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  • CHRONIQUES DE POURPRE 523 : KR'TNT ! 523 : SANFORD CLARK / PARLOR SNAKES / PETER STUART ( + HEADLESS HORSEMEN ) / KYLE CRAFT

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 523

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    30 / 09 / 2021

     

    SANFORD CLARK / PARLOR SNAKES

    PETER STUART ( + HEADLESS HORSEMEN )

    KYLE-CRAFT

     

    Walking in the Sanford, Clark

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    L’immensément peu connu Sanford Clark vient de casser sa pipe en bois, aussi allons-nous lui rendre un petit hommage. Il ne laisse pas grand-chose, mais la postérité préfère parfois la qualité à la quantité. Toute sa réputation repose sur un hit composé par Lee Hazlewood, «The Fool» et enregistré dans le trou du cul des Amériques, à Phoenix, Arizona, là où Hazlewood officiait et là où Totor est venu apprendre le métier d’ingé-son.

    À l’époque où Sanford Clark débarque dans le biz, Elvis règne sans partage. Sanford Clark est l’un des rares à ne pas vouloir faire du Elvis. Comme Tonton Leon, Dwight Twilley et Jimmy Webb, Sanford Clark est un Okie. Originaire de Tulsa, il veille à conserver sa personnalité. Son copain d’école s’appelle Al Casey. C’est Al qui branche Lee sur Sanford. Lee va le voir chanter dans un club et flashe. Clark quelle claque ! Le côté fascinant de cette histoire, c’est que Lee Hazlewood choisit Ramsey’s Recorders, un studio de Phoenix aussi rudimentaire que celui de Sam Phillips à Memphis : même intuition de la chambre d’écho, même qualité du slapback. Même après qu’il eut connu le succès à Los Angeles et s’être associé en 1957 avec Lester Sill, Lee a continué d’aller enregistrer chez Ramsey’s Recorders à Phoenix.

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    ( Sanford Clarck + Al Casey + Lee Hazelwood+ Duane Eddy )

    Il y eut nous dit-on 100 takes de «The Fool» avant que Lee ne soit satisfait. Avec ce hit, Sanford Clark se situait entre Elvis et Cash, avec un fort parfum Sun. Sur sa Gretsch Country Club, Al Casey reprenait un guitar lick d’Hubert Sumlin, celui de «Smokestack Lightning». Al l’avoue humblement, il aimait tellement ce riff qu’il ne pouvait s’empêcher de le pomper.

    Puis comme les autres, Sanford est parti en tournée avec tous les cracks de l’époque - Gene Vincent was strange, he had a lot of problems : booze, women, pills. Jerry Lee was crazy. Carl was a nice guy... drunk all the time. We all stayed drunk all the time - Puis la vie a suivi son cours, Dot Records - Dot qui veut faire de Sanford Clark un nouveau Par Boone, mais Sanford ne veut pas - puis Jamie Records, puis Hollywood et d’autres choses : entre 1967 et 1969, Sanford enregistre sur le label de Lee, LHI, mais le big time espéré ne vient pas. Cash comme Elvis furent sans doute mieux drivés car ils goûtèrent en leur temps au big time. Dans les années 70, Sanford construisait des maisons pour vivre. Il savait tout faire, depuis les fondations jusqu’au toit. Il tenta un retour dans les années 80 avec Al et Lee, mais ça n’a pas marché. Alors il est parti s’installer en Louisiane, là où était née Marsha, sa femme.

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    On retrouve tous les cuts de They Call Me Country (paru en 1968) sur la petite compile Bear Shades qui d’ailleurs reprend la pochette de The Return Of The Fool dont on va causer à la suite. Pour tous les amateurs de son américain, Bear est la providence, un peu comme Ace en Angleterre. Bear pousse généralement le bouchon jusqu’à aller reconstituer des carrières entières avec des coffrets pour lesquels on n’hésite pas à se ruiner. Tu mets le nez là-dedans et t’es baisé. Les coffrets Jerry Lee, Sun Records, Carl Perkins, Johnny Burnette, Bob Luman, Fats Domino, Freddie King, Sleepy LaBeef, Ricky Nelson sont indispensables. Et d’autres encore. Parce qu’ils sont extraordinairement documentés et tout est remastérisé, c’est-à-dire qu’on est chaque fois au maximum des possibilités du son. Bear ajoute du jus au slap de Sun pourtant déjà parfait.

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    Quand ils n’ont pas assez de matière, ils font des petites compiles, comme c’est le cas pour Sanford Clark. Shades démarre en mode pépère western rockab avec «Better Go Home» et ça monte vite en puissance avec un «Step Aside» bien slappé derrière les oreilles. Ces mecs avaient un sens aigu de l’art original, le slap. «Step Aside» est du rockab pur - Step aside/ You’re standing in my way - Sanford Clark chante à la normalité, mais le beat derrière, c’est du pur step aside. Puis il va chercher avec «(They Call Me) Country» le deep American sound, Sanford Clark pourrait bien être le chanteur définitif, down down down. Puis s’enchaînent deux merveilles inexorables, «Shades» et «The Fool». Il rentre dans le lard du rockab avec une élégance sidérante. L’accompagnement fout bien le souk. Même quand il vire country, Sanford Clark reste élégant. Il allie voix de rêve et présence, il chante tous ses cuts au deepy deep, on le voit encore prendre «It’s Nothing To Me» derrière le son, going to the bar, et il secoue le cocotier de la country avec «Calling All Hearts». Quand il ne roule pas au deepy deep, il roule au doux du doux, ce qui au fond revient au même. On donnerait son père et sa mère en échange d’une merveille comme «Streets Of San Francisco». On voit arriver un crin-crin sur des chefs-d’œuvre de country-rock comme «Oh Julie» et «Mother Texas». Il fait aussi une version du «Movin’ On» de Johnny Horton et ça se termine avec le «Nine Pound Hammer» de Merle Travis, pur jus de pulsatif rockab.

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    Il existe une autre compile Bear qu’on peut aussi acheter les yeux fermés : The Fool, parue en 1992. Trente-quatre cuts et pas le moindre déchet. Rien qu’avec la version originale de «The Fool», on est comblé, car voilà un solide rockab émaillé d’atermoiements de hand up coulés sur le velours de l’estomac et l’indicible Sanford Clark se balade sur l’haricot du lucky guy. Tout aussi savamment rockab, voici «Lonesome For A Letter» et «I Don’t Care». Sanford Clark caresse le rockab dans le sens du poil. Comme tous ses collègues, il va perdre le rockab pour passer au rock’n’roll et pouf sur qui on retombe ? Sur «Nine Pound Hammer», pas de stand-up mais du heavy rock que Blaine Cartwright a forcément écouté. Plutôt que de heavy rock, on pourrait parler du heavy génie de Sanford Clark. Retour au wild jive avec «Ooo Baby», mais sans stand-up. Chaque fois, Sanford Clark crée son monde, il chante ses cuts à lui tout seul, il amène «A Cheat» à la menace de Gene Vincent pour en faire une solide merveille - She was a cheat - Chaque fois, ça passe comme une lettre à la poste, même les cuts plus sirupeux. Ce démon de Sandord Clark teste tout. On assiste au retour du slap dans «Love Charms» et on entend l’infernal Al Casey gratter sa gratte sur «Modern Romance». Avec «The Man Who Made An Angel Cry», Sanford Clark fait de la country gothique, un filon que va exploiter Johnny Cash. C’est exactement le même son. Sanford Clark rentre toujours dans le chant par la voix, il est le singer absolutiste, il résonne profondément. Son «Swanee River Rock» est imbattable, il cumule en permanence la fantastique allure et la fabuleuse présence. Il faut s’habituer à cette idée. Il faut s’habituer à l’extrême classe de cet artiste. Il fait son Elvis avec «A Cheat», pas de problème, il fait ce qu’il veut de sa voix. «Sing ‘Em Some Blues» sonne comme un hit légendaire. Tout ce qu’il entreprend est beau, comme ce «Still As The Night» - Still as the night/ Cold as the wind - Il rentre dans le lard des cuts avec insolence, à la voix de charme, comme avec «I Can’t Help It», un groove élastique qui dépasse les bornes. Voix + swing, c’est gagné d’avance. Son «Bad Luck» se situe à la croisée de Bo Diddley et de Buddy Holly. Assez sauvage et extraordinairement bien foutu. Sanford Clark taille sa route, il remonte le courant comme un saumon royal. Al Casey reclaque un solo dans «New Kind Of Fool». Al ? C’est la bête !

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    Et puis les fans de Sanford Clark écouteront aussi The Return Of The Fool paru en 1968 sur le petit label de Lee, LHI Records. Bon alors attention c’est album de country, et si on n’aime pas trop la country, c’est mal barré, même si comme on l’a déjà dit ou laissé entendre, Sanford Clark chante comme un dieu. Rien de plus paisible que cet album, à l’image de la pochette, d’ailleurs, avec un Sanford en fondu sur un mur de bois, c’est très américain, ce truc-là. Il chante «The Black Widow Spider» au velours de l’estomac, avec ce démon d’Al Casey en filigrane. C’est d’ailleurs l’album des filigranes. Pochette comme son, le folky-folkah est en filigrane dans la country et la pop en filigrane dans le folky folkah. On entend des notes de basse bien rondes dans «Berthany Ann», mais Sanford Clark ne changera pas de cap. La country ne lui fait pas peur. En B, on échappe le temps d’une chanson à la country avec «A Woman’s Disgrace», un groove d’intérêt général bien foutu, avec un Al Casey derrière posté en franc-tireur.

    Signé : Cazengler, Sandy Donc !

    Sandford Clark. Disparu le 4 juillet 2021

    Sanford Clark. The Fool. Bear Family Records 1992

    Sanford Clark. Shades. Bear Family Records 1993

    Sanford Clark. The Return Of The Fool. LHI Records 1968

     

    Crawling King Snakes

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    Excellente surprise que ce set des Parlor Snakes au petit festival de la Friche Julien. Comme tout le monde, on les a déjà vus plusieurs fois en première partie de groupes anglais ou américains, mais comme on aime à le répéter, on vient rarement pour les premières parties, sauf s’il s’agit de King Khan & BBQ (Nuits de l’Alligator) ou des Demolition Doll Rods inexplicablement balancés en première partie des Black Keys dans un vieux concert évreutin à l’Abordage (le monde à l’envers !). Rien n’est pire pour un petit groupe que de devoir jouer en première partie. Souvent, devant un maigre public, avec des gens qui retournent au bar au bout de deux morceaux. Il faut avoir un moral d’acier. On ne souhaiterait ça à personne, pas même à son pire ennemi.

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    Cette fois les Parlor Snakes jouent en milieu d’affiche et c’est bien, après Mustang et avant Maxwell Farrington, bon positionnement, d’autant que leur réputation a continué de grandir et qu’ils ont déjà enregistré trois albums, ce qui comme on dit, leur donne de la bouteille. La petite chanteuse blonde a considérablement évolué, ce qui pouvait passer à une époque pour un manque de confiance en soi a complètement disparu au profit d’une fantastique présence. Même sa voix semble avoir gagné en puissance, elle danse énormément et c’est toujours bien, toujours dans le ton, elle tapote en plus sur un petit keyboard, et ça lui donne de la contenance. Elle peut se montrer assez spectaculaire, elle va chercher des effets, comme la chanteuse des Love-Me Nots ou encore Jake Caveliere des Lords Of Altamont, elle n’hésite pas à tomber à genoux et à secouer les cheveux. Elle est extrêmement bien entourée, section rythmique à toute éprouve, sobre mais bien badaboum quand il le faut et elle partage le Snake power avec un guitariste pour le moins excellent, Peter Krzynowek, un adepte de la virée sidérale, un fondu du fondant psyché, il a l’air de rien comme ça avec sa demi-caisse Gibson, mais quand il décide de partir en vrille, rien ne l’arrête.

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    Il a une technique de jeu extrêmement dépouillée, ce n’est pas le genre de mec à tomber à genoux en faisant des grimaces, non, il reste bien campé sur ses deux pattes et veille au grain, car en fait tout le son repose sur lui, et du son, il en sort à la pelle. C’est très impressionnant, on les sent bien en place et prêts à remplir des salles. Pourvu qu’on leur laisse la tête d’affiche ! Ils ont fait leurs preuves et comme on dit dans le monde du travail, gravi les échelons, alors bon vent les Parlor Snakes !

    Le truc qui frappe, c’est la qualité des échos. Tous les échos s’accordent à dire : «Parlor Snakes, ouais c’est vraiment bien !». Ce qui est parfaitement exact. Tout est en place, le son, le show, les climats, comme le montre leur troisième album paru en 2019, Disaster Serenades.

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    Dès l’ouverture de bal, ils tapent dans le big atmospherix avec un «Darkness Rises» bien monté en neige. C’est tellement bien foutu qu’on est un peu obligés de les prendre au sérieux, ce qui n’est pas toujours facile. Ce genre de chose doit se faire naturellement, ce qui est ici le cas, elle fond sur le chant comme l’aigle sur la musaraigne et c’est copieusement arrosé de power chords et enfoncé à coups de stomp. L’autre big hit est le «Frenquency» qui boucle à la fois l’album et le set. Tout le son est de sortie, ça joue à la disto fuzz de la fin du monde, elle flatte bien le beat et le guitar slinger fait des étincelles, superbe smurge de Snakes, c’est compressé dans l’expression du désir, elle revient par vagues, c’est extrêmement tendancieux, émaillé de coups du sort, quelle belle explosion ! Peter Krzynowek fait aussi des étincelles dans «Das Meer», un cut qui a un sacré goût de revienzy, ce mec fait le son des Snakes, il est très avancé dans les sciences soniques, son riffing est une horreur définitive, il croise bien le fer avec les descentes de basse au fond de la poudrière, ils jouent ça à deux, mais on voit bien se dessiner la silhouette du guitar hero dans la fumée.

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    Le bassman vole le show dans «Marc Bolan’s 5th Dream» et avec le morceau titre, on voit Eugénie se battre contre vents et marées. Ce mélange de lady power et de trash power est stupéfiant, Peter Krzynowek ramonerait même les savoyards ! Il barde le cut de son jusqu’à l’ultraïque et tout est complètement overwhelmed. On voit aussi «End Of Love» monter en puissance, Eugénie monte au cœur du power. Ce groupe assure bien sa continuité.

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    L’album précédent vaut lui aussi son pesant d’écailles de serpent, notamment «The Ritual» qu’ils jouent aussi sur scène, dernier cut de l’album, quasi-glam. Eugénie monte sur la barricade et comme Gavroche, elle claque sa chique. Balèze car monté sur un stomp, Peter Krzynowek rapplique au note à note et elle repart sur le stomp, effet superbe, avec des chœurs de mecs d’outre-tombe. L’autre big hit de l’album s’appelle «Always You», ils repartent à fond la caisse, comme on dit sur les circuits de course automobile, elle est fameuse, elle balance bien sa chique, it’s always you ! D’ailleurs, dès le «We Are The Moon» d’ouverture de bal, elle se met en pétard. Peter Krzynowek embarque le cut en enfer, donc ça nous convient, on est là pour ça. D’ailleurs le cut suivant s’appelle «Here Comes The Hell», simple coïncidence ? Va-t-en savoir !

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    Si on attend des Snakes des choses sérieuses, les voilà. Le mec prend le pouvoir et passe au heavy gaga. Fière allure ! Eugénie rentre dans le chant à la suite et elle arrache tout ce qu’elle peut. Du coup, ça fait dresser l’oreille. Tout est bien énervé sur cet album et le son reste puissant, de bout en bout. Elle est assez héroïque car on la voit se balader dans le big atmosphérix avec un mélange de candeur et d’assurance qui doit être salué. C’est Peter Krzynowek qui calibre «Sure Shot», avec elle juste derrière. Les Snakes n’ont pas de mains, donc difficile de leur serrer la pince pour les remercier, mais l’intention est là. Long live the snakes !

    Signé : Cazengler, Poubelle snake

    Parlor Snakes. La Friche Lucien. Rouen (76). 12 septembre 2021

    Parlor Snakes. Parlor Snakes. Double Legs Records 2015

    Parlor Snakes. Disaster Serenades. Hold On Music 2019

     

    Inside the goldmine

    - La dynastie du Stuart

     

    De toutes celles qui faisaient le tapin porte de Clichy, elle était la plus sexy. Petite, brune, un peu typée, elle portait toujours une robe assez courte. L’idéal pour les passes dans les bagnoles. Elle se pointait sur les Maréchaux vers minuit, l’heure d’affluence. Comme ses copines, elle assistait à l’interminable défilé de voitures en maraude. Tous ces hommes seuls roulaient au pas, et baissaient la vitre pour demander le tarif. Ils le connaissaient, bien sûr, mais c’était une façon d’entrer en contact et de dominer une certaine forme de timidité, car les putes peuvent parfois intimider. Surtout lorsqu’elles sont jolies ou qu’elles ouvrent leur manteau pour monter des seins extraordinaires. Des seins dont tous ces hommes n’osent même pas rêver dans leur pauvre vie sans éclat. La petite pute brune en voyait même certains repasser plusieurs fois, comme s’ils faisaient leur marché et qu’ils hésitaient. Pour la plupart, ils affichaient des trognes d’obsédés sexuels, beaucoup de chauves et de gros quadras, dans d’immondes bagnoles de banlieusards. Si les putes intimidaient, ces types-là par contre foutaient carrément la trouille, car ils puaient frustration sexuelle. C’était dans le regard. Des regards de tarés à la Crumb. En les voyant, elle se disait qu’il fallait quand même avoir le cœur bien accroché pour aller sucer ces sales porcs. Mais bon, un billet de cinquante, c’est un billet de cinquante. Une Twingo s’arrêta. Le mec n’avait pas l’air très clair. Il était passé deux ou trois fois. Il la fit monter. Elle lui indiqua un coin tranquille dans une rue avoisinante. «Là-bas, au fond de l’impasse...». Entre la pipe et l’amour, il avait cette fois-ci choisi l’amour, bien qu’il ne fût pas en état. Trop défoncé. Il coupa le contact et mit la main sur sa cuisse. Elle se laissa faire. Il remonta jusqu’en haut de la cuisse et fut surpris d’y trouver une petite bite en érection. Pour masquer son trouble, il lui demanda comment elle s’appelait et elle répondit Marie.

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    L’ancêtre de Peter Stuart s’appelait aussi Marie, mais elle connut un destin beaucoup plus tragique puisqu’elle fut décapitée. Pour des amateurs de gaga éclairé, Stuart est un nom familier puisqu’il fut dans les années 80 le bassman des Tryfles puis des Headless Horsemen.

    Dans une trépidante introduction à l’histoire des Headless Horsemen, Jeff Cuyubamba rappelle que ce groupe jouait un rôle actif dans la scène gaga de Manhattan. Le haut lieu de cette scène s’appelait The Dive, un club où s’illustraient notamment les Fleshtones et les Vipers. L’origine des Headless est toute bête : en 1985, Elan Portnoy et Ira Elliott rentrent épuisés d’une tournée européenne avec les Fuzztones et ils décident de quitter le groupe. Ils contactent Peter Stuart qui à l’époque joue dans les Tryfles et lui proposent de monter les Headless Horsemen. Et voilà le travail.

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    On ne prend pas l’album sans titre des Tryfles à la légère. Pourquoi ? Parce que Peter Stuart y joue de la basse. Peter y roule pour nous. On le voit remonter le courant dans «In The End» et ramener son bassmatic au premier plan, alors ça devient excellent, la basse broute bien la motte du cut. Cette délicieuse impression se confirme avec «Yourself To Blame» et un «It’s All Wrong» très garage sixties, mais plus dans le riffing que dans le bassmatic. On tombe ensuite sur une énormité : «See No More», tapée au stomp. Bien sûr Peter nous pointe ce stomp au bassmatic. Des orages grondent sur son manche. C’est un bassman complètement génial. Alors évidemment, on saute sur la B et qu’y trouve-t-on ? «What A Way To Die»» joué une fois encore au grondé de basse avec cette incroyable profondeur que pouvait atteindre le garage new-yorkais. «When I See That Guy» sonne terriblement gaga, mais on parle ici d’un gaga de basse pure. Peter Stuart fait planer la menace sur le riffing urbain. S’ensuit un «Heads I Win» chanté sale à la Van Morrison et tellement inspiré !

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    Il faut aussi écouter ce fascinant «Lust» dévoré de l’intérieur par le bassmatic. Pourtant alerte et jumpy, le cut s’enroule comme un snake autour du tronc et s’en va vriller un solo de carcasse. Ils terminent avec un «Should’ve Done Me Wrong» digne des Byrds. Envoûtement garanti. N’ayons pas peur des mots et baptisons si vous le voulez bien Peter Stuart de bassman génial.

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    Il effectue son grand retour l’année suivante avec les Headless Horsemen et l’album Can’t Help But Shake. Il a recouvert sa basse Hofner d’une peau de guépard. Pas de problème : les Headless Horsemen jouent un gaga new-yorkais parfait. Ils ont un vrai son. On sent une énorme présence dès le morceau titre d’ouverture de bal. Stuart est là avec son bassmatic dévorant. C’est un bonheur que de voir Elan Portnoy partir en maraude de killer solo. Ça joue au picking dans «Bitter Heart». Fabuleuse énergie ! Ils tâtent du psyché avec «Her Only Friend», mais de façon straight et sensible. On salue la qualité de leur power-pop («Just Yesterday») et «I See The Truth» tape dans l’esprit 13th Floor, même ambiance, et soudain, Elan Portnoy part en vrille de fuzz. On se croirait dans «Rollercoaster» ! Ils restent dans l’élégance avec «It’s All Away» et la B va éclore au soleil avec un «Same Old Thing» bardé de jolies harmoniques intestines. Ils développent une extraordinaire vélocité dans «Not Today». Ça change tout et c’est bardé de coups d’harmo magique, comme au temps des early Yardbirds, même genre d’exubérance, avec en prime un chant un peu insalubre. «Any Port In A Storm» se montre encore une fois digne des Byrds. Tout est joué à la guitare véloce sur cette B inspirée et bénie des dieux. «She Knows Who» n’échappe pas à la règle. Vélocité et invention sont les deux mamelles des Horsemen. «She Knows Who» grouille de solos flash. Elan Portnoy bourre bien sa dinde. Ils finissent en mode brasier avec «Cellar Dwellar», un hit gaga new-yorkais qui s’inscrit dans la meilleure tradition. Peter Stuart y explose tout.

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    En fouinant dans ses archives, Peter Stuart a déterré des Demos et des Rarities des Headless Horsemen. L’album s’appelle Yesterday’s Numbers et franchement, il vaut le détour. On retrouve l’imparable bassmatic de Peter Stuart dès «Can’t Help But Shake». Il y joue la meilleure des sourdines panthère. Les Who furent certainement la plus grosse influence des Headless Horsemen, ce que confirme «Glow Girl», un inédit des Who qu’on trouve sur Odds & Sods. Les Headless le jouent avec toute la désirabilité de l’expectitude, en mode full bloom. Avec son côté psyché dévoyé, «Any Port In The Storm» sonne encore comme un hommage aux Who, d’autant que les harmonies vocales sont parfaitement délurées. Tiens, encore un cut des Who : «Armenia City In The Sky», tiré de The Who Sell Out, certainement l’un des cuts les moins accessibles des Who. Les Headless sont très forts : ils enchaînent trois Whoisheries coup sur coup. Tout y est, il ne manque rien, ni le power des chœurs, ni les clameurs grandioses, ni le heavy bass drive. Attention à leur version de «Leavin’ Here» ! Bon d’accord les Birds sont passés par là avant, mais les Headless font honneur à ce vieux coucou signé Holland Dozier Holland. Bassmatiqueur cannibale, Peter Stuart le dévore tout cru. En B, on va bien se régaler avec «See You Again», très psyché, bien situé dans la lignée des early Byrds, avec un son fabuleusement visité par les esprits. On entend le bassmatic de Peter Stuart cavaler dans la pampa. Mais attention, le coup de génie arrive. Il s’agit d’une reprise magistrale du «Bad Boy» de Larry Williams. Le bassmatic porte le destin du cut, en sourdine et en profondeur. Son de rêve. Peter Stuart joue là des gammes ardentes. Il atteint le sommet du genre. C’est un bonheur que de l’entendre croiser les solos envenimés d’Elan Portnoy. Stuart rôde partout sous la surface du son, il joue de millions de notes dévorantes, il crée une tension énorme. Ils font aussi un belle reprise du «Good Times» des Easybeats. C’est dire si ces New-Yorkais avaient le bec fin.

