge, un mensonge inopératif, il faut user de l’œil intérieur, celui capable de percer le voile de l’illusion du monde, songez que Maya signifie aussi bien chez les Grecs la beauté terrestre du printemps que la taie illusoire qui trompe votre œil selon la sagesse indienne de l’Eveil, le glaive de la pensée se doit de trouer ce brouillard inconsistant, attention ce n’est pas facile, c’est comme si l’on tuait la mort, la peur de la mort est nécessaire, si vous ne la ressentez pas vous n’aurez jamais la force de la tuer. Mais attention une fois le crime réalisé, le plus dur reste à faire, pensez à Nietzsche décrétant la mort de Dieu, ceux qui ne l’ont pas assassiné auront du mal à vous comprendre. Vous serez encore plus seul. L’on se rira de vous. L’on vous décrètera atteint de folie. Ophidian Henosis – IV : avez-vous souvent entendu une musique aussi noire et un tel chant de sirènes, ne vous bouchez pas les oreilles, elles émanent de vous, la plaie est intérieure, les orties repoussent vite, arrachez-les à pleines mains, il est des chaînes aux anneaux de fer dont il faudra vous libérer, larguez toutes les amarres, que l’Esprit rompe avec le corps, ce sera la seule manière de monter, vers les Enfers, il existe un endroit ou un moment où le haut et le bas n’existent plus, en ces moments de plus forte déréliction intérieure, je retombe dans le néant. Je m’appesantis dans le vide de moi-même. Ophidian Henosis – V : mélodie de taille et d’estoc, charge de cavalerie effrénée, tout est question de regard, je me voyais dans le vide initial, je suis au même endroit de l’autre côté de l’illusion, de l’autre côté de la vie mais pas encore totalement initié, je n’ai traversé que la moitié de mon chemin astral, il me reste à ressentir sa présence, elle est en moi dans d’autres types d’initiation l’on parle d’alchimie du chaos, voire de rosée du chaos, le chaos n’est pas le désordre, il n’est que force en mouvements, energeia le définira Aristote, il suffit de m’ouvrir à cette force, elle est l’autre côté initial de moi-même, maintenant elle souffle en moi, je suis la fente d’où elle sort, je suis habité d’une colère incoercible, une rage impitoyable envers les autre, le monde et moi-même, ce n’est pas la mort que je dois tuer, c’est ma propre mort. Chemin glacial. Ophidian Henosis – VI : roulements de tambours, je parle à moi-même mais comme Zarathoustra je m’adresse aussi aux autres. Je résume, je subsume. Je parle depuis ma mort. Je vous donne les enseignements. Ne vous en remettez qu’à vous-mêmes, pas de dieu, pas de croyance, ne comptez que sur vous, n’ayez aucune confiance en vous, soyez insensibles à la pitié, soyez votre ennemi, tuez tous vos ennemis. Surtout vous-même. C’est le seul moyen d’être vous-même. Que votre sagesse devienne folie. Que votre folie devienne votre volonté. (Ici nous ne sommes pas loin de Crowley). Un morceau de pure furie. Je suis le chemin du Serpent. Ophidian Henosis – VII : l’autre côté du serpent, est-ce la queue ou la tête, en tout cas le plus obscur. Musique noire, teintée de désespoir métaphysique, au bout du rien, rien n’a changé sinon que tout a changé, que maintenant je comprends que je ne connaîtrai que défaite, l’initiation n’est-elle pas une défaite en soi. Non car le combat que personne ne gagne ne finira jamais. Pour vaincre il suffit de continuer à se battre sans espoir. Sinon de notre propre gloire que nous seuls savons percevoir.
A écouter. A méditer. A expérimenter.
Nous terminons par quoi nous commençons d’habitude : la pochette.
Assez énigmatique. Au premier abord une couronne mortuaire. L’Initié n’est-il pas mort au monde. Nous survient une autre idée celle des mystérieux diagrammes ophites, non pas parce que celui-ci serait à vrai dire un diagramme Ophite, tels que les ont décrits Celse, Origène et Irénée de Lyon, mais plutôt une mise en image et même une mise en imagination représentatrice.
