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  • CHRONIQUES DE POURPRE 586 : KR'TNT 586 : JOHNNY POWERS / MICKEY STEVENSON / JEFF BECK / LLEWYN DAVIS / STOWALL SISTERS / TEENAGE ROCKABILLY ALCOHOLICS / BORDER CABALLERO / ROCKAMBOLESQUES

    KR’TNT !

    KEEP ROCKIN’ TIL NEXT TIME

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    LIVRAISON 586

    A ROCKLIT PRODUCTION

    FB : KR’TNT KR’TNT

    02 / 02 / 2023

    JOHNNY POWERS / MICKEY STEVENSON

    JEFF BECK / LLEWYN DAVIS / STOWALL SISTERS

    TEENAGE ROCKABILLY ALCOHOLICS

    BORDER CABALLERO / THE GREAT FORM   ROCKAMBOLESQUES

    Sur ce site : livraisons 318 – 586

    Livraisons 01 – 317 avec images + 318 – 539 sans images sur :

    http ://krtnt.hautetfort.com/

     

    Powers to the people

     

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             Johnny Powers, l’un des derniers géants de la première vague d’assaut, ceux qu’on appelait autrefois les pionniers, vient de casser sa vieille pipe en bois. Il reste, avec Charlie Feathers, L’Elvis période Sun, le Gene Vincent des sessions de Nashville pour Capitol, Johnny Burnette et une poignée d’autres, le wild cat du rockab par excellence. L’expression ‘rockab sauvage’ fut très certainement inventée pour lui. Son «Long Blond Hair Red Rose Lips» t’envoie aussi vite au tapis que «One Hand Loose». Pour saluer sa mémoire, nous mettons en ligne un conte tiré du volume II des Cent Contes Rock à paraître.

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             À l’aube des années cinquante, Detroit est la capitale de la construction automobile, la ville ouvrière par excellence. Elle attire toutes les familles pauvres, principalement celles du delta. Les noirs trouvent facilement du travail dans les usines de montage. Ils découvrent qu’on peut vivre dignement et toucher un salaire relativement décent. 

             Le petit blanc John Pavlik n’éprouve aucune attirance pour le chaos des chaînes de montage. Pour deux dollars, il rachète une guitare à un copain d’école et apprend à jouer quelques accords. Il intègre un groupe de country qui se produit dans les mariages et les bals locaux. Mais la country l’ennuie un peu. Un jour, il entend à la radio Jack Scott et un Elvis encore alors peu connu. Boom ! Vocation !  

             Jack et Devora Brown créent Fortune Records en 1946. Ce sont d’authentiques pionniers. Grâce à sa formation de pianiste classique, Devora peut détecter les talents. Elle repère Nolan Strong et les Diablos, un quintette noir de doo-wop et le lance. Impressionné par le flair de son épouse, Jack suit le mouvement. Pour une somme modique, les musiciens en majeure partie noirs peuvent enregistrer un disque et si un morceau accroche l’oreille de Devora, il sort sur Fortune Records. Les époux Brown sont ouverts à tous les styles : blues, doo-wop, gospel, hillbilly et même polka. Devora découvre aussi Andre Williams, dont elle apprécie la bonne humeur et l’immense talent, à la fois de compositeur et d’interprète. C’est avec Nathaniel Mayer et «Village Of Love» que Fortune Records connaîtra son plus gros succès. Andre Williams deviendra un peu plus tard le Black Godfather de la scène garage de Detroit et Nolan Strong sera la principale source d’inspiration des Temptations et de Smokey Robinson, futures stars de Motown.        

             Fin 56, Jack et Devora s’installent sur Third Avenue, dans un petit cube de béton. Ils séparent le cube en deux. Ils installent la boutique Fortune Records dans la moitié donnant sur l’avenue, et un studio rudimentaire à l’arrière. Le principe est simple : on enregistre dans le studio et on vend les disques dans la boutique, directement du producteur au consommateur. Fortune Records devient une véritable usine à hits. Leur production présente une particularité : un son cru, presque primitif, qui sera leur marque de fabrique et qui fera entrer les disques Fortune dans la légende. Les spécialistes du Detroit Sound ne jureront plus que par Fortune Records, Cub Koda en tête. 

             Grâce au bouche à oreille, le jeune John découvre l’existence de la boutique Fortune. Accompagné de Russ Williams et de Marvin Maynard, il s’y rend. 

              — Bonjour m’dame ! Mes amis et moi souhaiterions enr’gistrer un disk...

              Devora sort une fiche d’un tiroir et prend quelques renseignements : nom du groupe, style de musique, titres des deux morceaux, etc. John règle les cent bucks que coûte la séance d’enregistrement.

              — Vous avez de la chance, jeunes gens, le studio est libre. Vous pouvez vous installer. Je vous rejoins, le temps que mon mari prenne ma place.

             John et ses amis pénètrent dans l’autre pièce. Ils découvrent un sol en terre battue. Devora arrive et suspend deux micros, l’un au porte-manteau et l’autre au plafonnier. Elle passe ensuite dans un petit recoin vitré et s’assoit derrière une table où est posé un minuscule magnétophone.

              — Quand vous voulez, jeunes gens... Quel morceau allez-vous jouer en premier ?

              — Honey Let’s Go (to a rock’n’roll show) !

              — Honey Let’s Go (to a rock’n’roll show) take one !

             Le trio se lance dans l’interprétation d’un rock classique bien rythmé. John secoue sa banane et force sa voix pour sonner comme un dur. Devora trouve que ça manque un peu de substance. Elle fait venir les Diablos pour qu’ils musclent le son en claquant des mains et en chantant des chœurs de doo-wop. La séance s’achève. Sentant que le jeune John en veut, Devora lui accorde encore un moment :

              — Jeune homme, vous pouvez beaucoup mieux faire. Travaillez votre diction et mettez plus d’entrain dans votre prestation. Soyez plus féroce... Tâchez aussi de composer un hit, je sens que vous en avez la capacité.

              — Et l’enr’gistrement ?

              — Soyez sans crainte. Ça me plaît. Par conséquent, je le publie. Le disque sera dans la vitrine la semaine prochaine. Tous vos amis pourront venir se le procurer ici...

              — Merci m’dame !

              — Ah, jeune homme, encore autre chose... Changez de nom ! Pavlik, ça ne marchera jamais...

             John rentre chez lui avec un nouveau nom, Johnny Powers, cadeau de Devora. Il applique ses conseils à la lettre, écrit des chansons, travaille sa voix du matin au soir et recrute un guitariste nommé Stan Getz pour muscler le son de son groupe. Il casse sa tirelire pour se payer un blazer blanc et un pantalon mauve. Il peint «Johnny» sur le tablier de son acou et s’assure en se plantant devant le miroir que tout est en ordre.

             Johnny et son groupe décrochent des engagements dans quelques clubs de la région. Leur réputation de wild rockers grossit de semaine en semaine. Johnny a tellement travaillé sa voix qu’il peut imiter Elvis et hoqueter comme Gene Vincent. Il ne supporte pas les jours de relâche : il tourne en rond comme un ours en cage.

              — Calme-toi, Johnny... Ça nous fait du bien d’souffler un peu... Et puis, y faut qu’tu reposes ta voix... Si tu continues comme ça, tu vas sonner comme Ray Charles...

             Les autres rigolent comme des bossus.

              — Fuck le repos ! Faut qu’on fasse péter l’rockabbb ! J’ai une idée ! On va démonter le toit d’la bbbagnole et on va aller jouer au drive-in tous les quat’ ! Clark, tu prends ta caisse claire, Stan, tu bbbranch’ras l’ampli sur la bbbatterie et toi, Marvin, t’auras toute la bbbanquette arrière pour slapper ta bbbopping stand-up ! On mettra une bbbonne planche en-d’ssous pour que tu crèves pas la banquette !

             Ils filent au drive-in du coin et se garent sous l’écran. Ils attendent la fin de la séance et se lèvent. Clark envoie un roulement sur sa caisse claire et Johnny démarre un rockab endiablé. Tous les phares s’allument. Aveuglé, le quatuor met le turbo. Tous les garçons et les filles descendent de leurs voitures pour venir danser autour de celle de Johnny. Le patron du drive-in accourt :

              — Arrêtez-moi c’bordel tout d’suite ou j’appelle les flics !

             Johnny et ses amis se rassoient.

              — Bon, c’est foutu, les gars. On s’casse...

             Johnny met le contact et roule au pas jusqu’à la sortie. Il regagne l’avenue et jette un coup d’œil dans le rétro.

              — Putain ! Y nous suivent tous !

             Les trois autres se retournent et découvrent un spectacle hallucinant : tout le public du drive-in les suit en faisant des appels de phares. Johnny se gare dans un parking et le groupe se remet en place, debout sur les banquettes. C’est de la folie. Ils sont des centaines de couples à danser le rock’n’roll autour de la bagnole. Le lendemain soir, Johnny se gare sous le même écran et le groupe attaque un cut, avant même que la séance de projection n’ait commencé. Le patron accourt avec ses chiens. Johnny démarre et le drive-in se vide aussitôt. Grosse crise de rigolade. Ce petit jeu les amuse tellement qu’ils font la tournée des drive-in. Chaque fois, c’est le même scénario : l’ordre de déguerpir et le parking qui se vide.

             Gonflé à bloc, Johnny retourne en studio, cette fois chez Fox, pour enregistrer «Long Blond Hair Rose Red Lips», un rockab fulgurant qu’il vient se pondre :

              — Ouais j’t’aime babbby, j’aim’ ton style... Quand tu danses le bbbop, tu m’rends bbbarjot... J’t’aimais, mais j’t’aimerai deux fois plus... Bbbelle poupée bbblonde t’es bbbougrement bbbelle !

             Johnny fait littéralement bopper ses syllabes. Il va encore plus loin que Johnny Burnette, le roi des wild cats.

              — Ouais grandes mèches bbblondes, grosses lèv’ rouges... Quand tu danses le bbbop, mon cœur bbbat... J’t’aime tant, j’peux pas t’lâcher... Bbbelle poupée bbblonde j’t’aime comme un fou !

             Johnny secoue sa banane. Doublé par un hot slap, il fait swinguer ses syllabes avec une hargne de délinquant prêt à tout pour choquer le bourgeois. En l’espace de deux minutes, Johnny devient l’un des rois du rockab. Long Blond Hair déchaînera l’hystérie pendant plusieurs décennies. 

             Harold Douglas fait ses comptes. Il frôle la faillite. Les caisses de son drive-in sont vides.

              — Ah les sales mômes ! Va falloir sévir...

             Johnny et ses amis poursuivent leurs tournées sauvages. Ils rencontrent d’autant plus de succès que Long Blond Hair vient de sortir chez les disquaires de Detroit. Les gosses se l’arrachent. Une sorte de frénésie s’empare de la jeunesse locale. Garés devant l’entrée des drive-in, les gosses guettent l’arrivée de la Cadillac de Johnny. Lorsqu’il apparaît au bout de l’avenue, un concert de klaxons salue son arrivée. Johnny roule au pas, saluant ses admirateurs et un cortège se forme. Des centaines de voitures roulent jusqu’à un immense terrain vague et Johnny joue quelques chansons avant de repartir cueillir une autre troupe d’admirateurs pour l’emmener à l’autre bout de la ville. 

             Harold Douglas se mêle au cortège. Il va de terrain vague en terrain vague et suit le manège jusqu’au bout. Il file Johnny à travers les rues de Detroit et le voit déposer ses amis un à un, puis prendre la route d’Utica, au Nord de Detroit. Douglas éteint ses phares et se gare derrière la voiture de Johnny.

             Lorsqu’il retrouve ses amis le lendemain, Johnny porte des lunettes noires.

              — Hey Johnny, tu t’prépares pour Las Vegas ?

             Il enlève ses lunettes.

              — Oh Putain, les cocards ! C’est qui la brute qui t’a fait ça, Johnny ? Dis-nous son nom, on va aller lui démonter la gueule !

              — Du calme, les amis... J’sais pas son nom... Y m’a juste dit que si je rev’nais faire le con au drive-in, y m’couperait les roubignolles pour les faire mariner dans d’l’eau d’vie...

              — Te plains pas ! Tu pourras aller chanter à l’opéra !

             Tout le monde rigole, sauf Johnny.

              — Vous vous croyez drôles, bbbbande de bbbibards ? J’ai gambergé. On va s’organiser. On va bbboycoter tous leurs bbbouclards et y viendront nous lécher les bopping-bbbottes !

             Johnny met son plan en route. Pendant plusieurs semaines, le quatuor et ses hordes d’admirateurs se retrouvent sur des terrains vagues, à la périphérie de la ville. Plus aucun gosse ne va passer la soirée au drive-in. Toute la jeunesse de Detroit vient chanter Long Blond Hair en chœur avec son idole Johnny Powers. À la fin du set, Johnny donne le signal de la dispersion et il rentre chez lui, escorté d’une cinquantaine de voitures bourrées de fans armés de battes de base-ball.

             Harold Douglas, comme d’ailleurs tous les autres tenanciers, va se plaindre aux autorités. Les flics leur servent chaque fois le même refrain : tant qu’ils sont en compagnie de Johnny Powers, les jeunes ne font pas de conneries. Depuis quelques mois, le taux de délinquance a chuté à Detroit, ville réputée difficile.

             Les banques commencent à voir rouge. Harold Douglas reçoit une convocation. Le chargé d’affaires de la Banque du Michigan le somme de rembourser ses traites au plus tôt. Il agite la menace d’une saisie de ses biens personnels.

              — Vous avez deux semaines pour vous mettre à jour.

             Douglas réunit ses collègues dans un bar. Ils étudient toutes les solutions. Les plus pacifiques prônent la reconversion dans le camping ou les activités sportives. Les plus excités prônent le kidnapping, voire l’enrôlement d’un tueur à gages. Harold Douglas s’emporte. Il clame qu’il s’est endetté jusqu’au cou pour l’achat de son terrain, et il ne veut pas qu’une petite fiotte ruine les efforts de toute une vie de travail acharné. Il décide avec deux autres collègues aussi enragés que lui de prendre les choses en main.