    Signé : Cazengler, Piteux Stuart

    Tryfles. The Tryfles. Midnight Records 1986

    Headless Horsemen. Can’t Help But Shake. Resonance 1987

    Headless Horsemen. Yesterday’s Numbers. Demos & Rarities. Dangerhouse Skylab 2018

     

    L’avenir du rock

    - Que le grand Craft me croque

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    Les mecs d’une radio locale ont la bonne idée d’inviter l’avenir du rock pour l’interviewer.

    — Soyez le bienvenu dans notre émission, avenir du rock. Est-il vrai que vous n’avez jamais vu un médecin ?

    — Jamais ! Pourquoi verrais-je un médecin, puisque je suis un concept ? Soyez gentil, posez-moi des questions intéressantes.

    — On vous a vu cracher sur la tombe de Pandemic. Faut-il voir ce manque de respect comme l’expression de votre vraie nature ?

    — Que voulez-vous dire par vraie nature ?

    — L’anarchie, le rébellion...

    — Ha ha ha, j’en étais sûr... Vous me faites marrer ! Toujours les mêmes clichés... J’ai craché sur la tombe de Pandemic parce qu’il était con et je ne supporte pas les cons. Celui-là a battu tous les records, c’est aussi la raison pour laquelle je ne le craignais pas...

    — Alors qui craignez-vous, avenir du rock ?

    — Ni Dieu ni le diable. Même pas le vieillissement des générations. Au contraire, celles qui vont disparaître vont laisser la place à d’autres, c’est un peu comme les forêts, elles existeront encore longtemps après que les poètes et les bûcherons aient disparu. Et cette idée me réjouit à un point que vous n’imaginez pas. Des tas de kids vont monter des groupes et enregistrer d’excellents disques.

    — Voulez-vous citer un nom pour nos auditeurs ?

    — Kyle Craft !

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    En effet, l’avenir du rock ne s’est pas fourré le doigt dans l’œil : ce Showboat Honey paru en 2019 est une drôle de révélation. Vive Le Rock fut le seul canard à signaler sa parution, et la kro fut tellement élogieuse qu’on lança aussitôt un grappin sur l’album pour monter à l’abordage. Il va falloir désormais compter avec Kyle Craft. Il est capable de grande présence et chante avec un sens aigu de la décadence, ce qui pour un Louisiana boy est un peu surprenant. Apparemment il serait réinstallé à Portland, Oregon. Un autre détail pique bien la curiosité : son look. Il trimbale un look à la Jeffrey Lee Pierce, ou à la Ty Segall, c’est comme on veut, mais what a look ! Il nous embarque dès le «Broken Mirror Pose» d’ouverture de bal et se montre l’héritier des grands hermaphrodites avec «O! Lucky Hand». C’est même complètement inespéré. Dans «2 Ugly 4 NY», des gros paquets d’accords l’envoient déraper dans les virages. Il déclenche une énorme pop craze, on entend en fond de trame les accords du «Should I Stay Or Should I Go» des Clash. Effet garanti, même quand on n’aime pas trop les Clash. Et voilà qu’il nous sort une pure pépite pop avec «Blackhole Joyride». Il fait du Bowie élégiaque, façon «Life On Mars». Il vise de toute évidence l’explosion du super-stardom, il en a les épaules et le power. Il tape dans le pathos du Rock’n’Roll Suicide pour «Deathwish Blue» et poursuit son festival d’excellence avec «Blood In The Water», mais il s’agit ici d’une excellence éhontée, bien sûr. Comme Scott Walker et Bowie, ce mec est dans la chanson. Il charge «Buzzkill Caterwaul» de toutes les audaces possibles, ce démon de Kyle crafte son craftmanship, ça vire au big drive de guitar God et là, on s’incline devant le whacking du solo de guitare. Tu suivrais Kyle Craft jusqu’en enfer, rien qu’avec «Sunday Driver». Il a tout, la voix et les chansons. Et le power destructeur. Ce mec nous accompagne jusqu’à la sortie avec «Johnny (Free & Easy)» qu’il chante au sucre de glam de la Louisiane, puis avec l’excellent «She’s Lily Riptide», rempli de son à ras-bord. Comme CC Adcock, Kyle Craft est doté du pouvoir suprême : une présence inexorable.

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    Kyle Craft apparaît en gros plan sur la pochette de son premier album paru en 2016, Dolls Of Highland. Ce portrait est d’ailleurs le seul document du digi. Pour le reste, débrouille-toi avec la musique. Le point fort de l’album est l’«Eye Of A Hurricane» d’ouverture de bal, un cut très early Bowie. Kyle Craft est dans l’ambition compositale, il déploie ses ailes, soutenu par une belle orchestration. Il dispose d’un soutien considérable. Mais le niveau de l’album est inférieur à celui de Showboat Honey. Les compos peinent à jouir, il faut attendre «Black Mary» pour voir Kyle Craft honorer sa pop, comme l’époux honore l’épouse, il la prend à la hussarde et Black Mary adore ça, elle adore le shagging de Kyle, oooh Kyle ! «Pentecost» sonne aussi comme un coup du sort et vire très vite à l’énormité. Il bourre le mou de son songwriting de pulsatif, on se croirait chez Ziggy. Justement, voici le morceau titre qui sonne assez glam - We used to dance/ All nite - Il entre dans le glam comme chez lui, il est d’une crédibilité à toute épreuve, il mélange même le glam à la country, c’est quasiment une exclusivité craftienne. Ce mec s’accommode bien de ses cuts, il sait se rendre indispensable, même si la teneur compositale manque de fer. Ce genre de carence ne pardonne généralement pas. Il compense en battant ses œufs en neige. Il se montre un brin dylanesque avec «Gloom Girl» et fait de l’Americana de la Nouvelle Orleans avec «Future Midcity Massacre».

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    Tout aussi passionnant, voilà Full Circle Nightmare, paru en 2018. On entre dans cet album comme on entre dans le salon de la pochette : des gens assis ou debout papotent, toute une faune interlope occupe l’espace et au milieu, assis face à une brune fatale se tient Kyle Craft en costard blanc. Il s’est teint les cheveux en brun. Il propose dix chansons extrêmement sophistiquées. C’est à la fois du rock et pas du rock, il vise une certaine forme de décadence mais avec du son et une vraie voix, comme le firent jadis des groupes comme Gay Dad ou les Everyothers, mais il lui arrive aussi de sonner comme Bowie. Il chante par exemple son «Fever Dream Girl» par dessus la jambe, accompagné par un riffing hargneux, un peu comme si Mott The Hoople s’émancipait avec un chant de traviole. Il fait un «Exile Rag» qui pourrait sortir tout droit d’Exile, avec ses coups de slide et son côté downhome de Nellcôte, l’occasion pour lui de tester le country rock décadent, notion d’une grande modernité. Il est certain que les Stones ne sont jamais allés aussi loin dans le ciel d’un cut. Kyle Craft sort toujours vainqueur, surtout quand il fait son Ziggy. Ce mec sent bon la rock star. Sur son morceau titre, il sonne comme Eno accompagné par les Wildhearts. Kyle Craft est un artiste complètement imprévisible. Il reprend la suite des grands décadents comme Jobriath, il monte bien l’ambiance d’«Heartbreak Junky» en neige, ça ne demande qu’à exploser, comme jadis chez les Everyothers. On se sent comme plongé dans un phénomène : Kyle Craft n’a pas de hits, il n’a que des chansons et un son énorme. Son «Belmont (One Trick Pony)» sent bon le glam des temps modernes, le solo prend feu et Craft revient dans la braise des chœurs au I can take you. L’album est véritablement à l’image de ce salon qu’on examine inlassablement, cet endroit mystérieux qu’on dirait conçu par David Lynch et peuplé de gens mystérieux, de jolies femmes et de zonards distingués. «Fake Magic Angel» monte vite en température, le fantôme de Ziggy se manifeste via la voix de Craft, un Craft qui ne cherche pas le hit mais le feel Stardust, le power glam extrêmement évolué. Il termine cet album envoûtant avec «Gold Calf Moan», un bouquet final à la Scott Walker qui va se coller au plafond comme une vieille carte de France.

    Signé : Cazengler, Kyle Cra-Cra

    Kyle Craft. Dolls Of Highland. Sub Pop 2016

    Kyle Craft. Full Circle Nightmare. Sub Pop 2018

    Kyle Craft. Showboat Honey. Sub Pop 2019

  • CHRONIQUES DE POURPRE 522 : KR'TNT ! 522 : BUDDY HOLLY / MAXWELL FARRINGTON / TABLE SCRAPS / ELDRIDGE HOLMES /

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 522

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    23 / 09 / 2021

     

    BUDDY HOLLY / MAXWELL FARRINGTON

    TABLE SCRAPS / ELDRIDGE HOLMES

    HI CATS !

    CETTE LIVRAISON 522 PARAÎT AVEC 4 JOURS D'AVANCE !

    N'OUBLIEZ PAS DE LIRE LA 521 !

    LA 523 VIENDRA A SON HEURE LE MERCREDI 29 SEPTEMBRE !

     

    Buddy Building

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    Voilà que Budy Holly revient dans le rond de l’actu via un big book signé Alain Feydri, un auteur qu’on suit pas seulement parce que Digger de Dig It!, et donc de l’ex-confrérie, mais aussi parce que bec fin, et même bec super-fin, car il s’intéresse à des groupes qui nous intéressent, Cramps, Kinks, Groovies, allant même jusqu’à leur consacrer des books bien documentés. Tout tout tout, vous saurez tout non pas sur le zizi, mais sur Buddy, s’il vous vient l’idée de rapatrier Listen To Me - Un Portrait De Buddy Holly, paru cette année. Attention, ce big book n’est pas une amusette, il ne se destine pas aux lecteurs à la petite semaine, il faut s’y installer, persévérer et trouver son rythme, comme lorsqu’on grimpe un col, car l’ouvrage met les densitomètres à rude épreuve. Les 375 pages sont remplies à ras bord, c’est un paradis pour l’amateur de détails, car il ne manque rien ni personne. Comme il le fit pour les Cramps, l’auteur dépense sans compter et plonge avec ivresse dans les vies parallèles : ça donne des pages délirantes qui s’avalent d’un trait sur Fred Neil, Waylon Jennings, Bobby Darin, Dion, et combien d’autres ? Ce sont de violentes accélérations qui ont le double avantage de sacraliser le contexte (Wow, Buddy ne fréquentait que du beau linge !) et de pousser le lecteur à ressortir quelques disques de l’étagère, car évidemment, ces vies parallèles éclairent l’art d’un homme qu’on prenait peut-être un peu trop à la légère.

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    Eh oui, dans nos têtes d’ados, nous avions des chouchous, des hiérarchies, des rois et des reines. Buddy, on l’appelait le binoclard, ce qui n’est pas très flatteur. Il faut dire qu’à cette époque, le look prenait vite le pas sur le reste. T’es moche, t’es cuit. La dimension nietzschéenne du rock’n’roll. Si en plus d’être beau, t’es sauvage, alors là, c’est gagné d’avance. Elvis et Little Richard, beaux et sauvages. Vince Taylor, inexpugnable. Buddy pas beau et pas sauvage. Expugnable. Et pourtant il y a un truc. Il est là, dans le coin, avec ses deux copains qui ont aussi des têtes à claques. Un peu excité le Buddy, mais pas trop. Presque poppy, Peggy Sue, ouais c’est ça, Peggy Sue. Alors on regarde encore un peu sa bobine, pfff, on tourne la page de Shake et on tombe sur Vince Taylor. Cuir noir. L’image. On n’oublie pourtant pas Buddy. Les passions adolescentes, c’est comme les lainages, ça se tricote et ça se détricote. Et puis un jour, chez Buis, le mec sort un EP du bac et passe «Reminiscing». Baby-Oooh baby, le soft swing de Buddy fut certainement l’une des premières grandes leçons d’élégance, You know I’m thinkin’ of... Vendu ! Pochette fabuleuse, première notion de ce qu’on appelle le bleu électrique, wow, la classe du binoclard ! Du coup il devient le dandy dont on s’amourache, juste avant Brian Jones et Syd Barrett. Et le mec de Buis dit, attends, tu vas voir ! Il retourne l’EP et pouf, «Rock-A-Bye-Rock», les murs se mettent à danser et le sol aussi, un sens du swing et l’oh rock qui te coule dans le dos comme une fucking rivière de miel, un oh-rock d’une simplicité enfantine. Le souvenir de cette leçon de swing est cuisant, et chaque fois qu’on ressort l’EP pour vérifier, ça marche, ça recuit, c’est du soft rockab, mais quelle prodigieuse élégance ! En deux temps trois mouvements, Buddy est devenu un géant binoclard. Respect définitif. Comme pour Jerry Lee. Comme pour le «Bird Doggin’» de Gene Vincent. Comme pour le «Brand New Cadillac» de Vince Taylor. Comme pour l’«Hey-Hey-Hey-Hey/Ooh My Soul» de Little Richard. Comme pour l’«One Hand Loose» de Charlie Feathers.

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    Du coup, comme Buddy revient dans le rond de l’actu, on ressort de l’étagère le film de Steve Rash, The Buddy Holly Story, dont on gardait un souvenir disons mitigé. L’acteur qui joue Buddy s’appelle Gary Busey et il s’en sort plutôt bien, notamment grâce à une espèce de rictus carnassier. Mais le vrai problème que pose cette histoire, c’est qu’il n’y en a pas, ou quasiment pas. La vie publique de Buddy est à la fois très lisse et horriblement courte. Buddy c’est pas Jerry Lee, c’est autre chose. Alors Steve Rash s’en sort grâce à trois scènes musicales extrêmement bien foutues : la première à la patinoire, où Buddy tape une version bien vivace de «That’ll Be The Day», la deuxième à l’Apollo de Harlem où il fait danser les blackos avec «Oh Boy», c’est une merveille, on voit le public se lever pour danser le rock’n’roll, un peu dans l’esprit de ce que raconte Mick Farren à propos d’un concert de Gene Vincent en Angleterre, toute la salle debout dans les allées en train de danser, okay ? Puis la troisième scène de choc se déroule à Clear Lake, c’est assez explosif et en même temps tragique, car il s’agit bien sûr du dernier concert, avec Richie Valens qu’on ne voit pas dans le film et the Big Bopper qu’on voit faire un coup de «Chantilly Lace». Steve Rash reste discret sur l’accident d’avion survenu dans la foulée. Il nous épargne les commentaires de croque-mitaine. On ne lui en sera jamais assez reconnaissant. Car on s’en fout de l’accident. Ce qui compte, c’est la lumière de cet homme. Et Gary Busey fait de son mieux, il en rajoute même un peu sur scène, car il a un jeu de jambes extravagant, ce que ne montrent pas les plans filmés de Buddy pour l’Ed Sullivan Show. Buddy est assez statique, alors que Busey voit ça plus wild, jambes écartées, presque punk. Le film fait l’impasse sur pas mal de choses, comme s’il voulait aller à l’essentiel, notamment Maria Elena. Pas facile de faire un film sur une histoire de vie aussi lisse. Mais c’est probablement encore plus difficile d’écrire un livre.

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    En creusant des galeries dans les pages du Buddy book, on tombe sur des indices fabuleux. Eh oui, Buddy a des éclairs de génie. Oh pas grand chose, mais ça nous suffit. Comme par exemple l’épisode des motos. Buddy et ses deux compères achètent cash trois Triumph, on a même le nom des modèles dans le book (Ariel Cyclone, Thunderbird et Trophy), et quand on voit le docu que McCartney consacre à Buddy, The Real Buddy Holly Story, on les voit tous les trois à un moment faire les cons avec les motos. Mieux encore, il portent des casquettes de bikers, comme s’ils appartenaient au gang de Sonny Barger, et Buddy porte des lunettes noires. Ça change tout ! Ça lui donne un côté pré-Velvet. On trouve aussi ces photos fabuleuses de Buddy le biker dans le book de cette box éditée en Angleterre, The Complete Buddy Holly. Eh oui, ces mecs bien propres sur eux roulaient en moto. Comme Skip Spence ou Tav Falco, Phil Spector et Gerry Goffin. Autre détail important : quand il s’installe à New York, Buddy prend un appart à Greenwich Village, il est donc déjà au cœur du mythe. Et là il fait ce que va faire Jimi Hendrix un peu plus tard : ouvrir son horizon. Il écoute du flamenco (Andrès Segovia) et Miles Davis, il fouine et prépare l’avenir, de la même façon que Jimi Hendrix allait lui aussi le préparer en fréquentant Miles Davis, The Last Poets, Arthur Lee ou encore Juma Sultan. Buddy veut même créer un label et lancer la carrière de Waylon Jennings. Bon d’accord, ce n’est pas grand chose, mais ça fait travailler l’imagination. On aime à penser que ce mec se destinait à des choses plus intéressantes, comme Brian Jones ou Jimi Hendrix, des gens qui comme Buddy avaient fait leurs preuves et qui cherchaient à voler de leurs propres ailes. Dans le tas, on pourrait aussi ajouter Jimbo qu’on imagine être devenu un grand écrivain une fois débarrassé de ses soit-disant copains qui n’étaient en fait que des tiroirs-caisses à deux pattes. La nature humaine est ainsi faite. Pour simplifier, on aurait d’un côté les artistes et de l’autre les pas artistes.

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    Une fois qu’on est entré dans le Buddy book, il ne nous lâche plus. C’est le syndrome du sparadrap du Capitaine Haddock, pas loin d’un autre syndrome, celui de Stendhal. On se demande comment l’auteur a pu remonter à la surface autant d’informations. Ça fourmille et on s’éponge le front, presque soulagé que cette épopée n’ait duré que deux ans. Ce book fonctionne à l’énergie, avec des phrases qui se dévorent les unes les autres, tellement le style est vorace. Un style glouton qui ne craint pas l’overdose. Qui ne laisse aucun répit. Qui pousse à la roue. Qui va chercher le détail sous le détail. Pour le fan de Buddy, c’est un festin royal. Il s’en fait péter la panse. L’auteur prend souvent position. Il ferre ses avis comme on ferre des carpes, d’un solide coup de poignet. Le rock, c’est un peu ça au fond, on aime on n’aime pas et on dit pourquoi. Rien n’est pire que de ne pas savoir dire pourquoi. Alors il faut fondre sur l’avis comme l’aigle sur la belette, ce que fait très bien l’auteur. Couac fait la belette. Ça donne du caractère. Ça enfonce des clous. Ça passe à travers, mais bon, le bois tiendra. Tiens encore un coup de marteau sur les stars vieillissantes. Bing ! Histoire de montrer que ça peut être un avantage que de casser sa pipe en bois à 27 ans. Pas de rides, pas de bide, pas de double menton. Luxe suprême, l’auteur en profite pour s’injecter un petit shoot d’auto-dérision - Car on ne le sait que trop, tout est destiné à ficher le camp. Pour laisser place ensuite aux légendes et aux belles histoires. Généralement racontées par ceux qui n’étaient pas là. Ce que ces quelques pages illustrent parfaitement ! - L’homme est en verve, jamais ne faiblit. C’est dru, c’est pas feint, il regarnit son buste à pleines poignées d’argile, et schplouf, ça prend des formes insoupçonnées, l’auteur fait son Rodin, il fait corps avec sa matière, rien ne l’épuise, la nuit, comme Camille Claudel, il arrache encore des profondeurs de la terre des valises entières d’informations gluantes et pleines de vie dont il va plâtrer dès les premiers rayons du soleil son Buddy buste pour le rendre encore plus vivant que nature, car décidément, ce côté trop lisse ne lui convient pas, il faut des poignées de chapitres, des paires de parallèles, des pelletées de digressions, des brouettes de raccourcis et des développements à gogo, il faut amener du relief, encore du relief, schplouf, ça lui vit sous les doigts, il rajoute des anecdotes, des péripéties périphériques, des échos de cocos, il disserte à l’alerte, il tétanise comme un titan, d’ailleurs, c’est exactement ça, un travail de titan, il compte 34 chapitres comme autant d’apôtres de Saint-Buddy, il y a même des accidents d’avion, des mariages, des combines, des trafics, des coups de froid, des voyages en Angleterre, ça finit par devenir célinien cette affaire-là. On sait tout de Clovis, pas celui qu’on croit, le vase, non, celui d’un Norman Petty qui a de l’appétty, mon petit, le manager/producteur de Buddy qui comme tous les autres à l’époque rajoute son nom dans les crédits, et qui comme tous les autres à l’époque tape dans la caisse et qui comme tous les autres à l’époque taille un son sur mesure pour Buddy. D’ailleurs, Vi, la veuve Petty, nous fait visiter le studio dans The Real Buddy Holly Story. Tous ces mecs là, les frères Chess, Norman Petty, Sam Phillips, Berry Gordy, ont eu raison de taper dans la caisse et de tailler des sons sur mesure, c’est l’histoire du rock, avec ses grandeurs et ses misères, parfaitement à l’image de la condition humaine. Un rock trop propre de gens vertueux serait d’un ennui mortel. Rien que d’y penser, on bâille à s’en décrocher la mâchoire. Fuck la vertu.

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    L’un des plats de résistance du Buddy book est bien sûr le récit des fameux package tours qui envoyaient rouler sur les routes d’Amérique des autobus remplis de mini-stars en devenir. Ces épisodes nous valent des pages cocasses sur Jerry Lee - pourtant impossible à résumer, déjà qu’il ne rentre ni dans le Tosches book, ni dans le White book, encore moins dans le Bonobo book - et sur tout le restant de la pléthore, avec des affiches qui font baver, même la dernière, tragique, avec Dion, Big Bopper et Richie Valens. Cette affiche aussi avec Little Anthony & The Imperials, les Coasters, Bobby Darin et tiens tiens tiens, Jack Scott, une occasion pour l’auteur de saluer les Crampologues du monde entier. Puis il y a les rencontres new-yorkaises qui tiennent le lecteur encore plus en haleine, car Buddy va bouffer au resto avec Fred Neil et Bobby Darin, alors on ne vous dit pas la longueur du filet de bave, celui du lecteur. On imagine que Dylan, fan de Buddy depuis Duluth, n’est pas loin, lui qui va, comme il le raconte dans Chronicles, accompagner Fred Neil sur scène au Cafe Wha?. Toutes ces interconnexions sont palpitantes. On croyait Dylan à l’aube de la modernité, mais juste avant lui, il y a Buddy. Car pour casser la croûte avec un prince de l’underground new-yorkais comme Fred Neil, il faut être sacrément affûté. On profite d’ailleurs de l’occasion pour ressortir de l’étagère cet album fabuleux qu’est Bleeker & McDonald. Tiens ? L’est pas là ? Déjà parti sur l’île déserte !

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    Musicalement, le parcours de Buddy se limite à deux albums, une poignée de singles et l’«invention» de la pop-music. Il arrive sur Coral qui est aussi le label du Johnny Burnette trio. Autant la pochette du Reminscing EP est belle, autant celle du Buddy LP paru sur Coral est laide. Mais l’album est extrêmement musical, bien dans le ton d’une vie entièrement vouée à la musique. Même son mariage est musical, car il rencontre Maria Elena au Brill Building. Troublante coïncidence : Steve Rash filme semble-t-il la nuit d’amour du Buddy et Maria Elena dans le même appart aux murs de verre qu’a utilisé Oliver Stone pour filmer la cérémonie de mariage païen unissant Jimbo à Patricia la prêtresse.

    Puis vient le temps des héritiers, mais ici on s’arrête brusquement, car la liste est longue, aussi longue qu’un jour sans rhum. The legacy comme disent les Anglais est l’une des plus fournies de l’histoire du rock. L’auteur insiste beaucoup sur la modernité de Buddy, il voit dans «Tell Me How» l’acte de naissance de la power pop.

