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KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME
LIVRAISON 481
A ROCKLIT PRODUCTION
FB : KR'TNT KR'TNT
22 / 10 / 20
GENE VINCENT / DENNIS COFFEY / SILVER APPLES ROCKABILLY GENERATION NEWS TRASH HEAVEN / WHITE RIOT / ROCKAMBOLESQUES |
GENE VINCENT
LA PREMIERE RUINE DU ROCK 'N' ROLL
les grands macabres
Lorsque la vidéo est parue dans mon fil info, j'ai tiqué, je n'ai pas aimé le mot ruine. J'ai voulu en savoir plus. Pas sur Gene Vincent. Certes je ne me permettrais pas de reprendre Bertrand Dicale sur ses approximations, résumer la vie d'un individu en moins de quatre minutes oblige à quelques raccourcis. Je sais bien que les Amerloques ont réussi à jivaroïser A la recherche du temps perdu de Marcel Proust en une minute, mais à l'impossible nul n'est tenu, même pas Bertrand Dicale dans son émission Les grands Macabres, un format qui ne doit pas dépasser d'après ce que j'ai compris les trois cents secondes. Diffusée à 12 h 30 du lundi au vendredi sur France Musique, et dévolue à un artiste dont l'œuvre se doit d'avoir un rapport avec la musique, chant, instrument, composition... tous styles mélangés, sans exclusive.
Je n'ai pas été le seul à avoir dressé l'oreille en signe de mécontentement, voici le commentaire kaissé sur YT par Artscope France que ne connais pas ( que je salue et que je remercie ) que je reproduis in-extenso : '' Je ne partage pas du tout les mots qualifiant la deuxième partie de vie de Gene Vincent. Il s'agit d'une sorte de sensationnalisme inversé dont la cruauté est gratuite. Il y a d'autres façons de présenter les choses. La ruine, c'est des gens pareils qui présentent les choses de façon orientée. Il n'y a pas de "ruine", il y a continuation mais la pop est arrivée et a tout bouleversé comme le rock a tout bouleversé avant elle et Gene Vincent demeure un père fondateur. '' Certes tout le monde a le droit d'avoir son opinion positive ou négative sur Gene Vincent, même Bertrand Dicale, mais ce qui m'a choqué c'est le ton de condescendance méprisante avec lequel la chronique est débitée.
Peut-être cette manière cyniquement désinvolte fait-elle partie de la personnalité de Bertrand Dicale, de son ADN profond, il est comme cela, personne ne le changera. Cet argument est recevable, j'ai voulu en avoir le cœur net. Pas eu besoin de chercher longtemps. L'émission sur Gene Vincent a été diffusée ce 12 octobre 2020, jour anniversaire de sa disparition, le hasard fait parfois bien les choses, le neuf octobre 1978 a été fatal pour Jacques Brel, c'est à cette date, quatre jours avant l'émission concédée à Gene Vincent, que Bertrand Dicale a régalé ses auditeurs – nous les souhaitons fidèles - d'une chronique intitulée Jacques Brel après ses adieux et jusqu'au bout.
Comme c'est étrange, comme c'est bizarre, comme le ton change, quel respect, quelle admiration, quelle force de persuasion dans la voix ! Entre nous soit dit, Brel le mérite, il fut une véritable bête de scène et certains de ses textes font encore mouche quarante ans après. Nous aurions aimé une présentation sur le même modèle de probité envers le vécu et l'œuvre de l'artiste semenciel que fut Gene Vincent. A la place nous avons droit à une espèce de portrait-charge déplaisant et déplacé. Reconnaissons une qualité à Bertrand Dicale, c'est d'avoir su retrouver l'esprit haineux et offensant des élites culturelles des années soixante vis-à-vis de cette musique rock qui leur déplaisait et qu'ils condamnaient par principe. Pressentant très bien que c'était leur emprise sur la jeunesse qui s'effilochait.