              — Vous verrez, bande de lâches, d’ici une semaine, vous r’trouverez toute vot’ clientèle et vous viendrez m’serrer la pogne !

             Les trois hommes localisent rapidement l’endroit où se tient la fête improvisée. Allongés au sommet d’une petite crête, ils observent la foule à la jumelle.

              — Putain, Harold, ils sont des milliers ! Que veux-tu qu’on fasse ?

              — On va s’déguiser en tennyboppers et s’rapprocher d’l’orchestre...

              — Mais Harold, t’as plus un poil sur le caillou ! Comment tu veux jouer les tennyboppers avec la tronche que t’as ?

              — Les perruques, c’est pas fait pour les chiens, connard !

              — Et puis une fois qu’on s’ra là, qui qu’on fait ?

              — Shit ! T’as raison, j’avais pas pensé à ça... C’est vrai que pour l’kidnapper, on va avoir du mal... Le plus simple c’est d’le buter... J’ai un flingot dans la boîte à gants !

              — Mais t’es cinglé ! Tu crois que les mômes y t’laisseront partir comme ça ?

              — On jouera sur l’effet d’surprise... Vifs comme l’éclair ! Vous avez d’jà vu ça, dans les films de guerre, non ?

              — Harold, c’est n’importe quoi... Il faut repasser à travers des milliers d’bagnoles... C’est bien plus compliqué que d’traverser des barbelés ! Même si on court sur les toits, c’est impossible... Et puis, tu sais bien que tous les kids de Detroit sont armés et qu’y zont la gâchette facile... J’ai pas envie d’me retrouver troué comme une passoire...

              — Putain, vous commencez à m’courir sur l’haricot, tous les deux. Y faut que j’paye les traites la semaine prochaine, sinon, y m’sucrent la baraque ! C’est toujours moi qu’amène les idées, et vous, pauvres tartignolles, vous êtes là en train de m’critiquer ! Tirez-vous, j’vais m’débrouiller tout seul !

              — Pfffff... Tu vois bien qu’on n’peut rien faire... J’ai une idée, mais je sens qu’elle va pas t’plaire...

              — Si c’est une idée à la con, tu peux t’la carrer où j’pense !

              — Non, c’est une idée qui nous coût’ra rien et qui peut remplir les drive-in...

              — Alors vas-y, si elle coût’ rien...

              — Harold, il suffit simplement qu’on construise une scène sous l’écran géant et qu’on invite Johnny Powers à venir jouer juste après les projos... Il est balèze, ce petit Johnny, tu vois pas qu’c’est une star ? Les gosses vont revenir au drive-in et Johnny sera content... Ton banquier aussi. Tu vas même te faire des couilles en or !

              — Ha ha ha vous me faîtes marrer les gars... Vous m’avez bien r’gardé ? Vous croyez vraiment que j’vais baisser mon calbut et m’faire enfiler par Johnny Powers ? Ha ha ha !

             Au loin, Long Blond Hair résonne dans la chaleur de la nuit, repris en chœur par des milliers et des milliers de voix adolescentes. 

    Signé : Cazengler, Johnny Pomme de terre

    Johnny Powers. Disparu le 16 janvier 2023

     

     

    Mickey mousse

     

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             Avec Smokey Robinson, Norman Whitfield et Holland/Dozier/Holland, Mickey Stevenson est l’un des personnages clés de la saga Motown. Il n’est pourtant pas le plus connu. La publication (à compte d’auteur) de son autobiographie répare cette injustice et remet les pendules à l’heure. Pour le situer, Mickey Stevenson est le premier A&R de Motown, en charge des artistes et du répertoire, c’est-à-dire le pape aussitôt après le pape Berry Gordy. L’avenir artistique du label repose sur les épaules de l’A&R. On connaît la suite de l’histoire.

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             En complément des mémoires de Brian & Eddie Holland et de celles de Lamont Dozier, cette autobio apporte des éclairages précieux sur les racines de Motown. La page de garde nous indique que le book est tiré des pages manuscrites de Mickey. Il écrit avec un style très particulier, comme s’il parlait, dans un langage de la rue. Quand il évoque Smokey Robinson, il écrit «my brother from another mother». Pour évoquer la fin des haricots, c’est-à-dire la fin de sa carrière chez Motown, il utilise une formule fabuleuse : «Let’s see if I can lay this out for you without getting too emotional». C’est ainsi qu’il introduit l’épisode le plus pénible de sa carrière, lorsque Berry Gordy lui annonce qu’il lui retire le job d’A&R pour le confier à Brian Holland qui menace de quitter Motown. Gordy ne veut pas perdre sa poule aux œufs d’or : HDH. Mickey a aussi une façon très streetwise de raconter les embrouilles, comme par exemple cet épisode : il organise un concert pour sa femme Kim Weston à Detroit dans un club tenu par des mecs qui, selon son expression, n’étaient pas the cleanest guys in town, you know what I mean ? Comme le jeune pianiste est amoureux de Kim Weston et qu’elle n’est pas libre, il s’est enfermé dans une bagnole garée devant le club et s’est mis un gun sur la tempe. Il veut Kim, mais c’est compliqué, parce qu’elle est la poule de Mickey. Alors les mecs du club disent à Mickey de régler le problème vite fait, l’un d’eux dit «I don’t want the cops coming down on me, man, parce que s’ils me tombent dessus, on va devoir te tomber dessus. You see what I’m saying ?». Mickey utilise beaucoup cette tournure interro-insistante pour être sûr que tout le monde a bien pigé. He meant that my ass was on the line. En français, il dirait qu’il avait chaud au cul. Et avant d’aller régler le problème, Mickey ajoute : «I acted real calm.» La solution qu’il va trouver est toute simple : il laisse Kim Weston aller se jeter dans les bras du pianiste. Une de perdue, dix de retrouvées.

             Oui, Mickey s’exprime comme un voyou, mais il est l’A&R de l’un des labels les plus mythiques d’Amérique. On se croirait parfois dans un film de Scorsese, lorsque les dialogues sont taillés à la serpe et que les vies ne tiennent plus qu’à un fil. Du coup, ce ton donne au book un caractère unique, une dynamique d’histoire orale. Mickey Stevenson n’en finit de rappeler qu’il vient de la rue et qu’il aime les femmes, toutes les femmes. Cet homme est une force de la nature. Il suffit de le voir en une et en quatre de couve : il vieillit merveilleusement bien. Comme Denzel Washington dans le rôle d’un vieux gangster.

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             Il commence par donner sa recette magique, les cinq qualités qui l’ont aidé à devenir Mickey Stevenson : «1, capacité ; 2, savoir composer ; 3, le charisme ; 4, la concentration ; 5, tout faire pour rester le meilleur. Avec trois de ces qualités, vous devenez une star. Avec quatre ou plus, une superstar.» Il rappelle dans la foulée qu’il existe déjà une tonne d’ouvrages bien documentés sur Motown, dont un paquet de big autobios (Berry Gordy, Gladys Knight, Raynoma Gordy, Otis Williams, Mary Wilson, Smokey Robinson). Dans ses early days, Mickey voit Andre Williams sur scène et lui rend un sacré hommage. Il commence alors à traîner dans les clubs de Detroit, où tous les gens «are poppin’ their fingers and shakin’ their ass», comme dans l’«Around And Around» de Chucky Chuckah.

             Mickey indique aussi que la condition sociale des blacks qui bossent dans les usines de montage automobile n’est pas rose. Les blacks nous dit-il sont nettement moins bien payés que les blancs et pas question d’espérer ni promo ni augmentation de salaire - Si tu te plains, soit t’es viré, soit on te casse les deux jambes - Alors les blacks n’en parlaient pas trop, «ils faisaient avec, «vivant parqués comme du bétail dans des taudis appartenant à des blancs». Mickey promène un regard extrêmement critique sur le Detroit des années 50, époque de la grande migration. Les blacks quittaient le Deep South dans l’espoir d’une vie meilleure, mais en vérité, elle ne l’était pas vraiment.

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             Et la musique ? Mickey dit qu’il y a pris goût en tétant le lait de sa mère, Kitty ‘Brown Gal’ Stevenson, une chanteuse/compositeuse. Elle adorait monter sur scène à Harlem. Après son retour de l’armée, Mickey fait exactement comme Andre Williams : il refuse d’aller bosser à l’usine et choisit la rue, c’est-à-dire le jeu, les filles, gambling, whatever. Il rencontre Berry Gordy chez un coiffeur. Gordy a entendu parler de Mickey, il sait qu’il compose, et lui dit qu’à son retour de Chicago, où il doit retrouver Jackie Wilson, il lui proposera un rendez-vous. Ce qui nous conduit à la grande scène mythique du book. Mickey arrive chez Gordy qui le reçoit en sous-vêtements (stripped boxer shorts and a T-shirt). Gordy lui demande de lui présenter ses chansons. Comme ça ? Oui comme ça. Alors Mickey chante a capella. Berry lui dit qu’il a de bonnes chansons, mais que sa voix ne va pas. Mickey sent sa voilure tomber - All the wind went outta my sails - Il demande à Gordy de lui expliquer ce que ça veut dire. Alors Gordy se marre : «What I’m saying is - your voice is for shit!». Mickey croit que c’est cuit aux patates. Pas du tout ! Gordy lui propose le job d’A&R dans le label qu’il est en train de monter. On est à la racine de Motown. Comme Mickey ne comprend pas bien ce qu’est l’A&R, Gordy lui explique : «Artists and Repertoire. Votre responsabilité consiste à rassembler les artistes, les compositeurs, les producteurs et les musiciens adéquats pour fabriquer des hits. C’est ce que nous allons faire. Alors vous sentez-vous à la hauteur ?». Mickey dit okay. Et Gordy lui dit : «You’re the man.» Mickey lui demande combien il est payé. Alors Gordy lui explique le système compliqué des royalties. Mickey n’y pige rien, et il redemande combien il est payé par semaine. Gordy lui dit qu’il démarre à 25 $ par semaine et qu’il est libre le samedi et le dimanche. Mickey éclate de rire : «5 $ par jour ? Vous rigolez ?». Gordy rigole encore plus fort et ajoute : «Et tout le chili que vous pourrez avaler. Vous allez adorer le chili.» Et là Gordy commence à s’habiller.

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             Oui car dans la baraque de Gordy achète au 2648 West Grand Boulevard, et qui va devenir Hitsville USA, tout le monde mange à la cantine et c’est Raynoma, la femme de Gordy à l’époque, qui cuisine le chili. Gordy a pensé à tout, il a transformé le garage en studio, le fameux snakepit, la salle à manger en control room, le salon en salle d’accueil, et chaque autre pièce en salle de répète avec un piano et un magnéto. Aux yeux de Mickey et des autres pionniers du label, Berry Gordy poursuivait une sorte de quête. Chacun des pionniers appréciait son charisme, et son enthousiasme était contagieux. Il poursuivait un rêve - And soon it became our dream as well - Même esprit de famille qu’à Memphis, chez Stax. La seule différence est qu’à Detroit, chez Motown, il n’y a pas de blancs.

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             L’un des premiers grands artistes que signe Gordy est Marv Johnson. Mickey et Marv ne s’entendent pas très bien, c’est le moins qu’on puisse dire. Animosité réciproque - His ego was bigger than his ass - Mickey n’aime pas le voir «traîner dans sa big black Caddy with his silk suits on, smoking weed and talkin’ shit to the girls», alors que tout le monde l’attend en studio. Comme il était en charge de la musique, du studio et des musicien, Mickey n’admettait pas que certains déconnent avec ça - Including Mister Marv Johnson - Autre portrait fabuleux : celui de Martha Reeves qui entre un jour dans son bureau. Elle tape l’incruste. Elle veut absolument décrocher un contrat. Mickey n’arrive pas à la calmer. Il est soudain appelé dans le bureau de Gordy et à son retour, il trouve Martha assise à son bureau en train de prendre des messages. Il lui propose alors un job de secrétaire histoire de la calmer, mais Martha préférerait un job d’assistante. Mickey lui demande de ne pas trop pousser le bouchon. Mickey, Marvin Gaye et Ivy Jo Hunter viennent tout juste de composer une chanson pour Kim Weston, mais sa voix ne va pas. Martha qui est dans la pièce propose alors de la chanter. Boom ! «Dancing In The Street» ! Elle devient aussitôt une star. On connaît la suite de l’histoire. Évidemment, Kim Weston va mal le prendre. Mais bon, Motown a l’un des premiers hits internationaux. 

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             Mickey consacre aussi de grandes et belles pages aux Funk Brothers. Il les présente un par un, il faut aussi lire ce book pour ça, pour l’extrême qualité des hommages qu’il rend à des gens comme Benny Benjamin (never missed a beat), James Jamerson (rongé par l’amertume, car jamais crédité pour les milliers de hits sur lesquels il a joué), Earl Van Dyke, Eddie Bongo Brown (you could even smell the funk) et tous les autres. C’est Mickey qui nomme Earl Van Dyle bandleader à la place d’Ivy Jo Hunter qui ne le prend pas trop mal, puisqu’il reste dans les parages. Et puis les deux batteurs, arrivés après Benny Benjamin : Uriel Jones et Richard Pistol Allen, qu’on voit à l’œuvre dans le film culte Standing In The Shadow Of Motown.

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             Fabuleux portrait encore de Marvin Gaye, Soul mate que Mickey pense avoir croisé dans une vie antérieure. Alors que Mickey en bave avec les jeunes artistes, les garçons mais surtout les filles, Marvin est, comme il dit, une bouffée d’air frais. Avant d’être le chanteur que l’on sait, Mickey rappelle que Marvin est un fantastique batteur. Il épouse l’une des sœurs Gordy, Anna, et se voit crooner, un black Sinatra. Mais ça ne marche pas. Gordy confie une mission à Mickey : transformer Marvin en pop star - I want a hit record on him - On connaît la suite de l’histoire.

             Finalement, Mickey fabrique pas mal de superstars. Il consacre un chapitre entier à MR. Robinson, son «brother from another mother». Un chapitre aussi à Diana Ross. Mickey n’a jamais vraiment su ce qu’elle pensait de lui, mais elle lui a toujours montré du respect, ce qui, dit-il, est ce qu’on attend de gens qui bossent avec vous. Il ne s’aventure pas sur le terrain de Florence Ballard.