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    Tout fan de Buddy se doit de posséder The Complete Buddy Holly, un coffret paru en 1979 et qui présente l’avantage de rassembler TOUT ce que Buddy a enregistré, même les démos enregistrées dans sa piaule de Greenwich Village, des démos que Norman Petty a complétées par la suite, comme les font les mecs qui bossent sur Dead Hendrix. Bel objet que ce coffret, rien qu’à le voir, on craque, avec cette photo sirupeuse de Buddy sur le dessus, sûrement retravaillée à l’aérographe. Avec ce fond bleu, c’est d’un kitsch ! La (courte) vie de Buddy rock est découpée en six rondelles et la plus explosive est la deuxième, Nashville Tennessee, Changing All Thoses Changes. Oui, car c’est l’époque Don Guess, le slappeur fou, l’époque wild rockab qui balaye tout ce qui va suivre. Buddy fout le souk dès «I’m Gonna Set My Foot Down», il y va à coups d’upside down avec ce démon de Don Guess derrière. Merveilleuse énergie du Texas rockab, souviens-toi de Johnny Carroll et aussi de Bob Luman, à l’époque où James Burton jouait avec lui. Cet album de Buddy qui n’existe pas dans le commerce est l’un des plus grands albums de l’histoire du rockab. Et ça continue avec «Baby Won’t You Come Out Tonight», Buddy a le diable au corps, il navigue au sommet du lard fumant. Puis on s’effare de «Changing All Those Changes» et de son pulsatif de rêve. The Texas beat ! Ces mecs jouent comme des dieux. On reste dans la classe suprême avec l’incontournable «Rock-A-Bye-Rock» - Oh rock - et plus loin, avec «Love Me». C’est tout de même incroyable que ces mecs aient réussi à sonner comme ça à Nashville. Buddy pop ? Tu rigoles ? Écoute «Don’t Come Back Knocking» ! Buddy est un wild Texas cat. Don Guess fait des ravages. Buddy démarre sa B avec l’infernal «Rock Around With Ollie Vee», il rocke son shit au slap, c’mon, un hit monumental ! C’est bien sûr le Buddy qu’il faut écouter, de la même façon qu’il faut écouter l’Elvis enregistré par Sam Phillips avec Bill Black et Scotty Moore : on a là l’apanage de l’artefact rockab. Encore du heavy slap dans «Ting-A-Ling», Buddy Bud jives it off, wow, ça swingue au Bradley’s Barn !

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    Le premier album de la box est aussi assez sauvage. Il s’intitule Lubbock Texas, Western & Bop, et correspond en fait à la période Bob Montgomery. C’est là qu’on trouve l’ancestral «Down The Line», une merveille de swing texan. On y trouve aussi deux covers de très haut niveau : «Brown Eyed Handsome Man» - Buddy fait son Chuck au nasal, c’est très blanchi mais très sérieux, belle cover de Clovis - et l’«Ain’t Got No Home» du grand Clarence Frogman Henry. Buddy fout la gomme, c’est là où il devient exubérant, il prend le deuxième couplet au chat chuper perché. Quant au reste de l’album, c’est sans surprise : western bop et Texas country. Ils sont déjà dans leur son, un son très blanc. L’excellent Sonny Curtis qu’on voit dans le docu jouer du bluegrass fait partie de l’équipe. C’est lui qui amène le Texas swing. Ils font une version bien propre de «Good Rocking Tonight». Bon alors après on passe au Buddy que tout le monde connaît, celui des hits, avec le troisième album, Clovis New Mexico, Buddy Holly & The Crickets. Ça démarre avec «That’ll Be The Day», forcément excellent, mais on perd le slap. Le son devient poli, trop poli pour être honnête. «Maybe Baby» sonne comme de la pop de juke, c’est assez imparable. Mais c’est la fin du rockab. Buddy cherche sa voie impénétrable, même si sa pop, celle de «Peggy Sue», reste unique en son genre. Très sucre candy. Il tortille bien son I love you et hoquette à gogo. Il devient poppy comme pas deux. Il pousse des cris de fauve dans sa version de «Ready Teddy». Il a l’intelligence de ne pas vouloir rivaliser avec Little Richard. Son «Oh Boy» est plus fuselé, bien joué Buddy, avec tes chœurs de cowboys ! Il poppyse aussi son vieux «Maybe Baby» et il part en mode Tex-Mex pour «Take Your Time». Et puis voilà «Rave On», joli shoot de Texas rock.

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    Le quatrième album s’appelle Clovis New Mexico, And On To New-York, et là on le voit s’enfoncer dans la variette. Ah la la, «An Empty Cup» ! Cette compo signée Petty/Orbison est un vrai désastre. Ça devient horriblement putassier. Buddy relève le niveau avec un «Think It Over» bien balancé, épaulé par des chœurs masculins et un piano de barrelhouse. Avec «Early In The Morning», on entre dans la période des fameux enregistrements au Pythian Temple, Buddy passe carrément au gospel, avec des chœurs de femmes plantureuses, The Helen Way Singers. La bonne surprise de cet album est la présence de Tommy Allsup qu’on entend se balader dans le son («Lonesome Tears»). C’est vrai que Buddy a un don pour les hits pop : «Well All Right» préfigure tout le bataclan. Tommy Allsup joue à l’infectuous dans «Love’s Made A Fool Of You». Il joue au clair de clairette avec des airs de punk, c’est un vrai fauve, un sang-mêlé. Bob Luman avait son Burton, Buddy a son Allsup. Et voilà «Reminiscing» enregistré à Clovis avec King Curtis. Cut de King. La meilleure chose qui soit arrivée à Buddy après Don Guess. Puis on voit Buddy s’enfoncer dans une pop over-orchestrated («Moondreams»). Il passe complètement à autre chose.

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    Le cinquième album s’appelle New York, Planning For The Future. Ça démarre avec les démos enregistrées dans sa piaule : «Peggy Sur Got Married», bien poppy, Texas sugar, charme fou, tululu. On le voit ensuite s’enfoncer dans la bluette. Il est sans doute en panne d’inspiration, il tartine des balladifs country et chante à la mormoille. Il met bien la pédale douce. Il rocke encore un peu avec «Wait ‘Til The Sun Shines Nellie» et rend un bel hommage à Leiber & Stoller avec «Smokey Joe’s Cafe». Belle leçon d’élégance. Puis réveil en sursaut avec une cover de «Slippin’ And Slidin’». C’est là qu’il excelle, et il sort en plus le beat de Canned Heat, alors t’as qu’à voir ! Il rend aussi hommage en B à Mickey Baker avec une cover de «Love Is Strange», et c’est là où Norman Petty entre dans la danse des charognards : il rajoute des orchestrations sur les démos. Il a même la main lourde. Il trafique aussi une mouture ralentie de «Slippin’ & Slidin’», du coup on croit entendre Desmond Dekker. Commet Petty a-t-il osé ? Toute la B est tripatouillée par Petty, donc difficile à écouter. Et pourtant les cuts sont bons : «Peggy Sue Gor Married», «That’s What They Say» (la classe, dès qu’il a du son, ça claque), «Dearest» (nouvel hommage à Mickey Mouse, magique dès l’abord) et «You’re The One», extraordinaire modernité de cette pop. Dommage que tout ça soit posthume.

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    Le sixième album s’appelle The Collectors. On y retrouve grosso-modo les cuts du cinquième album, les Mickey, Slippin’, un «Real Wild Child» enregistré à Clovis avec les Crickets et deux cuts avec Waylon Jennings au chant, dont l’excellent «Jole Blon», un groove cajun, et pour finir, un «Stay Close To Me» avec Lou Giordano au chant et Phil Everly à la gratte, ce qui laissait présager des choses intéressantes. Cette box est donc le moyen d’accompagner Buddy au long de sa courte épopée et de le voir évoluer. C’est assez fascinant. On comprend qu’il ait pu marquer les esprits. On voit aussi le parallèle avec Bob Luman : le coffret Luman paru chez Bear montre comment Bob est passé du statut de wild cat à celui de chanteur de ritournelles.

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    Le meilleur tribute à Buddy est sans le moindre doute Fool’s Paradise des Hot Chickens, Comme il l’a fait précédemment avec Gene Vincent et Little Richard, Jake Calypso rentre dans le chou de Buddy. On l’attend au virage avec «Reminiscing» : il le tape à sa manière, dans l’excellence, mais sans sax. Il n’a pas les moyens de se payer King Curtis. En plus il a cassé sa pipe en bois depuis belle lurette. Jake claque l’I’m lonely au retour de l’accord et son thinking of sonne incroyablement juste. Il attaque «Tell Me How» en frontal, Jake n’est pas là pour rigoler. Attention, voilà les coups de génie, à commencer par «Whishing». Il travaille son Buddy au corps. Il chante à la déchirade, il fouille le mythe, il bourre sa dinde. Pour chanter comme ça, il faut vraiment adorer Buddy ! C’est là où le mot fan prend tout son sens. Jake ne fait pas semblant. Plus loin, il bouffe tout cru «It’s So Easy». C’est pas beau à voir. Crouch crouch ! Un vrai carnage ! Et un tourbillon de guitare couronne la scène. Les Hot Chickens donnent le tournis. Troisième coup de génie avec «Maybe Baby». Jake l’allume au chant, bien épaulé par le riffing de Christophe Gillet. Quel son ! C’est inespéré. Du son à gogo qui rend gaga. Avec «Lonely Tears», il boit les larmes de Buddy à la source. Nouvel hommage stupéfiant au génie du binoclard. Il lui shake bien le shook. Jake fout la gomme en permanence. Encore du pur jus de Buddy craze avec «Love’s Made A Fool Of You». En plein dans le mille une fois de plus, avec un son destroy, oh boy ! Jake cherche à rallumer la gueule du cut en permanence. L’une des covers les plus fines est certainement «What To Do» et puis ça rebascule dans la folie douce avec «Rave On». Il tape en plein dans l’envergure astronomique de Buddy Holly. Il le chante comme s’il avait été son pote pendant vingt ans. Encore une fois, Jake joue avec le feu, car sa version challenge assez violemment la version originale. Par sa justesse de ton, cet album n’en finit plus d’effarer.

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    Nouvelle occasion de serrer la pince à Big Beat pour cette compile parue en 2007 : Now Hear This! Garage & Beat From The Norman Petty Vaults. Qu’on aime ou pas Norman Petty, ce n’est plus le problème, car on est vite overwhelmed par les groupes venus enregistrer chez lui, à Clovis. Tiens, rien qu’avec le cut des Crickets en ouverture de bal, on est ravi : «Now Hear This». Infernal ! Ces mecs jouent à la folie, avec Tommy Allsup au wild shake et Jerry Allison au beat. Mais ensuite, on va voir grouiller les coups de génie, tiens par exemple les Trolls avec «I Don’t Recall», wild Texas psycho, ça explose dans l’œuf de Clovis, là tu décarres du decal d’I don’t recall, c’est complètement dragged out - Why should I fall when I don’t recall - On est dans l’excellence du far-out breton. Oh et puis voilà The Chances, l’un des groupes de Sandy Salisbury, avec «Get Out Of My Life», c’est violent, ces mecs claquent un son jusque là inconnu, ça pulse au Clovis wild drive, jamais personne n’a joué comme ça en Angleterre, et c’est la basse qui allume. On retrouve les Chances plus loin sur la compile avec «It’s Only Time», un shoot de country psyché à la belle étoile. Que de son, my son ! Un peu plus tard, Sandy Salisbury va refaire surface dans the Ballroom et le cercle rapproché de Curt Boettcher. Encore du bien monté en neige avec l’«Hate» des Perils. Joli shoot d’I don’t need you girl, c’est le gaga de tes rêves inavouables, allez-y les Perils, stay away from me now, ils insistent - Stay away from me right now ! Hate ! - On croise pas mal de cuts des Cinders sur cette compile, à commencer par l’excellent «Three Minutes Time», une vraie bénédiction, «Good Lovin’s Hard To Find» itou, ils sont encore plus vénéneux avec «Ma’am» et cette basse qui claque, pareil tu es à Clovis et les basses claquent comme des serpents, elles doivent sonner. Ils tapent aussi dans le hit suprême, «Gloria», ils se laissent couler dans le she comes around et dans le she makes me feel soo good, Lord, awite. Norman Petty fondait de gros espoirs dans ce trio d’Amarillo, avec JD Souther au beurre. Il faut voir comment les Teardrops font sonner leur «Sweet Street Sadie» ! On est à Clovis, au paradis des riffs vicelards. Ça rocke comme nulle part ailleurs. Ça rocke dans le saint des saints du hey hey hey des profondeurs. Nouveau coup de génie avec The Cords et «Too Late To Kiss You Now», attaqué au riff mortel de Texas ranger, the wild guitar sound. Là tu entres dans la mythologie, le riffeur fait ici le génie de la pop. S’ensuit une autre bombe avec Barry Allen with Wes Dakus Rebels et «And My Baby’s Gone». C’est énorme, gorgé de Soul, my baby’s gone ! Une vraie foire à la saucisse, tout bascule dans l’extrême, sur cette compile. On retrouve cette équipe de fous dangereux plus loin avec «Danger Zone», vieux shoot de r’n’b, avec une guitare ultra saturée dans le move, c’est du Cropper/Wilson Pickett avec de la fuzz, alors imagine le travail. C’est un rare mélange de white r’n’b avec du psyché. Les Wes Dakus Rebels reviennent plus loin avec une version explosive de «Shotgun». Ces mecs sont des diables. Aller s’attaquer à «Shotgun», il faut être complètement cinglé. Ils le font ! Il l’aplatissent au stomp. Ces mecs ont du génie. Parmi les violents de la terre, on trouve Stu Mitchell & Doug Roberts. Leur «Say I Am (What I Am)» bat bien des records. Ils jouent dans la caverne. C’est atrocement bon, ils claquent des accords atomiques. Une vraie charcuterie de Say I am. Ce cut frôle le mythe. Sur cette compile, tous les groupes ont du son, on ne sait plus où donner de la tête. The Three Of A Kind sonnent exactement comme les Beatles avec «Only TimeWill Tell». C’est troublant. Et puis il y a les Monocles originaires du Colorado avec «Let Your Lovin’ Grow» et Waylon Jennings à la basse. Ça rumble dans les brancards, surtout le drive de basse. Tout est beau là dedans, le chant, le solos sec, wild gaga génial ! Merci Clovis, roi des Francs. Mais on va devoir y revenir, car pas mal de choses se baladent dans la nature, Norman Petty a produit des tas de groupes fascinants. Même plan que Huey P. Meaux.

    Signé : Cazengler, Bidon Holly

    Alain Feydri. Listen To Me - Un Portrait De Buddy Holly. Du Layeur 2021

    Buddy Holly. The Complete Buddy Holly. Box MCA 1979

    Now Hear This! Garage & Beat From The Norman Petty Vaults. Big Beat Records 2007

    Steve Rash. The Buddy Holly Story. DVD 2006

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    Farrington en fait des tonnes

     

    Retour aux choses sérieuses en Normandie avec ce qu’il faut bien appeler un festival de rock. Bon, ce n’est pas Woodstock ni l’Île de Wight, mais il y a un peu de monde. Pas trop, mais un peu quand même. Les gens commencent à ressortir des abris. Il faudra du temps pour retrouver les affluences d’antan. Et surtout les enthousiasmes d’antan. Bien sûr, les purs et durs sont là, même les fantômes. Principalement les fantômes. Senti en permanence la présence du vieux compagnon de route, Laurent. Surtout au merch. Pour un premier festival post-atomique, c’est une réussite. C’est même une sorte de top départ à forte portés symbolique, comme si la vie reprenait enfin son cours. Avec une affiche éclectique, Julius (hip hop), Double Cheese (gaga), Mustang (pop), puis ça monte en température avec les Parlor Snakes sur lesquels on reviendra et la tête d’affiche, les François Premiers sur lesquels on reviendra itou. Et juste avant la tête d’affiche, Maxwell Farrington, une sorte de révélation.

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    Révélation ? Un bien grand mot, diront certains. Peut-être faut-il avoir la chance de le voir chanter sur scène. Farrington est le genre de mec qui n’a besoin de personne en Harley Davidson, c’est vrai qu’il est bien accompagné, les mecs autour sont fins, mais lui, quel showman ! Ou plutôt quel anti-showman. On est tout de suite frappé par sa mise : il est fringué comme l’as de pique, c’est le genre de mec qui n’en n’a rien à cirer, il porte une grosse vareuse de couleur indéfinissable boutonnée jusqu’au cou, une chemise à carreaux dépasse devant et derrière, et il porte des boots comme celles qu’on te donne à l’Armée du Salut, rien à cirer, donc admirable, l’anti-frime à deux pattes, et puis il faut le voir danser, il fait sa sylphide pittoresque, sa Goulue périphérique, on pense au numéro qu’avait donné Aretha à New-York lorsqu’en Tutu de ballerine, elle avait esquissé quelques pas de danse éléphantesque devant un public frappé de stupeur.

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    Bon, d’accord, Farrington n’est pas en Tutu et il ne pèse pas non plus 150 kg, mais ses pas de danse, c’est quelque chose ! On serait tenté de rigoler s’il ne chantait pas aussi merveilleusement bien. Ce fabuleux mélange de grâce vocale et d’incertitude chorégraphique bat tous les records. On pense aussi au bassman du Villejuif Underground qui sur scène imitait la danse des ours du Magic Band. Et là on a un truc complètement original, un mélange assez toxique d’incongruité et de grâce, on voudrait que ce spectacle ne s’arrête jamais, tellement c’est hors normes. On voit à un moment Farrington plaisanter avec le public, il est en plus extrêmement drôle, il adore vanner, et soudain, il se rappelle qu’il doit reprendre le set, alors il jette un coups d’œil à la set-list et dans l’instant, dans la fraction de seconde, il est sur la mélodie, au ton juste, arrimé des deux mains à son micro, suivi dès la première mesure par les musiciens. C’est de la très haute voltige.

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    Ce mec crée des climats envoûtants, il module à l’infini, avec des accents graves dans une voix assez chaude, il prend la mélodie à sa façon, avec un étrange mélange de désinvolture et d’aisance, et chaque fois, c’est en plein dans le mille. Bien sûr, pour choper la pulpe d’un mec aussi doué, il faut le voir sur scène. Il n’est pas certain que ces chansons soient convaincantes à la radio, ou pire encore sur un smartphone. Il propose une pop très ambitieuse, quasi-américaine, très Jimmy Webb dans l’esprit, mais on ne peut le comparer à personne. Pas même à Stuart Staples. Ni à Lanegan, ni à Scott Walker qu’il cite comme influence, ni à Lee Hazlewood qu’il cite aussi comme influence. Il sonne comme Farrington. Ce mec est épouvantablement bon. Il ne fait qu’une reprise, «The Train» de Frank Sinatra, qu’il n’annonce pas comme «The Train» mais comme «Hey Jude», histoire de déconner encore un coup, et pouf, il s’embarque dans un soft groove d’une élégance supérieure, on pense à Fred Neil, Farrington colle au soft et au groove et plonge le petit auditoire dans une sorte d’état de grâce. Il manque bien sûr les orchestrations, mais derrière, les mecs du Superhomard jouent la carte du primitivisme pop, et ça tient la route.

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    Sinon, c’est lui qui compose toutes ses chansons. Le parallèle avec Jimmy Webb n’en apparaît que plus flagrant.

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    Il attaque son set avec «North Pole» qu’on retrouve sur l’album tout juste paru, Once. Il sonne un peu comme Scott Walker, il se paye le luxe d’une plongée dans un climax, c’est une merveille de retenue mélodique, il monte, son drifting arrache le cœur, il pousse très loin la corde du sensible pour remonter enfin vers le dead so far away. C’est ce qu’on appelle un démarrage en force. Peu après, il tape dans le «We Us The Pharaohs» qui ouvre la bal de l’album. Il tranche direct au ton, il chante au contre-coup du petit beat orchestré, il part à l’aventure, comme tous les grands chanteurs, l’écho de sa voix enchante le petit beat pressé. Il chante à l’envergure. Le «Free Again» n’est pas celui d’Alex Chilton, c’est le sien. Il sonne comme une super star, avec cette aisance qui déconcerte. Il se coule dans le cool, il pèse sur tout ce qui compte dans l’art vocal, il tartine la surface d’un groove de Soul blanche, il fuite entre les vagues, free again, il dote cette merveille de petites accélérations qui ressemblent à des tenants et à des aboutissants et il revient se couler dans le lit de l’excellence. Il sonne comme un général à épaulettes, il montre du courage et module une matière vocale qui ressemble à de la magie. Avec «Hips», il rejoint Stuart Staples au paradis des dérives congénitales, même sens du mood de groove, il chante des hanches et chaloupe au vent. Max fait le max, pas de doute. Il duette sur «Big Ben», et dans «Tonight», il revient à l’envers dans le groove, comme s’il prenait les atonalités par surprise. Il utilise sa voix comme un instrument. Après la reprise de Sinatra (qui n’est malheureusement pas sur l’album), il conclut avec un coup de génie nommé «Good Start». Il chante à la puissance pure, mais une puissance ouverte sur l’horizon, il pousse sa voix vers l’extérieur, c’est complètement dément, don’t want to be alone today. Génie pur.

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    Causer avec lui est un luxe qu’on ne pourra peut-être plus s’offrir très longtemps, tellement on sent qu’il va devenir énorme. Il semble redescendre de son statut de star en devenir pour se fondre parmi les gens normaux. Il parle couramment le Français et plante ses petits yeux perçants dans les tiens. Il a un visage très frais, presque rose. Il est incroyablement sympathique. Il dit venir de Brisbane et ne connaître Chris Bailey que de nom. On ne croise pas tous les jours des personnages aussi édifiants.

    Signé : Cazengler, Maxweird Far breton

    Maxwell Farrington & le Superhomard. La Friche Lucien. Rouen (76). 12 septembre 2021

    Maxwell Farrington & le Superhomard. Once. Talitres Records 2021

    L’avenir du rock - À Table, Scraps !

     

    Le dimanche, l’avenir du rock va au Blanc-Mesnil jouer au scrabble avec sa tante Annie-Jeanne. Une troisième personne joue avec eux, mais elle est transparente. C’est le fantôme de Bernard, le mari de sa tante et ancien retraité des usines Rateau de la Courneuve. La partie dure depuis deux heures. L’avenir du rock s’impatiente. Déjà qu’il n’aime pas beaucoup les jeux de société...

    — Tata, magne-toi la chatte, c’est à toi d’jouer !

    — Fais pas chier... Laisse-moi réfléchir une minute, bordel ! J’crois qu’j’ai un mot.

    Elle place ses sept lettres entre un E et un S pour former le mot Encularès. Elle commence à compter :

    — Scrabble ! Ça me fait 50 points. Plus lettre compte triple, plus mot compte double, alors ça me fait...

    — Mais Tata, t’es complètement conne ou quoi ? C’est pas un mot !

    — Ben si c’est un mot ! T’arrête pas d’le dire quand tu conduis !

    — Bon d’accord, on va pas discuter, avec toi ça sert à que dalle. Zyva Tata, marque tes points. À toi d’jouer, Tonton !

    La température refroidit subitement et les lettres de Bernard se mettent à gigoter. Puis une voix d’outre-tombe s’élève :

    — Beloooootte et re-belooooootte et diiiiiiix de deeeeeeeeer !

    — Mais Tonton, tu débloques ! On joue au Scrabble, pas aux cartes !

    La table se met à vibrer, comme chez Victor Hugo, Place des Vosges. Un sinistre hululement s’élève :

    — Guillauuume qu’es-tuuuuh devenuuuuuh ! Uuuuuuuh ! Uuuuuuuh !

    — Voilà, il est contrarié, alors il nous fait sa reprise d’Apollinaire par Howling Wolf ! Ah vous commencez à m’courir sur l’haricot, tous les deux ! Bon tu joues ou tu joues pas ?

    La température redevient glaciale et les lettres gigotent frénétiquement.

    — Fataaalitââââââââs ! Quinte Fluuuuuuush par les dââââââââmes !

    — Tata, ton mec y tournait déjà pas rond d’son vivant, mais là ça craint pour de bon. Y va nous r’faire une attaque ! Bon j’vais jouer pour lui, parce que sinon demain on yeah encore !

