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CHRONIQUES DE POURPRE - Page 150

  • CHRONIQUES DE POURPRE N° 5

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 005 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

     

    UN COUP DE DES JAMAIS N'ABOLIRA LE HASARD.

    STEPHANE MALLARME.

    MANUSCRIT ET EPREUVES.

    EDITIONS ET OBSERVATIONS DE FRANCOISE MOREL.

    OCTOBRE 2007. LA TABLE RONDE.198 p.

     

    Irremplaçable. Pour tous les aficionados du Maître celui qui, surgi et inférant la manœuvre. Dépêchez-vous de vous le procurer : il n'a été tiré qu'à 2500 exemplaires. Certes les éditions du Coup de dés ne manquent pas mais celle-ci offre les fac-similés de la revue Cosmopolis, le manuscrit qui servit à l'édition fantôme d'Ambroise Vollard qui devait être illustrée par Odilon Redon, les épreuves de cette même édition corrigées par Mallarmé, plus quelques pages de brouillons, grand-format 24 32 sous coffret cartonné ! Que demander de plus, si ce n'est une couverture du bouquin lui-même moins souple, par trop économie de bout de chandelle.

    Mais ne boudons pas notre plaisir dans le boudoir poétique. Je vous laisse rêver sur les différents documents offerts à votre curiosité. Intéressons-nous plutôt à la lecture du Coup de Dès proposée par Françoise Morel. Une courte notule de Joseph Benhamou nous apprend que Françoise Morel n'est autre que la fille du poëte Henry Charpentier secrétaire de L'Académie Mallarmé, familier de Paul Valéry, d'Edmond Bonniot et d'Henri Mondor, ces fidèles de l'après-mort du poëte qui s'instituèrent les gardiens et les propagateurs de l'oeuvre mallarméenne et à qui nous devons tant.

    Les gloses savantes autour Un Coup de Dés ne manquent pas, mais la méthode de Françoise Morel nous semble bonne, de ne s'en référer qu'à Mallarmé lui-même, pour dissiper les aléatoires sombreurs du poème. Obscurité toute relative d'ailleurs, la grandeur du texte ne résidant nullement en son opacité mais en l'incommensurable arpentage de sa tentative.

    La poésie de Mallarmé fascine tant, que nombre de ses lecteurs en oublient qu'il fut aussi un fabuleux prosateur, propagateur d'une phrase des plus fluides et des plus nerveuses, en le jeu où elle épouse la moindre variation sensitive de la syntaxe française. Alors qu'un Marcel Proust construit le déroulement de ses périodes sur l'intangible ossature propositionnelle de la grammaire, Mallarmé suit le courant du sens. Sa prose va vers ce qu'elle veut dire, et refuse de dire avant que de s'écrire. Comme le navire qui s'incline d'un côté ou de l'autre, selon l'ondoiement de la vague.

    C'est en cela que parler d'obscurité mallarméenne relève de la bêtise. Mallarmé n'est pas obscur, mais subtil. Sa parole ne cèle rien, elle en dit plus. Ce poëte, que l'on surnomme du silence et de l'extrême condensation, a beaucoup parlé. Mallarmé ne s'est jamais retranché, il fut homme affable qui entrait facilement en conversation, avec ses pairs, ses voisins, la commune humanité, le mardi et tous les autres jours de la semaine. Il suffit de feuilleter le volume de la Pléiade, édition Mondor, et non la nouvelle en deux tomes de Bertrand Marchal établie selon les lois économiques de la vulgarité sacrificielle éditoriale actuelles, pour s'apercevoir que Mallarmé fut un causeur disert. Reprenant en cela une des plus vieilles traditions de notre littérature nationale.

    Il parlait de tout et de rien, mais pas de n'importe quoi puisqu'il ramenait tout à la structure élémentaire de quelque idée fixe. De la nature, non pas des choses, mais de la poésie pourrait-on baptiser son entreprise. Donc revenons à la raison de Françoise Morel d'appuyer chacune de ses assertions de nombreuses lectures de Mallarmé. Car Mallarmé ne parlait pas au hasard. S'il en est un qui donna un sens plus pur à chaque mot de la tribu ce fut bien lui. Quoique le terme de philosophique me déplait pour qualifier la démarche mallarméenne, j'opte bien plus volontiers pour celle de métaphysique, le travail de Mallarmé vis-à-vis du langage est bien celui d'un resserrement sémantique du sens du seul vocable autour de ce qu'il nommait sa native signification. Ce qui ne veut pas dire automatiquement étymologique mais d'une manière plus précise, originelle, en le sens où l'origine est toujours téléologique. L'origine n'a d'autre fin que son propre but.

    Nous ne sommes pas toujours d'accord avec les visions de Françoise Morel, sa lecture des plus intelligentes détruit l'imagerie du poème. La tempête initiale se résout trop souvent en infime clapotis. Mais la yole à jamais littéraire induit peut-être une telle appréhension. Marin baudelairien, Mallarmé qui bâtit son expérience poétique sur l'environnement quotidien de son existence, sa pipe, ses bouquins, sa chambre, ne fut qu'un marinier d'eau douce. Mais notre désaccord provient surtout d'un a-priori métaphysique. Pour Françoise Morel le sujet du Coup de Dés est le poème. Selon nous il s'agirait d'une réflexion qui va au-delà du poème pour poser la problématique de l'Acte Poétique.

    Le problème n'est pas d'écrire un beau poème. Le premier imbécile venu peut y réussir tant soit peu. Que Mallarmé affirmât des exigences intimes au-dessus de la moyenne, nous en convenons, qu'il ait eu des scrupules dont nombre de ses pairs les plus proches n'eurent et n'avaient même pas idée, ne fait aucun doute. Mais l'écriture d'un poème ne relève jamais chez Mallarmé d'une seule perfectibilité technique, la poésie est pour lui une élection. Non pas celle du suffrage universel des lecteurs possibles mais d'une mise en demeure personnelle de donner sens à la propre actance d'un acte qui sera pour sa suprématie défini en tant que poétique ou orphique.

    Ces deux mots s'équivalent chez Mallarmé, même si notre modernité les découpe. L'orphisme est rangé au rang des vieilleries poétiques et la poétique exhaussée au terme de travail libéral du texte, mais somme toute productif. Chez Mallarmé, poétique et orphique veulent bien dire la même chose, que l'acte qu'ils honorent de leur qualification, interfère avec l'univers. Si les arbres inclinaient leur faite au son de la lyre orphique c'est que le chant du poëte était en capacité d'entrer en résonance avec l'univers. Le poëte était comme un dieu cosmique capable d'ordonnancer le kaos.

    Une question demeure, d'autant plus obsédante que Mallarmé en donne à plusieurs fois lui-même la réponse. Quel est le résultat chiffré du coup de dés ? Il ne s'agit pas de se lancer dans des calculs d'apothicaire. D'abord le coup de dès est-il nécessaire ? Le Maître lui-même n'hésite-t-il pas à lancer les cubes fatidiques ? Plutôt insignifiants en fait, car vaincre le hasard c'est un peu comme les athées qui croient nier Dieu en affirmant qu'il n'est pas. Sagesse socratique de Nietzsche qui se contentait de dire qu'il n'était plus.

    Etre contre Dieu c'est encore être avec Dieu. Abolir le hasard dans un jeu de hasard est autant une mission impossible. Bien sûr, au-delà des deux chiffres, il s'agit de rechercher le nombre. Non pas le contingentement recensif d'objets énumérés en leur globalité mais l'invariant structurant de l'univers. Retour à la bataille pythagoricienne des universaux. Abellio, plus près de nous, nomma cette clef la structure absolue, faisant du six le nombre d'or par lui démontré.

    De toutes les manières que l'acte soit accompli ou pas c'est toujours le nombre lui-même qui sera ou ne sera pas relevé. Si nous avons besoin du nombre, le nombre a apparemment moins nécessité de notre présence. Il se suffit à lui-même alors que nous, nous aimerions combler par lui, notre incomplétude. Qui entre parenthèses serait égale à zéro puisque l'on ne peut rien, par définition, ajouter au Nombre recherché. D'ailleurs si nous voulions abolir le monde en une précarité existentielle de cauchemar solipsisméen il suffit de proclamer que nous n'étant pas, le nombre ne serait pas.