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             Et puis on en arrive au clash. Dans la hiérarchie Motown, le trio HDH est au sommet, grâce au succès des Supremes et des Four Tops. Ensuite vient Smokey, et Mickey arrive en troisième position. Il cite ensuite Marvin, Norman Whitfield, Ivy Jo Hunter, Barrett Strong, Harvey Fuqua et Johnny Bristol. Pour lui, Lamont Dozier est à la fois «un brillant compositeur et un hopeless romantic». Brian Holland est aussi un «all-round creative genius». Eddie est le cerveau. Il veut sa part du gâteau. Et il met la pression sur Gordy, comme il l’explique si bien dans son autobio, Come And Get These Memories. Eddie trouve que Gordy s’en fout plein les poches et ne laisse que des miettes à HDH. Alors pour le calmer, Gordy n’a d’autre solution que de lui refiler le poste d’A&R, car bien sûr, il n’est pas question de lui donner la part du gâteau qu’il réclame, c’est-à-dire un morceau de Motown. Le plus difficile reste à faire : convoquer Mickey pour lui faire avaler la couleuvre. Mickey entre dans le bureau. C’est comme si on y était. Gordy commence par lui proposer une augmentation de salaire, puis il lui propose de superviser des «special projects», comme par exemple aller creuser le marché des comédies musicales à Broadway pendant une semaine. Mickey lui dit qu’il ne peut pas lâcher son job d’A&R pendant une semaine, il y a trop de pression. Gordy lui dit qu’il a quelqu’un d’autre pour l’A&R. Mickey est scié. What ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est une blague ? Alors Gordy lâche le morceau : Eddie Holland est nommé A&R. D’abord choqué, Mickey dit qu’il éprouve aussitôt après une immense déception. Mickey sort du burlingue, va trouver ses collaborateurs pour leur expliquer ce qui arrive et il se casse de cette fucking baraque. L’A&R Motown, ça représente des années de boulot. Il dit ne s’en être jamais remis.

             Mickey devient A&R indépendant et monte un label avec Clarence Avent, sous le patronage de MGM qui leur envoie des artistes signés sur MGM. Souvent des bras cassés, dit Mickey, sauf les Righteous Brothers. En fait, MGM qui a des gros problèmes attend de Mickey qu’il refasse un deuxième Motown, c’est-à-dire une vache à lait pour renflouer les caisses. Mickey est obligé de leur expliquer qu’il ne s’appelle pas Superman.

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             Mickey Stevenson n’a enregistré qu’un seul album, en tant qu’interprète, l’excellent Here I Am. Cette merveille date de 1972, et sa pochette rappelle celle de The Day The World Turned Blue de Gene Vincent. On tombe sous le charme d’Here I Am dès le morceau titre d’ouverture de balda, un cut extrêmement ambitieux et orchestré à gogo, Mickey explose sur tous les fronts. S’ensuit ce qu’il faut bien appeler un coup de génie : «Joe Poor (Loves Daphne Elizabeth Rich)». C’est à nouveau du très haut de gamme, Mickey chante et produit, c’est une Soul qui respire le grand air. L’autre coup de génie se trouve en bout de la B, «Gonna Be Alright» qu’il embarque au power pur, jolie fin de non-recevoir pour cet album superbe. Il rend hommage aux Beatles du White Album avec une cover inexpected de «Rocky Raccoon». Il a des chœurs de folles derrière lui, c’est plein d’allure et plein d’allant, il en fait de la Soul. Avec «Trouble’s A Loser» signé Leon Ware, il reste fabuleux de science infuse, il te prend par surprise, oooh babe et les filles ouah-ouhatent derrière. On le voit aussi faire du Broadway éploré avec «What Could Be Beter». Il fait le job, avec une pointe de Brill, c’est dire si Mickey Stevenson est un artiste complet.

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    Signé : Cazengler, Niqué Stevenson

    Mickey Stevenson. The A&R Man. Stevenson International Entertainment 2015

    Mickey Stevenson. Here I Am. Ember Records 1972

     

     

    Wizards & True Stars - Beck dans l’eau

     

             L’eusses-tu cru, Fresh Egg ? Fresh Egg, c’est le chef de la tribu des Pâtes Fraîches. Comme les Têtes Plates que rencontre Jeremiah Johnson, les Pâtes Fraîches sont des Indiens convertis au christianisme par les missionnaires, donc croyants. Si tu leur dis que Jeff Beck a cassé sa pipe en bois, les Pâtes Fraîches te croiront. Mais ils seront bien les seuls, car à part eux, tout le monde croyait au contraire que Jeff Beck était immortel. On voyait encore des photos de lui dans la presse anglaise ces dernières années, notamment dans les pages consacrées aux cérémonies officielles qu’on appelle outre-Manche les Awards. À la différence de tous ses contemporains qui ont vraiment très mal vieilli, Jeff Beck offrait le ravissant spectacle d’un homme extraordinairement bien conservé, comme si chez lui rien n’avait bougé depuis le temps des cerises du Jeff Beck Group : 70 balais et toujours la même coiffure, avec les petites mèches brunes sur les yeux, et les bras nus jusqu’aux épaules avec autour des biceps ces espèces de bracelets en métal qu’il affectionne depuis toujours. On vit un soir après un concert de L7 Donita Sparks signer des autographes sur le trottoir du Bataclan et porter les mêmes. Il semble que Mick Ronson en portait aussi sur la pochette de Play Don’t Worry, à moins qu’il ne se fût agi de gaffeur. Enfin bref, tu vois le principe.

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             Cette nouvelle, en plus d’être triste, nous laisse donc tous ébahis. On déteste voir ses héros se barrer, et Jeff Beck plus peut-être que tous les autres. On verra bien la gueule qu’on va tirer quand arrivera le tour d’Iggy, mais bon, pour l’instant il est toujours invulnérable, alors tout va bien. Il faudra quand même bien parvenir un jour à dire pourquoi Jeff Beck est le guitariste anglais le plus intéressant. Et ça ne date pas d’hier, puisque ça remonte aux Yardbirds.

             Pour pas mal de kids, les Yardbirds étaient avec les Pretties le groupe le plus fascinant d’Angleterre, à cause de Jeff Beck et de hits du genre «Over Under Sideways Down». Mais ce sont les Beatles et les Stones qui ont raflé la mise, en termes de popularité. Ça a recommencé un peu plus tard avec le Jeff Beck Group et ses deux premiers albums, Truth et Beck Ola : c’est Led Zep qui a cette fois raflé la mise. Jeff Beck est alors devenu une sorte de Raymond Poulidor du rock anglais, toujours en deuxième position. Adulé, certes, mais jamais couronné. C’est une belle injustice, car ni Jimmy Page, ni qui tu veux, ne lui sont jamais arrivés à la cheville. Jeff Beck a toujours eu un coup d’avance sur ses collègues guitaristes, grâce à son goût de l’aventure. Après avoir fait cracher au Blues électrique tout ce qu’il pouvait avoir dans le ventre, Jeff Beck est parti à l’aventure avec Wired.

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    Il a profité de l’occasion pour inventer un nouveau style : la contrecasse de syncope altermoite. Les journalistes français qui manquaient tragiquement de vocabulaire appelaient ça de la fusion. Jeff Beck créait un univers autonome, un univers résolu à en découdre. Pour ça, il lui fallait créer de nouvelles figures de styles. Écouter Wired à l’époque de sa parution n’était pas simple, on manquait de points de repère, mais comme on idolâtrait Jeff Beck, on l’écoutait vaille que vaille. À jeun ou pas à jeun, le résultat était le même. Au hasard des phases, il devenait poignant avec ses poignées de notes nées dans la douleur d’avant l’heure-c’est-pas-l’heure, il injectait ses contrecasses de syncopes altermoites et parvenait à rester fluide en même temps. D’une certaine façon, il subjuguait l’incohérence et imposait un non-style avec du style, en se calant sur un jazz-beat impénitent. Qui ne tente rien n’a rien, dit-on lorsqu’on impénitente le diable. Il taillait des florilèges dans ses rosiers, il avivait les dénuements de ses câbles, il étendait l’horizon de ses notes, il écaillait ses égrenages de grelots et les parait d’écarlate. Jeff Beck était un coloriste extraordinaire, il bleuissait le vent dans «Blue Wind», il était une sorte de savant de la savate ailée, un allié de la baratte en bois, il aménageait des coulées de lumière à la vitesse de l’éclair. Il n’existe pas de plus beau flashman que Jeff Beck, flashman fugueur de la Saint-Valentintin, il fuyait à travers les étoiles, il jouait comme mille, il pouvait tout jouer, des bruines, des pluies fines, des comètes en feu, des éclairs et des fleuves en crue, il était le roi des quatre éléments. Tout s’organisait autour de lui. Son «Play With Me» était digne des grands paysagistes anglais du XVIIIe siècle, des gens comme Turner et Constable, pour ne citer qu’eux. Il cultivait la démesure du classicisme.

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             Après avoir quitté les Yardbirds, Jeff Beck enregistre deux des fleurons de l’histoire du rock anglais, Truth et Beck Ola. Toute sa crédibilité vient de là. On écoutait Truth en 1969. Et depuis, on n’a plus jamais quitté Jeff Beck d’une semelle. On a beau connaître Truth par cœur, chaque fois qu’on le réécoute, c’est comme si c’était la première fois, dès «Shapes of Things», l’immédiateté du raw de Rod et Beck en filigrane dans le vélin d’Arches du blues, à la note bleutée, et cette descente au barbu sublime, cette fluidité de la touche, cette façon de tirebouchonner chaque note. Il enchaîne avec «Let Me Love You», le heavy blues rock le plus heavy d’Angleterre, dévoré de l’intérieur par le bassmatic de Ron Wood. Perfection absolue : vox + Beck + Wood, ils se traînent tous les trois dans la mélasse de la rascasse, Ron Wood joue devant et Beck par derrière, c’est un mix d’une effarante modernité. Il pleut encore du son dans «Morning Dew» et Beck fait roter sa guitare à l’entrée de «You Shook Me». Encore un heavy blues définitif. En B, tu vas encore tomber de ta chaise avec «Rock My Plimsoul», l’imbattable heavy boogie blues. Beck le joue au super gras double et Ron Wood brasse le meilleur bassmatic d’Angleterre. Jamais John Paul Jones n’a sonné comme ça sur aucun album de Led Zep. Le Jeff Beck Goup a tout inventé. «Blues De Luxe» est le Heartbreaking Blues par excellence, Rod the Mod vole le show en toute impunité. Et puis voilà la cerise sur le gâtö : «I Ain’t Superstitious». Beck fait sonner sa Les Paul comme un oiseau, croa croa, puis cui cui, il prend des libertés extrêmes, le blues l’ennuie alors il invente un nouveau langage sonique, il fait même parler sa guitare : «Maman ! Wouah wouah ! Ouin ouin !» et quand il part en vrille suicidaire, Ron Wood fait roter sa basse.

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             Le festin se poursuit avec Beck Ola, pareil, avec le même genre de démarrage en trombe, cette fois c’est «All Shook Up». Ah ah ha, fait Rod et derrière c’est le blitz, Rod fait le job et Beck bombarde, et au milieu de ce gros bordel, le bassmatic de Ron Wood ricoche dans tous les coins. On ne retrouvera plus jamais ce genre de dynamique explosive, sauf peut-être chez Cactus. «Spanish Boots», c’est en quelque sorte une formation professionnelle - Those Spanish are so long - On était hanté par ce cut à l’époque. Il faut voir le numéro de freakout que fait Ron Wood sur sa basse à la fin du cut. Même délire que John Cale à la fin de «Waiting For The Man». Nouvel hommage à Elvis avec une version complètement dégringolée de «Jailhouse Rock» et en B, on a du big Beck down the drain avec «Plynth (Water Down The Drain)». Il te riffe ça dans l’essence du bash out, et avec le raw de Rod sur la plaie ouverte, ça danse la java. Fabuleuses attaques de concasse, tout le rock moderne s’engouffre dans cette débinade, ça grouille d’arrêts et de redémarrages, de syncopes et de retours de manivelle, Rod ah-ahte et le Newman fouette la peau des fesses. Puis Rod sort son meilleur raw pour harponner l’«Hangman’s Knee» qui semble sortir tout droit d’un roman d’Herman Melville.     

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             Becky boy va tenter de rééditer les exploits du premier Jeff Beck Group avec un deuxième Jeff Beck Group et deux nouveaux albums : Rough And Ready, en 1971, et un album sans titre, l’année suivante. Pour remplacer Rod The Mod, Jeff Beck recrute Bobby Tench, un fantastique shouter/guitariste métis né à Londres et qu’on retrouvera un peu partout dans l’histoire du rock anglais. Il faut hélas se résoudre à l’avouer : Rough And Ready n’est pas l’album du siècle. On sent une nette tendance à flirter avec le Cream de Jack Bruce sur «Situation». Bobby Tench fait son Rod dans «Short Business», il miaule à la gorge chaude. En B, Jeff Beck tartine ses notes à la main lourde sur «I’ve Been Used», il redevient imprévisible. Il fait en sorte que chaque cut soit une aventure, pleine de rebondissements, de turn-overs, d’inexpectitudes, d’embellissements et d’avanies, de plages radieuses et de coulures de miel dans la vallée des plaisirs. Il perpétue son power et fait pleuvoir des pluies d’or, pendant que l’immense Bobby Tench retrouve les accents d’«Hangman’s Knee».