    L’avenir du rock tourne vers lui le chevalet de son oncle et compose un mot vite fait.

    — Voilà... Tata, tu peux lui compter deux points. Maint’nant, c’est mon tour !

    Il place quatre lettres à la suite du S d’Encularès pour former le mot Scraps. La tante se met à beugler comme un veau :

    — Tu m’prends pour la reine des pommes de terre ou quoi ? C’est quoi ça, Scraps ? Ça n’existe pas ! Non seulement t’es con comme un manche mais tu triches ! Retire ça tout de suite ou j’t’en colle une dans ta sale gueule !

    — Oh putain Tata, c’est pas d’la triche, c’est Table Scraps ! Tout le monde en parle, même Vive Le Rock !

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    Il a raison d’insister, l’avenir du rock. Il met en outre un point d’honneur à parler de Table Scraps à une table de Scrabble.

    Quelqu’un dans la presse s’empresse de qualifier Table Scraps de fast running Brummie gaga trio. Bien vu, machin ! Ce fast running trio se compose du chanteur guitariste Scott Vincent Abbott, de la moissonneuse-batteuse Poppy Twist (& shout) et du bassman TJ. C’est Vive Le Rock qui nous a révélé leur existence. Alors on serre la pince de Vive Le Rock avec effusion.

    — Merci Vive Le Rock, mille fois merci !

    — Oh ce n’est pas grand chose...

    Quelle modestie ! Ça rend ce modeste canard encore plus attachant. Découvrir des groupes aussi importants - mais qui n’ont aucune chance - et dire que ce n’est pas grand chose, quelle belle leçon d’humilité ! Comme Edgard Morin, Vive Le Rock réussirait presque à nous réconcilier avec le genre humain.

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    Leur premier album s’appelle More Time For Strangers et date de 2015. Un véritable coup de génie se planque en B : «Big». Comme ils sont dans des idées de son, ils ramènent du ooouuuhhh-ooouuuhhh par dessous et là, oui, ça devient monstrueux. Attention au «Electricity» d’ouverture de bal d’A. Tu ne te méfies pas et là juste derrière le beat, tu as la purée. Scott Vincent Abbott n’est pas là pour s’amuser. Il gratte derrière son growl et Poppy Frost tape comme une sourde. Ils peuvent aussi se révéler spectaculaires de darkisme, comme le montre «Foot Of The Stairs», ils te plombent un ciel vite fait. Encore un doom atrocement pertinent avec «Bad Feeling», bad bad feeling, c’est un peu comme si Black Sabbath se faufilait dans ta culotte, que tu aimes ça ou pas, c’est pareil, ils ne te demandent pas ton avis. C’est vrai que dans l’esprit, ils ne sont pas loin de Monster Magnet, «Sinking Ship» est là pour le prouver - I wanna find a way to get out/ Of that sinking ship - Et puis voilà justement le fameux «Motorcycle (Straight To Hell)» que reprend Monster Magnet sur son dernier album, big one, embarqué au tototo de basse et visité par des spoutniks. Scott Vincent Abbott repend sa voix tendancieuse pour «Children Of The Sky» et nous plonge dans l’enfer d’un break de doom. Ils chantent «What You Don’t Allow» à deux sur un beat bien rebondi. Quelle vitalité ! Ah elle y va la petite Poppy.

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    Leur deuxième album paru en 2017 s’appelle Autonomy. Les Scraps se spécialisent dans le gaga hypno et ça file droit dès «Sick Of Me». Ils sont parfaits, absolument parfaits. On croit entendre chanter une femme, mais non, il semblerait que ce soit Scott Vincent Abbott qui mène le bal et qui file les chocottes avec un solo d’aigrefin. Vu comme il se présente, c’est le genre d’album dont on va attendre monts et merveilles. Tout aussi balèzoïde, voici «I’m A Failure», très spécial et bien goulu. Scott Vincent Abbott chante à gorge déployée. Ces gens-là ont une réelle identité gaga. Ils sont même capables de glam («Takin’ Out The Trash»), ils adorent les ambiances d’éclectisme éclatant, ils trinquent à la gloire du glam, battus par des vents de Dersou Ouzala. Ils cultivent tous les excès de l’excellence underground, aucun espoir d’allégeance, ils n’en pensent pas moins, ils font leur truc envers et contre tout et ça redonne du baume au cœur de l’avenir du rock. N’en fut-il pas toujours ainsi, since the beginning of it all ? «My Obsessions» sonne comme une vieille remontée d’égouts de gaga abrasif, Scott Vincent Abbott traite ça en mode hypno gaga pur, ils sont en plein dedans. Ils n’ont besoin de personne en Harley Davidson, leur truc c’est d’aller bon train, de ne pas traîner en chemin et diable comme Poppy Twist bat ça bien. Il faut l’entendre jouer le beat élastique sur «Frankenstein». Dans «Treat Me Like Shit», Scott Vincent Abbott demande qu’on le traite comme de la merde et pour appuyer sa demande, il envoie des spoutniks, une façon comme une autre d’envoyer un gros clin d’œil aux Spacemen 3. Les Scraps continuent de naviguer dans leurs magnifiques eaux troubles avec «More Than You Need Me». Ils restent désespérément underground, comme l’était le Velvet au beginning to see the light, les Scraps brillent comme un soleil de Satan, ils brillent comme la perle noire dans l’écrin rouge de nos nuits blanches et Scott Vincent Abbott envoie planer le fantôme d’un solo vampire dans le fond du son. Ils laissent loin derrière eux tous les prétendants au titre et nous saluent avec l’élégant «Do It All Over Again», une belle fin de non-recevoir en forme de giclée de gaga-rock brummmie in the flesh du flush cosmique. Une façon comme une autre de tirer la chasse.

    Signé : Cazengler, Table scrotte

    Table Scraps. More Time For Strangers. Hell Teeth 2015

    Table Scraps. Autonomy. Zen Ten 2017

     

    Inside the goldmine

    - Eldridge over troubled water

     

    À la tombée de la nuit, ils sortirent du Grand Hôtel. Ils zigzaguèrent à travers la médina qu’ils commençaient à bien connaître et arrivèrent bientôt en vue d’une corniche. Nous arrivons chez Brion dit Port à Kit qui répondit qui ? Ben Gysin ! Ah Gaïsinne, fit Kit. La maison donnait sur la baie de Tanger. Vue imprenable. Parmi les convives se trouvaient d’autres Américains. Tiens voici Paul ! Qui ?, fit Kit ? Ben Bowles ! Ah Balls ! Et lui c’est qui ? Ben lui, c’est Bill ! Bile ? Oui Bill Burroughs ! Ah Beuwrôks. Kit accepta de tirer une longue taffe mélancolique sur la cigarette que Gaïsinne lui proposait. Elle sentit tout de suite le kif kicker. Port vit qu’elle kickait cash. Ça kiffe, Kit ? Oh oui, ça transe, Port ! Il eut un petit éclat de rire hystérique et sniffa le rail qu’un jeune marocain nu comme un ver lui présentait sur un plateau d’argent. Kit vit Beuwrôcks retrousser sa manche et se piquer avec une très grosse seringue. Tous ces gens la fascinaient. Elle aperçut un peu loin deux beaux mecs en caleçons blancs. C’est qui ? Ben lui c’est Jack et lui c’est Peter ! Peter Paul & Mary ?, fit Kit en rigolant bizarrement. Ben non, fit Port, lui c’est Kerouac et lui c’est Orlovsky ! Ah Orlove-ma-bite-en-ski !, et elle éclata d’un rire cristallin qui déclencha un fou rire général. Gaïsinne lança un disque. C’était l’heure de danser. Working In The Coal Mine, Goin’ down down down. Beuwrôcks s’approcha de Kit, lui mit la main au cul et lui demanda si elle désirait un shoot dans la chatte. Elle eut du mal à comprendre ce qu’il voulait dire et tira une longue taffe décadente sur la cigarette qu’Orlove-ma-bite-en-ski lui proposait. Poussi ?, fit-elle. Ben oui, fit Beuwrôcks qui se mit soudain à danser le jerk des squelettes de la Nouvelle Orleans. Working In The Coal Mine, Oops about to slip down. Mue par un réflexe qu’elle ne se connaissait pas, Kit se joignit à cette fantastique orgie de jerk. Elle approcha l’oreille de Beuwrôcks et fit c’est qui ? Holmes !, fit Bile. Ah Sherlock ? Ben non, fit Bawrôcks interlocked, Elridge ! El qui ?

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    C’est vrai que le nom d’Eldridge Holmes est difficile à mémoriser. Mais en faisant un peu attention, on y arrive. Allen Toussaint croyait tellement en Eldridge Holmes qu’il lui consacra son temps, ses compos et son talent de producteur. L’équipe Toussaint/Holmes, c’est exactement du même niveau que l’équipe Burt/Dionne la lionne, ou encore Spector/Righteous Bothers, ou encore George Martin/Cilla Black, ou encore Ragovoy/Tate, et si on veut rester à la Nouvelle Orleans, on peut alors citer l’intime team Fatsy/Bartholomew.

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    On trouvera sans peine une poignée de coups de génie sur Deep Southern Soul. À commencer par «Humpback», terrifiant shout de r’n’b à la Wilson Pickett, d’une incroyable violence, avec un truc en plume en plus. Eldridge ravage les contrées, Heyyyy, il laisse planer la menace sur ses Everybody. Quel shaker de r’n’b ! Franchement énorme et bien raw to the bone, suivi à l’insistance définitive. On imagine qu’Allen Toussaint fait le con avec ses potards, pendant que les chœurs font ‘Humpback’. Ou encore «The Book», fantastique heavy groove elridgien. C’est là que se joue son destin. S’il fallait situer Eldridge Holmes sur la carte des genres, on pourrait parler de r’n’b dévastateur. S’il y va, c’est à coups de reins. Han han ! On le voit à sa physionomie. Son «Where Is Love» d’ouverture de bal est diaboliquement bon. Cut après cut, Eldridge impose un son d’une invraisemblable puissance. Il porte tout le poids du r’n’b sur ses épaules. Et quand il fait du sirop de sirupe avec «Love Problem», pas de problème, il entre dans l’humidité du thème avec une force dressée et même intentionnelle. Il commence alors à limer les problèmes. Il parle d’endless love mais c’est vrai, parfois ça peut devenir compliqué, l’endless love. Il tape dans Kid Chocolate avec une belle version de «Working In A Coal Mine». Bassmatic devant toute ! Ça sonne comme une bénédiction, comme d’ailleurs l’ensemble de cette compile - I’m a hard workin’ man/ Workin’ hard every day now - Puis il monte ce beau slowah qu’est «Now That I’ve Lost You» en neige pour atteindre à l’apothéose selon Saint-François. Encore un hit avec «Beverly», une énormité cavalante parée de chœurs déments. Eldridge ramone bien les cheminées, il livre là un r’n’b puissant, d’une rare ampleur, il explose carrément les contours du contexte. Il semble même prendre un malin plaisir à pulvériser les lieux communs du r’n’b. Il est comme Léon Bloy, il ne peut s’empêcher d’en faire l’exégèse. Quant à son «No Substitute», il paraît tout simplement violent et pas commode. Cette excellente randonnée s’achève avec un «Wait For Me Baby» dévastateur, et les filles font ah-ah. Il s’agit certainement de l’un des meilleurs shouts de r’n’b qu’on puisse entendre ici bas. Eldridge navigue au même niveau que Wilson Pickett. C’est dire la grandeur du buzz. Ajoutons qu’Allen Toussaint avait, en matière de talents, la main verte. Il les flairait à bonne distance.

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    Il existe une autre compile d’Eldridge Holmes intitulée Now That I’ve Lost You, avec en sous-titre The Allen Toussaint Sessions. On y retrouve bien sûr tous les hits débusqués sur Deep Southern Soul, «Humpback», «Working In A Coal Mine», «Beverly» et «Now That I’ve Lost You». On retrouve aussi «Gone Gone Gone», mené à la poigne de fer. C’est incroyablement bien balancé. On a là un véritable chef-d’œuvre productiviste. On est aussi frappé par l’incroyable modernité du son. Bizarrement, «Pop Popcorn Children» ne figure pas sur l’autre compile. Cette fois, Eldridge part en mode funk à la James Brown, all nite long ! Allen et lui fabriquent le meilleur popcorn funk de la Nouvelle Orleans. Voilà encore un cut dément, bombardé au bassmatic qui dégringole dans des gammes de barbe à papa. Ça démolit tout l’immeuble, ça creuse des tunnels sous l’Himalaya, ça pulse au bas du manche, pur jus de demented are go ! On retrouve aussi l’énorme «Cheatin’ Woman», groové à la dévastation, presque joué à l’Anglaise, côté guitare. C’est une fois encore puissant des reins et embarqué au pénultième d’exaction pathologique, avec des retours de manivelles de gammes. Cette collection de hits s’achève avec «What’s Your Name» (pas celui des Clash, mais celui du déclin de l’Empire romain, hit rampant qui se glisse mollement dans des ténèbres humides) et «Selfish Woman» (extraordinaire explosion de shuffle d’Allen qu’Eldridge drive à la poigne de fer pendant que derrière les filles gueulent comme des baleines en rut).

    Signé : Cazengler, Elrigolo

    Eldridge Holmes. Deep Southern Soul. AIM 2006

    Eldridge Holmes. Now That I’ve Lost You. Fuel 2000 2014

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 521 : KR'TNT ! 521 : GILDAS COSPEREC / YVES ADRIEN / GASOLINE / ISRAEL NASH / TARA MILTON / IENA / JACK IN THE BOX / ORVILLE GRANT / FLORE TENEUL / AUSTIN OSMAN SPARE

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 522

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    16 / 09 / 2021

     

    GILDAS COSPEREC

    YVES ADRIEN / GASOLINE

    ISRAEL NASH / TARA MILTON

    IENA / JACK IN THE BOX / ORVILLE GRANT

    FLORE TENEUL / AUSTIN OSMAN SPARE

     

    O

    CONFESSIONS OF A GARAGE CAT

    GILDAS COSPEREC

    ( Les Musicophages / 2021 )

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    Gildas Cospérec n'est plus. L'a cassé sa pipe en bois le 8 mars 2020. Que reste-t-il de nous une fois la ligne franchie ! Pas grand-chose, un nom qui s'efface et disparaît. Les Dieux ne distribuent la postérité d'Homère qu'à quelques rares. Et pourtant certains d'entre nous en ont traversé en héros des épopées ! L'odyssée de Gildas s'est déroulée en un pays que nous aimons : la contrée du rock'n'roll. C'est notre Cat Zengler à nous, le sinistre Loser, qui a veillé à la préparation et à la parution de cette offrande hommagiale à Gildas Cospérec.

    Pour ceux qui ne connaissent ( qui ne connaîtraient ) pas Gildas, il est facile de rappeler ses états d'ârmes en quelques mots, à son actif quarante ans de l'émission rock Dig It ! et soixante-dix-sept numéros du fanzine Dig iT ! sur vingt-sept longues années. Quelques précisions, il y a rock'n'roll et rock'n'roll, ce n'est pas dire qu'il y a du bon et du mauvais, c'est instiller cette idée que la veine créatrice du rock'n'roll s'est toujours développée dans les marges, certes parfois le sort réserve à des inconnus des destins starificateurs, tant mieux pour eux, mais l'essentiel n'est pas là, si vous aimez le rock, votre attention se focalise sur les anonymes surgis de l'ombre, ceux qui œuvrent en dépit de tous les obstacles et qui essaient d'apporter ce que Baudelaire appelait de ses vœux à la fin des Fleurs du Mal, du nouveau. Pour le rock, il vaudrait mieux parler du renouveau de cette énergie primale que dans la grande Amérique en gestation le peuple noir et les prolétaires blancs surent capter, réunir en faisceaux, et jeter en cris de révolte et d'épanouissement à la face du monde.

    Le titre est sans équivoque, il définit Gildas Cospérec comme un Garage Cat. Le rock Garage est un style strictement défini qu'il ne faut surtout pas prendre à la lettre. Gildas n'aimait pas uniquement le garage, sa prédilection s'étendait à toutes les musiques qui groovent grave. Le terme de Confessions peut induire en erreur. Gildas Cospérec n'était ni Augustin, ni Rousseau. Se rapprocherait plutôt de De Quincey mais ceci est une autre histoire. Si vous pensez que Gildas se raconte de la page 1 à la page 420, qu'il s'étale d'abondance, qu'il prend la parole pour ne plus la lâcher, vous êtes dans l'erreur. N'est pas seul dans le bouquin à ouvrir la bouche, la liste des noms des coupables tourne autour de la centaine. Gildas ne soliloque pas, il contribue à la conversation avec ceux qui ont participé, un peu, beaucoup, à la folie générale, à ses aventures digitiques et autres.

    Gildas fait l'unanimité. Les témoignages convergent. Il impulse les rouages mais il est le moteur immobile. Pas du tout la grande gueule vociférante à laquelle l'on pourrait s'attendre, le mot discrétion le caractérise. C'est son manteau d'invisibilité. Encore moins le genre de mec à tirer l'édredon rouge d'Apollinaire à lui. Ne s'impose pas. On s'adresse à lui un peu par hasard, parce qu'il est là, accoudé à son comptoir, qu'il n'a pas l'air spécialement occupé, autant demander le renseignement qui vous fait défaut ou la précision qui vous manque à ce mec tranquille qui manifestement ne va pas vous considérer comme un ennemi. En effet, il sourit, il est poli, et il vous répond – la plupart de ceux qui l'ont rencontré dans sa jeunesse évoqueront sa voix grave et sereine, ce qui est un plus lorsque l'on drive une émission de radio – il y met de la bonne volonté, il s'attarde sur les détails, vous sentez que cette amabilité n'est pas que politesse, qu'elle est le signe d'une grande gentillesse.

    Nous n'en saurons guère plus. Manifestement le gars garde ses intimités pour lui seul. Ne se livre à aucune psychanalyse publique, à aucun déshabillage ostentatoire. N'empêche qu'il est le patron. Celui qui a l'œil à tout, qui reste ouvert à tous. Sûr de lui. Quand il parle, il sait de quoi il cause. Le rock il le connaît sur le bout des doigts, les grandes avenues rectilignes, les sombres venelles tortueuses dans lesquelles l'on ne se risque guère. Il a le jugement sûr. Ce qui ne signifie pas qu'il sait ce qui est bon ou mauvais, mais il a réfléchi, il a médité, il a observé, il subodore sans faillir l'inclination future des chemins.

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    Les fans sont de grands enfants, jetez-leur un torchon crasseux, ils s'en goinfreront. Gildas ne mangeait pas de ce pain-là. D'abord par respect pour lui-même. Pour celui du lecteur aussi. Et surtout pour celui du rock'n'roll avant tout. Le mot respect se retrouve dans la bouche de tous les politiciens faisandés d'aujourd'hui, à toutes les sauces, pour Gildas, pour Dig It ! l'expression qualité d'écriture la remplacera avantageusement. Un fanzine n'est pas un paillasson, on veille à l'orthographe, on surveille son style, entre dire et bien dire c'est-là que résident le secret et la différence. Gildas a le nez fin, il sait à qui il ouvre les colonnes de la revue, et tous s'y mettent, on ne se sert pas du rock pour se faire mousser mais pour servir le rock. L'on n'est ni Marcel Proust, ni Ferdinand Céline, mais les impétrants comprennent vite que l'on doit se relire, améliorer son vocabulaire, éviter les répétitions, l'attitude rock 'n' roll doit se traduire par une attitude stylistique. Petit cocorico national, mais pas nationaliste, cette volonté est consubstantielle au rock français, pour de plus amples explications, la chronique suivante de Patrick Cazengler sur Yves Adrien éclairera votre lanterne.

    Sexe, rock et littérature. Le titre n'est nullement cité dans ces Confessions, mais ma lecture bouleversante la plus rock de cet été, n'est autre que Massimilla Doni de Balzac. Non, ça ne parle pas de rock, mais de musique classique, exactement de Rossini, une histoire d'amour – le roman se déroule à Venise – atermoiements d'éros platonicien et résolutions charnelles d'un côté, mais de l'autre un long commentaire analytique sur la musique d'un opéra, j'invite le lecteur à s'y rapporter, cet entrecroisement entre le vécu, l'imaginaire existentiel qui l'appréhende, et sa transcription littéraire qui permet à un tiers de rendre compte de l'expérience d'un ou plusieurs autres s'avère d'une rigoureuse modernité. C'est ainsi que fonctionne Dig It ! En tant qu'objet rock et objet littéraire.

    Facile de vous en convaincre. Page 228 débute une anthologie de textes issus de Dig It ! A tout saigneur, tout honneur. Une cinquantaine de pages dévolues à des présentations de groupes, d'artistes et de d'interviews réalisées par Gildas. Je laisse le lecteur s'éblouir de lui-même. Elles sont suivies d'une vingtaines de chroniques dues aux plumes talentueuses d'autant de participants. Je n'en retiendrai qu'une celle de Vox consacrée à Kim Fowley. L'a un avantage, connaît le début, le milieu, et la fin de l'histoire puisque Kim est mort. Additionner les anecdotes les unes à la suite des autres n'aurait qu'un intérêt limité. Vox se livre à un portrait de l'intérieur, une évocation de Fowley, il s'obstine à le refaire revivre en essayant de mettre à jour la mécanique du dedans, son fonctionnement, nous sommes dans un véritable conte, entre Le joueur d'échecs de Maelzel d'Edgar Allan Poe, et une nouvelle diabolique E. T. A Hofmann.

    Le pesant de chair de la littérature n'est pas à dédaigner. Pèse-t-elle pourtant plus lourd que son équivalent strictement charnel. ? Gildas n'a pas été qu'un homme de paroles. Le rock c'est avant tout de la musique. Gildas fera partie de Shoo Chain ( origine bretonne oblige ) Boogie, une espèce de formation polymorphe foutraque. Les nefs emplies de fous plus que celles remplies de matelots consciencieux ont besoin d'un capitaine qui sache prévoir les écueils et les coups de vent. Gildas sait jusqu'où l'esquif peut donner de la bande, il permet tout, mais le cap ne varie pas, en quelques mots il évite les situations hasardeuses trop périlleuses. Il est le garde-fou, le parapet de l'abîme. Cette activité rock'n'roll est assez proche de son rôle d'animateur, pardon d'agitateur radio. L'émission est largement ouverte, tout en restant axée sur le rock'n'roll, il s'agit avant tout de passer des disques, de les introduire, de les mettre en relation, tout le monde le sait, quand les voitures sont au garage, elles sont bien gardées... Toulouse et sa région occitane, et de ricochet en ricochet la planète rock, ont eu de la chance de posséder un tel catalyseur rock'n'roll.

    Mais le temps passe. Evitez de regarder les illusses. Grosso modo, elles sont affichées dans l'ordre chronologique, passé un certain âge les photos devraient être interdites, Gildas n'échappe pas au temps, nous non plus, il fatigue, il met fin à la revue, il arrête la radio, même avec du produit magique le corps ne répond plus comme avant, this is the end, beautiful friends... Gildas a passé la frontière. It was a good time...

    L'est parti comme il a vécu, sur la pointe des pieds. Il reste les empreintes, profondément gravées dans l'argile de la présence, toute une vie vouée au rock 'n' roll, toute une génération, tout un rameau de la caravane humaine qui est passé sous les fourches caudines du rock 'n' roll, qui ne le regrette pas, et qui continue, par-delà le temps et la mort, car nos actes retentissent dans le futur des siècles et de l'oubli, jusqu'au retour...

    Soustrayez un homme au troupeau humain, vous obtenez un livre-somme.

    Damie Chad

    Outre le livre, le lecteur visitera le site : digitfanzine.chez.com/digit.htlm

     

    Adrien c’est pas rien

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    Pour les gens d’une certaine génération, le nom d’Yves Adrien dit tout. Tout quoi ? Tout.