Bertrand Dicale est un spécialiste de la chanson française, sa bibliographie est éloquente, n'a-t-il pas écrit entre autres Le dictionnaire amoureux de la chanson française, l'on voit vers où penchent ses préférences. Qui ne sont pas spécifiquement les miennes. Mais ceci est une autre histoire. Sur une gondole de librairie m'est passé, ce devait être en période de Noël l'année dernière, entre les mains, un de ses livres, Golf Drouot, vingt-cinq ans de rock en France, je l'ai feuilleté et reposé, peu convaincu, ( flair de rocker ! ), des photos oui, mais le texte ne dégageait pas une authentique sensibilité rock'n'roll... Et maintenant cette espèce de ricanement déplacé à l'égard d'une des idoles essentielles du rock'n'roll. Quelle fatuité, quelle ignorance, quel je-m'enfoutisme éhonté !
J'ai bien peur qu'avec cette chronique quasi-injurieuse à l'égard de Gene Vincent, la caution rock de Bertrand Dicalet ne tombe en ruine...
Damie Chad.
Coffey serré
Comme l’a montré Jackie McAuley avec le sien, les ouvrages des sidemen peuvent se révéler déterminants. Dennis Coffey est un sideman de poids puisqu’il fit partie des Funk Brothers, c’est-à-dire le house-band de Motown que Berry Gordy n’a jamais voulu créditer. Retournez les pochettes d’albums des Supremes, des Temptations, de Martha Reeves & The Vandellas, des Four Tops, vous trouverez zéro information. On ne sait pas que James Jamerson joue de la basse sur tous les gros hits ni que Dennis Coffey joue de la wah sur «Cloud Nine».
En tournant son fameux docu Standing In The Shadow Of Motown, Paul Justman a commencé à réparer cette terrible injustice. Dennis Coffey en rajoute une couche avec un recueil de souvenirs qui s’impose par une incroyable sobriété de style. À l’image du personnage, dirons-nous. Pourquoi faut-il lire Guitars Bars And Motown Superstars ? Tout simplement parce que Dennis Coffey nous fait entrer dans le saint des saints. Venez les gars, je vais vous montrer ! Ouais, on te suit, Coff ! Here we go !
Il faut remonter un peu dans le passé. Un beau matin, Coff reçoit un coup de fil. Drrrrrrrrrrrrrrrrring !
— Réveille-toi, mec, c’est moi, Jamerson ! Comment vas-tuyau de poêle ?
Denis avait rencontré James Jamerson dans une session d’enregistrement quelques mois plut tôt.
— Je vais bien, mec. Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je voudrais te présenter quelqu’un. Hank Crosby !
Le nom d’Hank Crosby réveille Denis pour de bon. C’est l’un des bras droits de Berry Gordy et le producteur de Stevie Wonder. Un homme très puissant à Motown. Jamerson passe le téléphone à Croby :
— Comment allez-vous Coffey ? Bon, voici la raison de mon appel. Motown met en place un atelier de production et on se demandait si vous accepteriez de venir jouer de la guitare pour nous. Les séances de l’atelier se déroulent quatre soirs par semaine au studio B, qui est en fait le vieux Golden World Studio, sur Davidson.
— Oui, ça m’intéresse. Pourriez-vous me donner plus de détails ?
— Vous serez payé 135 $ par semaine, pour jouer de 7 h à 9 h chaque soir, du lundi au jeudi. C’est Jamerson qui supervise. Qu’en dites-vous ?
Dennis saute de joie.
— Voui voui !
— On démarre lundi prochain. Bon je vous repasse Jamerson.
— Hey Coffey, Motown m’a confié le workshop, alors ça se passe entre toi, moi, Eddie Willis, Bongo et quelques autres cats. Dac ? It’ll be cool, so come on down man.
Il est bon de préciser à ce stade du récit que James Jamerson est le bassiste le plus respecté du monde, à cette époque.
Dennis : «Lundi arriva enfin et à 18 h je chargeai le matériel dans ma bagnole et pris la direction du Lodge Expressway. Je pris la sortie Livernois et descendis jusqu’à Davidson Street. Je pris à gauche sur Davidson, fis demi tour et vins me garer devant le Studio B de Motown, un bâtiment de deux étages en parpaings gris qui s’appelait autrefois the Golden World Studios. Le Studio B se trouvait à environ 15 kilomètres du Studio A.»