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             Jeff Beck Group est un album nettement plus puissant. Dès «Ice Cream Cakes», Becky boy se faufile dans le heavy Beck, il entre à la force d’une pince monseigneur dans le poulailler, alors Bobby Tench peut chanter comme un cake, ce qu’il fait très bien. Jeff Beck allume avec des notes tordues et joue à contre-emploi, comme s’il voulait inventer la modernité. On sent bien qu’il passe son temps à guetter le moment opportun. Comme au temps de Rod The Mod, il épouse le chant de Bobby Tench. Ils rendent un fantastique hommage à Bob Dylan avec une cover du «Tonight I’ll Stay Here With You» tiré de Nashville Skyline. L’hommage flotte dans l’air et Jeff Beck joue en filigrane. Il boucle ce diable de balda avec «I Can’t Give back The Love I Feel For You» d’Ashford & Simpson, version instro affreusement bien jouée. Il sublime la mélodie sur sa guitare. Et puis en B, il tape le «Goin’ Down» de Don Nix, bien lancé par Max Middleton au piano et par l’ooouhhh de Bobby Tench. Jeff Beck pavoise dans le fond du groove, il tartine en sourdine. Encore une facette de son génie : il entre dans le mur du son, comme le passe-muraille de Marcel Aymé, et envoie des sirènes dans les tréfonds de l’Iliade. Il est important de noter à ce stade des opérations que Jeff Beck et Bobby Tench font bien la paire, car ce sont des surdoués. Encore un coup de Beck avec «Definitely Maybe», un instro monté comme une pièce montée avec des notes qui coulent comme du caramel fondu, il joue sur son jeu et croise ses deux solos pour en faire des sœurs siamoises engluées dans le caramel.  

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             Comme Becky boy apprécie la compagnie des surdoués, il semblait logique qu’il enregistre un album avec Tim Bogert et Carmine Appice, le fameux BBA, qui comme le West Bruce Laing, te colle vite fait au mur. Sur «Black Cat Moan», Becky boy joue le blues. Carmine chante au ouuh ouuuh ouuuh et Tim Bogert croise le fer avec le Beck. Ça joue à l’entre-choc des entrelacs. Si tu aimes la guitare électrique, offre-toi cet album, tu vas te régaler. Ces albums des années 70 n’en finissent plus de regorger de richesses. Puis on les voit tous les trois se fondre dans la «Lady» à la manière de Jack Bruce dans Cream. Tim Bogert et Becky boy se livrent une fois de plus à une belle passe d’armes. Nouveau coup de génie avec la cover de «Superstition», secourue par un heavy renfort de cavalerie. Ils foncent en mode Vanilla, à l’effarence du bassmatic, au heavy beurre carminien, avec un Beck qui fuite dans les sinus. En B, on voit Becky boy soloter à la toison d’or dans le poppy «Why Should I Care», mais il solote en lousdé d’ambivalence, histoire de nous surprendre une fois encore. On assiste encore à un incroyable conglomérat des goûts dans «Lose Myself In You», une nouvelle confiture de télescopages. Ils abattent encore de la distance avec «Livin’ Alone». Quand ils abattent, on peut dire qu’ils abattent.

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             C’est à la même époque qu’il enregistre Blow By Blow. Belle pochette, Becky boy est encore dans sa période Les Paul. Comme Wired, c’est un album d’instros. Il fait du classic Beck, du sur-jeu de fleuve en crue. Il rend hommage aux Beatles avec une belle cover de «She’s A Woman» qu’il décore de rivières de diamants. Il cisèle lui-même ses pierres, le biseaute, les polit, tout cela à la vitesse de l’éclair. Derrière Becky boy, ça joue à l’élément déterminant, notamment dans «AIR Blower», alors il peut donner ses coups de Beck et exceller à tout-va. Il met encore la pression avec «Scatterbain», il s’enfonce sous des tunnels, il entraîne ses cohortes, il délaye des traînées de lumière, il ne s’essouffle jamais, son Technicolor a des profondeurs extraordinaires, ca grouille de nappes de violons et de frénésie rythmique. Quel voyage ! En B, il revient à sa chère main lourde pour «Thelonius» et passe à la vitesse supérieure avec «Freeway Jam». Il sait caresser la coque d’un cut pour qu’il taille la route. Il sait claquer un culbuteur avec tact. Chacun sait que Becky boy est collectionneur de voitures de sport. Puis il revient à l’un de ses péchés mignons, l’océanique, avec «Diamond Dust». Et comme souvent avec les océans, ça finit par se fondre dans un néant sublime de jazz bass et de pianotis à la Satie.  

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             Par contre, on a un gros problème avec les deux albums suivants, There & Back et Flash. Ce sont les années 80 et donc le son s’en ressent. On ne sauve qu’un seul cut sur Flash : la cover de «People Get Ready», parce que Rod la chante. Becky boy y fait son cirque habituel avec un phrasé mélodique hors normes, il étend chaque note à l’infini, il oint chaque note en sa sainteté. 

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    Sur There & Back, ils sont trois, avec Jan Hammer aux keys. Les cuts sont âpres. Becky boy ne s’en laisse pas compter. Il crée des petits événements ici et là, il jazze son «Space Boogie» à la concasse éperdue, c’est une vraie fuite en avant. Pas le temps de souffler. Toujours énormément de paysages, mais ça reste factuel et, pire encore, ça peut te laisser de marbre. Trop technique. Pas d’émotion.

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             Vingt ans plus tard, il refait surface avec ce qui pourrait bien être son album le plus magistral : Who Else. Toujours cette gueule de rockstar sur la pochette. Il expérimente de plus en plus, cette fois il joue avec l’acid house. «Psycho Sam» sonne comme le rock du futur, en tous les cas, ça sonnait comme le rock du futur en 1999. Le Beck dans les machines, l’eusse-tu cru ? Il invente l’excelsior technoïde, il gratte ses poux dans les flux virtuels. Il rejoue le blues avec «Brush With The Blues», mais il l’entraîne ailleurs. Il crée un monde qu’on pourrait baptiser l’ultra-world, un monde de sidération. Il te claque du beignet pur avec «Blast From The East», il vise la violence, mais pas n’importe quelle violence, la violence du sec et net, il réinvente au fil du jeu, il joue tout à contre-temps, il recycle ses vieilles contrecasses de syncopes altermoites. C’est là où il s’exprime le mieux : dans l’experiment, il prend le pouls du beat et reste extraordinairement actif dans l’acid pulsatif. De toute façon, il finit toujours par tout bouffer. Jeff Beck est un grand bouffeur d’univers. Il fait son Peter Green avec «Angel (Footsteps)», c’est-à-dire qu’il crée de la magie à la surface de l’océan. Il semble caresser des notes pures, puis il vise l’éclate avec «THX 138». Pourquoi Jeff Beck est-il le plus grand guitariste de sa génération ? Parce qu’il propose des climats à n’en plus finir. Il prolonge chaque note de guitare avec l’infini, il lance des initiatives en forme de ponts pour aller jouer dessus, il te crée des architectures en direct, il joue à la poursuite de son ombre, il va là où le vent le porte, Jeff Beck est un artiste infiniment libre, il crée ses fuites de toutes pièces, il est le maître de ses réalités, il s’inscrit dans les vertus d’un groove de percus, il échappe au catégoriel, Jeff Beck t’entraîne ailleurs, il te dit «viens, c’est par là», c’est un monde tectonique nouveau, il faudrait presque inventer un langage pour décrire cette modernité, ce flush effervescent et permanent. Il y a plus d’énergie chez Jeff Beck que n’en rêve ta philosophie, Horatio. La cerise sur le gâtö, c’est que tout l’album est instro. Pas de chant. Who Else sonne comme l’un des plus beaux albums de rock de tous les temps. Alors ? Alors Beck. Avec «Even Odds», il revient au heavy rock. Il a besoin d’y revenir, sans Rod The Mod ni Bobby Tench. Il peut faire le job tout seul. Il ramène tout le blues rock du monde dans cet excerpt, il claquote ses petites notes en dessous du tablier. Voilà encore une belle illustration de génie de ce musicien. Il finit son album au sommet de l’indépendance avec «Declan» et «Another Place». Tu goûtes chaque note d’un mec comme Beck, jusqu’à la dernière.

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             You Had It Coming est un album moins spectaculaire que Who Else, mais il réserve tout de même son petit lot de surprises. Jeff Beck commence par te servir «Earthquake» sur un plateau d’argent. Welcome in hell ! Il fracasse tout ce qu’il veut, il intercale des trucs à lui dans l’enfer sur la terre, il joue comme un roi d’Angleterre, mais il est l’antithèse du bon roi George, il tape dans des crânes et explose tout ce qu’il a envie d’exploser, même les Stooges et tous les autres. Quand tu es chez lui, tu fermes ta gueule et tu écoutes. Tu apprendras peut-être des choses. Jeff Beck explore pour toi les voies impénétrables. «Dirty Mind» sonne comme un instro dévoré de l’intérieur. Encore une fois, c’est une sorte de paradis pour l’amateur de guitare électrique. Il fait venir une chanteuse sur sa cover de «Rollin’ & Tumblin’», mais c’est avec «Nada» qu’il rafle encore la mise. Il joue son instro à la note ouvragée et le transforme en aubaine divine. On le voit creuser sa mine dans «Loose Cannon», il s’en va jouer dans des boyaux, il traverse des montagnes avec un jeu abrasif extraordinairement moderne, il multiplie les syncopes inachevées, chaque note est chargée d’intention, il bourre tout ça d’écho. Alors forcément, tu finis par le suivre comme un prophète. Avec «Rosebud», il t’indique la voie. C’est pas là. Il te trafique des passages improbables, il te joue le funk du printemps, il crée des pressions concentriques, il te parle dans l’oreille comme le font les dieux dans les songes, mais tu réalises que c’est sa guitare qui te parle dans l’oreille.

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             Sur Emotion & Commotion, il te fait une version d’«Over The Rainbow» en technicolor.  Il se fond dans le Rainbow à la note exacerbée, il devient une sorte de Walt Disney du rock, il crée des féeries, comme au temps, ou gamins, on découvrait Blanche Neige Et les Sept Nains sur grand écran au Majestic. Puis on le voit épouser «Nessum Dorma» à la note surnaturelle. Il nous rappelle une fois de plus qu’on peut créer un monde avec une guitare électrique. Il va cette fois chercher l’opéra à la note ultime. Dommage que Scorsese ne lui ait pas consacré un film comme il l’a fait à deux reprises pour Dylan. Jeff Beck est l’artiste complet par excellence, comme Bob Dylan, un artiste capable de performances hors du commun. Il attaque «Hammerhead» à la wah, puis il bâtit une cathédrale, il monte sa voûte à la note profonde, épaulé par des violons, et puis on le voit tarentuler un wild solo dans une profondeur de champ hallucinante. Il visite ensuite l’horizon avec «Never Alone». Il joue aussi loin qu’il peut, il installe son cut pour aller y promener ses notes de lumière comme des petits chiens. On a chaque fois l’impression qu’il joue les notes les plus aériennes de sa carrière. Sur cet album, il invite des chanteuses comme Imelda May. Pendant que Becky boy pique sa crise de destroy oh boy à la note fatale, Imelda nous ramène chez Blanche Neige.

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             On peut aussi rapatrier Performing This Week... Live At Ronnie Scott’s, qui est une sorte de Best Of enregistré live au Ronnie Scott Club de Londres, comme son nom l’indique. Becky boy y propose une rétrospective de sa carrière, puisqu’il attaque avec le vieux «Beck’s Bolero». Ça vaut vraiment le coup de l’écouter, car c’est une hallucinante performance. Becky boy décide de tout. Heavy blues ? Alors voilà «Eternity’s Breath» et sa pluie d’arpèges, au-delà du raisonnable. Comme c’est Beck le boss, il envoie son «Stratus» voler dans le ciel. Il souffle et ça vibre. Beck c’est Eole, le temps d’un cut. Il joue en vol plané sur des rythmiques infernales. Le mec qui fait un solo de jazz bass dans «Cause We’ve Ended As Lovers» s’appelle Tal Wikenfield. Becky boy a du pot d’avoir ce mec derrière lui. Il est encore ahead of the game sur «Behind The Veil», plus reggae, il joue à la pointe de la note avec des gestes inconvenants, mais il traite chaque note comme une princesse, il transforme son inconvenance en power. Et comme il n’a pas de chanteur, il fait chanter sa guitare («You Never Know»). Il en fait même une bouillasse atmosphérique, il la travaille à la wah, il persiflore dans les orifices de la décadence, il puise des ressources dans les vertiges, on se demande à son écoute si nos oreilles font bien le poids. Car quel cirque ! Justement, il fait le clown avec une note dans «Nadia». On se croirait chez Fellini, ce cut magique prend forme, Becky boy gonfle son ballon, il joue tout seul, comme un clown magicien. Puis il y va franco de port avec «Blast Form The East», ça dégouline de son, il fait la pluie et le beau temps, il joue à la note ronde. Il fait encore tinter l’or de ses notes éperdues avec «Angel (Foosteps)» et enchaîne avec cette dégelée d’Afro-Beck qui s’appelle «Scatterbrain», il déraille, il zigzague, il fait son punk virtuose, il télescope les interscopes, il fait tourner le rock en bourrique, c’est un tourbillon. Il revient au heavy blues avec «Goodbye Pork Pie Hat/Brush With The Blues», son vieux péché mignon, il s’amuse avec le vieux carcan des douze mesures et des accords en septième, il danse au cœur de l’atome du blues qui fond, il va toujours plus loin dans le fond de l’atome du blues, jusqu’à l’origine du concept. Il chevauche ensuite ses démons avec «Space Boogie», il joue à l’ivresse inversée, et revient à la heavyness de génie pur avec «Big Block». C’est le sommet du genre. Nouvel hommage aux Beatles avec «A Day In The Life», il travaille ça à la note savante. Il termine avec «Where Were You» où il fait siffler ses notes comme des oiseaux du paradis.

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             Son dernier album date de 2016 : Loud Hailer. Deux petites gonzesses l’accompagnent : Carmen Vanderberg et Rosie Bones. Et boom ! Voilà «The Revolution Will Be Televised», heavy as hell, un heavy blues rock chanté sous le boisseau par Rosie Bones avec un Beck qui rôde dans le son comme un dieu serpent. On assiste à la résurrection du meilleur guitariste anglais. L’autre coup de génie de l’album est le «Right Now» en ouverture de bal de B. Back to the heavyness, Becky boy est à la manœuvre. Spectaculaire ! Il redevient incendiaire comme au temps d’«All Shook Up». Il joue comme un diable. Tiens encore une belle énormité avec «Live In The Dark». la voix de Rosie Bones change la donne du Beck. Elle épouse bien la pression. On voit encore Becky boy sortir le grand jeu en fin de «Scared For The Children», un final en forme de chutes du Niagara. Le «Shrine» de fin de B somme comme du Leonard Cohen. Rosie Bones chante son shrine au sucre candy. Voilà tout.