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    Soixante-dix ans après sa naissance, Yves Adrien officie toujours, mais selon le mode de fonctionnement qu’il affectionne : mystérieusement. Alors un livre paraît qui tente d’ajouter du mystère au mystère, et pour les amateurs de mystère, Le Mystère Yves Adrien est une épiphanie de la bénédiction. L’auteur un certain Bru tente la pirouette d’une fictionnalisation et ajoute de la confusion au mystère, ce qui finalement revient à donner un prêté pour un rendu. Il pourrait d’ailleurs se réclamer du joli coco Cocteau - Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur - Alors il feint en soi. Pas facile d’entrer dans l’intelligence galactique de l’Adrianisme, mais le jeu en vaut la chandelle. Toujours est-il qu’on avale Le Mystère Yves Adrien d’un trait d’un seul, lecture qui fait idéalement suite à une énième relecture de F Pour Fantomisation, l’austrobio la plus clairvoyante du clerc de nos terres.

    Comprendre à travers cet accueil en forme d’écueil lacunaire qu’Yves Adrien fut, est et restera tout. L’écrivain et le styliste le plus marquant de son temps, puisqu’il s’adresse à sa génération, la fameuse génération rock, sixties, seventies, eighties, nouneties, deux-milleties et deux-mille-tenties, soit cinq décades. Le compte y est.

    L’acte fondateur de l’Adrianisme s’appelle «Je Chante Le Rock Électrique», un acte d’une portée comparable au fameux «You’re Never Alone With A Smith & Wesson» de Keith Richards, dont d’ailleurs Yves Adrien ne parle guère, lui préférant sans la moindre hésitation Brian Jones. C’est par le Rock Électrique que s’engouffra jadis le bataillon des élus de la Phrance. Une fois lovés dans le giron de l’Adrianisme, les élus refusèrent d’aller voir ailleurs, les plus déterminés allant même jusqu’à cracher sur les pâles imitateurs. Rock&Folk qui n’était alors qu’un canard français exposé dans les kiosques devint le support des suppôts de l’Adrianisme. Deux pages mensuelles suffisaient. Et quand Yves Adrien quitta le staff du stuff, Rock&Folk sombra dans une vulgarité abyssale dont hélas on hume encore aujourd’hui les pestilences. Yves Adrien avait sans le vouloir révolutionné puis colonisé la presse rock en France, de la même manière que Houellebecq colonisa le microcosme littéraire du quartier latin. L’Adrianisme fut en quelque sorte la dernière révolution française. C’est important qu’un mec comme Bru lui rende hommage, même si on sait que ce n’est pas facile, Yves Adrien étant déjà passé par là.

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    Selon les sondages, l’élu de la Phrance relit NovoVision (ou NovöVision) une fois tous les dix ans, ce qui fait en tout cinq fois. Le bouffant des Humanos jaunit mais le style tient bien le choc. Conçu pour polémiquer avec les mickeys, NovoVision tapa en plein dans le mille. Parmi les élus, certains reprochèrent à Yves Adrien «d’avoir raté la modernité» ou de «s’être vautré comme un bleubite». Mais l’objet de cette antithèse n’était justement pas de prêcher la bonne parole à des convertis, mais d’aller respirer higher, de sortir des kiosques pour caler des mains et tenir des yeux en haleine sur courte distance : 150 pages. Yves Adrien se livrait à son jeu favori, l’Adrianisme, ou si vous préférez la littérature, et trouvait avec NovoVision sa bonne distance qui est celle d’un précieux précis proto-rock. Le seul qui eût jamais existé en Phrance. Alors qu’il nous embarque pour Kraftwerk plutôt que pour Cythère, ce n’est pas le problème, pourvu qu’on ait l’ivresse. L’intolérance des chapelles ne pouvait atteindre un tel écrivain. Les fans des Stooges se battaient l’œil de Kraftwerk, l’essentiel pour eux était qu’Yves Adrien écrive une bonne petite bible. Ce qu’il ne manqua pas de faire. Il ne manqua pas non plus de récidiver : premier testament, deuxième testament, troisième testament. NovoVision, 2001 Une Apocalypse Rock, F Pour Fantomisation. Et puis voilà la cerise sur le gâtö : Le Mystère Yves Adrien.

    Bon, Bru se mélange les cannes avec Ottö et Orphan, mais ce n’est pas grave. Bru alterne les séquences purement biographiques avec des épisodes fictionnels qui ne sont pas sans rappeler ceux de Houellebecq, l’éros en moins, évidemment. Tous ceux qui fréquentent Houellebecq savent qu’il sait faire bander (intellectuellement) son lecteur mieux que ne le fit jamais Georges Bataille, mais nous ne sommes pas là pour ça, même si comme nous le rappelle Bru, Houellebecq et Yves Adrien s’apprécient et s’observent du coin de l’œil, au point d’aller nouer une relation haute en couleurs littéraires. Lors d’une première rencontre chez Tricatel où Houellebecq ivre de cognac enregistre Présence Humaine, Yves Adrien nous dit Bru sort de sa réserve pour lui lancer : «Michel, vous êtes un tueur, vous êtes Vince Taylor !». Le choc des titans. Une façon pour Bru de nous rappeler à quel point ces deux auteurs sont fantastiquement nécessaires à notre bien-être on va dire intellectuel. Bru cite à la suite Adrien : «J’ai vu se dessiner un axe fabuleux : Vince Taylor représentait l’alpha du rock et Houellebecq, l’oméga. Une sorte de double inversé, le résultat d’un essoufflement génétique.»

    Le Mystère Yves Adrien sert surtout à nous sortir du rock pour nous conduire vers la littérature. Bru ne brosse pas le portait d’un röck-critik mais celui d’un écrivain enraciné dans ses auteurs, comme le fut la génération des écrivains du début su XXe siècle, Gide, Camus, Cocteau, Aragon, Drieu, Paulhan, tous gavés d’auteurs classiques et de nrf et qui ne pouvaient que devenir écrivains. Alors évidemment, Bru jongle un peu avec les références, c’est de bonne guerre : il compare certains aphorismes de l’Adrianisme à ceux de René Char ou d’Henri Michaux qui comme Orphan pratique la Connaissance par les Gouffres - Dis-leur que le plus sûr moyen de vaincre le vertige est de travailler sans filet - Bru parle de chaos sémantique, de sommet de l’art, de grâce sans égale, de grande transmutation - le changement des mots en or - il cède à l’ivresse bien naturelle d’une intense immersion dans l’Adrianisme. C’est vrai qu’on ne ressort pas indemne d’une première lecture de Napalm d’Or (in 2001 Une Apocalypse Rock). Pour saluer son Mystère, Bru fait feu de tous bois : il évoque les neuf textes incandescents et obsessionnels de l’Apocalypse rock et parle d’une mise en abyme qui fait œuvre salutaire. Puisque la littérature mène ici le bal, Bru rappelle que Cocteau, joli coco, figure en épigraphe de 2001 - Je ne saurai vivre sans les fantômes de mes amis et sans rêver qu’ils se matérialisent - Fort de cet apanage coctoïque, Bru dresse un parallèle entre Julien Regoli et Raymond Radiguet qui furent pour l’un comme pour l’autre, le Jean comme l’Eve, des pertes cuisantes. D’autres noms d’écrivains viennent s’échouer sous la plume de Bru, certains plus confidentiels - orphelins volontaires - comme Joseph Joubert, Félix Fénéon, Jacques Vaché et Roberto Bazlen, d’autres plus clinquants comme Joris-Karl Huysmans, notamment pour son aspect exilé volontaire et sa conversion tardive, et là bizarrement on rejoint Houellebecq qui dans Soumission fabrique, à partir de sa fascination pour cet auteur de l’avant-siècle, un vrai bijou huysmanien. En tous les cas, il utilise les mêmes techniques, donnant la parole à des spécialistes, comme le fait Huysmans/Durtal dans Là-bas. Et par le petit jeu des dominos de la fascination - F pour Fascination - Bru fait avec ses personnages Ottö et Tania du Durtal à la sauce Houellebecquoise. Lorsque Ottö prend la parole dans cette brasserie de Montparnasse, il étend un voile de mystère comme le fit jadis Carhaix, le sonneur de cloches de l’église Saint-Sulpice. Bru croise bien les points de vue de ses personnages, mais au lieu de lever des coins du Mystère, ils l’épaississent. C’est bien joué, mais difficile à réussir. Pour ça, il faut s’appeler soit Houellebecq, soit Huysmans. À vouloir jouer avec le feu, Bru se brûle parfois les ailes, comme lorsqu’il compare Yves Adrien au Sâr Péladan, que ses contemporains moquaient gentiment en le surnommant le Sâr Pédalant. Il n’est pas certain que son Vice Suprême soit un bon exemple. Bon Bru fait gaffe, il dit que l’ouvrage est aujourd’hui terriblement démodé, comme l’est tout le bataclan rosicrucien, mais il ne peut s’empêcher de voir des similitudes dans le goût des poses et des extravagances. Péladan n’est pas le choix le plus heureux, on eut préféré Félix Fénéon ou mieux encore, Marcel Schwob pour la préciosité de sa rareté qui confinait comme dans le cas d’Yves Adrien au délire inversé. Par contre Raymond Roussel est avec Xavier de Maistre l’auteur miroir idéal, tous deux reclus sublimes et ignorés, voués aux rigueurs du culte, mais bon, les rigueurs du culte valent mieux que celles de l’hiver, personne n’osera nous contredire. Dans F. Pour Fantomisation, Yves Adrien consacre un entier chapitre - Religion - à célébrer la singularité de Raymond Roussel - le plus délicat des suicidés - précurseur avec Alfred Jarry de Dada, exilé volontaire lui aussi - Bref le prisonnier était reconnaissant à Raymond Roussel d’avoir mené sa vie en style - Et puis on croise aussi le noms de Rémy de Gourmont et bien sûr, mais higher, de Marcel Schwob.

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    Avec F. Pour Fantomisation, il faut abandonner toute idée de rock électrique : l’auteur écrit comme on écrivait à l’Avant-Siècle, son texte ahane dans les touffeurs toxiques et actionne page après page ces redoutables ressorts stylistiques qui font la grandeur surannée du genre. L’Adrien émigre d’Iggy à Barbey et se paye même le luxe de passer par Sade, histoire de nous rappeler encore une fois que les Shadows Of Knight sont déjà loin. Devenu Edgeworth de Firmont, Yves Adrien baptise sa queue Louis XIX et la confie aux bons soins de Blandine dont les cinq doigts l’enveloppent, oui, et l’honorent d’une danse exquise et affolante. En quelques lignes hautement séditieuses, Firmont décrit la grandeur du branle des réprouvés et ça vaut ses meilleures pages sur les Stooges, car au fond, il s’agit bien de la même chose : l’orgasme, cette traînée de neige ascendante. L’ultime Breakfast de Fantomisation est le cadre d’une autre célébration, celle si chère à l’auteur de l’ennui - Bref nous avons atteint ce point de civilisation où, tous traits confondus, le plaisir et son contraire portent le même masque, le même nom : ennui - Yves Adrien passe par l’ennui pour atteindre au dandysme. Il y revient dans Fragile Renommée où en quinze lignes, il résume sa vie Rock-Électrique-Stooges-Punk-Discö-Novö-Vogue-Isolement-Semi-clarté-Semi-coma, et il chute ainsi : «Et je me suis lassé de tout. Point à la ligne. De Tout ? À la ligne. De tout. Saut de ligne. De même George Sanders qui se suicida après avoir tourné 107 films.» Higher il se taxe (Wally) d’ex-chantre du Rock Électrique et choisit de s’évader de l’époque par le haut. Il fait ses adieux à Brian Jones et à Iggy et s’exile à V. pour s’y nourrir de sorbets et d’auteurs, Mallarmé, Xavier de Maistre, Rémy de Gourmont, Rimbaud, Alfred Jarry, tant d’auteurs qu’il cite et qui font de Fantomisation un ouvrage bruissant, il salue à pleines pages ces pâmés séditieux et ces coloristes incendiaires, Jean de Tinan - Les volutes éphémères de Jean de Tinan - Jean Lorrain, Hugues Rebell, Barbey et bien sûr le Sâr Peladan. Ne manquent que Léon Bloy et bizarrement, Villiers de l’Ile-Adam. À humer toutes ces volutes, on finit par sombrer dans les limbes de l’aphorisme. De la même façon que François de La Rochefoucauld, Yves Adrien ne peut échapper à son destin de fine lame. Par la force des choses, il devient le moraliste du XXe siècle : «Ainsi sept années passeraient-elles : éloignement extra-terrestre et mise à l’index des médias, l’oubli est une très bonne école.» Et quand dans Fantomisation, il revient sur terre sous le nom de Ghostwriter 69-X-69, c’est pour constater qu’il ne s’était, cette fois encore, rien passé. Il mettra son exil à profit pour se livrer à d’ahurissants exercices des style. Il prend le prétexte de Sain-Jean Baptiste, le précurseur, celui qui œuvrait pour un autre, celui dont le demi-sourire et l’index annoncent un au-delà si proche : «Leçon de maintien : le mystère. Leçon de morale : le désintéressement. Qui veut encore d’une renommée bourbeuse lorsqu’il peut, l’énigme aux lèvres et l’index dressé, devenir foreur de ciel ? Cette attitude, on aimerait que la new-wave, demi-sœur complaisante et chavirée de la foi médiocre, l’adoptât : et que, dans le couronnement de ses mèches en diadème, s’allumât quelquefois une lueur, un simple éclat de grâce perdue.» Et de lancer une nouvelle profession de foi, au cœur même de l’exil où se sont enfermés Edgeworth de Firmont et son protégé Louis XIX : «Face au ciel, il écrirait, et ses yeux seraient deux hosties électriques, deux objets violents non identifiés sillonnant les profondeurs de la page blanche, deux sondes Voyager évoluant aux confins du système solaire et du classicisme halluciné.» Et Fantomisation atteint son Apocalypse au bas d’une page Novo éblouissante : «Mais d’être allé si loin dans le néant valait bien qu’on continuât, vers un néant plus absolu encore, une théorie de contrées inexplorées ; et Firmont, investi comme jamais de l’honneur de se perdre, renouait son périple, se souvenant que le déhanchement est un progrès : la sanction de la lutte avec l’ange, quand, un matin, au seuil de l’hyper-Espace, vous est reconnu le privilège d’avoir été fort contre Dieu.»

    Bru exulte, qualifiant l’Adrien de mondain et d’ermite, de faiseur de modes et de stylite, c’est-à-dire d’ascète boule de cristal. Bru encense les grandes absences d’Yves Adrien, les exils intimes qui durent parfois dix ans et, pense-t-il, qui le fortifient en l’entraînant chaque fois toujours plus loin dans les vertiges de la création, mais ça, qu’en sait-on ? Il ajoute que l’isolement abolit le temps et parle d’un maelström sidéral où proximité et distance s’unissent à jamais. Oui, c’est un point de vue, mais l’isolement sidéral peut avoir ses limites, tous ceux qui jouent à ce petit jeu savent très bien - deep inside their heart - qu’il ne faut pas non plus en abuser. On finit par prendre racine, comme ces ermites qu’on croise dans les forêts profondes du Bengale.

    De l’isolement à l’aphorisme, il n’y a qu’un pas de danse, dirait l’Eve - Enfants des quartiers ravalés à l’âge où, relevant leur col, ils choisissent entre le mal et le dessin industriel - À l’époque, on appelait ça, nous autres les mateurs, le Beat Adrien, ces idées sur le rock et la délinquance qu’il professait et qui sonnaient à nos oreilles comme paroles d’évangile - Brian Jones et moi traquions les cœurs à la machette, jadis, quand le soir fondait sur Paris - Certains de ses textes s’ouvraient comme un hit des Standells : en dix mots, il plantait le décor - I’m gonna tell you a story/ I’m gonna tell you about my town - Dans Fantomisation, il saluait Brian Jones une dernière fois - Cœur de pierre et blancs sneakers. Brian Jones possédait tout. Je ne possédais rien : notre duo fut exemplaire - Puis il s’amusait, d’une seule phrase, à donner le vertige - Baisers qui durent des heures, tempes huilées et souffle court sur médaillon plexiglas de Vince Taylor-fragile Eden.

    Bru indique qu’à onze ans, Yves Adrien trouva dans une confiserie un médaillon Vince Taylor. Il commence donc avec Vince Taylor et poursuit avec Gene Vincent, comme on l’a tous fait à l’époque, dix ans avant le Rock Électrique. Franchement, ce parallélisme dans le funambulisme a de quoi semer le trouble : comme une exacte similitude des parcours. Mais globalement, Bru ne rentre pas trop dans le détail du rock. D’ailleurs il qualifie la découverte de Vince Taylor de syndrome de Stendhal. Chez Bru, l’appel du livre est plus fort. Alors que dans la réalité spongieuse des cervelles inféodées, les deux appels marchent de pair. Même si on ne claque pas des doigts - snap snap snap/dixit Orphan - en lisant Stendhal, les deux appels déclenchent la même bombe à hydrogène érogène. Ayant combattu pour ce Napoléon qu’admire tant l’Eve future, Stendhal aime forcément les Stooges. Ça fait partie du monde intrinsèque.

    Autre élément fondamental du mythe adrianique : le peu de moyens dont on disposait tous dans les early seventies pour s’informer et comme on dit, creuser. Bru a raison de dire que Google permet de se constituer un bagage à moindres frais, mais on sait que ce bagage ne vaut pas le ramage, c’est-à-dire qu’il ne vaut pas tripette. Pour qu’elle ait du sens, la soif de connaissance doit devenir obsessionnelle, et lorsque le hasard fait bien les choses et qu’on croise un érudit, on mesure immédiatement l’écho du chemin parcouru. Pas de complaisance chez l’érudit, le verbe porte. Il est essentiel de le rappeler, car le monde du rock grouille de gens qui parlent des groupes sans avoir écouté les disques, ou pire encore, qui citent des auteurs sans en avoir lu les livres.

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    Yves Adrien entame son wild ride chronique au 14 rue Chaptal avec un ‘papier’ sur Leon Russell. Russell, pas Bloy. Pas mal quand même pour un Absolute Beginner, surtout qu’à l’époque on ne savait pas grand chose de Tonton Leon. Il fallait se débrouiller avec les pressages français de ses albums, c’est-à-dire que dalle, en attendant de découvrir qu’il faisait partie du Wrecking Crew et qu’il avait accompagné les plus grandes stars des Amériques. Le plus frappant chez Adrien, à l’époque nous dit Bru, n’est pas son style en devenir, mais la longueur de ses cheveux qui allaient et venaient entre ses reins. Puis après avoir chatouillé l’entre-jambe humide et chaud de la West Coast, il est brutalement passé, wham-bam, janvier 1973, à la vitesse supérieure : Je Chante Le Rock Électrique - Ovni littéraire dans la presse rock, nous dit Bru - Ah on s’en souvient ! Et si par mégarde on l’oublie, certains soyez-en sûrs ne manqueront pas de vous le rappeler. Les deux dates vraiment importantes du XXe siècle en Phrance sont donc janvier 1973 et mai 1981. Avec Je Chante Le Rock Électrique, la messe est dite : Stooges, Alice Cooper, Dolls, Pretties, Who, Kinks, Yardbirds, Them, Lou Reed, Roxy, oui quel retentissement. Puis il lance la rubrique Trash - C’est dans Trash que tout commence et nous avons ici, fun-fun-fun, des tringles de fer pour briser les doigts de ceux qui l’oublieraient - Comment pouvait-on résister à ça ? Ce fut impossible.

    À sa façon, Le Mystère Yves Adrien commet quelques indiscrétions. Bru nous livre quelques secrets dont on se serait bien passé : un numéro de téléphone, et deux adresses, celle de Verneuil-sur-Seine qu’Yves Adrien appelait V., et pire encore, l’adresse actuelle dans l’Île Saint-Louis, quelque part vers le quai d’Orléans. Lorsqu’on interviewait Marc Zermati pour les besoins d’un livre à paraître, on lui posait la question fatale : «Yves Adrien accepterait-il d’écrire une préface pour ton livre ?», et Marc nous répondait qu’il fallait aller le lui demander. Mais où ? Il rigolait et nous répondait : «Allez au quai Bourbon car Yves Adrien est un Bourbon.» Y sommes-nous allés ? Pas les couilles. Ou pas encore. Puisqu’on parle du loup (Marc), le voici, aux Puces de Saint-Ouen qui demande au kid venu fouiner dans ses bacs s’il est bien celui qui a chroniqué le Goodbye And Hello du père Buckley dans Rock&Folk. C’est là que Bru situe l’origine de leur fraternité. Marc nous dira qu’Eve et lui sont frères de sang, qu’ils signèrent ensemble le Manifeste des Panthères Électriques. Leur histoire est plus rocambolesque qu’il n’y paraît car Eve se fait virer de l’Open Market, mais qu’on se rassure, Marc garde le contact. Il consacre d’ailleurs une vaste partie des entretiens à son frère de sang. L’Open, c’est aussi l’époque où, à l’instar de Tommy Hall et de ses apôtres, Eve Sweet Punk fait une consommation quotidienne de LSD - le LSD 25, comme il l’appelle lorsqu’il toise l’Ardisson d’un regard résolument privé de compassion. Ce n’est pas tout. Yves Adrien et Marc Zermati formaient avec Alain Pacadis un trio de choc qui hantait les nuits parisiennes au plus fort de l’ère Palace/Bains-Douches - entité parfaite, nous dit Bru, le mage provocateur, le businessman passionné et le gay suicidaire - Et quand il comprend qu’il risque d’être dépassé, Eve Sweet Punk se transforme en dandy nucléaire. Il se coupe les cheveux et porte du noir, ainsi qu’un gant noir. Épöque diskö/Kraftwerk/Bowie que personne, pas même Orphan, ne nous obligeait à apprécier. De toute façon, il est bien trop occupé à inventer l’Afterpunk que la plupart des gens confondront bêtement avec le post-punk.

    Occasion rêvée de relire NovoVision. Attention, l’ouvrage glaçait les sangs à l’époque. Il n’a rien perdu de son aspect tranchant. L’Eve va cultiver son ennui à New-York et coiffe au passage Speed 17 d’une auréole de légende - Qu’importe, dans 3 jours j’aurai quitté Paris. Je ne veux y laisser que ce polaroïd d’un couple parfait : Yves Adrien et son ennui - Il profite d’ailleurs de ce pas de danse pour saluer Eno : «Oui, Brian Eno a résolu le problème de l’ennui : il l’enregistre.» À New York, l’Eve se distrait en compagnie de Nico et de John Cale - Nico chante en Allemand pour Brian Jones et dédie «Deutschland Uber Alles» à Andreas Baader - Il ajoute plus loin : «Seulement downtown. Telle était résumée en deux mots, l’histoire de Nico.» L’Eve se distrait aussi en consommant ce qu’il appelle des petites Américaines - J’aime qu’une petite Américaine se réveille trois fois durant la nuit pour sniffer ce que j’ai de plus privé - Elle s’appelle Lesley. Petite veinarde. Elle doit être fière de se retrouver dans un classique littéraire. L’Eve salue aussi Marty Thau, resté sur la touche, too much too soon, alors que ses anciens associés (Terry Knight, Neil Bogart, Steve Leber, Richard Gottehrer) ont fait Grand Funk Railroad, Kisss, Aerosmith et Blondie - C’est important de le dire. Entre les Dolls et le package Kiss/Aerosmith/Blondie, le choix était vite fait. L’Eve croise bien sûr Alan Vega qui «a toujours hésité entre le rôle du «penseur» et du proxénète. C’est l’un des charmes de Suicide... mais aussi l’une de ses faiblesses : on imagine mal Jo Leb citant Sartre et, généralement, le cinéma commence là où les pensées s’arrêtent.» Puis l’Eve rentre à Londres, où dit-il «les drogues ne sont pas aussi bonnes qu’à Paris, mais la pesanteur y est moindre.» Après une parenthèse, il ajoute, avec un sourire complice : «Et les comportements plus subtils : I can hear the grass grow.» Pour écrire comme écrivait l’Eve à cette époque, il fallait connaître les disques et les drogues. NovoVision grouille de rencontres fascinantes, comme celle-ci : «Désireux de me présenter une Anglaise, Michel m’entraîne au fond de l’impasse où... est garée sa Jaguar blanche (modèle 58).» Et c’est là, dans ce petit précis précieux protö-Növö que se trouvent les plus belles pages jamais écrites sur les Cramps - Alors gravement, les Cramps ressuscitent le credo des Initiés : le «Sunglasses After Dark» de Dwight Pullen (qui inspira à Friedrich Nietzsche cette réflexion sublime : «Notre vue va plus loin et plus profond que jamais, et pourtant nous souhaitons être aveugles»-in «La Naissance De La Tragédie»).