    Nous atteignons à notre propre vertige. Françoise Morel s'y attarde longuement : et si le Nombre équivalait au zéro ? Comme cela fonctionnerait bien avec l'imagerie épinalesque de la poésie mallarméenne. Tous ces commentateurs qui ont glosé sur la poésie du néant, et ne serait-ce que le premier mot du premier poème qui annonce et résume l'inanité du recueil qui se donne à lire comme une cassette de diamant qui ne renfermerait rien de plus précieux que sa propre béance. A chacun son cercueil en bois de santal !

    Encore que les scoliastes oublient le Salut, initial et propitiatoire, qui est bien un acte de salutation en exergue de tout contenu fût-il le vide le plus obscurément insignifiant. Mais de toutes les façons que l'acte soit accompli ou pas, ce n'est pas le hasard qui est en jeu mais l'acte lui-même et le nombre sera toujours inscrit dans l'ordre du possible. Ce serait. Le désespoir pour un esprit croyant ce ne serait pas que Dieu n'existe pas mais que l'existence de Dieu ne soit même pas possible. Le lecteur appréciera l'humoristique absurdité de notre pseudo-démonstration.

    Ne pas accomplir l'acte relève de ce que Nietzsche stigmatise sous le concept transitoire de traversée du nihilisme. Ce découragement qui nous étreint tous devant l'inutilité d'une tâche dont la grandeur démesurée de l'univers accroît et nie la petitesse insignifiante. Que de fois ne reculons-nous pas devant la petite cuillère à aller remplir à la mer pour vider l'océan ! Heureusement que Valéry nous a appris qu'une minuscule goutte de vin ( et pourquoi pas d'encre ) suffit pour teinter la mer entière. Mare nostrum teintée du sang romain.

    Dont l'acte serait égal à zéro. Et les faces des deux dés stabilisés s'auréoleraient de cette double numérotation. Double zéro en quelque sorte. C'en est déjà un de trop. Outre le fait que symboliquement ce chiffre n'apparait pas dans l'ordinaire nomenclature ponctuelle. Un coup pour rien en quelque sorte, à rejouer.

    Le zéro, si zéro il doit y avoir ne peut se poser qu'à côté. Malgré ce qu'en rapportent les mathématiciens 4 + 4 n'est pas égal à 0 + 4 + 4. Les deux huit ainsi obtenus ne sont pas les mêmes. Car 8 n'équivaudra jamais à 0 + 8. Mathématiquement oui, certes. Mais poétiquement, non. Le nombre mathématique ne vise qu'au résultat. Le nombre poétique tient compte de l'acte mathématique. La mathématique exclut le mathématicien mais l'acte poétique ne peut sous peine de ne plus être poétique ne pas tenir compte du poëte.

    Si à la fin du poème il est rappelé que toute pensée émet un coup de dès c'est que comme la mer toujours recommencée l'acte poétique peut être suivi d'un autre acte poétique. Ce qui entre quelque peu en contradiction avec les prolégomènes initiaux de départ puisque l'on parle de circonstances éternelles, puisqu'il semble que le poëte pose la problématique non en tant qu'incident de parcours, mais sous une forme de sacre absolu. La contradiction n'est qu'apparente, pour être absolu l'absolu n'en doit pas moins aussi circonscrire l'in-absolu, le circonstanciel, le renouvelable, l'infini au sens grec du terme, l'imperfectibilité pour résumer en un terme plus accessible.

    Le problème n'en est pas pour autant résolu, si nous avons écarté le double zéro, d'un coup d'escopette déductif et repoussé dans les marges le zéro unique et nécessaire, nous n'en avons point pour autant la solution. Le nec le plus ultra serait de s'accorder sur le Nombre douze ( 6 + 6 ) : tout Mallarmé y concourt, Un Coup de Dès n'est-il pas l'acte de naissance officiel de la modernité poétique, le meurtre du père, le dynamitage la conflagration du vieil alexandrin ! Le dodécaphonisme poétique volant définitivement en éclats !

    Oui, ce serait bath et l'on aimerait se baigner dans de telles eaux mouvementées. Mais la phrase initiale du poème nous interdit de sympathiser avec cette fausse évidence. Mallarmé avait assez lu Nerval pour savoir que les chimères reviennent toujours à la treizième heure ! Puisque le douze et le treize nous sont interdits, Françoise Morel saute jusqu'au quatorze. Facile de deviner pourquoi : quatorze, simple multiple de sept, ce sept que Mallarmé indique en toutes lettres à la fin de son poème, et qui est le nombre symbolique du sonnet.

    Le nombre sera donc sept, puisque Un Coup de Dès problématise l'écriture d'un poème et que le sonnet est en quelque sorte le roi des poèmes. Les meilleurs poèmes de Mallarmé ne sont-ils pas d'ailleurs ses sonnets ? Le serpent se mord la queue. Ce qu'il fallait démontrer est démontré. Encore que Françoise Morel ne se hasarde point à de sombres et évanescents pronostics, elle débat en trois lignes sur les conjectures suivantes : le sept mallarméen est-il obtenu par la combinaison 4 + 3 ou 3 + 4 ou 5 + 2 ou 2 + 5 ou 1 + 6 ou 6 + 1 ?

    Inutile de se prendre la tête plus avant semble-t-elle nous dire : d'abord elle barre d'un coup de plume trois des occurrence sous prétexte que par exemple, 3 + 4 et 4 + 3 sont la même chose. Ce qui pour nous ne saurait être : les dés ne sont pas indistincts, il y a un Dé A et un Dé B et notre curiosité naturelle nous pousse à envisager le chiffre exact de A et puis de B. Et ce d'autant plus qu'entre les trois possibilités envisagées elle s'impose une loi du silence bien plus ignorant que mallarméen.

    Il faut bien pourtant qu'une solution s'impose. Sans quoi Un Coup de Dés n'impliquerait pas la notion d'absolu poétique. Daumal peut peut-être escalader le mont Analogue par ses quatre faces, mais le nom même de la montagne analogique induit une pluralité que le Un du Un coup de Dès jamais n'abolira le Hasard exige. Il ne s'agit pas d'un principe d'indétermination mais de l'unicité idéelle et platonicienne opposable à l'Autre. Il n'existe pas un Autre platonicien, pour la simple et bonne raison que l'altérité au Un ne saurait être unique. Sans quoi elle relèverait du Un. Il existe donc une double altérité qui mathématiquement se décline très facilement : 0, 1, 2. Les grecs ne connaissant point le zéro mathématique ont analogisé le 0 en non-être, ce qui résolvait le problème tout en laissant planer le doute sur l'êtralité du non-être, qui semblait participer en même temps du non-être et de l'être, puisque la négation de Dieu c'est encore une manière négative d'affirmer la présence de Dieu.

    Pour le zéro, nous avons déjà vu qu'il est bien dans la marge du poème – et nous rappellerons que dans Un Coup de Dés la marge est partout, sur les bords et au milieu du texte, de par sa disposition, de par sa dispersion même. Pour le Un, nous le prenons et le posons. Le lecteur demandera sur lequel des deux dés. Sur le deuxième évidemment puisque le premier sera occupé par le chiffre Six.

    L'on ne manquera pas de nous faire remarquer qu'à ce point nous ne sommes guère plus explicatif que Françoise Morel. Un peu de patience ! Si nous posons le Un, le second chiffre ne peut-être que le six car 7 – 1 = 6. Nous ne choisissons pas le Un par hasard mais parce qu'il est donné dès le titre du poème, et parce qu'il s'inscrit dans la suite logique du zéro. Poser le Un c'est d'office affirmer le Six et renvoyer aux limbes du non-advenu le deux, le trois, le quatre et le cinq.

    Toutefois nous venions d'évoquer le 2 dans la suite mathématique du 0, 1, 2 . Pourquoi ne retrouvons-nous pas le 2 ? Mais nous le retrouvons cher lecteur, non pas sous sa forme mathématique mais sous sa conceptualisation platonicienne, non pas le deux énumératif, mais la dyade, la notion pure de la fragmentation qui ne peut être qu'inférieure à sa représentation segmentaire originelle puisque atomisée dans l'infini découpage zénonien de la partie du tout. Le chiffre Six, le redoutable hexamètre originel, sera donc celui du premier dé et le chiffre Un celui du deuxième dé. Encore qu'il ne s'agit pas d'énoncer un ordre compétitif d'arrivée mais d'établir d'une manière intangible l'Unicité du Nombre Sept obtenu par la multiple additionnalité de ses composants.