    Signé : Cazengler, Jeff Bête

    Jeff Beck. Disparu le 10 janvier 2023

    Jeff Beck Group. Truth. Columbia 1968

    Jeff Beck Group. Beck Ola. Columbia 1969

    Jeff Beck Group. Rough And Ready. Epic 1971

    Jeff Beck Group. Jeff Beck Group. Epic 1972  

    Beck Bogert & Appice. Epic 1973

    Jeff Beck. Blow By Blow. Epic 1975  

    Jeff Beck. Wired. Epic 1976 

    Jeff Beck. There & Back. Epic 1977

    Jeff Beck. Flash. Epic 1980

    Jeff Beck. Who Else. Epic 1999     

    Jeff Beck. You Had It Coming. Epic 2000          

    Jeff Beck. Emotion & Commotion. ATCO Records 2008 

    Jeff Beck. Performing This Week... Live At Ronnie Scott’s. Eagle Records 2008

    Jeff Beck. Loud Hailer. ATCO Records 2016  

     

     

    L’avenir du rock - Guitar men

     

             Passionné de promenades insolites, l’avenir du rock remonte lentement une piste à travers un cimetière Crow. Comme chacun sait, les cadavres des guerriers Crow ne sont pas enterrés mais au contraire exposés sur des plates-formes en bois hautes d’environ deux mètres. C’est à la fois une façon pour eux d’échapper aux chacals et de se rapprocher du ciel où se trouve le Grand Esprit. Un peu plus haut sur la piste apparaît la silhouette d’un autre cavalier. Il descend lentement. L’avenir du rock le reconnaît : Jeremiah Johnson ! L’un de ces héros qui ne jouent pas de guitare électrique. Johnson s’arrête et, sur un ton excédé, dit à l’avenir du rock :

             — Bon ça va ! Je sais ce que vous allez me dire ! Que c’est interdit de traverser ce cimetière indien. Et puisque vous avez vu le film, vous savez que les Crows ont déjà massacré ma famille, alors c’est pas la peine d’en rajouter, sucker, la situation est déjà bien assez fucked-up comme ça !

             — Cessez vos jérémiades, Jeremiah. Vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Je ne suis pas du genre à admonester les gens. Vous faites comme bon vous semble, vous êtes de toute évidence un grand garçon, autonome et responsable... Dites-moi, Jeremiah, vous allez peut-être pouvoir me renseigner. Je suis à la recherche de Butch Cassidy et Sundance Kid. Les auriez-vous croisés récemment ?

             — Lesquels ? Ceux de George Roy Hill ou ceux de Mateo Gil ?

             — Oh j’aime bien mater le Mateo, mais Hill reste le Roy, bien sûr !

             — Si c’est pas indiscret, pourquoi les cherchez-vous ? Ils n’aiment pas beaucoup les fouineurs de votre espèce !

             — Ne vous méprenez pas Jeremiah, je les cherche car j’ai besoin de bricoler une petite séquence d’introduction pour le blog de mon ami Damie Chad, vous voyez qui c’est ?

             — Oh oui, un redoutable desperado ! Alors ça change tout ! Je vais même vous faire une confidence : chaque mercredi je vais au saloon voir Dolorès, la pute de service. Pas pour ce que vous croyez, oh la la, pas du tout. Elle me prête son ordi portatif en bois de rose. Les Chroniques de Pourpre sont ma seule distraction.

             — Ravi de croiser un lecteur fidèle. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Dois-je aller jusqu’en Bolivie pour les retrouver ?

             — Mais noooon ! Ils sont revenus dans les parages. La dernière fois que j’ai croisé leur piste, c’était... attendez voir... oui, du côté de Fort Davis !

             — Fort Davis, comme Llewyn Davis ?

     

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             Dans la cervelle de l’avenir du rock, un nom en appelle toujours un autre. C’est une réaction chimique classique. Elle se produit plus facilement lorsqu’on traverse un cimetière Crow. C’est aussi l’endroit idéal pour saluer les auteurs de films rock.   

             Inside Llewyn Davis et Once sont deux films qui ont énormément de points communs. À commencer par les visuels d’affiches : deux mecs avec leurs étuis à guitares. Llewyn Davis porte un gros chat sous son bras et l’Once est accompagné d’une petite gonzesse. Au vu de ces deux visuels, on pourrait craindre l’ennui : wouah, encore une histoire de folkeux, fuck it ! Mais Scorsese et Dylan nous ont appris à caresser les a prioris dans le sens du poil. Autre point commun : les deux mecs marchent dans la rue : Llewyn Davis dans les rues de Greenwich Village et l’Once dans celles de Dublin. C’est donc de l’urbain pur. Troisième point commun : les réalisateurs ont veillé à ne pas couper les cuts, on peut donc écouter quelques chansons incroyablement merveilleuses dans leur intégralité. Comme au temps de New York New York quand Scorsese donnait carte blanche à Liza Minnelli pour te broyer le cœur avec «But The World Goes Round» : tu chialais toutes les larmes de ton corps dans son fauteuil de cinéma. Avec le pionnier Scorsese, et maintenant John Carney (Once) et les frères Coen (Inside Llewyn Davis), l’avenir du rock n’a jamais été en de si bonnes mains. Carney, les frères Coen et leur absence totale de prétention démontrent qu’on n’a pas besoin de guitares électriques ni de santiags pour faire des films qui tapent dans le mille du rock. Ils ont compris une chose élémentaire : tout repose sur la qualité des interprètes et de leurs chansons. Ce qui fut valable voici soixante ans pour Bob Dylan (Don’t Look Back) l’est aujourd’hui pour Oscar Isaac (Inside Llewyn Davis) et Glen Hansard (Once). Ces deux mecs sont à la fois de prodigieux acteurs et de prodigieux musiciens. Chacun dans son style. Les scènes musicales de ces deux films redorent le blason du cinéma. Et lui redonnent en même temps une raison d’être. C’est du cinéma rock, qui navigue au même niveau que New York New York, The Commitments, The Blues Brothers, Easy Rider, l’Homme À La Peau de Serpent et Mystery Train.   

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             Avec Inside Llewyn Davis, les frères Coen retournent sur les traces de Dylan à Greenwich Village. Oscar Isaac campe l’un de ces folkeux qui jouaient au chapeau au Gaslight, le club où a démarré Dylan et qui fut, nous dit d’ailleurs Dylan dans Chronicles, le royaume de Dave Van Ronk. Le visuel de l’affiche s’inspire d’ailleurs de la pochette d’Inside Dave Van Ronk. Et comme petite cerise sur le gâtö, vers la fin du film, les frères Coen font monter sur scène un jeune branleur à la voix nasillarde. Il s’agit bien sûr de l’early Dylan. Les frères Coen proposent une reconstitution extraordinaire de ce lieu historique. On est tout de suite frappé par la qualité du gratté de poux et du chant d’Oscar Isaac, lorsqu’il chante «Hang Me Hang Me», l’histoire d’un mec qui va être pendu, aussi intense que l’«I Hung My Head» de Johnny Cash sur American IV - The Man Comes Around. C’est l’une des quatre scènes magiques de ce film. On les connaît les Coen, ils sont très forts en matière de reconstitution, on les a vus à l’œuvre dans O’Brother. Avec Llewyn Davis, ils se déchaînent : ils ne se contentent pas de filmer Oscar sur scène, ils reconstituent son quotidien de SDF, il dort où il peut, les Coen nous font même des plans de Freewhelin’ Bob Dylan dans la rue, sauf qu’Oscar est tout seul avec un chat. Pour la deuxième scène magique, les Coen montent un petit road movie pour emmener Oscar à Chicago. Fantastique ! Ils font du pur Kerouac : le chauffeur Johnny Five est à la fois le psychopathe de Fargo et Dean Moriarty, et le mec assis à l’arrière, joué par l’excellent John Goodman, est une sorte de Doc Pomus junkie. Cette séquence de road movie est hallucinante d’incredible véracité. Après quelques déboires, Oscar arrive en stop à Chicago, ça caille, il va trouver un patron de club pour essayer de décrocher un contrat. Le boss est bien sûr une sorte de William Burroughs lookalike qui demande à Oscar de chanter un truc pour voir ce qu’il a dans le ventre, alors Oscar s’exécute et bam ! il te chante «The Death Of Queen Jane» et tu sens les colonnes infernales de frissons ravager tes Vendées, car c’est d’une extrême pureté artistique. La troisième scène magique se déroule dans le studio Columbia à New York où évidemment Dylan est aussi allé enregistrer Highway 61 avec Michael Bloomfield. Un producteur Columbia paye Oscar pour accompagner Justin Timberlake et Adam Driver sur une sorte de cut farfelu, «Please Mr Kennedy» qui en fait est un véritable numéro de haute voltige. Dans les bonus du film, T Bone Burnett explique qu’il n’y a eu qu’une seule prise de cette scène. Une scène qu’on peut revisionner plusieurs fois quand on a le DVD sous la main. C’est du très grand art, ils chantent à trois et Adam Driver hulule et croasse, en hommage aux géants de l’Americana. La quatrième scène magique nous emmène dans une maison de retraite. Oscar rend visite à son père, encore une sorte de Burroughs, qui visiblement a perdu la parole. Oscar lui chante «The Shoals Of Herring», un chanson traditionnelle de pêcheurs de harengs que le père aimait bien - Sailed a million miles/ Caught ten million fishes/ We were hunting after shoals of herring - et comme les frères Coen ont de l’humour, le père apprécie tellement la chanson qu’il se chie dessus. On le sait parce qu’Oscar va trouver un infirmier pour lui demander de nettoyer le vieux. On ne peut pas rêver meilleure chute.

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             John Carney travaille différemment. Pas d’humour dans l’Once, seulement un talent fou. En fait Carney raconte la vraie histoire de Glen Hansard qui fut busker, c’est-à-dire chanteur des rues, quand il était ado. L’autre grand busker de l’histoire du rock, c’est bien sûr Dave Brock. Dave buskait comme une bête avant de monter Hawkwind. Carney filme donc Glen Hansard dans la rue où il a démarré, à Dublin, et rapidement, on assiste à une scène magique, comme chez les frères Coen : Hansard chante «Leave» tout seul avec sa gratte défoncée, mais il chante comme un dingue, et c’est là que l’autre personnage du film, la petite Tchèque, engage la conversation avec lui. Au début, on ne comprend pas d’où sort un mec aussi doué. Son «Leave» sonne comme un hit astronomique. Il va chercher un chat perché mélodique et crée des climats d’une rare densité, en s’accompagnant à coups d’acou. Plus loin, on le verra chanter un autre hit, «When Your Mind’s Made Up», qui sonne comme de l’early Radiohead, une sorte de Big Atmospherix qui s’en va chercher là haut sur la montagne des accents pétrificateurs. Comme on voit le vice partout, on imagine que l’Once et la petite Tchèque vont se retrouver au plumard, mais non, ça reste très prude, très irlandais. En fait elle est déjà maquée avec un Tchèque et elle a un gosse. Bon, c’est pas grave. Glen n’insiste pas. Il veut juste enregistrer quelques démos et aller tenter sa chance à Londres. Les choses prennent une drôle de tournure quand la petite Tchèque dit qu’elle sait jouer du piano. Ah bon ? Elle emmène Glen chez un marchand d’instruments. Le vendeur qui la connaît lui permet de jouer sur l’un des pianos, au fond du magasin. Alors Glen sort sa gratte pouilleuse, il lui montre un accord, puis un autre, elle suit au piano, pas de problème, et ils se mettent à chanter tous les deux «Falling Slowly». C’est l’une des scènes de pure magie qu’il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie. Elle est d’ailleurs sur YouTube, comme tant d’autres choses. On verra par la suite Glen recruter d’autres buskers pour entrer en studio avec un ingé-son super-cool, c’est le petit quart d’heure romantique du film, avec des plans filmés sur la plage. Bon Carney s’en sort plutôt bien. Il a ses trois scènes magiques et il rejoint les frères Coen, Scorsese et Jarmusch au panthéon du cinéma rock.

    Signé : Cazengler, Llewyn dévisse

    John Carney. Once. DVD 2008

    Joel & Ethan Coen. Inside Llewyn Davis. DVD 2

     

     

    Inside the goldmine

    - Stovall mieux que deux tu l’auras

     

             Robinson a perdu toute notion de temps. N’importe qui à sa place en ferait autant. Chaque matin au lever du jour, il quitte la grotte où il s’est installé pour escalader le piton rocheux. C’est là qu’il observe des heures durant la baie et l’horizon. Y verra-t-il un jour apparaître une voile ? Il n’ose plus y croire après tout ce temps. Au début, il gravait un trait chaque jour sur la paroi de sa grotte, histoire de se situer dans le temps, mais il a fini par laisser tomber. Ces milliers de traits barrés par séries de sept ont fini par l’épouvanter. Du naufrage, il n’a pu sauver qu’un coffre. Oxydée par l’eau de mer, la serrure refuse de céder. Il n’a pas d’outils. Il a bien tenté de la forcer en frappant avec une grosse pierre, mais elle n’a jamais cédé. Et puis, il n’a plus de force dans les bras. Il ne se nourrit que de crabes et de baies. Il n’a rien, même pas de quoi se faire du feu. Il n’est plus qu’un sac d’os. Il a perdu ses dents et ses cheveux. Sa barbe descend jusqu’au nombril. Par chance, il n’a pas de miroir, car il se ferait peur. Pourtant bien construit mentalement, il se sait rendu aux portes de la folie.