Comme l’explique Dennis, le workshop sert à évaluer le potentiel des producteurs maison de Motown. Il y développent leurs idées, avant d’aller enregistrer au fameux Studio A, surnommé le Snake Pit. Norman Whitfield veut tester «Cloud Nine» pour les Temptations.
Et puis bien sûr, Dennis nous présente ses amis les Funk Brothers, qui comptent parmi les musiciens les plus mythiques d’Amérique. À commencer par James Jamerson, «un personnage original. Beaucoup d’attitude. Environ ma taille et mon poids, 1,77 m pour 80 kg. Il porte une moustache de Fu Manchu. Il joue de la basse comme un dieu. Lui et le batteur Benny Benjamin sont le cœur battant du Motown Sound. Jamerson joue ses grosses lignes de basse et Benny amène le groove et le shuffle de caisse claire et de cymbales. Jamerson porte généralement un béret noir, un T-shirt noir, un Levis et un ceinturon de cuir avec une boucle western. Il n’y a pas que son jeu qui frappe par son côté innovant : sa manière de s’exprimer aussi. Il utilise une sorte de slang écossais.
— Aye me lad. Comment ça va-ty ?
— Hey man, au poil. Comment ça se présente ?
— We ready to play the funk tonight Coff. T’a ramené tout ton stuff ?
— Tu me connais. Toujours prêt. J’ai ma wah et on fuzz tone out !
Jamerson présente les autres cats à Coff : Eddie Willis, the funkiest guitar player out here, Bongo Eddie aux congas, un nouveau batteur nommé Spider et Ted Sheely on keys.
Selon Coff, James Jamerson est dans les années soixante et soixante-dix un véritable héros. Coff lui doit tout, principalement le job à Motown - but he also became my mentor - Voilà pourquoi ce livre est passionnant, Coff nous permet de côtoyer un géant de son temps. Il revoit Jamerson jouer en studio : «Il était perché sur son tabouret, son béret noir sur le côté du crâne, une cigarette au bec, il se balançait d’avant en arrière en lisant la partition, punching out ces lignes de basse extravagantes, tapant le tempo d’un pied et l’autre pied arrimé au pied métallique de son tabouret. Welcome to the Motown sound... Courtesy of James Jamerson.» Coff indique aussi que James Jamerson ne change JAMAIS ses cordes de basse et qu’elles sont tendues très haut au-dessus des frets, comme celles d’une stand-up. Il utilise aussi les changements d’accords pour glisser des lignes mélodiques. D’où cet incroyable festin de son permanent.
Dans la foulée, Hans Crosby rappelle Coff pour lui demander de venir enregistrer «Cloud Nine» au Studio A, à Hitsville, sur Grand Boulevard. C’est-à-dire la Mecque. Coff est un peu nerveux, ça se comprend. L’entrée principale de trouve sur l’avenue. Coff passe devant un guichet. Un mec en uniforme lui demande de signer le registre. Puis il traverse le hall, passe devant le control room et descend les marches qui conduisent au fameux Snake Pit, là où sont enregistrés tous les hits planétaires de Motown. Alors nous y voici, les gars. The Hitsville Studio. «Une grande pièce principale et deux petites salles d’overdubs. Les guitaristes sont assis contre le mur, sous la vitre du control room. Jamerson est assis sur son tabouret, près des guitaristes. Les deux batteurs sont installés derrière les cloisons, plus loin au fond.» Il y a aussi Bongo Eddie dans un coin, et les keyboards de l’autre côté.
Jamerson montre à Coff où se brancher. Les guitares et la basse sont branchées directement sur la console, car il n’y a pas d’amplis. Seulement des casques et un gros retour qui permet de s’entendre. Jamerson présente Coff aux musiciens qu’il ne connaît pas encore. Tout le monde est très gentil et Coff finit par se détendre et se sentir chez lui. Il joue sur une Gibson Firebird car il aime bien son tight funky sound. Le rythme est très soutenu au Studio A : on enregistre une chanson par heure. Ça veut dire une heure pour se familiariser avec la partition, trouver les solos et enregistrer un hit. Chaque session dure trois heures. La plupart du temps, Motown organise deux sessions à la suite, avec une heure de break entre les deux. Une vraie usine ! Six chansons par jour, cinq jours par semaine. Comme le rappelle si bien Coff, on n’appelait pas Motown the hit factory pour rien. À la fin, nous dit Coff, il ne sait plus sur quoi il joue : en un an, il aura participé à des centaines d’enregistrements.