    Le Nombre qui ne peut pas être un autre s'énonce donc algébriquement parlant comme : 0 + 6 + 1 = 7. Il est important que ce soit celui-ci ( ou un autre, nous sommes ouverts à tout autre calcul ) et non pas un autre. Bref le Nombre doit être le résultat d'un calcul, souvenons-nous du hors d'anciens calculs de probabilités du Maître. Pour ce qui est de la longitude et de latitude qui se calculaient chez les officiers de marine sur des feuillets de tabac à rouler, le lieu est facile à déterminer du moment que vous vous placez en des circonstances absolues, il est non pas ici et maintenant, mais n'importe où et n'importe quand, l'univers étant un cercle dont le centre, le senstre, se trouve là où l'on veut bien le mettre, le maître.

    Le sens de tout cela, car le sens lui-même doit bien avoir un sens, c'est que l'acte poétique est bien opératoire. Mallarmé disait orphique. Le poëte influe sur l'univers. Quant à mesurer l'importance et les effets de cette action, Mallarmé n'en évoque ni les usages ni les coutumes. Mais il n'est pas interdit à nos lecteurs de rêver aux questions que suscite notre réponse, que personne ne nous avait demandée. Dont acte. Donc acte.

    André Murcie. ( 2007 )

    SIGNES ANNONCIATEURS D'ORAGES

    NOUVELLES PREUVES DE L'EXISTENCE DES DIEUX

    OLIVIER CHIRAN / PIERRE MUZIN

    PONTCERQ

    ( 244 pp / 2° Trim. 2014 )

    Le retour des Dieux. Là où on ne les attendait pas. Ne les attendait plus, pour être davantage exact. Car ils étaient-là lors de la Révolution Française. Non pas nommément, en personne, mais sous une forme impalpable et cependant extrêmement prégnante : Les Humanités dont chacun avait été pétri lors de ses études. Le christianisme avait été leur principal vecteur de propagation intellectuelle. Les tenait pour des bibelots de toute beauté, mais inoffensifs. Lorsque le feu qui couvait sous la cendre depuis des siècles éclata, l'Eglise vacilla. Mais personne ne voulut les voir et les accueillir. Au contraire, alors que la doctrine monothéiste avait du plomb dans l'aile, l'on se porta de tous côtés à son secours. Guerre de religion en Vendée, culte de l'Être suprême en Paris. L'Empire qui succéda ne sut pas les reconnaître, par manque de temps et de subtilité. Mais l'analyse de tout cela nous entraînerait trop loin. Dès lors les Dieux redevinrent les passagers clandestins de la réflexion politique. L'on préféra considérer leur survie dans les cales de l'esprit comme un anachronisme à forte valeur culturelle ajoutée, mais sans plus. A part l'esprit éthéré des poëtes se plaisait-on à sourire...

    Lorsque la Nouvelle Droite les remit à l'honneur, l'on respira. Aucune âme sensée éprise de progrès et de justice sociale ne pouvait contredire que les vieilles idoles s'étaient rangées du côté des rétrogrades les plus dangereux quant au futur exercice démocratique des libertés humaines. Et patatras, un livre survient, en l'an de disgrâce 2014, qui réaffirme leur existence et l'urgence de leur retour. Mais cette fois, l'annonce nouvelle provient de l'extrême-gauche ! L'on peut même la localiser très précisément : de cette mouvance des Appellistes dont le grand public prit connaissance lors de l'Affaire dite de Tarnac.

    On croyait en avoir fait le tour de ces jeunes gens à la tête bien pleine. Un mix un peu étrange mais qui possède sa logique interne accessible à tous ceux qui veulent se donner la peine de réfléchir : activisme, anarchisme, hyper-intellectualisme, anti-tech, écologisme, féminisme... et les voici qui sortent ce petit volume, dans lequel nous ne saurions voir qu'un ballon d'essai.

    Partent d'un question essentielle : pourquoi le mouvement révolutionnaire est-il en si mauvais état et accumule-t-il tant de défaites ? La première réponse est une lapalissade : parce que le Capital est beaucoup plus fort car il possède des armes que les démunis n'ont pas. Pas de porte-avions, pas de blindés, pas de mitraillettes... ferblanteries comminatoires certes mais point essentielles. La force du Capital est ailleurs. Dans la légion des Dieux qui combattent à ses côtés. Inutile d'ouvrir de yeux aussi grands que des soucoupes volantes. Les Dieux sont là, partout chez vous, et vous les appelez par leurs noms toute la sainte journée. Un exemple, les cafétérias Eris. Eris, la soeur d'Arès, celle que beaucoup accusent d'être la principale responsable du litige qui provoqua la Guerre de Troie. Et sur ce Olivier Chiran et Pierre Muzin vous citent durant plus de cinquante pages un nombre surprenant d'entreprises dont le nom est en lien direct ou indirect avec un dieu appartenant au panthéon d'une quelconque mythologie : grecque, romaine, scandinave, africaine, asiatique...

    L'argument peut paraître mince. Des milliers de chiens s'appellent Titus, sans que leurs maîtres fassent partie d'une conjuration mondiale destinée à hisser un Empereur à la tête du monde ! D'où la nécessité de prouver l'existence des Dieux pour démontrer l'efficience du Capitalisme. Ces preuves de l'existence des Dieux ne sont pas sans analogie avec les preuves de l'existence de Dieu mises au point par les Pères de l'Eglise... Elles n'en sont pas plus convaincantes. Les cent pages de démonstration se peuvent résumer au sophisme suivant : si les Dieux possèdent un nom, c'est donc qu'ils existent. L'Idée authentifie l'Existence puisque l'Existence aboutit à son Idée. Titus sait qu'il existe parce qu'il se mord la queue : c'est ainsi que le jeune chiot découvre la concrétude du monde. Le doute de Descartes renforce la malebranche sur lequel il s'est à scie.

    Donc les Dieux existent, et ce sont eux qui fournissent au Capitalisme son énergie triomphatrice. Le combat paraît vain. Mais il suffirait que les dominés aient aussi un bataillon sacré de dieux qui marchât à leurs côtés pour entrevoir la possibilité d'une victoire. A dieux contre dieux, l'on n'est pas certains de remporter la mise, mais la lutte se déroulera beaucoup plus à égalité.

    Mais les Dieux ont déjà choisi leur camp. Inutile de chercher à les faire déserter. Faudra que l'homo humilis s'en façonne d'autres à partir de la glaise des mots. Olivier Chiran et Pierre Muzin nous fournissent un exemple : inutile que les chômeurs manifestent en criant « Non au Chômage ! », bien plus efficace sera de se lancer à l'assaut des CRS en hurlant le nom de la nouvelle divinité KO-MA-Ré ! C'est elle qui insufflera leur allant à ces troupes qui feront appel à sa puissance et à sa protection vindicatives.

    Avouons que nous ne sommes guère convaincus. Le refus des Anciens Dieux et de leurs implantations géo-historiques nous dépossèderait de toute efficience opératoire. Voici des révolutionnaires qui en attendant de tomber de l'arbre sur lequel ils viennent de se percher en toute inconscience s'en remettent à une universalité idéale de la notion de divinité même lorsqu'ils pensent nous la servir en tranches.

    L'erreur ne vient peut-être pas de leur propre fait mais de cette manie que depuis les années quatre-vingt les penseurs d'extrême gauche ont pris de nommer le déploiement du capitalisme mondialisé du nom d'Empire. Ce faisant, ils ont coupé le mouvement révolutionnaire de toutes ses origines historico-impériumique, et ont relégué en un arrière-plan secondaire la nécessité de lutter contre toute reconstitution de l'idéologie monothéiste. Beaucoup de militants ne savent plus pourquoi – c'est-à-dire contre qui, contre quoi ils se battent au juste. Si ce n'est pour quelques vagues idées généreuses à base d'anti-racisme et de féminisme que l'on peut aisément résoudre en le fameux, nous sommes tous frères et soeurs aux consonances trop chrétiennes pour qu'elles puissent être niées. L'on en arrive à des inconséquences gravissimes : des féministes qui défendent le port du voile islamique au nom de l'antiracisme ! L'on aura tout vu, mais ce n'est rien à côté de ce qui est en passe d'advenir.