             Un beau matin, le commandant Cousteau arrive au large de l’île. Il remonte son sous-marin en surface, le met à l’arrêt et gagne le rivage à bord du canot pneumatique. Il fait quelques pas sur la plage et aperçoit une grotte. Oh, une grotte ! Il allume sa lampe torche et pousse un autre oh d’étonnement. Oh un trésor ! La scène semble sortir tout droit d’un petit récit de piraterie : au beau milieu de la grotte se trouvent un coffre et un squelette ! En promenant le faisceau de sa lampe sur la paroi, il découvre des myriades de traits gravés. Oh des traits ! Il ouvre sa sacoche en cuir d’explorateur et en sort une perceuse. Bzzzzzzzz. Il perce plusieurs trous dans la serrure du coffre qui cède rapidement. Il soulève le couvercle. Oh ben zut ! Le coffre ne contient ni pièces d’or ni bijoux. Un seul objet : l’album moisi des Stovall Sisters. 

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             C’est vrai que sans télé, sans ordi, sans smartphone, le pauvre Robinson a dû s’emmerder comme un rat mort. On ne souhaite ça à personne, pas même à son pire ennemi. Quand bien même il aurait pu ouvrir le coffre, ça n’aurait rien changé, puisque de toute façon, il n’avait pas de tourne-disque. Qu’est-ce que ça peut être con, la vie, parfois.

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             Le destin de l’album des Stovall Sisters est un peu comparable à celui de Robinson : perdu dans l’océan. Pas n’importe quel océan, puisqu’il s’agit de l’océan des bons albums de Soul et de r’n’b que l’industrie du disque fabriquait industriellement dans les années soixante-dix. Alors comment découvre-t-on les Stovall Sisters ? Il existe un moyen bien simple qui s’appelle What It Is! Funky Soul And Rare Grooves, une box en forme de boîte de cigares du Pharaon parue en 2006 chez Rhino. Les Stovall Sisters figurent sur le disk 3 avec «Hang On There», un heavy groove emmené au big bassmatic. Derrière, ça roule comme chez Sly avec des nappes de cuivres qui sonnent bien les cloches. Le bassman s’appelle Doug Killmer. Alors bien sûr, quand on tombe là-dessus, on mène l’enquête. Qui sont les Stovall Sisters ?

             Trois blackettes basées à San Francisco et bien enracinées dans le gospel : Lillian, Netta et Joyce, trois girls issues d’une famille nombreuse (dix enfants), couvées par leur mère Della Stovall dans les années 50. Elles s’appellent God’s Little Wonders, puis en grandissant, The Valley Wonders. Alors bon, d’accord, encore du gospel. Oui, et plus que jamais. Il est dans l’air du temps. Les Stovall Sisters tapent dans le gospel Soul, de la même façon que les Como Mamas tapent dans le gospel d’Hill Country Blues, de la même façon que Marylin Scott tapait en son temps dans le gospel blues, de la même façon que l’immense Candi Staton tape dans tous les genres de gospel, de la même façon que les Sensational Barnes Brothers tapent dans le gospel de l’avenir du rock via le Memphis Beat, car les racines n’ont jamais été aussi vivantes et aussi nécessaires. C’est toute l’énergie d’une culture qui est en jeu, et plus les blacks s’y mettent et plus l’authenticité règne sur la terre comme au ciel.

             Installées à Oakland, elle évoluent vers le r’n’b, ce qui leur permet de chanter dans les clubs. Elles accompagnent Ike & Tina Turner - I think we were the 18th set of Ikettes, dit en rigolant Lillian au dos de la pochette.

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             Perdu dans l’océan, l’album des Stovall Sisters n’a aucune chance. C’est pour ça qu’il faut l’écouter. Elles aiment bien leur Lord alors elles font des miracles, mais des tout petits miracles, comme par exemple cette reprise du «Spirit In The Sky» de Norman Greenbaum qu’elles gospellisent à outrance. Elles font là un coup fourré extraordinaire, un vrai coup fourré de génie, puisqu’elles retournent ce vieux hit pop comme une crêpe et du coup il prend un double sens spirituel, et par le titre et par la dynamique. Et là les gars, il n’y a pas de meilleure dynamique que celle du gospel batch. Tout le rock’n’roll est là. Elvis et Jerry Lee viennent de là en direct. Commercialement, les Sisters n’ont aucune chance, mais elles chantent. L’album est paru sur Reprise, ce qui n’est pas rien. Il faut les voir embarquer «Sweepin’ Through The City» au gros beat popotin. C’est excellent, classique et glorieux à la fois. Comme le montre «Rapture», elles savent aussi manier le gospel nonchalant, un genre difficile. Elles filent comme les filles de l’air au doux balancement des alizés. Elles savent aussi se montrer délicieusement dévergondées, comme le montre «So Good». Quand elles piaillent, elles piaillent ! Elles ne font pas semblant. C’est plein de fraîcheur et d’intention. Elles reviennent inlassablement à leur passion pour God. Comme toutes les grandes chanteuses de gospel, elles n’hésitent pas à baiser avec God : «The Love Of God» n’est pas une vue de l’esprit, c’est une clameur sexuelle bien soutenue à l’orgue, bien churchy, mais churchy en bois, c’est important. En fin de B, elles s’adonnent à un autre sport, le shake de funk, avec «I Come To Praise Him». Ah il faut les voir s’abandonner avec la foi du charbonnier ! C’est solide et bien funked up.     

    Signé : Cazengler, Stovaille que vaille

    Stovall Sisters. The Stovall Sisters. Reprise Records 1971

    What It Is! Funky Soul And Rare Grooves. Rhino Records Box 2006

     

     

    ROCKABILLY RULES ! ( 8 )

    N’oubliez jamais que toutes les règles sont faites pour être contournées, dépassées, chamboulées, piétinées, car l’important avant tout c’est d’avoir un cœur fidèle et rebelle !

    Y VIVA ESPANA !

    1

    TEENAGE ROCKABILLY ALCOHOLICS

    SHE ‘S THE ONE TO BLAME

    (Triple-T Records 001 / 2019 )

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    Une pochette à ameuter l’ire vengeresse des ligues féministes, la stupeur du stupre, je ne sais pas pourquoi elle m’a attiré l’œil, moi en tant qu’amateur distingué d’art j’ai tout de suite filé la note sein sur sein, z’auraient pu ouvrir un parapluie en prenant le troisième titre, Feelin’ c’est tout de suite plus romantique, mais non là ils ont mis l’écriteau She’s the one to blame sur le paratonnerre pour attirer la foudre et se faire traiter de gros mâle occidental pur porc garanti, mais le plus osé ce n’est pas le dessin c’est le titre du groupe, énorme clin d’œil, enfin plutôt  coup de pied au cul, à la ligue repentante des alcooliques anonymes, j’ai beaucoup péché mais je ne recommencerai pas, je le jure jusqu’à la prochaine fois, z’ont coché toutes les bonnes cases, sex, drugs and rock’n’roll, tout pour se faire haïr des puritains de service. Le pire c’est l’utilisation éhontée des tactiques antidémocratiques qui consistent à accuser l’autre, une faible jeune fille innocente, du crime que l’on commet soi-même, car ce n’est pas elle, la seule que vous devez blâmer, l’unique fautif se nomme IVAN MORENO, il revendique son crime, l’a tout fait tout seul, chant et instruments. Un irrécupérable, un irrockupérable ! Pas plus de renseignement sur cet Ivan Moreno, sinon qu’il est de Madrid. Se présente aussi sous le nom de Bob McCurry.

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    She’s the one to blame : rien qu’à sa photo il était évident qu’ Ivan Moreno se revendique des Teddy-boys. Le choix de Crazy Cavan en premier titre nous le confirme. Une interprétation des mieux venues, drôlement bien foutu, le rythme, le vocal et l’esprit. Boogie bop dame : ce titre de Crepes ‘n’ Drapes se retrouvent systématiquement sur de nombreuses compilations Teds : question de goût, je préfère le vocal de cette version à l’original, même si les instrus sonnent davantage Rock que Ted. Feelin’ : une reprise de Johnny Kidd, de quoi faire plaisir à Tony Marlow, le seul rocker anglais qui tint tête à la vague Beatles and co, Ivan Moreno nous en offre une version totalement remodelé sur la rythmique Ted, et son originale interprétation vocale est des meilleures.

    Damie Chad.

    2

    BORDER CABALLERO

    Chronologiquement parlant il y a eu le country et ensuite le rockabilly, rien n’est plus juste sinon qu’entre les deux est venu s’intercaler un troisième larron, le western. Yes cher Damie , mais historiquement les premiers cowboys amenaient pâturer leurs vaches folles avant l’apparition du country ou alors il faut dire que les chants de cowboy ont posé un des fondements de la musique country, tut-tut braves gens, nous ne parlons pas de la même chose, les cowboys sont une chose et le western en est une autre, le western est lié au développement de l’industrie du cinéma, et est très vite devenu une mythification du personnage du cowboy historial. The Great Train Robbery, premier western date de 1903, le genre se développera très vite, Gene Autry est né en 1907, Roy Roger en 1910, le premier western parlant La piste des Géants de Raoul Walsh avec John Wayne date de 1930, Gene et Roy, nos deux acteurs-chanteurs, surnommés les cowboys chantants eurent un énorme succès, n’allez pas chercher midi à quatorze heures afin de comprendre pourquoi Hank Williams était dès son premier disque accompagné par His Drifting Cowboys… Bref country and western marchèrent pendant longtemps main… Avec le rockabilly le lien s’est quelque peu distendu…

    Or voici que sur une pochette je distingue le titre Border Caballero, tiens un disque de rockabilly, cavalier et frontière, deux thèmes typiquement westerners, je rajuste mon monocle, non ce n’est pas un morceau, c’est carrément le nom du groupe, à l’origine,  Border Caballero est un western muet de Sam Newfield qui date de 1936,  des connaisseurs, sont toute une horde sur la pochette, intéressant, écoutons expresso aurait dit Cicéro : 

    THE LOST SESSION AT ROCK PALACE STUDIO

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    ( Volume 1 -  Summer 17 )

    BORDER CABALLERO

    ( Border Caballero / 2021)

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    All I can do is cry : le vieux hit de Wayne Walker de 1956 avec Grady Martin à la guitare, un must du répertoire rockabilly : diable ils ont du souffle faut dire qu’avec une trompette et un sax ça donne un max, même que le singer est un peu en arrière, une bonne facture indéniable, mais vous n’avez pas encore tout entendu, rallongent la chantilly sur la religieuse, un finale instrumental qui vous donne envie de monter au rideau pour voir passer les extraterrestres dans le jardin, un truc festif-simili-ska, vrai-cuir-de-vache-parfumé-au-jazz, ces gars-là, ce n’est pas le chagrin qui les tuera. Ne serait-ce pas aussi un groupe de dance ? Burnin’ down the spark : quand vous l’entendez par Nancy Sinatra vous avez envie de la prendre dans les bras et de l’emmener chez vous pour la réchauffer la pauvre petite poulette, eux c’est un peu pareil, des trémolos dans la voix, les mêmes que ceux du torero qui s’apprête à mettre à mort le taureau, la métaphore m’est venue toute seule, mais la suite la confirme, avec le renfort des cuivres cela devient sublime, imaginez Romeo et Juliette de Shakespeare avec une fanfare qui entonne un pasodoble aux moments les plus poignants, ce sont bien des espagnols, de l’emphase à n’en plus finir, en plus c’est beau. 

    SURRENDER

    ( Avril 2013 )

    Featuring : Andreu ‘’ Lobo’’ Muntaner aka King Wolf : lead and backing vocal  /  Harry Palmer : guitar, drum, vocals / Guillermo Gosalbo : sax, flute / Marcos Ortega : trumpet / Gustavo Villamor : bass / Javi Entranable : percussions.

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    Une adaptation par Doc Pomus et Mort Shuman d’un morceau italien pour Elvis Presley.  Le morceau est dédié à Carlos Anguera. Quand vous cherchez vous avez l’impression que la moitié des espagnols s’appelle Carlos et l’autre Anguera. Elvis vous le fait à la mignonette prend sa voix de chaton abandonné sous la pluie, ne comptez pas sur la fierté de nos hidalgos pour mendier tendrement, prennent une voix grave comme si le sort du monde en dépendait, sortent l’as de pique romantique, sur la fin Harry Palmer se la joue ténor d’opéra, et les musicos se prennent pour un orchestre classique. Z’ont le sang chaud !

    ROCK’N’ROLL EP

    ( Février 2013 )

    Belle pochette western : difficile de faire mieux : la tronche de John Wayne avec un bandeau sur l’œil, ça lui apprendra à jouer aux Gilets Jaunes.

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    I won’t believe : quatre notes de piano, une cavalcade de trompette, et un super vocal, tout en subtilité, l’air de rien, de ne pas y toucher, c’est lui qui mène la charge, un solo de guitare aux sons étirés, et c’est reparti au trot vous ne vous sentirez jamais de trop car c’est d’un équilibre aérien.  Une réussite. Don’t leave me alone : vous attendez une pleurnicherie mais vous avez un gratté de guitare qui vous met les nerfs à vif, les cuivres s’en mêlent et un vocal ironique s’en vient guetter le trou de la souris, férocement original, en plus vous avez un déploiement orchestral moitié big band, moitié rockab. Des musiciens qui s’amusent ? Non des musicos qui savent s’amuser. Save my soul : un morceau qui ne s’écoute pas mais qui se regarde comme un western, déploiement de paysages grandioses, âme torturée et armes qui parlent. Le genre de truc que l’on attendait de Presley et qu’il n’a hélas jamais réalisé. Stories : intro groove funky, des cuivres au grand galop et un vocal en appel continu. Les parties musicales sont de véritables bijoux. Ces gars-là quand ils enregistrent ils se débrouillent pour faire quelque chose de follement original. Cet EP est un chef-d’œuvre.