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    Iggy bien sûr, mais surtout dans 2001 Une Apocalypse Rock. Surtout, mais surtout définitivement. Autant NovoVision est le book des Cramps, autant 2001 Une Apocalypse Rock est le book d’Iggy, via le royalement nommé Napalm d’Or - Ann Arbor, Montreuil, Saint-Jean-d’Acre, qui se souvient encore de l’arrogance des baronnies wild ? - L’Eve à son sommet de fureur replante l’arbre de vie - Bref (breath ?), retouchant la carte du rock, un public avait émergé des 80’s, pour qui, ultimement, Beatles dark shades et Stones soniques s’énonçaient : Velvet Underground, Stooges - C’est une langue qui se met en route au signal du wham-bam, le beat Adrien explose à la page suivante - Awright, hiérophantes et porte-glaive de l’Ère du Napalm, pages Midwest à franges laminées, les Stooges arrivent - Avec en fond sonore la sourde clameur de 1969 all across the USA - Symphonie de moues primitives, concentré d’US boredom et chain-gang d’handclaps délinquants sur beat boîte de vitesse - Voici Fun House et l’Eve l’élève écrase son champignon - Carburants détonnants, laves ourlées, coulées de semence salamandre et collisions-Sodome sous éclairage Rouge et Or incandescent ; loin de l’unité punk des débuts, le groupe explose sur lui-même en d’impitoyables cadences d’aciérie-fournaise cependant que son chanteur, affichant les premiers jeans lacérés de l’histoire, devient, à jamais, Iggy Pop - Ces quatre pages de Napalm d’Or sont les pages définitives sur les Stooges. Chaque mot sonne étrangement juste. Yves Adrien dut inventer une langue pour honorer le génie tragique des Stooges. Mais dans ce book aux allures de bible, d’autres hommages guettent l’imprudent voyageur, comme par exemple cet hommage à l’Abbey Road des Beatles - Abbey Road ou l’album qu’il eut fallu offrir à Maria Callas - ou encore cet hommage au Blonde On Blonde de Dylan qui luit d’un éclat lunaire, parfait joyau, au cœur de Persiste et Cygne, ou encore ce clin d’œil à Brian Wilson, ce génie replet, ce potentat médusé qui ruinait les photos des Beach Boys, ou encore cet hommage atomique à Jimi Hendrix - Hendrix en 1968 avait vertigineusement transmué Dylan dans All Along The Watchtower, opéra d’alliages dont la seule intro Stratocaster était acte de chevalerie, déconstruction d’horizons et Graal power-chord pour parabole christique - ou encore ce wild hommage aux Pretties et aux Outsiders de Wally Tax - Toute une faune échappée de louches périphéries, escarpes vietnamo-gitans vivant de 45 tours volés et d’élixir parégorique, vénérateurs immaculés de Midnight To Six Man - ou encore les Stones - les barbares dayglo de Jumpin’ Jack Flash - des Stones qui nous dit l’Yves devinent que le monde désormais était à Bowie, avant de rendre un ultime hommage à Brian Jones, LE dandy du siècle dernier - Brian Jones avait refermé chaque porte sur lui, remplacé ses relations par des sitars accordés à ses nerfs de cristal et goûté, en anti-cernes Estée Lauder et manteau d’hermine, ce cannibalisme autodestructeur que Poe nommait «démon de la perversité» et Sade, «principe de délicatesse» - Ou encore cet hommage laconique à Jim Morrison - Orphan se leva et mit Absolutely Live, album puissant - avant de terminer par le plus rock des moralistes, Bossuet, cité dans le texte pour le seul plaisir citatoire : «Je reconnais Jésus-Christ à cette fuite généreuse, qui lui fait chercher dans le désert un asile contre les honneurs qu’on lui prépare». La langue reste la langue, nous n’y pourrons rien.

    Puis Bru entre dans la période mondaine et les noms des personnalités de la vilaine époque - les 80s - tournoient comme les nacelles d’un manège. Un monde parisien qu’on observe tristement et dont Yves Adrien parle tout aussi tristement dans F. Pour Fantomisation. Il semble se battre en permanence contre l’ennui. Dans ce maelström rôdent les noms d’Iggy Pop et de Genesis P-Orridge, mais ce ne sont que les noms. Bru est beaucoup plus prolixe en matière d’auteurs, allant chercher des parallèles chez Michel Leiris (tauromachiques) ou Roger Gilbert Lecomte (géographiques). En 1982, Yves Adrien rompt avec Iggy après l’avoir encensé dans Napalm d’Or. Il faut bien que les modes trépassent - J’ai arrêté Iggy Pop comme certains arrêtent la poudre. Mais sans rechute - Puis c’est la période des Metawave et ce que Bru appelle une collision temporelle hyperréférencée, où se côtoient les figures de James Brown, de David Bowie, de Jacques Lacan ou de Mozart - et c’est là où la prodigieuse érudition de l’Eve explose. Il est le seul à pouvoir se payer ce luxe, faire danser James Brown à Salzbourg, opérer des rapprochements aussi incongrus qu’inespérés, c’est là où la métaphysique du rock emboutit l’ésotérisme littéraire, Yves Adrien adore emboutir et il n’emboutit que ça - Bru parle de forme maîtrisée, de textes prophétiques, d’auteur insaisissable et énigmatique - C’est dans 2001 Une Apocalypse Rock que l’Eve culmine, dans des pages giboyeuses qui, telles ces contrées que découvraient jadis les explorateurs, grouillent de vie jusqu’au délire : les Doors, le funk pâmé de Minneapolis, Brian Wilson, le Parrain, Dylan, S’express, Django Reinhardt, Tim Buckley, Pierre Clémenti, Brian Jones, Terence Stamp, les Stooges, Maria Callas, le rouge Ferrari, tout cela d’un trait d’un seul et plus loin, une autre zone de vie intense : Jean-Luc Godard, Disco Revue, Héraclite, Fellini, Lautréamont, Hector et ses Médiators, Stax, Strange Days, Hölderlin, Tay Garnett, Syd Barrett, les Veda, les nouveaux grands incendiaires de Motor City, Dylan, les Deviants, James Dean, Sal Mineo, les Kinks, oui tout cela jeté en vrac dans le flot d’une langue en furie, autant de noms jetés en pâture au lecteur, comme pour délimiter un territoire. S’ensuit un hommage à 1973, «l’année de Raw Power et de Lou Reed à son apogée, de John Cale éminent et de Todd Rundgren étoilé, de Bowie éclipsant Bolan et de Roxy Music exhalé en splendeur lourde.» Il se pourrait fort bien que 2001 Une Apocalypse Rock soit l’ouvrage rock définitif en langue française. Un vaillant équivalent du Gene Vincent - There’s One In Every Town - de Mick Farren et du fascinant Dark Stuff de Nick Kent. Une trilogie avec laquelle on valse depuis on va dire vingt ans.

    L’autre pool d’attraction s’appelle Julien Regoli, le guitariste d’Angel Face et lui aussi bec fin en matière de livres savants et d’écrivains marginaux, notamment François Augiéras. Bru nous parle ici de complicité intellectuelle indissoluble, ce dont on rêve tous sans hélas jamais la connaître véritablement. L’Eve future ne connaît pas sa chance. On se retrouve tous enlisés dans des ornières relationnelles, faute d’avoir su cultiver l’élitisme. Il semble qu’Yves Adrien ait su se désembourber. Mais à quel prix ! Les jeu en vaut-il la chandelle ? Bien sûr que oui, surtout lorsqu’on ne veut pas voir la médiocrité affleurer dans le ronron relationnel et nous plonger dans l’amertume et l’affliction. C’est dans 2001 Une Apocalypse Rock qu’Yves Adrien sacralise la relation qui l’unit à Julien Regoli - De ce jour, leur relation devenait illimitée : parler la langue des esprits, c’est prendre de l’avance sur soi-même - Ajoutant un peu plus loin le codicille que voicille : «L’usage veut que les esprits demeurent, au sens le plus aimable du terme, spirituels.» Julien vient à V. pour la visite, puis Julien quitte la terre pour monter au ciel, alors Orphan doit encaisser le coup - Well - l’affaire, cette fois, avait été rude - Et pour finir le chapitre dignement, il enfila son smoking cheyenne (celui qui partait si facilement en fumée) et sortant, «hey là !», héla un taxi : «Cocher, à Fontaine-Blow...

    Ce qui nous rend Yves Adrien si proche, plus que son goût pour un certain rock c’est bien sûr son goût pour la canaille et les putes. Bru cite les professionnelles désabusées de la rue Blondel comme d’autres citeraient les putes aux dents cassées des Maréchaux. L’attirance est bien réelle, mais seul Yves Adrien sait dire la grandeur de ces rapports équivoques sans équivoques. Quand il cite les petites marquises vénales des Seychelles, il décrit un univers, mieux que ne l’aurait fait cet auteur injustement méconnu qu’est Hugues Rebell et dont bien sûr parle Bru. L’Adrien partage avec Gauguin cette attirance organique pour les rivages lointains de l’Océan Indien et pour ces filles impubères qui s’offrent aux doigts fins d’or fans. Dans 2001 Une Apocalypse Rock, il s’épanche encore sur l’appât des putes : «Le commerce des prostituées était un emprunt à Aleister Crowley qui louait les whores victoriennes du plus bas étage, métisses et vestales sales dont l’animalité, l’avidité, la force défiante gardaient trace du feu originel.» Quand tu fais monter une Ghanéenne dans ta bagnole Porte d’Aubervilliers, tu fais monter le feu originel, c’est exact. Sans oublier les grosses dames de la rue de Budapest, «radeuses lasses maternant le temps d’un kir celui qui se veut un Boticelli casqué de lumière sale : tous les garçons s’appellent Ronnie.»

    Un goût prononcé pour les dédoublements nous rapproche toujours plus de lui, et ce depuis l’ère magique d’Eve Sweet Punk. Il cite d’ailleurs ces maints alias mirifiques : «Yves of Destruction (période dure), Edgeworth de Firmont (période précieuse), Miles des Vices (période vénéneuse), ou Nirvana de Noailles (période diaprée)». Il délègue ensuite les pleins pouvoirs à Orphan pour décrire l’accélération du monde, avant de se fondre dans l’ombre pour devenir Ghostwriter 69x69 et afficher le look afférent, celui qui orne la couverture du Mystère Yves Adrien. Bru le résume extrêmement bien : «Saturnien et lointain. Absent comme présent. Homme de l’ombre aux éclairs foudroyants. Indifférent au monde, mais attentif à tout...». C’est vrai que l’exil donne de la force, plus que ne le feront jamais les vitamines.

    La force du volet biographique du Mystère Yves Adrien est nous servir sur un plateau d’argent l’actualité qui nous échappe si on ne fréquente pas les galeries d’art. Yves Adrien se serait nous dit Bru épris d’un artiste intégralement tatoué du nom de Jean-Luc Verna qui alterne les expositions de body art et les performances musicales tapageuses. D’une certaine façon, c’est un retour à Genesis P-Orridge et à cette fameuse Cosey qu’Orphan allait retrouver à Londres dans F. Pour Fantomisation. Puis l’Adrien s’éprend en 2016 de l’œuvre d’un certain Hannibal Volkoff, photographe trash (que Bru situe dans la lignée de Larry Clark et de Gus Van Sant), au point d’aller signer la préface d’un photo book intitulé Nous Qui Débordons La Nuit. Dans ce texte, l’Adrien stigmatise le teasing in the face, saluant les trentenaires vifs, instables, déjetés et novateurs - aller - et vouant aux gémonies - retour - les ex-contemporains abusés et autres traditionalistes ayant fait leur temps. Autre éclairage capital : il existe deux versions d’un film intitulé Des Jeunes Gens Mödernes. Dans le premier filmé par Jérôme de Missolz apparaît Yves Adrien. Il y joue son rôle de röck critic des années 70. Dans l’une des scènes de ce film devenu culte, Yves Adrien s’adresse à quatre singes savants, les présentant comme les Monkees. Jean-François Sanz tourne un peu plus tard l’autre Jeunes Gens Mödernes, mais l’Adrien n’y paraît pas.

    Le clou du Bru book est bien sûr le rendez-vous que lui accorde Yves Adrien au café Zimmer, place du Châtelet : «Longue barbe blanche, cheveux démesurément longs couverts d’un superbe haut-de-forme (...) donnent au personnage une allure folle. Devant lui un livre retourné et un verre de vin fin. Du rouge.» Ils ont un échange très littéraire. Adrien : «Se souvenir c’est aussi une marque de fidélité. Ne rien oublier pour continuer d’exister au plus près du soleil, comme disait René Char.» Bru se dit fasciné par le fantôme : «Quoi qu’il en soit, il est subjuguant et donne à voir, par sa gestuelle, nombre d’expressions qui laissent à penser qu’il est toujours en éveil, sur le fil du rasoir, l’esprit aussi affûté que l’est sa silhouette efflanquée, à jamais juvénile. Entre l’écrivain maudit et la rock star.» Fabuleux portrait, n’est-ce pas ?

    La lecture du Bru book nous fut recommandée par Jacques. Thank you my friend.

    Signé : Cazengler, Sweet Plouc

    Yves Adrien. NovoVision. Speed 17/Les Humanoïdes Associés 1980

    Yves Adrien. 2001 Une Apocalypse Rock. Flammarion 2000

    Yves Adrien. F. Pour Fantomisation. Flammarion 2004

    Cédric Bru. Le Mystère Yves Adrien. Séguier 2021

     

    Gasoline alley

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    Revoir un groupe sur scène après un an de régime sec, c’est un peu comme «Revoir Paris», la chanson magique de Charles Trenet - Prendre un taxi/ Qui va le long d’la Seine - sauf que là, ce n’est pas le long d’la Seine, mais au bord de l’Atlantique, sur le ponton de Douarnenez, côté Port Rhu.

    Un an sans concert, c’est un peu raide, surtout quand c’est imposé par le pouvoir. Ça irrite un peu les vieilles fibres anar que certains d’entre-nous hébergent soigneusement depuis le temps béni des CAL (Comités d’Action Lycéens) du printemps 68. D’ailleurs, si on veut bien voir les choses du bon côté, ce genre de situation permet d’actualiser les vieux réflexes et de haïr encore plus brutalement ce qu’on appelait autrefois l’ordre établi, ou encore l’ordre moral, et ce que les rockers anglais appellent l’establishment. Au moins, les choses ont le mérite d’être claires.

    Le rock a la peau dure, comme le chantait Schmoll - Le Rock est notre vie/ C’est la faute à Elvis/ Nous l’avons dans la peau/ C’est la faute à Ringo - et voilà que Gasoline monte sur scène pour un set sur-vitaminé. On va en goûter chaque seconde, comme au sortir du désert lorsqu’on s’abreuve au goutte à goutte. Ce premier concert est d’autant plus symbolique que Gasoline fait du rockab. Wow, ça slappe sous le ciel bleu de Douarn, ville magique, alors que derrière la petite scène passent des voiliers. Ces bienfaiteurs de l’humanité attaquent avec le «Train Kept A Rollin’» des Burnette Brothers, alors back on the track, Jack ! Et une pensée émue pour Laurent qui, installé dans son fauteuil, suit le concert depuis le paradis.

    Les Gasoline sont basés à Douarn, trois mecs et Charlotte, chanteuse/guitariste en robe fifties, qui fait des pieds et des mains pour garder le contact avec un public un peu trop éloigné. Bizarrement, toute la faune rassemblée à l’autre bout de la ville dans le «village» du festival ne s’est pas déplacée. Le public qui assiste au set de Gasoline est un public plus «touristique», mais Charlotte parvient à le chauffer, aidée par son mari Kev, l’Anglais qui slappe comme un beau diable. Wow, comme ce mec est bon ! Il drive son slap en bopper fou, bien soutenu par l’excellent Rico au beurre. Section rythmique exemplaire, le Train keeps a rollin’, no problemo, et même up around the bend !

    Les gens font généralement une grave erreur en considérant ce son comme passéiste. C’est exactement le contraire, le rockab garde tout l’éclat de sa fraîcheur et quand c’est bien foutu, comme c’est ici le cas, toute son jus de modernité. C’est même mille fois plus moderne que ce set de DJ auquel on avait assisté la veille. Au moins, quand un groupe de rockab digne de ce nom grimpe sur scène, on ne craint plus de crever d’ennui. Here we go !

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    Bien sûr, ces quatre cocos ne sont pas des débutants. Ils ont tous des pedigrees ad’hoc, comme dirait le capitaine du même nom. Charlotte a déjà enregistré en 2010 un album de country-rock (on peut entendre des trucs sur YouTube, allez jeter un œil, Charlotte Yanni, c’est vraiment bien). Elle est très fière d’avoir fait la première partie de KT Tunstall. Elle fait aussi un duo avec Kev en Angleterre : Frog On The Tyne, Frog pour la petite Française of course. Et pas qu’en Angleterre, ils jouent partout en Europe. Faut dire aussi que Kev n’est pas né de la dernière pluie. Comme les Animals, il vient de Newcastle et a joué de la basse durant les années 80 dans Hellanbach, un quatuor influencé par Van Halen : trois albums et bien sûr des tas de premières parties de rêve, comme le souligne Charlotte. Pour ça, l’Angleterre a toujours été un pays génial. En plus de Frog On The Tyne, il fait aussi un quatuor de rockab nommé Bessie & The Zinc Buckets : pareil il faut aller voir sur YouTube, ils font une excellente version rockab d’«Ace Of Spades», avec bien sûr Kev au slap et du beau monde autour de lui. L’amateur de rockab se régale non seulement de voir jouer ces quatre cats mais d’entendre leur accent, l’épais drawl de Newcastle.

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    L’autre atout de Gasoline, c’est le Gretschman Brendan de Roeck, costard gris et fière allure, lui aussi paré d’un pedigree impressionnant : quatre album avec le duo de jazz-blues Bobby & Sue, univers haut de gamme, pareil, on peut voir des trucs extrêmement intéressants sur YouTube. Mais pas que ça, Brendan joue aussi dans le duo Rain Check et nous dit Charlotte, il fait ou a fait un petit bout de chemin avec Mick Strauss. Bref, tout un univers à découvrir. On sent chez tous ces gens-là une vitalité à toute épreuve et une évidente passion pour la scène. Charlotte nous branche aussi sur un trio rockab de Quimper, Ducky Jim Trio, et pareil, les bras nous en tombent quand on voit ce qu’ils balancent. Il suffit juste de taper Ducky Jim Trio sur ton clavier et ton écran va se mettre à swinguer comme un vieux juke chromé.

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    Sur scène, Gasoline rend par deux fois hommage aux Stray Cats, avec «Stray Cat Strut» et pour conclure, l’insubmersible «Rock This Town». Les Stray Cats feraient bien de venir voir jouer Gasoline pour prendre des notes, car la section rythmique fout bien le feu au cul des cuts. Si un jour, Gasoline tape dans «Runaway Boys», ils vont le faire exploser, c’est certain. Kev est un redoutable bopper. Il joue avec tout son corps et passe son temps à se marrer, tellement il aime bopper le blues, comme dirait Carl Perkins. Côté voix, Charlotte est parfaitement à l’aise, elle mène bien le bal, elle sort du raunch à point nommé, avec un petit côté Wanda Jackson. Ils font aussi des merveilles sur cette reprise de «Tainted Love». Bien vu les Gas ! Pour calmer le jeu avant l’assaut final, ils proposent un petit intermède qu’ils qualifient de bluegrass avec «Blue Moon Over Kentucky» et bien sûr ça passe comme une lettre à la poste. Ils ont cette aisance qui leur permet de toucher à tout avec brio. On craint le pire quand Kev pose sa stand-up pour passer la bandoulière d’une basse électrique, oh nooo, comme dirait Reg Presley, mais si, comme dirait Yves Adrien, Messie, mais si, car voilà qu’ils rockent this Douarn avec un shoot de gaga-punk bien incendiaire, «Be Mine». On assiste même à un numéro de haute voltige Kev/Brendan en forme de duel de la mort, Gretsch/bassmatic. Ce démon cornu de Kev en profite pour voyager au long cours sur son manche pendant que Brendan solote à la revoyure. On voit jaillir des étincelles alors que le soleil disparaît derrière la cime des arbres, au dessus de Tréboul, de l’autre côté du bras de mer. Fantastique partie de rockalama !

    Signé : Cazengler, gasolime la voisine

    Gasoline. Vendredis sur pilotis. Douarnenez (29). 27 août 2021

     

    L’avenir du rock - Terre d’Israel

     

    Le téléphone sonne chez l’avenir du rock.

    — Salut l’avenir du rock ! Je suis le passé du rock !

    — Ravi de t’entendre, passé du rock. Dis donc, tu m’as l’air en forme pour un vieux schnoque !

    — Oh oui, je vis sur mes réserves. Tu sais ce que c’est, avec l’âge on prend un peu de poids. Ma foi, bon an mal an, on fait aller...

    — Bon, j’imagine que tu ne m’appelles pas pour me parler de tes histoires de bide...

    — Non bien sûr. Je voulais juste avoir ton avis. L’autre jour, en feuilletant Uncut, je suis tombé sur un Nash. Pas le vieux crabe de Manchester qui est devenu millionnaire grâce à David Crosby et Stephen Stills, non, c’est un autre Nash, Israel Nash.

    — Oui, et alors ?

    — Ben, vu qu’il s’appelle Nash, et Israel en plus, je me demandais s’il avait voix à ton chapitre... Ça fait dix ans qu’il enregistre des albums de folk-rock, ce mec se fait photographier avec l’acou dans un champ de blé et il trimballe un look d’old-timer à la Greg Allman, donc tu vois, il est comme qui dirait pré-daté...

    — Tu devrais t’enregistrer, passé du rock, car t’es vraiment comique. Commence par écouter ses albums et là tu comprendras qu’Israel Nash a toute la vie devant lui.

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    Il a raison l’avenir du rock et on va voir pourquoi. Israel Nash n’est pas un débutant, car en dix ans, il a enregistré six albums. Le premier date du temps où il vivait à New York et s’appelle justement New York Town. Il gratte sa gratte devant le pont de Brooklyn et propose un heavy folk-rock bien appuyé. Pour un premier album, c’est plutôt bien. On cherche des comparaisons, mais Israel Nash sonne comme Isreal Nash. Il a beaucoup de personnalité.

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    L’album décolle avec «Bricks», Nash ouvre sur la belle power pop d’Israel, il va chercher son Bricks et ça marche. Cette façon qu’il a de se détacher du commun des mortels est fascinante. Et puis voilà qu’arrive «Either Way», une espèce de petit coup de génie qu’il groove à la rauque - Won’t you please take me home - Il faut entendre ce groove superbe de baby won’t you take me home et là on le prend vraiment au sérieux. Il fait plus loin du heavy country-rock avec «Concrete» et balance ça par dessus les toits. Il est parfaitement à l’aise, on le voit naviguer en père peinard et il ne mégote pas sur l’excellence. Il impose le respect, alors on va l’écouter chanter. D’autant plus qu’il claque ses compos en toute aménité. Il joue son «Beautiful» au piano, un «Beautiful» très beau et très pur, il chante comme une rock star évaporée, il y croit et il a raison d’y croire.

    Contrairement à ce qu’indique son nom, Israel Nash ne vient pas d’Israel. Il s’appelle Isreal Nash Gripka et vient du Missouri où on père était pasteur. Puis comme Dylan, il est allé en 2006 tenter sa chance à New York, le temps d’enregistrer ses deux premiers albums, puis il est revenu s’installer à la campagne, dans le Texas Hill Country, à l’Ouest d’Austin. Il s’est payé 15 acres de bonnes terre et a bâti son studio, Plum Creek Sound, sur une colline. Jones décrit Nash comme un big man, aviator shades, wild hair, a prophet’s beard. Plus les bijoux et les tatouages. Outlaw country look, Jones le compare à Waylon Jennings. Nash déclare : «The country is my spiritual home.» Jones le rapproche aussi de Robin Pecknold de Fleet Foxes, de Matthew Kouck de Phosphorecent, de Jonathan Wilson et de Matthew E. White. Nash écoute Lou Reed et se dit obsédé par les Byrds et Sweetheart Of The Rodeo. Il a même enregistré une cover d’«Hickory Wind», alors t’as qu’à voir.