    Nous n'aimons point Michel Onfray. Olivier Chiran et Pierre Muzin l'exècrent. Lui promettent mille sortes de supplices. Pour le punir de son athéisme. Nous avons démontré en une autre chronique combien celui-ci nous paraît bien tiède. Ce qui nous gêne dans leur critique de Michel Onfray, c'est que nous y sentons poindre davantage les prémisses d'une pensée englobante, universaliste et monothéique qui va à l'encontre de l'existence séparée de ces Dieux dont ils appellent la venue. Nos appellistes sont en proie à un mal de spiritualité que nous entrevoyons comme une des formes de ce retour programmé du religieux institué par le déploiement économico-libéral. Cette religiosité multiforme agit et comme un paravent de protection et de diversion idéologique et aussi comme un perfide filet arachnéen de camouflage du concept opératoire impériumal des plus efficaces. Le but ultime de toutes ces manipulations consiste à recouvrir d'oubli mémorial et d'inanité intellectuelle toute allusion au concept et au redéploiement historial de l'Imperium Romanum.

    André Murcie ( 16 / 06 / 15 )

     

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°4

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 004 / Novembre 2016

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    LE NOMBRE ET LA SIRENE

    UN DECHIFFRAGE DU COUP DE DES DE MALLARME

    QUENTIN MEILLASSOUX

    Septembre 2011 / Col Ouvertures / Fayard

    Un livre que tous les mallarméens se doivent de lire. Nous le résumerons en quatre mots : une très belle démonstration. Au sens mathématique du terme. Avec en sous-main la sempiternelle interrogation de la véracité mathématique. La mathématique est-elle un ensemble clos refermé sur lui-même ou une fidèle transcription de la structure de l'univers. Si je peux fort justement dénombrer les deux stylos qui traînent sur ma table de travail, est-ce parce qu'il traîne vraiment deux stylos sur ma table de travail, ou est-ce parce que j'ai construit intellectuellement le nombre deux qui s'applique fort opinément à ces deux stylos qui se prélassent sur ma table de travail. Si je bois mon café petite cuillère par petite cuillère, n'est-ce pas uniquement parce que je possède une petite cuillère ? Sans l'invention de celle-ci je serais à même de m'en régaler gorgée par gorgée. Décidément Gorgias n'est jamais loin de ma pensée. La comparaison pourra sembler oiseuse, mais tout indique que l'Homme a construit dans sa tête – sans doute en relation avec ses doigts - le nombre deux avant de tailler dans un bout de bois la si utilitaire petite cuillère. La figure de celle-ci faisant appel à la paume de la main à moitié refermée...

    Quentin Meillassoux laisse tomber les dés. Si le poème de Mallarmé s'intitule Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, et si le poème se donne à lire lui-même comme un coup de dés, ce n'est pas sur la face des dés qu'il faille chercher le nombre fatidique mais à l'intérieur même du poème. Très simple : il suffit de compter les mots, ce qui nous donne le chiffre 707. Ne vous précipitez pas pour aller vérifier, car vous avez toutes les chances de tomber à côté. 705, 708, 709... Quentin Meillassoux s'explique longuement sur la manière dont on se doit de compter. Il ne s'agit ni de caprices ou de lubies personnelles. Il appuie ses choix sur le texte même du poème ou sur plusieurs allégations du poëte éparses en ses autres écrits. En plus, ces variations quantitatives amènent de l'eau à son moulin : elles correspondent à la volonté expresse de Mallarmé qui dans ses variations aléatoires de la numération a voulu métaphoriser le fait que le coup de dés n'a peut-être jamais été lancé, et surtout que cette indécision comptable n'est que le reflet de ce qui doit être aboli : le hasard. Car le nombre 707 n'est en rien magique. Il a été en quelque sorte choisi aléatoirement. Tirer les dés et obtenir un double six est une chose, dire je vais lancer les dés et obtenir un double six est beaucoup plus inquiétant si vous réalisez effectivement votre double six. Seriez-vous un individu qui maîtriserait le hasard ? Ou serait-ce un coup de chance ? L'on vous demandera de réitérer. Si vous y parvenez systématiquement : soit vous êtes le Maître, soit vous avez pipé le jeu.

    Mallarmé n'en pipe mot. Déjà sur le portrait de Manet, il se tait. Il n'annonce pas qu'il va vous sortir le 707, et il vous le sort sans vous le dire. C'est au lecteur d'authentifier la préméditation mallarméenne et de l'aider en quelque sorte à abolir le hasard. Pas facile. Plus d'un siècle s'est écoulé avant qu'un petit malin, Quentin Meillassoux, se soit aperçu du numéro. L'a fallu que le hasard se mette sur la piste. S'amusant à compter les mots de Salut, il trouve 77, 70 pour le sonnet A la nue accablante... cette redondance du chiffre sept sur deux poèmes qui évoquent un naufrage – les mêmes circonstances éternelles du Coup de Dés – ne peut être due au hasard, surtout si on le met en relation avec le septuor final de la grande ourse qui a lieu à la fin du poème.

    Mais Meillassoux n'entend point sortir du Coup de dés du néant, le chiffre 707 se doit d'être indiqué en toute lettres dans le seul corps du poème. Il suffit de savoir le lire. Mallarmé nous aurait-il fait avant le surréalisme le coup du hasard objectif de Breton ? Bien sûr que huit, pardon que oui, pour le premier sept prenez le si -septième note de la gamme musicale – du premier Comme si, pour le zéro prenez le cercle du tourbillon – lui-même symbole du néant – et pour le deuxième 7, le si du second Comme si. Vérifiez à la ( double ) page 6, du poème.

    Mais pourquoi 707 et pas 956 ? A choisir un chiffre au hasard, pourquoi pas le 707 ? Si j'annonce que je vais faire un double six, je peux aussi bien prétendre vouloir réaliser un double trois. Mais le double six, en jette davantage, plus royal en quelque sorte. Ce sera 707 car le 7 c'est six + 1, autrement dit l'hexamètre tutélaire de la poésie grecque, symbolisé en l'hémistiche de notre fier alexandrin + 1. Faites-moi un hémistiche de sept syllabes accentuées et le vers est faux, ou alors vous êtes un jeune anarchiste qui rejette toutes les règles et vous instaurez la non-règle du vers libre. Pour le zéro, nous ne nous étendrons pas sur le nihilisme congénital de toutes les actions humaines qui n'influencent en rien la marche ( en avant ? Régressive ? Ou en rond ? ) de l'univers.

    Mais Mallarmé ne s'en est jamais caché. L'écriture du Coup de Dés est orphique. Le poème est une interaction entre l'Homme et l'Univers. Un peu comme ces particules dont on prouve l'existence par le choc qu'elles entretiennent avec une autre particule dont on connaît les paramètres existentiels. Pensons ( avec ironie ) à ces physiciens américains qui sont persuadés que la collision observée du boson de Higgs sera la preuve de la nécessité unifiante de la présence de Dieu...

    Le malheur c'est que Quentin Meillassoux opère vis-à-vis du poème de Mallarmé comme les astro-physiciens avec le hic du fameux boson ! Qu'est-ce que le Coup de Dés ? Ni plus, ni moins que le coup du Christ aux sept plaies cloué sur sa croix. Par des légionnaires romains qui une fois leur travail terminé se dépêchent comme par hasard de faire une partie de dés...

    Dans notre ciel dévasté, Mallarmé aurait voulu réintroduire un peu de divinité. Chassez le Dieu, et il revient au galop. Meillassoux nous rappelle La Chute de l'Ange de Lamartine, La fin de Satan de Victor Hugo, la France éternelle de Michelet et le prolétariat rédempteur de Marx. Tous ces grands artistes ont essayé de substituer au Dieu chrétien mis à mort par la Révolution Française, des ersatz roboratifs : l'Homme, le Progrès, l'Art, la Poésie et autres fariboles qui auraient été broyés par le si dur vingtième siècle finissant. Nous n'avons plus d'idéologie, essayons de revenir aux vieilles lunes de l'Europe chrétienne, disons christologiques, voire christophoriques pour ne pas froisser les pauvres âmes athées.