Certains symboles sont assez clairs : le bouclier bombé, l’initiation est un combat mental, les crocodiles une allusion aux Mystères égyptiens, je voudrais m’attarder plus longuement aux deux queues de serpents. A moins que ce ne soit un serpent à deux queues. Le serpent à deux queues mais sans tête possède un énorme avantage, il ne peut se mordre la queue, entendons par là qu’il ne saurait être Ouroboros, le serpent symbole de l’Eternel Retour. Que certains groupes Ophites soient allés jusqu’à assimiler le Serpent au Christ, cela se conçoit. Mais même si certains n’ont pas hésité à reconnaître dans le Serpent le Logos grec et philosophique (voir le prologue de l’Evangile de Jean), je n’ai pas trouvé, ce qui ne veut pas dire que cela n’existe pas, une accréditation de l’emploi de l’Ouroboros dans la ‘’ théologie’’ ophite. Cela s’explique par l’origine chrétienne des cercles ophites, il ne saurait y avoir d’Eternel Retour, si le Christ revient plusieurs fois pour sauver les hommes, son salut ne vous ouvrirait pas les portes d’un paradis éternel puisqu’il faudrait éternellement le recommencer…
Quant au nom du groupe, Barshasketh, il proviendrait de l’hébreu Be’er Shahat, lieu biblique aujourd’hui emplacement d’une ville israélienne. Le dictionnaire rabbinique nous apprend qu’étymologiquement il signifie ‘’puits’’, l’eau de la connaissance en quelque sorte, et plus anciennement ‘’fosse’’ celle que l’on creuse pour y coucher les morts. Le vocable est aussi employé dans la Bible pour désigner la mort. Barshassket l’emploierait, nous semble-t-il au sens de de mort symbolique de l’initié…
Damie Chad.
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Viennent de Gascogne et d’Aquitaine. Leur dernier album paru en janvier de cette année Embrasser la nuit est à écouter. Par esprit de contradiction nous nous penchons dans cette kronic sur leurs trois premiers opus.
A TERRE
Z’ont choisi comme appellation une expression issue de la boxe, c’est normal si tu es de la Gascogne c’est que tu cognes.
NOTRE CIEL NOIR
(EP / Bandcamp /Janvier 2021)
Circonsimon : guitars / Léo Lassalle Saint Jean : guitars / Jérôme Brokaert : basse / Grégoire Caussèque : vocals / Sébastien Bonneau : drums
Couve expressionniste. Nuée noire se massant sur le haut d’une tour de pierres hexagonale, un vol d’aigles noirs comme autant d’oiseaux que les augures romains auraient interprétés en tant qu’annonce imminente du malheur. Inutile de courir aux abris. Il est déjà trop tard. Maintenant si l’on y pense, le ciel noir n’est pas inquiétant, tant qu’il règne au-dessus des autres, mais le titre de l’Ep est sans appel il est ‘’notre’’. Ce ciel noir colle si bien à notre possession que nous sommes peut-être ce ciel noir.