Il explique aussi un truc capital : le secret du Motown Sound, c’est le Motown beat, c’est-à-dire deux batteurs, Spider sur charley et cymbales, Pistol Allen sur caisse claire et grosse caisse. «Les gens ne le savent pas, mais le concept des deux batteurs fut inventé lors de la session «Cloud Nine». Par la suite, il y eut deux batteurs sur tous les enregistrements, c’est pourquoi le Motown beat devint si complexe.» Personne ne pouvait reproduire cette façon de jouer. En fait, les deux batteurs remplacent Benny Benjamin qui a dû s’arrêter, suite à des problèmes de santé. La plupart du temps, les Funk Brothers comprenaient Earl Van Dyke et Johnny Griffith on keys, Bongo on congas, James Jamerson on bass, Richard Pistol Allen et Uriel Jones on drums, Joe Messina, Eddie Willis, Robert White et Coff on guitars, plus un mec au tambourin et un autre aux vibes. Pour Coff, c’est la meilleure section rythmique qu’il ait jamais entendue.
Se retrouver dans cet endroit avec tous ces musiciens extrêmement doués, c’est inespéré. Il n’est tien d’autre qu’un kid blanc de Detroit. Il dit n’avoir jamais oublié l’excitation qu’il ressentit ce premier jour. «Cloud Nine» fut un hit, comme on sait et Coff devint membre attitré des Funk Brothers.
Detroit kid, oui. Coff démarre d’ailleurs on book ainsi : «I was raised in a single-parent family in Detroit, a city famous for two things - Automobiles and great music.» Une façon comme une autre de dire qu’on ne peut pas échapper à son destin. Sa mère l’élève car son père s’est fait la cerise. Il apprend très tôt la frugalité. La devise de sa mère : «Waste nit, want not», ce qui veut dire ne gaspille rien et ne désire rien. Coff a une petite sœur, Pat. Ado, Coff apprend à jouer de la guitare. Ses chouchous sont Scotty Moore, James Burton, BB King, Chuck Berry et Wes Montgomery. Il est surtout fasciné par Chickah Chuck qui joue des guitar licks so innovative qu’il n’arrive pas à les reproduire. C’est à force de les écouter qu’il finit par en percer le secret. Coff passe tout son temps libre à jouer en écoutant les disques. Il peut passer une semaine entière sur un riff de Chuck. Il le veut. Alors il l’a. C’est son seul luxe. Il a seize ans quand on lui propose de jouer de la guitare en session pour la première fois. Il doit accompagner un rockab nommé Durwood Hutto et le producteur s’appelle Berry Gordy. On en est en 1956. Berry Gordy va démarrer Motown un peu plus tard, en 1961. À l’époque, Coff voit aussi un autre rockab sur scène : Jack Scott. Wow !
Il apprend vite son métier de session-man. Il sait qu’il doit garder la tête froide et réagir rapidement. Être musicien de studio, nous dit Coff est le métier le plus stressant dans le monde de la musique. L’enregistrement ne pardonne pas. Quand on écoute la bande, on entend tout - You’d better have played the right part at the right time - Sinon, on ne vous rappelle pas. Il arrive même que des musiciens se fassent virer en pleine session. Coff trouve vite le moyen de se faire du beurre en heures supplémentaires, le fameux overtime. Par contre, pas d’overtime à Motown. Tout doit rentrer dans l’heure prévue pour l’enregistrement. Motown a développé une expertise dans l’art du timing et de la gestion de budget. Coff découvre aussi très vite l’importance vitale des producteurs. Il dit avoir eu la chance de travailler avec les meilleurs producteurs de son époque, Holland-Dozier-Holland, Norman Whitfield, Ashford & Simpson et Stevie Wonder à Motown, des producteurs indépendants de Detroit comme George Clinton et Don Davis, et ceux de la côte Ouest, comme Richard Perry et Quincy Jones.