    Dans son analyse d'Igitur, Paul Claudel s'était conduit en pur et dur chrétien constantinien, ôtez de moi ces voiles d'ébène qui m'empêchent de voir la gloire mondaine de Dieu... Meillassoux avance davantage en Tartuffe, chrétien rampant qui n'ose proclamer sa foi, mais qui oeuvre à une hypothétique deuxième résurrection. Même s'il s'en défend. La nostalgie plus ou moins consciente du christianisme se déploie souvent sous une forme de dénégation.

    Peut-être convient-il de reprendre la problématique. Si tout est relatif, la proposition énonçante de cette relativité, doit être elle aussi relative. Il conviendrait mieux de dire : tout est relatif, même le principe de relativité généralisée. Nous retrouvons sous une forme plus actuelle l'analyse mallarméenne : tout est contingent, même la contingence. Le principe d'indétermination de l'écriture se doit d'être lui même soumis à sa propre indétermination.

    Un peu comme les atomes d'Epicure qui tombent infiniment en traits parallèles qui ne se rencontrent jamais. A part que la Nécessité de la présence de l'univers force à définir l'accident d'une collision effective. Circonstances éternelles d'une chute qui entremêle les poils séparés du pinceau ionique. Les particules n'ont pas eu besoin d'accélérateur pour se croiser. Elles sont leurs propres accélérateurs. Elles sont la flèche, l'arc et le lanceur. Et jamais les trois ne se rejoignent pour former un tout harmonieux. La cible de l'univers n'est jamais visée, puisque la flèche n'est jamais lancée. L'univers, l'unicité de la cible vers laquelle l'on aimerait que la flèche du cruel Zénon se dirige – ah si l'on pouvait le transformer en méchant archer du martyre de St Sébastien – n'est qu'un dommage collatéral de la logique unificicatrice de l'esprit humain.

    Mais le fait que le chant d'Orphée assagisse les animaux les plus sauvages et ploie la cime des arbres ne démontre en rien qu'il existerait une harmonie totalitaire, souveraine, et pour parler comme Platon, idéelle, qui s'appellerait l'unité de l'univers, mais accentue au contraire la solitude imparable de tout objet à n'être que dans la solitude de ce qu'il est. Un agrégat n'est que la preuve par l'absurde de la séparation de toutes choses. Le nombre deux n'est que la préhension intellectuelle de deux choses distinctes. Deux n'est que d'eux.

    Nous croyons voir l'univers et nous le créons en inventant le concept de clinamen. Est-ce le clinamen ou le concept qui est aléatoire ? Aléatoirement nécessaire ? Le clinamen n'est que notre regard intellectuel – notre oeil pas si limpide que cela - que nous portons sur l'atomisation originelle et donc éternelle. Nous confondons la vision uniformisante de notre regard avec la vision séparée des choses que nous voyons. Nous avons institué le clinamen pour ne pas nous perdre dans la plus amère des solitudes. Les écoles philosophiques ne sont pas nées de la nécessité de l'enseignement mais pour se réunir et se protéger. Instinct grégaire de l'individu esseulé qui rejoint le troupeau pour se mieux rassurer.

    Or, rien n'est plus désolé que le Coup de Dès. Quel déplorable casting ! Un capitaine mort, le fantôme d'Hamlet, et la vision entraperçue d'une sirène mythologique. Pas grand monde ! Pas plus de frais pour le décor : un château de brume, un océan indistinct, un vaisseau fantôme, une toque de fourrure qui se réduit à une plume ! Rien, si ce n'est le lieu de la scène, peut-être éclairé par sept projos hypothétiques... L'on comprend que Valéry se soit élevé contre une tentative de mise en voix théâtrale !

    Quel est le nombre ? 707 ? Pourquoi pas ? Mais le nombre de quoi ? Car un nombre ne nous intéresse qu'en tant que numérotation. 707 quoi ? 707 stylos sur ma table de travail ? 707, comme la preuve de l'existence de la mort de Dieu ? Et si c'était le nombre de l'indifférenciation ? Dans l'infini, n'importe quel nombre équivaut à un autre. Il ne s'agit pas de trouver le nombre mais de dire un nombre. N'importe lequel. A tous les coups l'on gagne. Pas nécessairement le gros lot, mais c'est tout comme. Ce qui importe, ce n'est pas le contenu de l'acte, mais l'acte lui-même. Quand vous tuez le père, n'en déplaise à Freud, ce n'est pas Dieu qui n'est plus que vous assassinez mais vous même que vous mettez en action. L'acte n'a pas de finalité, si ce n'est sa propre fin qui réside en son origine.

    Mallarmé a inventé l'acte poétique qui ne soit pas l'habituelle rédaction d'un texte. Orphée moderne il ne possède ni profondes forêts ni fauves aux robes tachées de sang. Juste du papier et une plume. Qu'importe faute de grives il prendra l'univers entier à témoin. A part que, s'il est sûr et garant de sa propre volonté poétique, la présence tutélaire de l'univers reste problématique. Il se peut qu'il y ait quelques trucs indéterminés et indéterminables qui traînent, par ci, par là, en haut, en bas, mais le fait qu'il existât quelque chose d'unique et d'universel reste aléatoire.

    Qu'importe, il a fait son truc. Mage et charlatan. Ne vous le refera pas. A vous de vous débrouiller à votre tour. Quentin Meillassoux s'en sort très bien. Même s'il incline la coque du navire du mauvais côté et s'il échoue le rafiot davantage sur les rivages bibliques que sur l'Ile des Sirènes. L'a choisi son camp, celui du monothéisme philosophique, une énième resucée du christianisme exsangue. Totalitaire mais consolateur. Nous préférons la diversité des Dieux. Toujours en guerre. Avec eux-mêmes et avec le monde. La multiplicité kaotique du monde contre la sanctification de toutes les dérélictions. La flèche d'Apollon dans le coeur du Christ. Nous savons que nos actes retentissent jusqu'au fond des siècles. Surtout si personne n'est là pour les entendre. Ainsi, n'auront pas la malchance de tomber dans l'oreille d'un sourd.

    Une façon comme une autre de retomber sur Alfred de Vigny. Car nous ne croyons en rien et n'attendons rien. Pas plus que Mallarmé. Si ce n'est le manteau irréfragable de gloire que nous avons tissé pour notre linceul. A défaut de pourpre. Même si nous ne sommes que des fragmences de l'Empire que nous portons à l'intérieur de nous.

    André Murcie. ( 2011 )

    LE CHRISTIANISME

    ET L'EGAREMENT DU MONDE

    MICHEL KELLER

    ( Editions Noir et Rouge

    75, av de Flandre / Paris 19 )

    Désolé, mais ce n'est pas publié aux Editions du Cerf, le bouquin ne trempe pas dans la bonne conscience des bénitiers d'eau croupie. Les amis de la tempérance diront que le livre est rempli de mauvaise foi. Ils auront raison. Michel Keller sonne la charge contre le christianisme. Lui déclare une guerre totale d'anéantissement. Lorsque l'on veut se débarrasser de la mauvaise herbe, il est inutile de couper les tiges. Faut exhumer les racines et les brûler pour empêcher toute nouvelle repousse.

    Keller remonte loin, à la préhistoire. Décèle l'apparition du sentiment religieux dans nos racines anthropologiques. Comme il n'est pas un spécialiste de la question, il s'en remet par le truchement de longues citations aux autorités reconnues. Ce qui n'est pas la meilleure approche. Vaut toujours mieux penser par soi-même. Ni dieu certes, mais aussi ni maître, fût-il d'école. Ce qui fait la spécificité de l'homme ce ne sont pas les actes symboliques ou avérés qui marque son accès à une pensée holistique de sa présence au monde en tant que brique fragmentaire mais supérieurement consciente de l'univers mais l'instinct constitutif qui le ramène sans arrêt – quel que soit le vernis culturel dont il la recouvre – à la prédation animale. La première proie de l'homme reste sa propre espèce. L'Idée de l'Homme, la Notion d'Humanité en tant qu'être vivant auto-séparé des autres n'est qu'un alibi vindicatif qui lui permet d'accéder à sa propre volonté de puissance, en tant qu'espèce, en tant qu'individu, en tant que tribu, en tant que classe. Affirmation de son bon droit, ici synonyme de volonté anarchique de domination absolue de sa propre persistance, tant égoïste que collective, qui ne saurait être en aucune façon du côté du bien ou du mal – fantoches idéels apparus bien plus tard. La relation de l'affirmation sans limite de l'unicité de soi et de chacun tissant des liens d'une complexité inouïe lorsqu'elle prend en compte la multiplicité d'un entourage sociétal, complice ou agonistique, qui sous-tend et encadre son existence.