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    Quand il enregistre Barn Doors And Concrete Floors en 2011, il est en pleine crise d’osmose. Il se prend littéralement pour Neil Young dans le «Fool’s Gold» d’ouverture de bal. Il parvient à imiter à la perfection cette nonchalance sirupeuse et cette plénitude électrisante qui firent la grandeur des premiers albums du vieux Young. Il réédite cet exploit avec «Antebellum». Cette pauvre terre d’Israel se perd dans sa finitude ! Ayant colonisé des terres qui ne lui appartiennent pas, Israel installe ses riffs monumentaux. Il est encore plus royaliste que le roi avec «Sunset Regret». C’est sa came, la came d’Israel, les grooves chaussés de plomb. Retour au spirit de Neil Young avec «Goodbye Ghost». Israel a un sens aigu des horizons, surtout quand un banjo titubant les ponctue. Il se montre valeureux comme pas deux et pousse sa came dans les orties. Sans vraiment le faire exprès, il propose de la Cosmic Americana. On la retrouve dans un «Louisiana» plus country-rock, chanté à l’extension du domaine de la turlutte. Il propose une espèce de story telling de bonne mesure. Il bascule plus loin dans le pathos avec «Bellwether Ballad», mais il s’en fout, il sait qu’il vendra des tas d’albums sur Amazon à des kids palestiniens qui ne se doutent de rien.

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    Nash enregistre ses albums suivants chez lui au Texas. Pour Rain Plains, il dit s’inspirer de Pacific Ocean Blue, l’album de Dennis Wilson et d’If I Could Only Remember My Name, celui de David Crosby. Parmi ses albums favoris, il cite aussi No Other de Gene Clark, Harvest et Déjà Vu - The whole southern Callifornia thing, that sound, the feel of these records is something I’m incredibly close to - Nash raconte aussi à Jones comment il a construit son studio sur la colline : une grande structure métallique en 17 parties qu’il a fallu assembler avec 3 700 rivets. C’est un immense hangar monté par Nash et son pote en quatre jours.

    Sur Israel Nash’s Rain Plains, l’ami Nash se prend carrément pour Neil Young et il a en a les épaules, le bougre. Trois de ses cuts pourraient figurer sur Everybody Knows This Is Nowhere : «Who In Time», «Iron Of The Mountain» et «Mansions». Le premier des trois va même droit sur Harvest, avec ses coups d’harmo. Ce vache de Nash paye sa redevance, il est incroyablement mimétique. De toute évidence, il est fasciné par le vieux Young, il fait le même genre de heavy psychedelia à patchwork, avec du chant plein la purée. Il brait son «Mansions» comme le fait le vieux Young. C’est un phénomène connu, l’anamorphisme psychotropique, Nash ramène tout le son de la sierra du Goldrush, c’est incroyable comme il se fond dans cette vieille brume psychédélique. Même le morceau titre trempe là-dedans, dans cet effarant vacuum d’ouate d’opiate à la Young, ce vache de Nash monte ça en apothéose paraplégique, ça coule comme du miel dans la vallée des plaisirs, il pressure la bulle de volupté jadis initiée par CSN&Y, ça dégouline de son, c’est même gorgé d’espoir et d’esprit, voilà ce qu’il faut bien appeler un coup de génie humide et chaud. L’album est bon dès le «Woman At The Well» d’ouverture de bal, ce vache de Nash se situe dans l’art de l’épaisseur, il a des pouvoirs de mage, il s’installe dans une foison surnaturelle. Israel encule le veau d’or. La folie mélodique d’une guitare surnage dans les couches supérieures de cette puissante Americana. Israel Nash est un organique, l’homme de boules de gomme, il navigue au feeling pur dans les Sargasses jadis inventées par Neil Young. Ses mélasses éclatent au crépuscule des dieux. «Myer Canyon» a tous les atours d’un coup de génie, c’est de la Cosmic Americana de haut vol, il l’explose à coups d’away from me, il teinte ça de psychedelia, alors t’as qu’à voir. Il fait même chanter les anges lorsqu’il s’éloigne vers l’horizon, oh oh baby. Avec «Roxanimatum», il honore sa muse dans le lit nuptial, il envoie sa pop gicler au firmament, mais pas le firmament des temps modernes, celui de l’ancien temps.

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    Israel Nash’s Silver Season date de 2015. Nash y tourne en rond, cultivant sa fascination pour Neil Young. «Lavendula» et «Mariner’s Ode» pourraient très bien figurer sur le Goldrush album. C’est exactement le même délire, c’est même assez beau. Israel colonise Neil Young, c’est tout de même incroyable. Il développe une puissance extrême, quel souffle ! Israel est très fort, il peut tout coloniser. Même s’il fait du Neil Young, il reste intéressant, il joue à la main lourde et chante au mieux de la jérémiade, c’est cool et il n’en démord pas. Il renoue avec la heavy psychedelia de l’early Young. Vas-y Israel, fais-nous rêver. Mais ce n’est pas facile de rêver, quand on est palestinien. Il faut redoubler d’efforts. Israel n’en finit plus de creuser pour irriguer ses terres. Tout l’album est pompé dans Neil Young. Il parvient à créer une sorte de luxuriance et finit par vraiment impressionner. Car bien sûr rien n’est plus difficile à jouer que l’early Young. Il termine avec un «The Rag & Bone Man» noyé de son, humain et chaud. On s’y attache, ça ne demande aucun effort, juste écouter. Israel annexe tous les territoires, il envahit tout, on le lui reprochera plus tard, mais il s’en fout. On lui dira : Israel tu n’es qu’un sale envahisseur et lui, interloqué, répondra : Mais oui, j’envahis et puis après ?

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    Paru en 2015, Lifted est comme son nom l’indique un album qui décolle comme un gros avion cargo dès «Rolling On». Heavy on the up, the Howard Hugues energy, c’est explosé dans l’énormité du push, Nash le pusher push son truc à la folish, il décoche du rolling on, il sature tout de son, il déploie des trésors de push. Même chose avec «Looking Glass» : comme il charge la prod princièrement, ça devient tout de suite inexorable et beau. Il crée un monde psychédélique et demented, sa psychedelia plane comme un gigantesque volatile au dessus de l’Amérique, c’est produit à l’outrance d’un hallali de trompettes. Tout est très beau, sur cet album, on en pend plein la barbe. Nash est un mage. Chaque fois, il va chercher la petite bête cosmique, même s’il se cantonne dans une sainteté à la Neil Young. Ce que dégage ce vache de Nash est indéniable. «Northwest Stars (Out Of Tacoma)» est l’un des sommets de cet album riche en sommets. Nash cultive l’art des dégringolades dans des gouffres béants de Cosmic Americana. Il taille sa route chaque fois, ça lui prend quatre ou cinq minutes - Down in the darkness - puis il passe au down in the desert avec des accents fêlés à la Mercury Rev - You’re spinning me out my mind - Si tu cherches la licorne ou le Graal de la Cosmic Americana, il est là, dans «Northwest Stars (Out Of Tacoma)». Ce vache de Nash profite de la moindre occasion pour régler ses comptes avec l’excellence. Il pousse les harmonies vocales de «The Widow» dans les orties. C’est gueulard, monté en neige, extrêmement en neige. Il finit en explorant la heavy Nasherie de «Golden Fleeces» au collet monté. Encore un cut puissant, un rock de mecs musclés qui ont du répondant, c’est un rock de mecs qui savent boulonner des charpentes métalliques. Pas de problème, Israel va te coloniser le Golan.

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    Pour situer Topaz, un critique de Mojo parle d’hurricane blast of country rock. Le Mojo man revient même sur la dimension spirituelle du personnage qui comme James Leg et les Kings Of Leon est fils de pasteur. Forcément, dans ce type d’hommage, les formules ronflent comme des gros moteurs et le Mojo man qualifie Israel Nash de Memphis Baby Huey. Dans Uncut, Allen Jones dit qu’au moment d’enregistrer Topaz, Nash écoutait plus George Clinton que Gram Parsons,, plus Bobby Blue Bland que les Byrds.

    Récemment paru, Topaz est l’album des rafales extrêmes, un album pris en sandwich entre deux coups de génie, «Dividing Lines» et «Stay». Nash installe aussitôt les conditions du groove, un groove blanc qui sonne étrangement juste. Il va chercher sa maturité au sommet du lard et va se fondre dans l’orchestration. Il coagule sur place et claque tout à l’éclat d’accent. Il sonne tout bêtement comme une super star. Il faut le voir exploser la cime de son Dividing Lines, c’est franchement digne des grands heures de David Crosby. C’est d’un niveau qu’on ne croise pas tous les jours. Oui, Croz en plein, power du groove océanique, influences, sous-jacence du jazz, everytime it’s alive, les Dividing Lines explosent au sommet du Topaz. Pour ceux qui s’interrogent sur l’avenir du rock, la réponse est là. Avec «Stay», c’est encore pire. Ce vache de Nash se fond dans sa chanson. Il dégage encore plus de magie que CSN, il développe le cool breeze de Californie et son Stay explose avec le solo perlé, un truc dont on n’a pas idée tant qu’on ne l’a pas entendu. Il chante comme s’il se protégeait jusqu’au moment où il s’émancipe et ça devient irréel - I just wanna stay for a little while - et il atteint des sommets inégalés à coups d’I just wanna stay. Mine de rien, il crée son monde et impose le respect. Le Mojo man ajoute que si Nash avait vendu son «Stay» à Hall & Oates, il serait devenu milliardaire. Il fait de la Soul blanche avec «Down In The Country», il appuie son chant et ça prend la tournure d’une énormité sans égale. C’est l’un des meilleurs albums qu’on entendra cette année. Il continue de bourrer Topaz de cuts superbes, comme ce «Southern Coasts», il rayonne et étend son empire, il noie ça de ah ah ah, ce mec est incroyablement impliqué, il rentre dans la peau de tous ses cuts, on suivrait ce vache de Nash jusqu’en enfer. Comme le montre «Howling Wind», il combine bien toutes ses petites combines et ça prend vite des allures stupéfiantes. Il bâtit sa légende, cut après cut. Il revient à sa fascination pour Neil Young avec «Suntherland», comme s’il bouclait la boucle. Sur cet album, tout est visité par la grâce. Israel Nash pourrait bien être l’équivalent blanc de Marvin Gaye.

    Signé : Cazengler, Israel Naze

    Israel Nash Grikpa. New York Town. Continental Song City 2009

    Israel Nash Grikpa. Barn Doors And Concrete Floors. Continental Song City 2011

    Israel Nash. Israel Nash’s Rain Plains. Loose 2013

    Israel Nash. Israel Nash’s Silver Season. Loose 2015

    Israel Nash. Lifted. Loose 2015

    Israel Nash. Topaz. Loose 2021

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    Allen Jones : File under hippie spiritual. Uncut # 287 - April 2021

     

    Inside the goldmine - Tara s’est tari

     

    Il sortit du bureau de l’infirmière en chef le cœur serré et la peur au ventre. Il comprit qu’il n’échapperait jamais à leurs griffes. Il ne savait déjà plus depuis combien d’années il se trouvait là. Il avait beau leur dire à tous et à toutes qu’il se sentait bien et qu’il pouvait se passer de traitement, on l’obligeait à avaler ses fioles quotidiennement. C’était disaient-ils pour son bien, mais il n’en croyait pas un mot, car il éprouvait des difficultés croissantes à réfléchir. Il revint dans la salle commune se faire un café. Par la porte fenêtre, il vit passer madame Francine. Elle dansait nue dans le jardin. Elle renouait à sa façon avec l’innocence du jardin d’Eden. À la table de la salle commune se trouvaient deux types murés dans le silence. Les infirmiers qui ne rataient pas une occasion de rigoler pour disaient-ils dédramatiser les surnommaient Blokette et Kasette. Blokette était un très bel homme d’allure sportive aux yeux verts. Lorsqu’il ouvrait la bouche, c’était pour imiter le bruit d’une moto tout terrain, vrooooooom-poh-poh-poh, vrooooooovroooomm poh poh. On savait que c’était une moto tout terrain à cause d’une photo punaisée sur la porte de son placard, qui remontait au temps où il fut champion du monde. Vrooooooom-poh-poh-poh. Quand il commençait, personne ne pouvait le faire taire. Alors Kasette s’énervait. Cet homme décimé par la pauvreté et les abus métaphysiques n’était plus que l’ombre de lui-même. On savait qu’il avait été libraire et qu’à force de pousser le bouchon, il s’était contrepété la cervelle. Alors il élevait la voix et se mettait à éructer :

    — La moelle de l’épée dans le poil de l’aimée !

    — Vrooooooom-poh-poh-poh !

    — Talus le tarin, talus le tarin ?

    — Vrooooooom-poh-poh-poh !

    — Tara n’est pas taré, Tara n’est pas taré !

    — Vrooooooom-poh-poh-poh !

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    Bon, le plus simple, c’est de quitter la salle, car ça devient vite insupportable. Il est en outre fort peu probable que le Tara dont fait mention Kasette soit Tara Milton, mais sait-on jamais ? Pour situer ce Tara-là, il faut remonter au temps où le NME proposait On, une rubrique très intéressante, puisque réservée à des groupes débutants qui avaient pour particularité de ruer dans les brancards, comme par exemple les Chrome Cranks ou encore Five Thirty, qu’on peut aussi écrire 5:30. Alors évidemment, on partait à la chasse, mais en ce temps-là, on chassait à pieds, nous ne disposions pas de tout le confort moderne et des fils qui chantent que les blancs nomment «réseau ADSL». On parle ici des années 1990. Il existait encore une scène underground intéressante en Grande-Bretagne. Five Thirty sortait de nulle part, un nulle part dont ils ne se sont jamais éloignés, puisque très peu de gens connaissaient leur existence. À l’écoute d’un premier maxi nommé Air Conditioned Nightmare, nos naseaux de pisteurs se mirent à frémir.

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    Paul Bassett jouait sur Télé peinte et chantait, Phil Hopper battait le beurre et Tara Milton déroulait un bassmatic entreprenant. Ces gens jouaient la carte du son, aux confins de la mad psychedelia. Ultra-joué et truffé d’harmonies vocales vitales, le morceau titre de ce maxi captait l’attention - You could be a superstar/ or worse - S’ensuivait un «Judy Jones» extrêmement ambitieux, doté d’un fougueux refrain - Judy Jones you’re such a fool - On avait là un hit considérable, bien fouillé, que Tara traversait en tous sens, naviguant dans le flux et le reflux. Oui, on avait là un cut qui battait tous les records d’excellence pulsative ultra-dynamique. En B, ils allaient carrément sur l’hendrixité des choses avec «Mistress Daydream», mais avec une fabuleuse énergie. Ça blastait at 5:30.

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    Du coup, on rapatria un autre maxi, 13th Disciple, paru sur le même label EastWest. Belle pioche puisque le morceau titre avait quelque chose d’assez miraculeux, et c’est rien de le dire. On adorait le NME pour ça, justement, pour cette possibilité d’une île. On sentait les Five Thirty prodigieusement déterminés. On n’en finissait plus d’admirer la vélocité de Tara Milton, bassman virtuose et grand voyageur devant l’éternel. Son ami Paul Bassett wahtait à tire-larigot. L’avenir leur appartenait, «Hate Male» illustrait parfaitement cette vue de l’esprit - We don’t care/ I don’t care - big heavy sound ancré dans les seventies. En B, ils passaient au Mod pop avec «On The Get In», solide, très typé, pas loin du early Ride des beaux maxis, avec un son d’une réelle densité, des couches de voix judicieuses. Ils enchaînaient avec une solide cover de «Come Together» qu’ils tapaient à la dépouille de beat mal intentionné. Tara titillait son bas de manche avec une méprisable ostentation. Ah qui dira l’importance de l’ostentation ?

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    Five Thirty n’enregistra qu’un seul album, l’indicible Bed. Avec le power-poppy «Strange Kind Of Urgency», ils frisaient le smash hit. Tara et ses amis y jouaient une pop d’époque qui depuis n’a pas pris une ride. Le NME s’en fit d’ailleurs les choux gras. Tara raflait la mise avec «Songs And Paintings», montant au créneau et jouant la carte du soft groove africain sur un riff de basse endémique. Les saveurs explosaient, comme explosent sous le palais les saveurs d’un Biriani. Tara jouait son rock Biriani à la vie à la mort. On croisait plus loin une autre énormité, «Abstain», jouée en mode heavy motion. Ils ne lésinaient pas sur les moyens, notamment les accords supersoniques. Tout l’album tenait le choc, «Supernova» sonnait comme de l’ultra-pop dynamitée au bassmatic énergétique. Tara ruait bien dans les brancards. Il ne ratait pas une seule note et chantait à la mauvaise graine. Ils montaient tous les trois en épingle ce mauvais brouet de Mod pop. Ils sonnaient plus heavy avec «Junk Male». Tara y swinguait son drive avec aménité. Ils visaient la beauté prévalente. On retrouvait aussi sur l’album l’excellent «13th Disciple» du maxi, avec ses muscles qui roulent sous la peau. Paul nous wahtait ça comme un damné et ça basculait aussi sec dans le funk. «Womb With A View» sonnait comme de la pretty pop d’inside out. Quoi qu’ils fissent, ils accrochaient. Ces trois mecs travaillaient dans l’after. Ils construisaient patiemment, il fallait juste leur faire confiance. Ils savaient se montrer excellents, aventureux et imprévisibles, un trio de qualités assez rare en matière de rock. Ils embarquaient «Catcher In The Rye» en enfer d’entrée de jeu. Tara taraudait comme un taré. Alors, pourquoi ça n’a pas marché ? Mystère et boules de gomme.

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    Après le split de Five Thirty, Tara va monter les Nubiles. Il parvient à sortir l’album Mindblinder en 1996. On retrouve notre furieux rocker dans le morceau titre d’ouverture de bal. Tara fournit tout le furnish, il tape dans son rock à bras raccourcis et finit par l’exploser. Comme il est libre de ses engagements, il fait ce que bon lui semble. Il monte son «I Wanna Be Your Kinka Kinte» sur un riff de basse métallique. Il rappelle à sa baby qu’il aimerait bien être son kinka kinte. Tara cherche sa voie. Pas facile. On se perd dans son groove intermédiaire, Tara se tarit avec «A Sap’s Guide To Rock ‘N’ Roll» et il faut attendre «Layabout» pour retrouver un peu de viande. Il redevient pendant quelques minutes le héros de l’underground britannique. On le voit ménager ses effets, et ça vire jazz, on ne sait pas pourquoi, avec de belles montées d’adrénaline. Il chante largement au-dessus de la moyenne, mais avec quelque chose de maladif dans l’intention. Il joue avec le feu et la glace, c’est très spécial, mais quand ça explose, on peut dire que ça explose pour de vrai. Il passe au démonté punkoïde avec «Single Mum Barbie» qu’il finit en mode Beatlemania demented are go à gogo et ferme la marche avec un «Best Friends Large Fries And A Diet Coke» tapé au drive de dub et fabuleusement fouillé aux guitares. De toute évidence, Tara cherche un passage dans le fromage. Il joue à l’inspi granuleuse, mais qui s’en fera la gorge chaude ?

    Signé : Cazengler, Taré notoire

    Five Thirty. Air Conditioned Nightmare. EastWest 1990

    Five Thirty. 13th Disciple. EastWest 1991

    Five Thirty. Bed. EastWest 1991

    Nubiles. Mindblinder. Lime Street Records 1996

     

    DES DESIRS DES ENVIES

    IENA

    ( Clip / You tube )

    Premier titre du prochain EP d'Iena à paraître bientôt. Quelle force et quelle beauté cette vidéo ! Noir et blanc, esthétique expressionniste, la chose seule, et rien qu'elle, et la chose porte un nom connu, un groupe de rock, dans la noire nudité perfectale de sa présence, en studio, si bien mise en scène qu'il convient d'abord de nommer Etienne Cimetière – Cano, vidéaste, je découvre, c'est plus qu'un imagier, un œil qui se colle au réel et le garde prisonnier de son regard. L'est si près de ce qu'il montre qu'il semble avoir aboli la distance qui sépare l'objet de sa représentation, vous file l'impression d'être dans l'uppercut de la décharge d'adrénaline rock'n'roll qu'il capte et envoie. Une caméra qui crache. Une mise en scène sauvage, libérée de tout carcan protectif, filme au plus rentre dedans de l'impact.

    DGD Studio Pantin, un simple espace phonique des plus anonymes, parois blanches, et le groupe droit devant vous. Tant de vide autour que les quatre silhouettes en deviennent imposantes, elles annihilent le volume du lieu, Michel Dutot au fond à la batterie, Stéphanie Dherbey sur votre droite à la basse, Eric Coudrais sur votre gauche à la guitare. Tous de noir vêtus, des menaces ambulantes, avant même que le son déferle vous comprenez qu'ils ont un compte à régler avec la vie. Ne se couche-t-elle pas trop facilement devant la défaite des jours et la mort, alors ce coup-ci, ils ne vont pas laisser filer le round entre leurs doigts. Et le son tsunamise. Ne s'arrêtera plus, à la première seconde, vous sentez qu'ils tiennent le grizzly du rock par une patte et qu'ils ne le laisseront pas échapper.

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    JYB ( Jean-Yves Bassinot ) combat à mains nues. Pour toute arme son micro. Et les trois companeros derrière qui assurent comme des bêtes, mais qui tiennent la lice fermée, pas d'échappatoire possible, pas de panique, possède une arme tranchante. Juste lui, son corps, ses mains écartées de marionnette soumise au destin de l'existence, ses regards fous prisonniers de lui-même derrière ses lunettes, et cette voix qui assène la vérité étriquée de nos vies d'individuelles si peu glorieuses. Il y aurait de quoi sangloter, et pleurer sur soi-même, mais rien ne vaut le bulldozer de l'humour ravageur pour crier son désespoir. '' Me rappelle plus en rentrant si je je me suis lavé les dents'' – un truc digne des meilleures paroles du grand Schmoll – et cette netteté incisive de l'élocution qui bouscule tout sur son allant.

    Dutot envoie la marmelade au compresseur, mène le bal des désirs insatisfaits qui tournent en rond à toute vitesse en se mordant la queue qui s'affolent et finissent par exploser lorsque Stéphanie appuie un peu plus sur ses cordes pour rendre l'ambiance encore plus frénétique, la guitare d'Eric flamboie sur les interludes, vous brosse à grands traits des cavalcades de soli qui amplifient la cadence générale, courage les amis l'on se rapproche du bout du tunnel. No insatisfaction ! n'est-il pas le cri primal, l'interjection divine du rock'n'roll bien compris.

    En tout cas Iena a pigé le truc. Nous refilent une sarabande enlevée et enfiévrée, balaient les ordures et les épluchures des renonciations intimes à la poubelle, nous rappellent que si rien ne vaut la vie, la vie ne vaut pas un bon rock'n'roll troussé de mains de maîtres. Nicolas Roy, Loran Solus, se sont partagés l'enregistrement, le mixage et le mastering, z'ont produit le son parfait, clair et enlevé, profond et sans faux-semblant. Ce premier extrait du tout prochain EP d'Iena est un must.

    Damie Chad.

     

    *

    IMPORTS ARIEGEOIS

    Plaisir de rocker, fouiner dans une boîte à la recherche non pas du disque rare, mais de l'inconnu, un CD, un groupe dont on ignore jusqu'à l'existence mais qui vous fait signe. Vous ne savez pas pourquoi et même pas quoi au juste, une photo, un titre, c'est un des péchés mignons de mes vendredis matins ariégeois, sur le stand de Vladimir ( disques, figurines, de revues, livres, dvd ) sur le marché de Foix. Parfois c'est une mauvaise pioche, mais dans l'ensemble, le flair du rocker tient bon la route.