Il consacre des pages superbes au trio Holland-Dozier-Holland, qui a composé et produit les plus grands hits de Motown, ceux des Supremes, des Four Tops, de Martha & The Vandellas et de Junior Walker. Coff estime qu’au regard de cette montagne de hits, Berry Gordy aurait dû les associer davantage aux bénéfices de Motown. Brian Holland fume la pipe et porte le bouc. Lui et Lamont Dozier dirigent la section rythmique en studio. Lamont est très dynamique et Brian beaucoup plus laid-back. Quant à Eddie Holland, il reste derrière la console avec l’ingé son. Comme Eddie avait déjà enregistré un hit pour Motown, il s’appuyait sur son expertise pour superviser les enregistrements. La méthode de travail du trio fascine le jeune Coff. Ils divisent leur travail en trois parties, A, B et C : A pour le couplet, B pour le refrain et C pour le pont. Ils utilisent parfois le D pour le final. Le trio fait travailler les musiciens encore et encore jusqu’à ce que ça swingue. Alors ils hochent la tête, se mettent à sourire et disent : «OK, that’s it, let’s cut it !» À la fin des sixties, se sentant floué, le trio mythique se sépare de Motown et monte deux labels, Hot Wax et Invictus. Ils tentent de lancer des artistes moins connus comme Freda Payne, Ruth Copeland, the Chairmen Of The Board, General Johnson et les Flaming Embers.
Oui, c’est vrai qu’il y a un gros problème à Motown. Earl Van Dyke et James Jamerson se demandent où passent les millions de dollars. Ils commencent à comprendre qu’ils ne vont jamais devenir riches, alors que Berry Gordy et Diana Ross s’enrichissent à vue d’œil. S’ils commencent à rouspéter, Berry Gordy leur donne un peu de blé pour les calmer. En plus, les musiciens attitrés de Motown n’ont pas le droit de jouer ailleurs. Motown paye un détective pour les surprendre en flag dans un autre studio et ils doivent payer une amende de 500 $. C’est pense Coff la raison pour laquelle les musiciens ne sont pas crédités : Berry Gordy ne veut pas qu’on les soudoie. Il veut garder leur identité secrète. Mais ce procédé ne plait pas à Valérie Simpson qui exige qu’on mette leurs noms sur les pochettes des disques qu’elle produit. Berry Gordy a un dicton : «He who has the gold rules.» C’est le secret de son pouvoir. Il ne le partage avec personne. Il veut être sûr de tout contrôler.
Pour compléter le portrait que brosse Coff du Studio A et des Funk Brothers, il est recommandé de voir le film que Paul Justman leur consacre, Standing In The Shadows Of Motown. Attention, c’est un docu extrêmement émouvant. Préparez vos mouchoirs. Bizarrement, Coff n’apparaît qu’un court instant dans ce film, ce qui semble logique, car il arrive en 1969 pour «Cloud Nine», un peu après la bataille. Quand Paul Justman tourne son film en 2002, certains Funk Brothers ont disparu : Robert White (guitar), James Jamerson, Benny Benjamin, Bongo Eddie, Johnny Griffith (piano) et Earl Van Dyke (band leader). Ce sont donc les survivants qui témoignent : Joe Hunter (piano), Jack Ashford (tambourin) qui sont deux forces de la nature, Richard Pistol Allen et Uriel Jones, qui sont le cœur battant du Motown Sound, deux blancs, Joe Messina (guitar) et Bob Babbitt (bass). Fantastiques personnages ! Motown ? The greatest hit machine in history. Dans la bouche de ces mecs-là, chaque mot sonne juste. Des interludes musicaux leur coupent la chique. Ça commence avec Gerald Levert qui chante «Reach Out» 41 ans après la bataille. On note aussi qu’à part Stevie Wonder et Otis Williams (le dernier survivant des Tempts originels), aucun des artistes Motown n’est convié à témoigner. Par contre, des gens comme Steve Jordan et Don Was sont profondément habilités à saluer le génie des Funk Brothers. Sans Funk Brothers, pas de Motown. Joe Hunter est le premier musicien que Berry Gordy approche en 1959. Il lui demande s’il connaît d’autres musiciens.