    C'est ensuite qu'il mange son pain blanc. Du néolithique il passe au miracle grec. N'est pas dupe de l'expression. En tant qu'athée, déjà il ne croit pas au miracle, mais en tant que rationaliste il estime hautement la pensée grecque. Cette dernière, pardon cette première, n'est pas sortie du néant, toute nue. Comme Aphrodite elle est pétrie de sang ouranien et d'écume poseidonienne. Drôle d'athée que celui qui sourit aux dieux. Oui mais les grecs ont créé les dieux à leur image : bavards, menteurs, voleurs, tricheurs, bagarreurs, violents et peu dociles. Sont des miroirs mentaux dans lesquels ils apprennent à se connaître et à s'améliorer. Rien ne vaut un long regard sur le calme des Dieux, nous a appris Valéry.

    Ils étaient sacrément en forme les grecs à l'époque, non seulement ils polissaient la stature de leurs dieux mais dans le même temps ils inventaient la démocratie. C'est un mot bien gros qui cache sous cloche une réalité peut-être pas tout à fait semblable au sens actuel que nous lui donnons. Les grecs la conjuguaient sous forme de lutte de classe. C'est que leur dernier joujou ne fonctionnait pas assez harmonieusement. La Cité était aux mains des riches familles aristocratiques. Evitez les réflexes marxo-pavloniens, ne critiquez pas ces aristoï, ce sont eux les véritables initiateurs de l'égalité. Une égalité peu partageuse. Se la gardaient pour eux tout seul. Ne s'agissaient pas de mettre en commun les fortunes et les femmes comme le préconisera plus tard ce gauchiste de Platon, non simplement la parole. Lors des conseils chacun avait droit d'exposer ses vues, l'on débattait longuement les différents points de vue avant que le symposium qui présidait à l'avenir de la cité ne se rallie à l'un ou l'autre de ces avis.

    A force de parler entre eux les aristoï donnèrent envie aux couches inférieures de la société d'apporter leur grain de sel au débat. Fallut deux siècles, les réformes de Solon et la Constitution de Clisthène pour que la ville d'Athènes accouchât de sa fameuse démocratie participative. La Noblesse dut partager le pouvoir avec la caste des marchands. Et le peuple demanderez-vous ? Ce furent les Perses qui lui apportèrent son lot de consolation : les guerres médiques qui suscitèrent dans toutes les cités un sentiment d'appartenance nationaliste et culturelle à une entité exceptionnelle : la civilisation Grecque. Rien de mieux qu'une bonne guerre pour faire marcher le commerce. Athènes devint la reine de la Grèce... Sparte fut jalouse... le conflit dura trente ans... mais en fin de compte ce fut le royaume de Macédoine de Philippe et d'Alexandre qui rafla la mise. Sale temps pour la démocratie et la République. La période hellénistique qui suivit marque un recul : la philosophie déserte la réflexion sociétale du collectif. Epicurisme et Stoïcisme proposent des modes de conduite et de survie individuelle. Le soleil de la Grèce brille encore, mais il décline peu à peu. La lampe s'amenuise dans la nuit qui s'annonce.

    La Grèce cède la place à la louve romaine. Avant de quitter les rivages prestigieux de l'Ionie, Michel Keller remet les pendules de la pensée grecque à l'heure. Beaucoup de ses éléments – religieux et philosophiques - provenaient de l'Orient. Mais les Grecs furent ceux qui surent les assembler, les réinterpréter et leur octroyer la plénitude de leur signifiance.

    Ce qu'il y a de difficile avec Rome, c'est que même si vous n'appréciez guère, dès que vous commencez à toucher à son Histoire, vous êtes happé irrémédiablement par le tourbillon fascinant qui se déroule devant vous. C'est tout de même dans la Rome antique que le christianisme, imitant la vieille ruse du coucou champêtre, s'en est allé porter ses œufs. Nous passerons vite sur la première partie de son déploiement qui recouvre la Royauté et la République. Retenons simplement que la Conquête du pourtour méditerranéen a enrichi les riches et appauvri les pauvres. L'égoïsme des vieilles familles nobles – rejointes et dépassées par la caste chevalières des affairistes financiers - a refusé tout partage, fomentant ainsi dans les classes populaires une sourde rancœur à l'encontre des gouvernants et un désintérêt patriotique quant à l'avenir de l'Imperium... Les diverses réformes voulues par Auguste, de par leur mise en œuvre trop tardive, eurent un effet contraire à leur but premier de réajustement des inégalités.

    La fameuse pax romana, qui permit à l'Empire de subsister sans trop de problèmes durant deux siècles, tant vantée par les historiens, serait plutôt à considérer comme la défaite anesthésiante et prolongée des couches populaires qui auraient perdu une des batailles de la guerre des classes... Autre manière d'exposer le problème plus contemporaine : nos trente glorieuses à nous qui seraient l'âge d'or de notre époque contemporaine libérale auraient grosso modo duré deux siècles au bon temps des Romains. Après Marc Aurèle la situation se détraque. Aux frontières la pression des peuples barbares ne fera que s'accentuer. Combat du chat de maison submergé par de successives invasions de souris qui finiront par avoir la peau du gros matou qui y perdra poils et griffes avant que sa carcasse étique ne rende l'âme en l'an de grâce très chrétienne 476. Car si l'on peut avec un peu de courage et de volonté limiter les dégâts sur le limes extérieur – les empereurs illyriens y parviendront – c'est sur le limes intérieur que seront perdues les batailles les plus importantes.

    Pas la peine d'aller jusqu'à la date fatidique. Michel Keller arrêtera les frais sous Théodose. Inutile de pousser plus avant, les carottes du polythéisme sont cuites. Et archi-cuites. Le choc des civilisations n'a pas opposé les Romains aux Barbares mais les hellènes aux chrétiens, les partisans de l'ancienne culture philosophique grecque aux sectaires zélotes du christianisme. Certes les maigres troupes du christianisme se sont légèrement étoffées au cours des décennies, mais elles sont estimées à cinq pour cent de la population totale de l'Empire lorsque Constantin promulgue son fameux Edit et décide d'acter sa politique selon cette mince base populaire. Notre auteur s'interroge sur le pourquoi de cette décision notant que si désormais l'action du monarque est nettement pro-chrétienne elle n'est pas franchement anti-païenne de l'autre. Notons que si c'était un pari pascalien sur l'avenir, il s'est révélé diablement prophétique !

    L'est un fait avéré, dès qu'ils eurent mis le pied dans la porte les chrétiens manœuvrèrent finement. Finirent par introduire toutes les parties du corps et terminèrent par entrer en masse dans tous les postes administratifs, militaires et décisifs. Les païens organisèrent une résistance molle. Si militairement certains empereurs parvinrent à redresser la barre, c'est idéologiquement qu'ils perdirent la partie. Les impôts devinrent si écrasants que le citoyen de base finit par se lasser du gouvernement en exercice. Quel qu'il soit, la différence n'était guère imperceptible. Le poëte Cavafy explique très bien cela dans son poème En attendant les barbares, tout compte fait, ces gens-là étaient peut-être une solution. Tout cet imbroglio politico-miltaro-religieux Michel Keller en débrouille bien les fils. Une bonne analyse à qui l'on ne pourra encore une fois reprocher que les longues citations des auteurs confirmés de cette période historique. Pour ceux qui voudraient quelques analyses poétiques complémentaires nous nous permettons de renvoyer aux trois tomes de nos Chroniques de Pourpre parus en 2004.