    L'ignorant aime à croire que sa méconnaissance est partagée par le monde entier, une rapide enquête sur le net m'a confirmé ce que j'hypotésais à savoir que le CD que je tenais entre mes mains était bien le premier opus du groupe, ils en ont commis un second en 2003, un album Matrice, un metal de vieille frappe mais teintée d'électronique, aussi bien marquée par Rammstein que Led Zeppelin. Le groupe issu de la région toulousaine a eu plus de 250 concerts à son actif mais semble avoir cessé ses activités. Deux de ses membres sont restés dans la musique. Thierry Cladères a roulé sa bosse dans une dizaine de groupes, partage son expérience au sein de différentes structures pédagogiques et professionnelles. Hervé Chiquet a suivi un parcours similaire, a rejoint le team Batterie Magazine, et le site IZI Drumming, Quant à Bruno Brouard, dans le brouillard nétique je n'ai rien trouvé...

    Pour les oreilles curieuses une vidéo de la cover de Jack in the box du Whole lotta love du Zeppe est sur You tube. Loin de démériter. Je n'ai même pas réussi à m'ennuyer en l'écoutant. Pas du tout iconoclaste, mais à l'écart.

    JACK IN THE BOX

    ( 1997 )

    THIERRY CLADERES : guitare, chant / HERVE CHIQUET : batterie / BRUNO BROUARD : basse.

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    Jack in the box : c'est quoi ce boxderl ! Une batterie cataclysmique qui fragmente le son et ces tortillons de guitare qui vous arrivent dessus comme des fers rouges qui vous marqueraient le visage, c'est du tordu, du crochu,du éébu cornu, z'avez pas le temps de remettre de l'ordre dans votre tête que déjà le plan incliné sur lequel vous tentiez de prendre pied vous catapulte, et je n'ai pas encore parlé de cette basse qui se prend pour une guitare à part entière et ce chant en français qui baragouine l'incompréhension du monde aux quatre coins cardinaux. Fabuleuse intro, l'on a affaire à de sacrés musicos, c'est du gros son, du gros rock, mais avec une rythmique que ne désavouerait pas un trio de jazz, quand ils sortent le jack de sa boîte, vous n'avez même pas le temps de savoir de quoi il s'agit, ah cette caisse claire qui sombre comme la quille d'un navire pris dans un nid d'écueils abrasifs ! J'aurais juré que ces petits frenchies allaient sonner comme Variations mais sont plutôt dans le sillage de Dream Theater. Rien que pour ce premier opus, suis fier d'avoir le CD dans ma collection. Faut citer Marc Dubezy à la console. Pas un sorcier, un shaman qui a capté l''esprit sauvage du rock. Monnaie : le morceau précédent frôlait les six minutes et celui-ci, tout comme le suivant dépasse les sept, l'on sent le piège, vous jettent un truc binaire, un os rythmique tout bête, et ensuite s'y ruent dessus comme des chiens féroces, vous le mastiquent sans fin, se le passent et le repassent et chacun d'eux y imprime la marque famélique de ses crocs fabuleux, vous font la totale, le hachis- parmentier, le solo à l'égoïne, les chœurs sacrés de l'opéra barbare, le démantibulement du son, le piétinement du paillasson, vous étirent l'élastique jusqu'au plafond et vous écrasent les pots de fleurs à coups de vigoureux talons de fer, fini le théâtre, là ils culminent dans ces moments lyriques d'extase débridée que seul le Led Zeppe a su atteindre. Ecoute le meilleur : l'on quitte la chaussée des géants, le blues trompette et klaxonne par l'entremise de la guitare, le chant ne s'occupe pas du vocal, s'écoute comme un instrument qui au lieu d'écarteler des notes met des mots en exergue comme s'il voulait vous enfoncer des secrets infinitésimaux dans votre misérable caboche, ensuite il est difficile de dire ce qui se passe exactement, chacun endosse le rôle qui lui plaît, et vous tombez dans un charivari phonique du meilleur effet, vous aimeriez avoir trois cerveaux pour tout entendre, mais non, la basse vient vous caresser pour vous consoler, la batterie ricane et vous tapote la cabosse en compote, sur ce la guitare s'envole pour gronder encore plus fort, n'y a plus qu'à vous laisser rouler par la vague sonore, pourquoi ce qui vous fait si mal est-il si délicieux ! Ces gars-là étaient en avance sur leur temps.

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    Je croyais avoir dégoté un bon disque de rock français et j'hérite d'un chef d'œuvre inconnu.

    Damie Chad.

    *

    Dans la poignée de disques ramenés d'Ariège, cet Orville offert par l'amie Patou, j'ai cru qu'il s'agissait d'Orville Nash que le Cat Zengler et moi-même vous avons déjà présenté voici quelques années, mais non il s'agit d'Orville Grant, une sommité du country français, l'a enregistré dix-huit albums à ce jour.

    ORVILLE AND THE WOODBOX

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    Encore une histoire de boîte, mais celle-ci est en bois, moi qui ai passé toute une partie de ma vie à fumer des cigares plus ou moins gros – cela dépendait des hauts et des bas de ma fortune personnelle – n'ai aucune appréhension quant aux boîtes à cigares. Notamment celles avec lesquelles les premiers bluesmen confectionnaient leurs guitares. C'était déjà un progrès par rapport aux fils de fer qu'ils tendaient sur les murs et les lessiveuses armées d'un manche à balai, mais enfin c'était surtout signe de dénuement et de misère. L'est vrai que ces dernières années s'est installée une mode que l'on pourrait qualifier de retour forcené aux roots ou de recherche désespérée des racines perdues...

    Le disque se présente comme le premier volet d'une trilogie intitulée Train. Road and Prison Songs, à croire que toutes les routes mènent en prison...

    For so long now : que le son est aigrelet, c'est bien sympathique mais cela risque de devenir ennuyant. Orville est le premier à s'en apercevoir et à rajouter un peu d'électricité, la voix est douce et mélancolique, elle emmène de la profondeur à cette première compo, quelques tapotements bien venus apportent un accompagnement qui aide à rendre le long chemin plus agréable. Freedom train : une voix plus pleine, qui ne se presse point mais chargée d'espoir. Un petit défaut, l'accent est si français que l'on comprend tout, cela enlève du mystère à cette ballade et empêche le rêve, la boîte à cigare se transforme en pedal steel guitar. Terraplane blues : un démarrage de bagnole et voici le célèbre blues de Robert Johnson, un peu casse-gueule de se risquer à une telle reprise, la guitare de Johnson n'était peut-être pas du meilleur bois mais les doigts du diable agitaient les cordes, Orville rajoute une électrique et nous la joue plus rock que blues, se permet quelques filets d'accord maigrelets sur la fin. Johnson gagne la course la les yeux fermés. The road to ruin : plutôt la route du rock que le chemin de la ruine, c'est un peu comme ces plats de pattes plates qui doivent leur saveur aux ingrédients épicés que l'on rajoute. Ne jette pas non plus un cigare allumé dans le réservoir à gazoline. Alabama jail : l'état le plus raciste des USA, pays démocratique qui peut vous offrir bien des prétendants de haute tenue à cette première place, commence par un bruit de fers chevillés, l'on rajoute des froissements électrifiés pour rompre la monotonie, un peu tristounet l'est vrai que l'on n'est pas dans un hôtel cinq étoiles. Seven white horses '' Prisoner's dream'' : ballade ou berceuse d'un rêve de prisonnier à sa fenêtre, Orville nous sort sa voix la plus romantique, la plus désespérée, de la box s'élèvent des granules de notes fragiles comme une ménagerie de verre. Peut-être la piste la plus authentique de l'opus. Dommage que les paroles soient si répétitives. Folsom prison : une version de Cash un peu déjantée qui se traîne à ras la cellule comme un serpent à la colonne vertébrale brisée. L'on attendait une version plus imaginative que cet amas d'électricité qui rampe sans espoir. Ain't no grave : le vieux classique de Brother Claude Ely, avec hurlements de coyotes et sifflets de locomotive déchirant la nuit, une belle ballade country qui repose avant tout sur la voix d'Orville agrémentée de quelques chœurs, tout le reste c'est un peu de l'accompagnement, comme la salade que l'on sert pour servir de décor aux écrevisses malgré un petit solo central relevé à l'ail sauvage. Orville fait durer le plaisir, surtout le sien. The soul of a man : une reprise de BW Johnson, roi de la guitare évangéliste ( que voulez-vous, nul n'est parfait ) une belle introduction qui résonne comme un banjo, un début qui ne se concrétisera pas vraiment, l'on poursuit en easy listening, plus ou moins murmuré ou claudiqué. Sadness and shame : surprenant un petit côté jazzy-funk, pas trop non plus ne faut pas exagérer, la voix un peu mélodramatique prend le dessus, un petit air pale blue-eyed soul renforcé par la douceur de chœurs féminins. Nous sommes vraiment très loin des roots initiales avec cette compo d'Orville. Terrac-blues : Là on donne un peu dans la chansonnette mignonnette avec des oiseaux qui font cui-cui. Disons-le ce n'est pas du tout cuit. La country grand public se dissipe aussi rapidement que la fumée d'un cigare bien au chaud dans sa boîte millésimée. 35 south river blues : ouf une guirlande d'authenticité, Orville vous prend sa voix mâle d'aventurier que vous suivriez jusqu'au bout du monde en toute confiance, les poules gloussent, et tout le monde est heureux, même ceux qui sont morts. Les vaches meuglent, servent de pompom girls. Crazy mama : empruntée à J. J. Cale, idéal pour filer à la quenouille les notes sans fin, mais sur sa box Orville trotte menu du moins au début, se la joue au bluesman désespéré qui fait sonner une basse pas vraiment funèbre. Faut attendre la deuxième partie pour qu'il nous régale de ses notes piquées au cure-dents comme des olives dans le fond du bocal. Hélas, n'en restait pas beaucoup.

    Au final, un peu déçu. Manque un peu de poudre et de fougue à mon humble avis. Ce qui est sûr c'est qu'il ne joue pas au virtuose, n'est pas celui qui avance les doigts sur les cordes et les pieds en l'air, nous la joue cool, pépère, heureux, serein. Ne semble pas vraiment angoissé par la recherche de la note bleue ultime ou primordiale. Va son petit bonhomme de chemin, joue un peu sur les poncifs et les représentations country dument cataloguées. Mais c'est ainsi qu'il le voit, et il a raison de suivre ses propres visions.

    Damie Chad.

     

    *

    La pile de Cd's plus haute que moi c'est comme le pot de confiture, une cuillère à peine avalée vous y revenez, mais celui-ci a une drôle de consistance, pas vraiment compacte, plutôt une pâte feuilletée, examinons cette bizarrerie, le format d'un boîtier mais ce n'est pas un disc, cela me revient d'un coup, c'est un livre ! Pas de n'importe qui. De Flore Teneul.

    FLORE TENEUL

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    Rencontrée au Mima de Mirepoix, un festival de marionnettes, vous avez le In payant ( cher ) avec des compagnies officielles et reconnues. Beaucoup préfèrent le Off, moultement plus créatif et qui travaille au chapeau. Si cela ne vous suffit pas, vous avez le Out, qui s'installe un peu partout, libre et désorganisé, qui squatte chaque surface non occupée de la petite cité médiévale. Du monde partout, une cohue joyeuse et rieuse, c'est au bout des arcades de la place du marché que Flore Teneul avait délimité un espace d'une dizaine de mètres-carrés grâce à un velours pelucheux noir. Elle-même se tenait assise au bas du mur. Vêtue de noir. Ses cheveux blonds de fille du Nord n'en paraissaient que plus éclatants. Le public a fini par s'asseoir, les enfants devant, les adultes derrière, les chiens près de leurs maîtres.

    Flore Teneul nous tourne le dos. Flore Teneul n'est plus Flore Teneul, l'est devenue une espèce de chose noire informe, sa silhouette qui n'est pas très grande évoque l'architecture d'un donjon moyenâgeux massif et noirâtre, Magie de la contorsion. Le silence s'installe. L'on ne voit rien, mais elle bouge, l'on ne voit pas mais l'on sait que de l'autre côté sa tête descend, doit atteindre le point de basculement de gravité, mais elle tient son équilibre, la voici qui apparaît entre ses cuisses, renversée, le crâne enserré dans une calotte noire, son visage à contre-courant de la normale, le front en bas, mais les yeux nous regardent, les enfants ne mouftent pas un mot, les canidés ne bougent pas une oreille mais suivent du regard cette espèce d'être avortonesque – comment la délicieuse Cosette de tout-à-l'heure s'est-elle métamorphosée en Quasimodo – qui parle, une voix de gamine basse qui semble sortir de ses entrailles s'aventure dans une histoire. Difficile de trouver un sujet plus triste et plus scato, une petite crotte au coin d'une rue qui s'ennuie... sujet glissant, rappelons-nous que certains alchimistes fabriquent de l'or à partir de résidus excrémentiels, en tout cas le public immobile marche, et suit bouche ouverte, l'on aimerait connaître la suite de l'épisode, mais au bout de quelques minutes c'est fini, lorsqu'elle se retourne pour saluer elle précise que ce n'est que la première scène d'une œuvre en devenir, une espèce d'opéra-crotte synesthésique qui accrochera d'après nous aux agrès de l'art du conte et du cirque les anneaux de la poésie et de la musique.

    Ce serait dommage qu'elle disparaisse si vite, non elle a des livres à vendre, patientons quelques minutes le temps qu'elle récupère les piécettes de la recette et échange quelques bisous avec son copain. La voici. Un beau livre, que je feuillette, mais la terrible malédiction des chacals de Béthune est sur moi, je n'ai que peu de monnaie au fond de mes poches, je n'emporterai donc que ce modeste format CD :

    MON MONSTRE

    FLORE TENEUL / ARTHUR HUBERT

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    C'est petit mais ça a de la gueule. Ça vous arrache même la vôtre au premier regard. Le texte est d'Arthur Hubert duquel j'ignore tout. Flore Teneul vient d'achever un cycle de trois ans d'études de dessin à l'Ecole Nationale Supérieure La Cambre de Bruxelles. Elle s'adonne à ce que j'appellerais au dessin sauvage, un entremêlement de traits filamenteux tracés au stylo bille. C'est quoi cet embroussaillement, ce n'est pas que l'on ne voit rien, c'est que cela vous saute aux yeux et vous devez régler votre regard. Un nez de pitre trop jovial pour être honnête, un visage dépenaillé, cette bête possède des jambes, un bras, et une chevelure buissonnière. Le titre vous permet de comprendre, c'est un monstre une espèce de fœtus macrocéphale hurlant, aux dents coupantes, l'adjectif possessif '' mon'' vous permet de comprendre qu'il appartient à Flore Teneul, qu'il est du moins une expression de son moi, de sa féminité, de son sexe prêt à croquer le monde. Femme-flamme, femme-feu, femme-fontaine, femme-fleur, son corps n'est qu'un cri, un pistil qui détient en lui la perpétuation du monde. Forêt pubienne et clair matin des aurores nietzschéennes. Le monde est une représentation monstrueuse de l'élan vital. Une volonté énergétique excédentaire. N'ayez pas peur. Riez, souriez, le monstre arbore son gros nez rouge de clown. Un petit côté grotesque qui n'est pas sans rappeler l'esprit de la Trilogie noire de Verhaeren.

    Le texte d'Arthur Hubert n'est pas de reste. L'a compris que cette émanation rugissante, ce chardon urticant, cette boule de remontrances, trahit un désir de vivre sans limite et de connaissance sans entraves. Cinq dessins, cinq dards empoisonnés de sarbacane effrontée, Flore Teneul affirme sa présence avec une superbe insolence. Elle se regarde dans son propre miroir pour s'affronter à elle-même.

    Voilà je ne sais pas grand-chose d'autre sur Flore Teneul. Qu'elle est la fille d'artistes de land art, qu'elle joue de l'accordéon, mais cette manière toute simple, sans forfanterie, d'habiter son propre corps et son propre esprit, de se mouvoir avec cette aisance qui n'appartient qu'à elle, comme une ballerine-coquelicot sur les talus de nos désastres qui nous servent de décor, une attitude foutrement rock 'n' roll, une graine voyageuse aventurée dans l'ouragan de sa jeunesse – elle est née en 1999 - qui cherche sa terre au croisement arable des bauxites du songe et des arts, dans le seul but que s'épanouissent ses talents, tout cela flamboie d'aube et de promesse.

    Une artiste. A suivre.

    Damie Chad.

     

    OEUVRES / TOME II

    AUSTIN OSMAN SPARE

    LE DESSIN AUTOMATIQUE / lE FOYER DE LA VIE

    lE LIVRE DE L'EXTASE HIDEUSE / LA VALLEE DE LA PEUR

    ANATHEMIE DE ZOS / GALERIES DE DESSINS

    ( Traduction : PHILIPPE PISSIER )

    ( Editions ANIMA / 2021 )

     

    Nous avions présenté dans notre livraison 330 du 25 / 05 / 17 le premier tome des Oeuvres d'Austin Osman Spare. Ce deuxième volume s'inscrit dans la même esthétique, grand format de 292 pages, papier bouffant, typographie soignée. Si la couverture du Tome I s'auréolait d'une alchimisante couverture oronge triomphale, celle-ci d'un jaune éblouissant est à considérer comme la geste d'une véritable xantho-érotologie. Les éditions Anima cornaquées par Vincent Capes se sont attelées à une tâche gigantesque qu'elles mènent depuis plusieurs années sans défaillir. Qu'elles soient remerciées ici pour leur engagement hautement méritoire.

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    Pour ceux qui ignoreraient Austin Osman Spare ( 1886 – 1956 ) rappelons qu'il fut un artiste pictural. Cet adjectif n'est pas à entendre selon sa plus triviale acception, si ce livre présente une galerie de dessins de Spare il ne faudrait pas en conclure que Spare fut, entre autres, un dessinateur émérite. Pictural définit moins le terme de peinture ou de dessin que le geste même de l'artiste fomentant par son art et son œuvre une induction poétique sur le monde. Il ne s'agit de réaliser un beau dessin, mais par le tracé de la main sur la feuille, d'ajouter, retrancher, apporter, une modification à la réalité mondaine. L'on ne s'étonnera pas que Austin Osman Spare se soit lui-même définit en tant que Magicien. Il connut Aleister Crowley, mais se sépara de lui, la Grande Bête ne lui faisait pas peur, sans doute pensa-t-il que ses gesticulations ostentatoires – Crowley fut un ardent publiciste – s'harmonisait trop à la tunique écarlate de la Grande Prostituée, il était de ceux qui préfèrent s'entourer de silence pour mieux s'affronter à l'Innomable.

    Le premier tome présentait l'œuvre sigilaire de Spare. Répétons-le, le dessin ne consistait pas pour Spare en une plate représentation d'un objet quelconque. L'entrevoyait plutôt comme une concentration d'un point focal en lequel convergeaient les courbes de l'espace que son crayon retrouvait et inscrivait sur une feuille. Une espçce de mytho-mathématique supérieure appliquée. Le sigil est à considérer comme la mise à jour graphique d'une nodalité de forces soumises à une forte concentration. Une espèce de métaphore agissante de ces entremêlements cauchemardesques que l'on nomme nid de serpents. Bouclier mental de défense et de puissance.

    L'introduction de Phil Baxter permet d'entrer de plain-pied – s'il a du talon nu effarouché quelque gazon de territoire – dans la pensée de d'Osman Spare, en cette étape que l'on pourrait qualifier de post-sigilique. L'acquisition de la puissance est en quelque sorte une preuve, mais si l'on y réfléchit bien elle est aussi le signe de notre faiblesse puisque nous avons besoin d'elle pour interagir sur le monde. Quelque part, même si nous sommes victorieux, nous avons dû pactiser avec ce que vous voulions réduire à notre merci, l'exercice de la puissance est surtout le signe de notre manquement à dominer l'univers, l'individu se doit s'auto-suffire de sa propre souveraineté. Le Mage se doit de ne pas agir, tout se résout dans sa tête. Lancer un sort, c'est sortir de soi-même, c'est déjà ne plus être soi. S'amoindrir de soi-même.

    Suivent cinq textes théoriques de Spare. Nous octroyons ici au vocable théorique le sens de méditation, que le lecteur ne le prenne pas en sa signification de réflexion précédant l'action, ce serait un dommageable contresens. Spare essaie d'y voir plus clair en lui-même, c'est la seule manière pour que le monde perde son obscurité. Si ces textes devraient être herméneutiquement rapprochés d'ouvrages connus, un seul livre s'impose : Ainsi parlait Zarathoustra, c'est dire la beauté et la force nietzschéennes de certaines de ces pages. A la différence près que le seul disciple de Spare serait Spare lui-même. Textes philosophiques donc, qui se situent au-delà de tout moralisme kantien mais qui prennent racine dans le Moi absolu de Fichte.

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    A part que si Spare semble s'inscrire dans la mouvance de l'idéalisme absolu allemand, s'il trouve refuge dans la citadelle inexpugnable du Moi, il refuse de s'y laisser enfermer. Il possède une autre forteresse qu'il visite régulièrement. Celle du Je, qui est sa porte de communication avec le monde. Pensons à Hesse, à Narcisse qui reste enfermé dans l'abbaye et Goldmund qui s'en va folâtrer dans les champs de blé...

    S'arracher au monde en tant que déploiement physique est facile, quelques rochers, quelques herbages, rien de bien essentiel, mais s'extraire de la quintessence du désir du monde magnifié dans le corps de la femme est plus difficile. D'autant plus difficile qu'il ne s'agit pas de s'infliger les mortifications chrétiennes de privation de la chair. Essayer de jouer à faire avancer la Reine sur un plateau d'échecs sans la toucher, juste avec la force de votre esprit, nous vous promettons bien du plaisir.

    Comme toujours en méta-physis, la difficulté réside en le mouvement. Comment influer le monde sans bouger. Cruel Zénon nous apporte une solution peu satisfaisante, si vous voyez la flèche se planter dans le cœur de la cible, c'est que vous vous trompez. Votre vue n'est pas bonne, elle est illusoire. Spare évite ce faux-semblant. Si la flèche de votre action sur le monde quitte l'arc de votre tête c'est qu'elle bouge, que vous sortez de vous-même que vous agissez dans le monde.

    Surtout ne pas sortir du Moi pour se rendre dans son Je. C'est le contraire c'est le Je qui doit se rendre dans le Moi pour y mourir. Mais si le Je se meurt, c'est vous qui mourez car le Je est votre implantation mondaine. Ce qui ne vous empêche pas de renaître puisque votre Moi subsiste. C'est ainsi que vous devenez le maître de la réalité du monde.

    Cela peut sembler abstrait. C'est oublier le principe d'équivalence des mécanismes de la pensée. Privilégiez le mécanisme et pas le contenu. Vous cherchez la souveraineté absolue, remplacez-là par l'extase. Recherchez l'extase en vous-même et vous la trouverez. Nombre de lecteurs évoqueront les termes d'onanisme intellectuel. Cela est dû au fait que la pensée ésotérique anglo-saxonne est selon moi trop tributaire de ses racines chrétiennes.

    Les dessins splendides. A regarder comme les atermoiements de Spare entre son Moi et son Je. Les envisager selon leur apparente immobilité relève du non-sens, ils sont des stades, des bornes qui servent à visualiser une dynamique. Le lecteur distrait dira : superbes dessins de nus. L'être humain est surtout connu pour proférer des stupidités dans son existence. Il est nécessaire de les entrevoir en leur immobilité agissante. Spare ne dessine pas le monde, il ne le reflète pas, certains dessins sont de véritables rites que Spare s'adressait à -même, ils sont de terribles instants de solitude, d'extraction du monde, d'autres sont des approches, des vols qui n'ont pas fui pour reprendre les mots de Mallarmé.

    C'est un livre difficile, de toute beauté, il faut remercier Philippe Pissier pour la beauté et la justesse de sa traduction. C'est grâce aux efforts inlassables de Philippe Pissier que les lecteurs français peuvent approcher l'œuvre d'Aleister Crowley. Quelques rockers se demanderont ce que vient faire la chronique de cet ouvrage dans leur blogue préféré. Qu'ils réécoutent Led Zeppelin...

    Damie Chad.