Bordeaux Traumatisme : vous avez une Vidéo Officielle, la cuillerée de sucre en poudre que l’on ajoutait à l’huile de foie de morue pour les enfants, j’y vais en douceur pour que vous ne soyez pas traumatisés, c’est comme dans le conte d’Andersen, vous avez un matelas et un petit pois, le matelas l’est posé à même le ciment, ce doit être du garage-post-metal, pour le princesse à la place vous avez une espèce de polytropmatisé, l’est déjà vieux, qui essaie de suicider avec un pistolet à eau – ne riez pas quand vous regarderez vous serez glacé (l’eau doit être gelée) – pour la princesse il se contente d’un balai-Océdar, si vous ne savez pas ce que c’est, vous demandez à votre grand-mère, par contre le petit pois il s’agite à haute dose dans sa cervelle trouée. Bref une épave. Si vous n’êtes jamais allé à Bordeaux, ne vous inquiétez pas, des gars comme lui, un peu à côté de la plaque, beaucoup dans la merde comportementale, il y en a dans toutes les villes de France. D’ailleurs si vous ne voulez pas vous reconnaître ne zieutez pas la vidéo, vous risquez l’usurpation d’identité, ou alors ouvrez les yeux uniquement quand vous voyez de la couleur, c’est le groupe sur scène, c’est bien filmé, mais vous vous êtes mal parti. L’Eternel Retour : avis aux nietzschéens, les guitares croustillent comme du pain mal-cuit, la batterie cogne mais le gars n’est pas rapide, le chanteur se gueule dessus, il s’invective, quand ça se calme que la basse vrombit comme une abeille malade, vous avez l’essaim gavé aux pesticides qui la suit sans entrain, donc l’Eternel Retour que vous propose A Terre ce n’est le cercle de feu wagnérien de Brunhilde, c’est le petit bout de la lorgnette, vous pataugez dans votre existence de raté total, vous tournez en rond dans votre médiocrité, comme un ours polaire perdu sur son glaçon au milieu de l’Océan Arctique, vous pataugez dans le nihilisme. En plus vous êtes en colère contre le monde. Prenez-vous en contre vous-même. Le groupe ne croit plus en vous, et peut-être même en lui, il coupe le son irrémédiablement. La Réponse : la musique recommence, un peu tintamarre mou d’une scie électrique, c’est de l’indus, quand on est mort à soi-même il reste encore à crever aux autres, sur le fil du rasoir, entre constat et réponse, bruit de tube, c’est un peu creux, ce ne sera jamais un tube, galimatias tubulaire infini, le gars est au bout du rouleau, les autres sont-ils les gardiens de l’asile intérieur dans lequel vous habitez comme l’escargot dans sa coquille perdue… Pour la réponse vous attendrez le facteur, ce n’est pas pressé, de fait vous êtes obligé de reconnaître que les morceaux ne sont pas du tout, leur violence, leur intensité, désagréables à réécouter. Comme quoi A Terre touche à une corde sensible.
TRAVERSEE
(Février 2022)
Qu’est-ce que cette couve. Que couve-t-elle ? Que recouvre-t-elle , un morceau de bois dont le feu n’a pas voulu. Et ces deux esquisses de silhouettes de chiens, que représentent-elles le couple androgynique alchimique, ou la traversée des cendres qui se résorberont en pierre… Ou du bois flotté, échoué sur les bords du monde, qui ne flotte plus,
Cinquième Colonne : titre ambivalent, la cinquième colonne nous appartient-elle ou se bat-elle contre nous, n’est-elle pas en nous, ne sommes-nous pas tantôt en elle, tantôt contre elle, ne portons nous pas notre cinquième colonne en nous, ne sommes-nous pas notre propre ennemi, voix angoissée, ne pas savoir sur quelle rive de la rivière qui coule nous campons, la batterie abat les arbres, elle tente un barrage, les guitares ont des bruits de boucliers qui s’entrechoquent, où que je sois, qui que je sois, je reconnais en moi le combattant, j’ai enfin trouvé ma boussole. Résurrection : une longue et lente introduction, une espèce d’apothéose arrêtée à mi-chemin, un bruit de train qui avance et ahane, hurlement, maintenant je vois ! Rien, mais une direction, vers quelque chose qui n’est pas Moi et qui serait donc Toi. Un fantôme à l’intérieur de moi qui me dirige vers l’extérieur de Toi, un espoir qui a eu lieu, peut-il revenir, long final d’attente, montées en puissance, montées en impuissance, explosions battériales, avancées dans l’incertitude du sens et des rencontres avec soi-même ou l’autre stratifiée en une réalité impalpable. Seulement Toi : cris de joie et d’incrédulité, une guitare seule, que d’exultation, tant de désespoir pour en arriver à cela, â l’âme sœur, vont-ils nous faire le coup d’ils se marièrent et adoptèrent beaucoup de petits et beaux enfants, non ils évitent l’écueil, de justesse, mais ils l’évitent, la société pourrave n’y pourra rien, il sera là toujours là, dans les difficultés les plus aigües, dans les combats les plus désespérés, et plouf ils sortent les grandes orgues du romantisme, seuls tous les deux, au-delà de l’au-delà, contre le monde. Contre tout. Tout contre Toi.