    OXIDADO

    ( Youkali Music 107 / 2016 )

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    Lost : fredonnement musical, et toujours cette voix qui caracole jusqu’à ce qu’arrivent les trompettes de Jéricho qui font tomber les murailles, un piano qui déborde, le gars a perdu son âme, normal dans ce charivari ordonné à la perfection, murmures entendus, un scat d’un nouveau genre ? jusqu’à ce que les guitares balaient tout ça à la poubelle, alors là ils s’énervent vivement et la bande-son devient rutilante. Your dirty ways : cuivres à mort, le pattern est jazzy et la voix à cheval entre jazz et rockab, difficile de déterminer le dosage surtout que ces maudites trompettes accaparent vos oreilles, guitare écharpée, ce qu’il y a de bien avec ce groupe alors que les autres s’arrêteraient eux ils déroulent encore un tapis rouge, encore plus moelleux, encore plus râpeux. Je vais m’attirer des ennuis mais c’est beaucoup plus imaginatif que ce qu’avait fait Brian Setzer avec son big bazar. Where is my mechero : emballement de batterie et c’est parti mon kiki, les incendiaires sont de retour, un instrumental aux petits oignons qui font pleurer les de joie les yeux, s’amusent au surfin’ band, vous pouvez écouter tous les groupes de surfin que vous voulez, aucun n’a jamais produit un truc si différent. Ce n’est pas de la parockdie, c’est une autre manière de penser. I told you for love : maintenant ils s’amusent à dynamiter le doo-wop, un peu chanteur de charme qui ne se prend pas au sérieux, un peu twist, un peu Upsetters, un peu sixties, un peu rhythm’n’blues, un peu tout ce que vous voulez, le miracle c’est que cela tient merveilleusement en équilibre. Sont doués. Si vous n’avez pas tout compris, il y a un clip sur YT. Powder room : ça se boit comme du petit lait au piment d’espelette, nous refont le coup du sandwich au pain garni   avec tout ce que vous voulez dedans, une auberge espagnole, le mec frappe à la porte de la salle de bain et vous croyez qu’il vous ouvre celle du paradis. Un sacré ramdam. Your baby blue eyes : paru en 2015 sur la compil His * Panic Stomp 10 th Aniversario :  à fond de train, ça ressemble un peu à choo choo boogie, grand orchestre qui a perdu la pédale douce et qui ne parvient pas à débloquer le régulateur de vitesse… On s’en fout l’on est comme Yul Brynner l’on roule cheveux au vent. Oxidado : attention titre éponyme, changement d’atmosphère, instrumental, lumière blues tamisée et soul aux yeux pâles en sourdine, une guitare qui ronronne sixties, le slow qui tue dont vous ne sortirez pas vivant, le grand frisson, à l’espagnole, tragediante y comediante. If you love me : des cuivres qui miaulent comme des guitares, un mec enfoui dans son désespoir, quelle voix, d’une petite amourette de rien du tout ils font un générique de film à grand spectacle qui finit par rocker à mort, plus un sax qui rampe comme un crotale dans votre salle à manger. Play my rock’n’roll : retour au rock’n’roll pur et dur, savent tout faire, les instrus un par un prennent leur pied et la voix nage tête haute au-dessus des vagues de dix mètres de haut. Connaissent tous les plans. A croire qu’ils étaient là quand on les dessinait. Burning love : viennent de vous dessiner un éléphant, ce coup-ci ils en rencontrent un vrai. Surtout ne pas imiter, de toutes les manières Palmer n’a pas le même genre de voix, alors il éraille un peu et fouette cocher les boys derrière foncent dans le tas, ne s’en tirent pas mal, mais Elvis trois crans au-dessus.  Liar girl : dégustent la glace à la petite cuillère, ça balance l’escarpolette pas très haut mais gentiment, un tapis de trompette, une carpette de sax pour le chien qui aboie, l’on est parti pour le reste de la nuit. Freedom sounds : on l’attendait depuis le début, le générique de fin qui bouscule les fauteuils, le tsunami qui emporte tout, un départ de fusée de Canaveral pour les confins de l’univers, grandioses sonneries de trompettes l’aventure ne fait que commencer, bande-son du film, crépuscule tous azimuts, une guitare à la Shadow et un feu follet de trompette qui brûle sans fin…

    Un disque hors-norme. Querelle byzantine : certains prétendront que Border Caballero ont mis du rockab dans la musique de film, pas du tout ils ont introduit le genre générique dans le rockab, et cela sonne merveilleusement.

    HANG ‘EM HIGH

    ( Alternate Mix / Février 2018 )

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    A l’origine une œuvre écrite par Dominique Frontière (cela ne s’invente pas) et orchestrée par Ennio Morricone. Générique du film Hang Em High paru en 1968. Se débrouillent pas mal l’est vrai qu’ils font avec les moyens du bord, ne disposent pas de l’orchestre philharmonique du Danemark como el maestro italiano, mais pour ceux qui ont Apache dans les oreilles il est sûr que pour une fois la cuivrerie est de trop. Par contre l’on peut se demander si les Shadows n’ont pas été une des inspirations importantes pour les musiques de western de Morricone… En tout cas la preuve par neuf que l’influence westerner sur la musique de Border Caballero n’est pas un mythe. A notre connaissance ils n’ont plus rien enregistré de neuf depuis 2016 mais donnent toujours des concerts. Tous ces morceaux sont sur Bandcamp.

    Dam Chad.

     

     

    *

    J’avoue éprouver un attrait certain pour les choses, les gens et les conduites que je n’apprécie pas particulièrement, peut-être le possible des chemins que je n’emprunterai jamais. Une façon comme une autre de goûter à la multiplicité du monde pour mieux me résoudre à ma propre altérité.

    Je ne suis guère attiré par la musique de The Great Form, trop pink floydien pour un vieux rocker comme moi, ce qui ne m’interdit pas d’écouter, de prêter attention et d’essayer de comprendre. 

    The Great Form, beau nom pour un groupe, mais ce n’est pas un groupe, un gars tout seul qui se prénomme Alex. De Lincoln capitale de l’état du Nebraska. Facile à repérer sur une carte, sa frontière avec le Kansas peut être considérée comme la ligne dont le milieu indiquerait le centre des Etats-Unis.

    Le gars se présente en quelques mots : ‘’originaire du milieu de l’Amérique et produisant de la musique et de l’art conceptuellement épiques’’ puis tout aussi rapidement il parle de son album sur lequel il a travaillé durant cinq ans : ‘’ La première version de ce paysage sonore conceptuel. Cette première version est purement orchestrale, elle permet de vous immerger dans le psychadélique, le doom, la bonté. ‘’ . Je connaissais le filage de ces albums de BD que le dessinateur envoie à son coloriste, juste le dessin au trait sur un fond unanimement blanc, mais un album de musique offert au public sans la partie vocale prévue s’inscrit dans une démarche originale, d’ici l’été 2023 précise-t-il sur son FB, en prime il nous fait part de son envie, pour le moment irréalisable selon ses propres capacités d’en donner, une version imagée. Nous sommes donc pour reprendre une expression joycienne face à a work in progress. Démarche artistique qui témoigne d’une farouche volonté et nécessite une longue patience. Un seul hiatus pour moi dans cette présentation, psychadélic et doom sont des notions qui me parlent, par contre j’ai de grandes préventions envers la bonté, une qualité qui relève un peu trop du christianisme pour ma part. Idem pour les spiritualités orientalisantes entre nous soit dit. L’idée ne m’est jamais venue d’écouter de la musique pour baigner dans un monde de bisounours ou de résilience.

    THE RECURRENCE

    THE GREAT FORM

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    Pochette de feu. L’erreur serait de demander ce qu’elle représente. Chacun y pourvoira à sa manière. Disons que c’est un élément informe. Une substance pure au sens cartésien du terme, un de ces quatre éléments fondamentaux qui résolvent le cycle de la matière primaire, de la materia prima des alchimistes. Bref une image du kaos. Oui mais sur cette coalescence fondationnelle apparaissent trois formes géométriques, le carré, le cercle et le triangle. Les formes ! A percevoir comme l’antithèse absolue des Moires. Celles-ci engendrent le néant, mais les formes donnent forme et vie au monde cosmique. Le cercle n’est guère visible, sans doute parce qu’il est impossible de l’appréhender en sa totalité. Ne dites point que vous le discernez sans peine et que je ferais mieux de porter des lunettes. Il est des mots qui se doivent d’être interprétés avec subtilité. Si le carré délimite la stabilité de l’Être ou de l’Etant, si le triangle permet de localiser avec précision n’importe quel lieu du carré monde, le rôle du cercle est explicitement énoncé par le titre de l’album, récurrence en tant que répétition, que réitération, en tant qu’Eternel Retour. Alex n’est pas uniquement attiré par ‘’ l’art conceptuellement épique’’ les concepts philosophiques le titillent aussi pas mal.

    Ultime précision : sur bandcamp nous n’avons droit qu’à la couve, mais sur le FB et l’Instagram de The Great Form, nous avons en supplément cinq autres images – elles sont aussi animées - qui illustrent les cinq titres qui constituent l’album. Ce n’est pas pour rien qu’Alex aimerait à donner une version vidéo de l’opus. Pour l’instant nous considèrerons ces images comme les grandes arcannes qui permettent de suivre le chemin musical de pensée que nous propose The Great Form.

    johnny powers,mickey stevenson,jeff beck,llewyn davis,stowall sisters,teenage rockabilly alcoholics,border caballero,the great form,rockambolesquesSaturn rising : par la faute de Goya et son tableau Saturne dévorant ses enfants, Saturne a acquis une mauvaise réputation, elle n’est pas non plus totalement usurpée, mais c’est aussi lui qui présida à l’Âge d’Or durant lequel les hommes vivaient en paix, libres et égaux, c’est en souvenir de ces jours heureux que furent instituées dans l’antique Rome les fameuses Saturnales, jours d’agapes, de libations, et de frénésies diverses… si les Saturnales se déroulaient fin décembre, c’est  qu’en souvenir de l’Âge d’or Saturne était symboliquement censé se réveiller quelques jours avant le 21 décembre, jour du solstice qui marquait la fin de la nuit la plus longue… le réveil de Saturne est l’équivalent du Sol Invictus qui marque le triomphe des forces de la lumière et de la vie sur l’obscurité et la mort… Une récurrence de ce qui a été, nous sommes en plein dans le mythe de l’Eternel Retour… une rumeur qui se lève et qui point, un bruit qui revient sur lui-même et acquiert bientôt une résonnance intérieure qui semble se suffire à elle-même, des sons émergent de cette boule comme si le soleil dépliait un à un ses rayons, étirant ses bras d’une façon qui devient démesurée, des coups sourds surgissent, les rais s’abattent-ils sur les forteresses de la nuit, toujours est-il que le son se change en un essaim  de milliers d’insectes printaniers qui se réveilleraient en bruissant, des notes plus claires transpercent cette rumeur tels des étendards de victoires joyeux et festifs agités avec allégresse. Un bruit souterrain émerge et persiste, mais les notes embrasent notre ouïe, lestes et vives, s’élève un chant d’ode à la vie interminable qui ouvre ses corolles de toute beauté, primevères qui percent la neige froide et sont les fruits et les bruits avant-coureurs d’un éclat annoncé dont elles deviennent les héraults, l’on culmine à une certaine satiété qui elle-même se sent dépassée par une flamme vive et rassurante, toutefois l’ensemble marque le pas et paraît atteindre ses propres limites, le son se stabilise, une trompe sonne, ce n’est pas la trompette d’été mais l’écho réverbéré par ses murs limitatifs, il est évident que le phénomène parvient à sa propre culminance et s’éteint doucement car il ne peut aller plus loin que sa propre lumière. johnny powers,mickey stevenson,jeff beck,llewyn davis,stowall sisters,teenage rockabilly alcoholics,border caballero,the great form,rockambolesquesIcarus : nul besoin d’être un mythologue averti pour deviner que The Great Form évoque le mythe d’Icare. Pensons à Dedalus le roman de James Joyce. Fêter le soleil ne suffit pas. Les âmes les plus altières visent plus haut. Icare grâce aux ailes d’oiseau que son père lui a confectionnées, enivré par sa jeunesse, s’envole orgueilleusement vers le soleil, l’insensé qui croit l’atteindre, la cire qui maintient ses plumes sur son dos fond à la chaleur de l’astre solaire… chute inévitable, échec total. Profondeur d’une note grave, ces premières sonorités portent le deuil du héros et des insensés qui tiendraient à l’imiter. Une espèce de moteur de Spitfire prend son envol et bientôt de l’altitude, depuis la terre l’on ne l’entend plus mais résonnent ces coups de haches qui abattent les chênes pour le bûcher d’Hercule, qu’importe notre pilote pique droit vers les hauteurs du ciel, il monte et grimpe sans arrêt, bruissements de cymbales pour magnifier un certain balancement quasi érotique du désir de la victoire suprême… on ne l’entend déjà plus, ne nous parviennent que des sons ouatés venus d’au-dessus de la couche des nuages, mais il monte toujours, le pilote impérieux ne renonce pas à son rêve, nous sommes dans la carlingue avec lui agrippés de toutes nos forces au manche à balai, sommes-nous dans un trou d’air, l’avion ne virevolte-t-il pas comme une feuille morte, non il a repris son ascension, des notes funèbres reviennent identiques à celles du début mais porteuses d’une morbidité sans retenue, nous avions cru à une péripétie, nous étions juste cramponnés à notre rêve mais en réalité déjà il battait de l’aile et nous tombions…? Mais un rêve peut-il vraiment mourir ?  johnny powers,mickey stevenson,jeff beck,llewyn davis,stowall sisters,teenage rockabilly alcoholics,border caballero,the great form,rockambolesquesYggdrasil : nous changeons de mythologie, nous abandonnons la Grèce pour les pays du Nord. Yggdrasil représente l’arbre du monde, ou plutôt des mondes. Il est l’arbre sacré, l’axe du monde autour duquel s’articulent les niveaux ouraniens, célestes et souterrains de l’univers. Il est le tout et il est la partie. Acceptons-le ici comme le symbole d’une stabilité récurrente et d’une compréhension hégémonique humaine. C’est en restant pendu à Yggdrasil qu’Odin perça le secret des runes. Toute cette mythologie est admirablement mise en scène par Wagner dans sa tétralogie L’Anneau (référence explicite au mythe de l’Eternel Retour) du Nibelung. Pour ceux qui n’oseraient pas s’aventurer dans cette œuvre dense et touffue nous conseillerons la lecture de La Forêt Enchantée, d’Enid Blyton, oui l’auteur du Club des Cinq, directement entée sur le mythe de l’arbre yggdrasilien… douceur solide et douce solidité, nous sommes au centre de l’œuvre comme au milieu du monde, au point central vers  tout converge et d’où tout s’enfuit, au point de jonction et de césure entre absolu et infini, la structure musicale se perd dans le silence qui sépare deux notes comme le blanc typographique isole les lettres d’un même mot et la présence indéfectible de ces runes sonores, pierre de touche de toute érection verticale de sens, des notes isolées se dispersent pour mieux se rassembler en leur incomplétude, dans le trait d’union d’une mélodie sonore pastellisée qui peu à peu se teinte de teintes plus vives, comme sur ces cartes géographiques où les minuscules taches rouges désignent les endroits les plus escarpés de notre globe teinté du sang des songes que les étendues océaniques bleues, le vert végétatif des forêts et le jaune alluvionnaire des plaines exaltent. johnny powers,mickey stevenson,jeff beck,llewyn davis,stowall sisters,teenage rockabilly alcoholics,border caballero,the great form,rockambolesquesBlood and sänd : nous sommes ici dans toutes les mythologies car elles obéissent toutes à une même structure, après la mise en ordre du monde par les Dieux ou les puissances élémentales survient le temps des héros et des guerriers, les hautes époques épiques fondationnelles, mais les héros valeureux et les guerriers redoutables viennent à mourir, les sagas les plus tumultueuses sont vécues et écrites sur le sable de la mémoire humaine, nous voici plongés dans l’Âge De Fer notre monde d’égoïsme, de guerre et de pouvoir… Pas besoin de davantage d’explications, c’est notre temps présent. Le sable du temps sur les dunes du vécu qui s’effrite lentement sous les coups de râpe du vent patient, collez votre oreille à cette terre poudreuse, vous entendrez résonner les échos des caravanes d’antan, les soirs de repos autour d’un maigre feu les cordes des musiciens résonnent encore, le sablier s’écoule très lentement, maintenant l’orage des tempêtes gronde au loin, surgissent les hordes des pillards qui passent tout près, tournent autour de vous comme des vautour, entendez le tambour des sables inquiétant et porteur d’angoisse, la mort s’approche à pas lourd, le sang jaillit et gicle, c’est un torrent sans fin qui coule en charriant des hennissements de guitares agoniques, tout se calme, ce qui est passé est passé, tout se perd dans le filigrane du non-être, martellement guerrier, le drame est un perpétuel recommencement, il étend ses voiles funèbres tout le long du chemin de la vie, si monotonement qu’il est inutile de pousser des cris de désespoir, le vent emporte les poussières des ossements ou les recouvre pour les enfouir au plus profond, et tout recommence sans fin, imperturbablement… johnny powers,mickey stevenson,jeff beck,llewyn davis,stowall sisters,teenage rockabilly alcoholics,border caballero,the great form,rockambolesquesSamsara : mot d’origine hindou qui signifie renaissance. Nous pouvons employer un autre mot beaucoup plus explicite : réincarnation. La même doctrine que Platon, les âmes obligées de refaire un parcours de vie pour se dépouiller des scories de leur vie antérieure, celles qui n’ont pas su maîtriser leurs désirs de jouissance matérielle, qui n’ont pas su s’épurer de leur enveloppe terrestre, obligées de tourner sans fin dans la roue du monde si elles n’arrivent pas à atteindre le nirvana ou le monde des Idées… Il existerait donc une manière de rompre le cycle fatidique de l’Eternel Retour dans les marécages de la sensualité, à condition de s’abstraire de tout désir de se dépouiller de soi-même… Mais qui est prêt à une telle renonciation… Pas moi. Une simple promesse qui transforme l’espoir en croyance, le nid de serpents des religions avec impératifs moraux et catégoriques. Non merci. Lenteurs, nous avons tout notre temps pour explorer et errer dans tous les couloirs interminables du monde sub-lunaire, le son devient ténu, jusqu’à lors la partition donnait l’impression d’un bourdon continu graduellement augmentatif, avec par-dessus une espèce d’étirement cordique destiné à atomiser le temps en mille fragments temporels inépuisables, un son de guitare prend le dessus, sans doute tient-il en main la muserolle du cheval blanc du char de l’âme humaine et le conduit-il par les routes tortueuses vers les grandes avenues de la sagesse, des banderoles, des dazibaos de synthétiseur jalonnent la route, il vous faudra boire la coupe de la vie jusqu’à la lie,  reconnaissons-le c’est un peu long, ce ne sont pas ces notes claires de clavier qui nous raviront, sans doute est-ce pour cela que la musique devient plus lourde, est-ce pour signifier le poids du péché ou celui de la grâce de celui qui est sur le bonne route, qui ne peut plus se tromper, qui a rejeté l’erreur derrière lui, quelques notes réjouissantes, se moquent-elles ou évoquent-elles la lueur au bout du tunnel, cette fin devient longuette, aurions- nous fait fausse route, sommes-nous encore sur la chaussée de l’échec, l’auditeur en jugera d’après ses expériences personnelles… un son de sirènes terminales, seraient-celles d’Ulysse…