    Nous abordons ainsi le quatrième chapitre. Ne suffit pas de démontrer les conditions historiales du déploiement du christianisme. Encore faut-il en prouver la nocivité. C'est ici que nous trouvons les analyses de Michel Keller un peu courtes. Il aborde le problème par le gros bout de la lunette d'approche : s'attaque à une question pieuse qui se résout à son simple énoncé : est-ce le protestantisme – comme le déclare la thèse la plus en vue d'une majorité de chercheurs – qui a porté le capitalisme sur les fonds baptismaux ? Catholicité, réformés, le débat sera vite tranché : les deux courants sont consubstantiellement liés au christianisme. L'on confond deux phénomènes concomitants : la montée progressive du capital qui éclate en le moment même où apparaît la Réforme. Sans doute celle-ci est-elle une adaptation du christianisme aux nouvelles conditions économiques. La thésaurisation exaltée de l'argent entre en violente contradiction avec l'idéologie chrétienne originelle qui est celle de l'expression d'un idéal de pauvreté. Economique, sexuelle, et mentale. Mais il y a longtemps que l'Eglise se réclame du Christ en accumulant les richesses ( quêtes, dons, héritages, ralliement des élites ). S'adapte à merveille à la modernité.

    Michel Keller ne manque pas de courage. Débute sa quatrième partie en lançant quelques flèches sur Nietzsche. Faut oser, le solitaire d'Engadine dont la pensée possède un cuir de rhinocéros a lui aussi proclamé haut et fort son antichristianisme. Mais il n'est pas vraiment un parfait démocrate. Position nietzschéenne que Mister Keller réprouve, puisqu'il a assis sa peu de foi en la théologie chrétienne sur l'irruption de la démocratie à Athènes, elle-même garante d'une vision toute raisonnable ( au sens philosophique du terme ) du polythéisme grec. Or son raisonnement s'articule ainsi : si le christianisme s'est installé c'est parce que la religion romaine des ancêtres toute utilitaire et protectrice n'était guère porteuse d'un romantisme imaginatif échevelé. C'est pourquoi le peuple romain s'est très vite entiché de dieux venus d'Orient qui vous promettaient une seconde vie après la mort. Et puis enclume sur le gâteau, l'Empire devenant de plus en plus coercitif, dirigiste, et despotique, aurait creusé le lit du christianisme consolateur. En d'autres termes le christianisme aurait bénéficié d'un déni de démocratie. D'où la charge légère contre Nietzsche !

    Quand on marche sur la queue du loup il ne tarde pas à vous mordre. Le livre se termine piteusement : le christianisme mis à mal par l'avancée des sciences et techniques n'est même plus capable de défendre l'antique morale, cet humanisme grec pratiquement athéïque - redécouvert à la Renaissance – que l'obscurantisme religieux avait remplacé par le dogme de l'obéissance passive aux conditions historiales de la providence. Tout cela nous semble bien court. Nous eussions préféré un parallèle entre le devenir terminal de l'Imperium Romanum héritier de la culture grecque et les aléas de notre époque qui commence à ressembler de plus en plus à la fin de l'Imperium, un lieu miné par la force destructrice de la thésaurisation capitalistique et libérale qui vend à l'encan toute ses particularités culturelles et civilisatrices ce qui produit un énorme appel d'air déstabilisant pour les populations faméliques qui gravitent dans son orbe géographique. La conglomération oligarchique produit de la misère économique et culturelle. Et aussi le retour de bâton de ces colonies lointaines que nous avons exploitées sans vergogne et qui s'en viennent chez nous récupérer ce que nous ne leur avons pas laissé chez eux. La modernité que l'on nous force à acheter accélère la pauvreté matérielle des larges masses et le renouveau de l'obscurantisme religieux et des idéologies de soumission. Mais contrairement à l'antique Imperium nous n'avons pas su au bord de notre horizon d'effondrement susciter la nécessité d'un Julien. Et pourtant, nous sommes tous des Julien. Enfin, pas tout à fait encore.

    Un livre qui marche dans le bon sens. Mais qui s'arrête en chemin. Mais peut-être pouvons-nous espérer une suite. A lire pour toux ceux qui n'ont pas compris que toute pensée se doit d'être généalogique.

    André Murcie ( Novembre 2015 )

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE N°3

     

    CHRONIQUES

    DE

    POUPRE

    UNE VISION IMPERIEUSE DES HOMMES & DES OEUVRES

    Revue Polycontemporaine / Interventions Litteraires

    / N° 003 / Novembre 2016

     

    CONSTELLATION STEPHANE MALLARME

    IGITUR. NOTULE AMETAPHYSIQUE.

    1

    L'on a souvent glosé d'Igitur comme le conte dont il serait l'unique héros d'un homme seul. Encore que cette dernière nomination soit de trop. Plutôt un adolescent qui ne soit pas accompli. Du moins pas totalement puisque le texte compterait justement le récit de ce manque à gagner, certes dérisoire puisque résolu en la mort du jeune homme héroïque, comme s'il lui avait été interdit de jamais grandir et s'accroître tout à fait.

    L'argument est connu et la mise en scène adéquate. Le phare ou la tour - ci gît la tour - comme la bougie de l'être et la descente intérieure. Retour au néant de la race. Autre nom de l'origine. Peu d'ustensiles, un livre qu'il ne sera pas besoin d'écrire, une fiole qui est à la folie ce que la potion est à la notion, et rien d'autre que la descente dans le noir.

    L'on aimerait la décrire interminable, mais il n'en est rien. Les histoires les plus courtes sont les meilleures, et ce n'est pas parce que notre prince de Minuit avance à tâtons dans l'obscurité que le drame ne doit point s'achever en des délais raisonnables impartis par la fiction littéraire.

    Le malheur c'est qu'Igitur n'est point seul. A peine est-il rentré dans sa nuit comme l'escargot en sa coquille qu'il est victime d'une hallucination cognitive. Plus tard, trente longues années, lorsque le jeune Hamlet - l'on ne dira jamais assez comment Igitur, puisqu'il ne se rappelle même plus qu'elle ait existé, s'est définitivement débarrassé d'Ophélie, bien avant le dernier acte parodique de sa comédie personnelle – aura cédé le rôle à un vieillard chenu – l'on n'ose penser qu'il l'aurait jetée à la mer – il n'en sera plus question. Peut-être le Maître l'a-t-il déjà relâchée et qu'il s'en est parti pour ne plus revenir – aux rivages de la nuit plutonienne – lorsque commence le poème, mais sa présence reste indubitable sitôt notre jeune ami a-t-il clos sur lui les portes de la nuit.

    Est-ce celui de l'épaule d'Odin qui s'en retourne vers son passé, comme Igitur vers l'antique présence de ses ancêtres relégués en leur mortuaire caveau – celui du futur, inutile, n'ayant pas été prié d'entrer, peut-être coassant sinistre aux battants de la porte refermée à toujours – toujours est-il que le battement d'ailes et les attouchements d'un corps velu – Ophélie ayant d'eau fait lit noyé son chagrin d'enfant qui refuse à se survivre - en dénoncent clairement en la nuit si noire le vol d'un hypothétique volatile, que dans une lettre peut-être à Henri Cazalis, Mallarmé avait reconnu en tant que «le vain plumage de dieu ».

    Des palpitations d'ailes qui s'assimileront à l'émotion répétée du coeur de notre héros battant la chamade, mais que la proximité sémantique d'un buste, laisse entrevoir comme le célèbre corbeau d'Edgar Poe. Il y aura même une lueur qui nous condamne à une immobilité infinie. Sans doute – l'expression est des plus méritoires pour évoquer Igitur – le grotesque autruchon – qui ne veut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier – ne fait-il que passer, même s'il sera la première victime à disparaître de cette sombre et absurde histoire. Empoisonnée, ou tuée à coups de dès.

    Qu'il est inutile de tirer, puisque l'horloge océane et célestiale de par sa symbolique temporalité s'en est déjà chargé dès le début de la séquence exaltant à minuit pile sur leurs deux faces un double six. N'en jetez plus, le compte est bon. Difficile de faire mieux la fois suivante. Le texte s'achèverait-il à minuit douze que nous n'en serions pas étonnés. Régression ad libitem. Comme un fragment de temps zénonien totalement isolé. Ce n'est que bien plus tard que Mallarmé s'interrogera sur le sens orphique de l'indifférenciation du fragment par rapport au tout.