1944 : MIXTAPE 01
(Décembre 2023)
Les deux ep’s précédents forment un tout. Celui-ci est à considérer comme un sas de passage. Si Notre Ciel Noir et Traversée relèvent de l’intime, 1944 – ils auraient pu faire un effort pour la couve peu encourageante – cette Mixtape 01 traite du collectif, de l’Histoire et même de Politique par son parti-pris. Certes les situations intimes ne sont pas sans rapport avec les cadres historiaux dans lesquels s’inscrivent les éléments individuels, il est toutefois bon de se tourner vers le passé pour scruter notre futur et même notre présent.
BORDEAUX | Raffle |10 Janvier 1944 : un train souffle inexorablement, pianotis électroniques, un des moments les plus honteux de l’Histoire nationale, hurlements, vacarmes brouillés, fureur du chant crié, hurlé, le dégoût d’être un Homme, les voix se répondent dans un vortex sonore en expansion, que vous soyez hors de l’abîme ou sur les bords, l’innommable est comme un loup pris au piège. BIARRITZ | Bombardement | 25 Mars 1944 : sirènes résonnantes, lointainement incroyable ce bruit à peine perceptible, très vite inexorable le déchaînement de fer et de feu, le meuglement infâme de la mort dévoratrice qui tombe du ciel, les âmes paniquées sous l’écroulement universel, grondements des oiseaux de fer, qui s’éloignent, place au silence. Effrayant. JURANCON | Sabotage | 13 Mai 1944 : (Jurançon commune près de Pau ) : autant les deux morceaux précédents de par leur sujet évènementiel se prêtent aux phénomènes acoustiques de l’harmonie imitative, pour cette cet hommage à la Résistance A Terre a privilégié pour ainsi dire le silence de l’ombre, musique douce et voix parlée, récitant un texte-poème, une espèce de brouillamini sonore relativement gênant rappelle les efforts allemands pour empêcher l’écoute des ondes venus de Londres… La Résistance fut particulièrement active dans le département des Pyrénées-Atlantiques, le groupe ne cite aucun fait précis, rappelant ainsi la clandestinité de ses actions, exaltant sa portée exemplaire nationale et universelle… NORMANDIE | Débarquement | 06 Juin 1944 : sur le background chaotique la voix pose un poème, une méditation sur la mort qui attend le combattant, liberté et mort se confondent dans la grande communion des vivants et des morts. Et de ceux qui sont venus au monde après ces combats et qui se sentent investis d’une fraternité qui les unit à ceux qui les ont précédés afin qu’ils aient pu naître libres. Et continuer le combat. MONT-DE-MARSAN | Libération | 21 Aôut 1944 : (la libération de Mont-de-Marsanne ne fut pas une partie de plaisir, les combats furent intenses…) : ce morceau ne célèbre pas particulièrement des moments de joie, l’on ressent la fièvre des combats et l’incertitude de l’espoir, une bande-son de haute intensité lyrique et les cris d’une voix désespérée qui veut croire malgré tout à ses idéaux rétablis pour toujours…
Cet EP militant tranche dans la production rock actuelle, tous styles confondus. Les groupes réfractaires d’aujourd’hui se concentrent davantage sur les combats actuels que sur les ‘’victoires’’ du passé. Toutefois ce rappel des années noires du vingtième siècle ne nous semble guère de la part d’A Terre entaché d’un passéisme facile et consensuel. Nous le percevons plutôt comme un cri d’alarme sur la situation historiale présente, le retour d’une guerre, économique et militaire, imminente programmé sur les terres européennes… Une piqûre de rappel pour les mobilisations de résistance futures…
Damie Chad.