    La démarche intellectuelle m’agrée mais l’ensemble des morceaux est un peu trop longuet, il ne se passe pas grand-chose, évidemment si c’est toujours la même chose qui revient, cela semble normal… The Great Form qualifie son ambiance de heavy, nous voulons bien, mais même écouté très fort – selon les conseils d’Alex - nous dirons, toujours en vieux rocker qu’il s’agit d’un heavy moderato !

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

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    (Services secrets du rock 'n' roll)

    Death, Sex and Rock’n’roll !

                                                             

    EPISODE 17 ( Vocatif ) :

    85

    Le Chef alluma avec cette volupté que je connaissais bien et qui toujours présageait que nous allions frapper un grand coup :

               _ Agent Chad, hier soir nous avons remporté grâce à votre esprit d’initiative, une première victoire sur notre épouvantail à moineaux, comme disait Héphaïstos il faut battre le fer tant qu’il est chaud, j’espère que la nuit vous a porté conseil et que votre esprit a fomenté une nouvelle stratégie qui nous permettra une nouvelle fois de lui river son clou. De cercueil si j’ose dire !

              _ Hélas Chef, la chouette d’Athéna est bien venue cette nuit me susurrer quelques conseils à l’oreille, mais les mots qu’elle a prononcés me semblent incompréhensibles, je les tourne et les retourne dans ma tête mais je n’arrive point à leur trouver un sens quelconque. Et surtout à entrevoir une relation   avec notre affaire. Jugez-en par vous-même, ils sont pourtant simples, une énigme digne d’Edgar Poe, en deux mots : ‘’ Oiseau blanc ‘’.

              _ Agent Chad, vous avez bien dit Oiseau blanc ?

              _ Exactement Chef, ‘’ Oiseau Blanc’’, totalement incongru, je…

              _ Agent Chad, c’est certainement parce qu’il était entouré d’intelligences étroites comme la vôtre que Napoléon a dû perdre l’Empire, c’est pourtant clair comme de l’eau de roche, d’une évidence irrémédiable, au lieu de gamberger dans votre bêtise, allez nous voler une voiture avec des sièges plus rembourrés que la précédente !

               _ Chef, je…

               _ Agent Chad, trêve de discussion oiseuse, moi aussi j’ai deux mots à tonner à vos esgourdes d’âne bâté : Action Immédiate !

    86

    Molossa et Molossito, les quatre pattes en l’air dorment profondément sur la banquette arrière, j’en conclus au sourire qui se dessine sur leurs babines que les sièges sont plus que moelleux. A mes côtés le Chef allume un Coronado :

              _ Agent Chad, ne vous trompez pas, surtout n’empruntez pas l’entrée de l’autoroute, prenez la sortie, en sens inverse bien entendu, si vous changez de file abstenez-vous de mettre votre clignoteur.

    J’ai compris. (Ne dites pas enfin, puisque vous vous n’avez rien pigé). L’oiseau blanc, les Dieux sont facétieux, ou alors mon esprit a eu peur des conséquences, s’agit juste du contraire, ce n’est pas l’oiseau blanc mais l’oiseau noir, celui du malheur ! Pour le moment je roule sur la bande d’arrêt d’urgence, ceux qui me croisent lancés à pleine vitesse klaxonnent, font des appels de phare, me traitent de fous ou de tarés, je ne les entends pas mais je le devine à leur mine atterrée et à leurs gesticulations grotesques, je n’en tiens aucunement compte et accélère.

               _ Très bien Agent Chad, quand je dirai go, vous couperez la route selon un angle de soixante degrés sur votre droite pour vous retrouver sur la troisième voie, faites attention, ils conduisent comme des inconscients !

    Nous laissons passer un gros lot de voitures attendant que le flot se tarisse entre deux vagues successives.

    • Go !

    Le Chef a bien calculé. Un poids-lourd surchargé sur la voie une a provoqué derrière lui un immense désir de dépassement sur les deux autres voies, un coup de volant, j’ai le temps de lui passer devant, sur les deux autres voies c’est la terreur, ces conducteurs du dimanche freinent à mort ce qui me laisse l’occasion de traverser toute la chaussée, derrière c’est un carambolage monstre, les voitures s’incrustent les unes dans les autres, certaines finissent sur le toit de celle qui les précédait, devant moi l’espace est libre, je suis donc maintenant  dans le sens normal de la marche. Je m’arrête en douceur. Nous descendons pour profiter du spectacle. Molossa et Molossito se ruent vers les carcasses enchevêtrées d’où émanent des gémissements et fusent des cris de douleurs, les deux braves bêtes se précipitent pour lécher les ruisseaux de sang qui se répandent sur l’asphalte.

    Paisiblement le Chef allume un Coronado, d’un air serein et satisfait il        contemple le monstrueux tas de ferrailles à quelques mètres de nous :

    • Belle manœuvre Agent Chad, essayons d’évaluer le nombre de morts, certes des innocents, mais pour la bonne cause, celle du rock’n’roll, plus tard leurs familles seront fières de leurs sacrifices, et s’en prévaudront auprès de leurs voisins. J’estime que nous avons dû occasionner une quarantaine de morts, je parie quarante-deux !
    • Quatre-vingt-trois, exactement !

    87

    C’est Elle. Nous ne l’avions pas vue arriver. Dans son long manteau noir elle n’a pas l’air contente :

              _ Encore vous ! J’aurais dû m’y attendre ! Vous croyez que je n’ai que ça à faire, quatre-vingt-trois morts supplémentaires non prévus, j’ai assez de boulot avec la guerre en Ukraine…

    Le Chef exhale la fumée voluptueuse fumée de son Coronado :

              _ Excusez-nous madame pour ce surcroît de travail, hier soir vous êtes partie si vite que vous avez oublié de nous donner votre numéro de téléphone, nous n’avions pas d’autres moyens pour obtenir un rendez-vous avec vous qu’en provoquant ces légers dommages collatéraux. Nous vous prions de nous excuser pour ce dérangement.

              _ Quittez ce ton obséquieux, je me demande pourquoi je ne vous ai pas encore tués tous les deux, vous et vos deux cabots !

              _ Comme c’est étrange Madame, nous nous posons la même question, pourquoi tant de mansuétude envers nous, alors qu’il suffirait d’un geste de votre part pour nous ôter la vie.

    J’interviens à mon tour dans la conversation :

              _ Si je peux me permettre une supposition Madame, je pense que c’est parce que vous ne voudriez pas priver la population terrestre d’un GSH, ce serait une véritable catastrophe pour l’Humanité !

              _ Jeune godelureau, tous les hommes sont égaux devant moi qu’ils roulent au GSH ou au GPL – un ricanement sinistre s’élève de sa bouche, elle est contente de son jeu de mot, de son jeu de mort – votre heure à tous les deux viendra à votre heure, ne soyez pas pressés, d’après mes observations sur les réactions de vos semblables c’est toujours trop tôt.

               _ Ce n’est pas grave, les actions que nous menons pour le rock’n’roll rendront nos noms immortels – le Chef alluma un Coronado – mais je profiterai bien de votre présence pour m’enquérir d’un détail qui me turlupine depuis le début de nos investigations !

              _ Je serais ravie de vous répondre, si cela ne dépasse pas mes capacités, cher Monsieur ! Toutefois attention, rappelez-vous que hier soir vous avez gagné trop rapidement à mon goût, le goût de la vengeance gerce les lèvres que je n’ai pas.

    • Juste une précision, justement sur la propriété que vous avez concédée hier soir à Carlos, puisque cette faille temporelle existe depuis plusieurs siècles, est-ce que…
    • Je vous arrête tout de suite, je ne peux rien vous dire à ce sujet, vous vous heurtez-là à des puissances qui ne sont pas de mon ressort, ou plutôt avec qui j’ai passé des accords secrets. Excusez-moi Messieurs mais il me reste à prélever les derniers signes de vie sur quelques agonisants.

    Comme la veille elle disparut en une fraction de seconde.

    88

    Durant notre conversation, les secours avaient commencé à arriver, forces de police, pompiers, Samu, ambulances, protection civile, secouristes, équipes de médecins… il était temps pour nous de filer sans attirer l’attention. Je démarrai et doucement je me faufilai entre les divers véhicules arrêtés en désordre sur la chaussée.  

    • Agent Chad, ralentissez, il me semble que nous sommes suivis.
    • Bizarre Chef, aucune ambulance n’a encore fait demi-tour pour ramener des blessés dans un hôpital, nous étions les seuls dont le nez pointait dans la bonne direction, c’est donc un véhicule qui s’est ou qui a été dégagé du carambolage…
    • Prenez l’air de rien, Agent Chad, elle s’apprête à nous doubler.

    Effectivement elle nous doubla. Nous la reconnûmes tout de suite. Sur sa portière s’étalait le logo du Parisien Libéré. Lamart et Sureau !

    • Bien ! dit le Chef en allumant un Coronado, maintenant nous avons la réponse que La Mort n’a pas voulu nous donner. Agent Chad, dans ce pays le rock’n’roll court un grave danger !

    Damie Chad.