    Pour le moment au fin-fond de lui-même Igitur n'a trouvé que son propre reflet. Eternel retour du même, duquel Igitur ne s'évade pas. La raison pour laquelle Mallarmé n'achèvera pas son manuscrit. Il est l'histoire d'un échec opératoire. Il faudra le sang nuptial d'Hérodiade pour briser la glace du solipsisme poétique. Pluma je écrira-t-il dans les toutes dernières notes de son conte.

    2

    Avec Igitur, Mallarmé a jeté l'histoire de qu'une mais gardé le Poe de chambre. Qui n'est donc pas de dame. Car l'on n'y épouse pas la notion. Orphélie aurait-elle pu s'appeler. Mais nous sommes ici au bout de l'absence, cette image privée du néant.

    Retiré de la vie extérieure Igitur ne peut rentrer qu'en lui-même. Il n'existe aucun autre lieu en lequel il pourrait être après avoir déserté. L'acte en lui-même importe peu qu'il s'agisse d'éteindre le lumignon, de s'empoisonner ou de jouer sa vie à la grande loterie du hasard. Elbehoui ou Elbehnon, le choix n'est pas si étendu que cela. Ce qui meurt c'est la valeur. Ceci tuera cela, dixit Victor Hugo qui ne croyait pas si bien dire. Ceci donc cela, l'un implique l'autre. L'inverse aussi. C'est dans cette équivalence de l'acte à s'accomplir plutôt en qu'en, qu'Igitur touche à la déperdition de toute fiducité.

    Impératif catégorique familial pour le vierge héros ! Pas plus de femme que d'hommes ! Pas moins de cloître que de monde ! Se rappeler que certains verront en le coup de dés tenté et retenu un pur exercice d'intellectualité onanisante. L'auteur ne le signe-t-il pas de ces deux initiales S / M. N'y décelons aucune perversion mais la marque des deux mamelles – je pense à l'autre le sein brûlé, cet autre sien - du vingtième siècle où les intellectuels de service ont bu du petit lait : ( p)Sychanalyse et Marxisme. Le p comme l'origine poesque et poésique oubliée, car confondue avec une vision structuraliste des schèmes de pensée amétaphysique.

     

    STEPHANE MALLARME

    IGITUR OU LA FOLIE D'ELBEHNON

    IMAGES. JACQUES DELAFOSSE.

    Nunca Editions. 28 pages. Décembre 2008.

    Notons que chacun a toujours tenté de lire Igitur en le réduisant à sa propre idée. Alors que Mallarmé n'a cessé de repousser les limites de sa chambre jusqu'à toucher les cloisons du macrocosme. La tentative de Gérard Delafosse d'avoir voulu ajouter au poème nous ravit. Pas tant par son résultat esthétique intrinsèque qui ne nous convainc guère. Mais cette collection d'objets de verre nous séduit en le sens où elle se pose comme un jeu de pièces avec lesquelles il conviendrait d'entamer une partie avec l'univers entier comme partenaire particulier.

    L'opuscule ne présente que les photos de cette cristallerie transparente. Le reflet de l'objet ne vaut pas l'objet, mais cette plaquette suffit à nous faire rêver.

    André Murcie ( 2008 )

    FRAGMENCES D'EMPIRE

    LES METAMORPHOSES D'ELEUSIS

    ALAIN PAGE

    Col. NéO / 716 pp / LE CHERCHE MIDI / Avril 2011 /

     

    Alain Page nous surprendra toujours. Après avoir écrit les scénarii de deux films aussi dissemblables que La Piscine et Tchao Pantin, plus une quarantaine de romans policiers et d'espionnage, le voici qui a quatre-vingt ans nous offre un roman de près de huit cents pages, hors-normes, un ovni littéraire tombé d'une planète lointaine et inconnue.

    Se paie même le luxe d'écrire la suite – qui n'a pas grand-chose à voir – d'un premier roman bien oublié depuis près de quarante ans Le Secret des Compagnons d'Eleusis réédité ces derniers temps aux Editions du Rocher. Compagnons d'Eleusis qui furent repris en 1975, sous la forme d'un feuilleton télévisé. Un sujet d'actualité à l'époque : les Etats-Unis venaient de blackbouler l'étalon-or, la monnaie dès lors n'étant plus indexée que par le cours du marché. L'on connaît le résultat catastrophique de ces dérives monétaires... Voici donc que la société secrète des Compagnons d'Eleusis, dans le souci méritoire de balancer aux orties la gabegie financière du capitalisme-libéral montant, s'amuse à balancer des centaines de tonnes d'or sur le marché, histoire de faire chuter les cours... Nous sommes dans les années 70, les Compagnons d'Eleusis sortent leur or du trésor des Templiers et de Rennes-le-Château... C'était alors la grande mode, et comme la morale se doit d'être triomphante, le méchant Capital finit par inverser le cours fléchissant des cotations. Tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes, qui est le nôtre.

    Tome 2. Les compagnons d'Eleusis nous refont le coup du Monopoly mondial, version poker-menteur. Se sont modernisés. Agissent dans le virtuel. Grâce à l'internet. Existerait un métal fabuleux, encore plus cher que l'or, qu'ils seraient les seuls à posséder et qu'ils entendent distribuer aux particuliers. Auraient dû réfléchir que sur le papier cela avait la couleur de la Société des Egaux chez nos amis les Spartiates qui fut tout de même la cité la plus inégalitaire de l'ancienne Grèce. Mais le but d'Alain Page n'est pas de nous entraîner dans une réflexion théorique. Laisse le Cartel - club très fermé des puissances financières de la planète – se dépatouiller avec le problème. Comptez sur eux pour gérer la crise. Engrangeront sans états d'âme particulier les bénéfices à la fin de la partie.

    Théorie du complot. Oui, mais pas celui que l'on croit. Et c'est-là qu'Alain Page fait très fort. Nous entraîne dans une histoire des plus abracadabrantes avec une telle dextérité et un tel naturel, que l'énormité des ficelles ne vous paraît jamais invraisemblable. Rengainez vos diatribes. Non ce sont pas de méchants capitalistes ou d'infâmes traideurs manipulateurs qui sont derrière tout cela.

    Vous n'y aviez pas pensé, mais c'est pourtant l'étonnante réalité : vous connaissez les coupables, depuis au moins votre sixième, ni plus ni moins que les Dieux de l'Antique Olympe. Pas si antiques et démodés que cela, se déplacent en 4 / 4, roulent en moto, possèdent des écrans tactiles à vous faire pâlir d'envie, maîtrisent des techniques et des énergies dont vous n'avez pas idée. Ne les idéalisez pas. Sont comme tout le monde. Ont leurs petits ennuis. S'ennuient un peu : l'immortalité est un long fleuve tranquille, et manque de Pô, comme tous dieux qui se respectent ils peuvent mourir et ne résistent guère à une balle de Magnum. Ont quand même la possibilité de renaître à la vie. Heidegger n'y avait pas pensé : n'y a pas que les hommes qui sont arraisonnés par la technique, les Dieux aussi. S'il avait envisagé l'hypothèse aurait-il parié sur le Retour des Dieux, notre philosophe ?

    Avec de telles données de base, le lecteur comprendra que l'on ne s'ennuie pas une seconde dans ce gros roman. Eros et Thanatos s'en donnent à coeur joie. A chaque tournant du labyrinthe crétois se cache un minotaure. Exactement celui que vous n'aviez pas prévu. Et ce n'est pas parce que les Dieux de l'ancienne Crète vous jettent à la figure le paradoxe du crétois menteur qui dit la vérité en affirmant qu'il ment que vous êtes sortis d'affaire...

    Vous pouvez lire le livre comme un thriller financier teinté de science-fiction, mais il est avant tout une longue méditation sur la Nature non des Choses mais des Dieux. Un traité de métaphysique à l'usage des Immortels, et dans cette optique-là vous êtes bien loin, avec votre petite cervelle d'homminilicule, des misérables Mystères d'Eleusis.

    A décoder avec précaution. D'un accès plus difficile qu'il n'y paraît pour le lecteur primesautier qui prise davantage les aventures que la réflexion. Trois Aigles d'Or.

    André Murcie.