Oh yes, Mister Papa Zita, c’est-à-dire Benny Benjamin, un mec qui a joué avec Dizzy, Bird, Muddy et Jimmy Reed. Puis on passe à un autre géant, James Jamerson : son fils nous explique qu’il jouait d’un doigt, d’abord sur la stand-up puis sur la Precision. Et pouf, Berry Gordy achète une baraque au 2648 West Grand Boulevard et la baptise Hitsville USA, une adresse aussi mythique que celle de Sun au 706 Union Avenue ou de Stax au 926 East McLemore Avenue. Vous voulez visiter le fameux Snake Pit ? Allez, on y va, les gars ! Descendez le petit escalier, quelques marches, vous voici dans le Studio A, et c’est là, à votre gauche, sous la vitre du control room que s’assoient les guitaristes. Alors Jack Ashford fait son Earl Van Dyke pour nous montrer comment ça fonctionne : «I Ain’t Too Proud To Beg» ! Uriel et Pistol lancent le tempo, and now the bass, alors Bob Babbitt entre dans le groove avec sa ligne de basse, and now the guitars, Jim Messina et Eddie Chank Willis grattent leurs grattes, and now John Griffith on keys et Jack claque enfin ses coups de tambourin : «This is the Motown Sound !». S’ensuit un nouvel intermède musical avec Bootsy Collins qui nous claque sa vision de «Cool Jerk», histoire de nous rappeler qu’à Detroit, il y a aussi les Capitols, Jackie Wilson et le «Boom Boom» de John Lee Hooker. Pistol Allen qui va mourir quelques semaines après le tournage rappelle qu’il vient de Memphis et qu’il a appris à jouer de la batterie en tapant sur une machine à écrire. Ah tu veux devenir comptable en tapant comme ça ? Viré ! Quant à Joe Messina, il jouait du jazz chez Baker et Berry Gordy vient le trouver un soir pour l’embaucher. Le moment le plus spectaculaire du film est sans doute celui où Pistol Allen et Uriel Jones démarrent ensemble «What Becomes Of The Broken Hearted». On assiste là à une fantastique extension du domaine du beat. Et le moment le plus émouvant ? Sans doute l’anecdote concernant l’enregistrement de «What’s Going On». Marvin Gaye voulait James Jamerson à la basse. Pas de Jamerson, alors pas d’enregistrement. Alors on est allé le chercher, mais il était ivre-mort dans un bar. Le messager lui dit que Marvin l’attend. Marvin ? No problemo, amigoooos. Jamerson accepte de venir jouer mais il ne tient pas debout. Alors il s’allonge sur le dos pour jouer «What’s Going On». Cut infiniment symbolique, d’ailleurs, car en 1970, Marvin Gaye répond avec «What’s Going On» à la violence des flics blancs dégénérés. Comme Marvin est mort, c’est à Chaka Khan que revient l’honneur de jazzer ce hit à la folie pour les besoins du film. Elle va bien au-delà du cap de Bonne Espérance.
Les Funk Brothers nous racontent aussi qu’un matin, ils se sont pointés comme tous les jours au Studio A pour travailler et qu’ils sont tombés sur un écriteau : «Pas de travail today». En fait, ces enfoirés n’avaient même pas annoncé le déménagement de Motown. Quand Motown s’est installé à Los Angeles en 1973, pour eux, ce fut la fin des haricots. Berry avait jeté les Funk Brothers comme des vieilles chaussettes. Chacun pour soi. Alors ils sont retournés à leur vieux blues et à leur vieux jazz, comme ils disent dans le film.
De son côté, Coff continue de prospérer. Il est libre, il n’est pas obligé comme les Funk Brothers de rester fidèle à Motown. Un jour, Brad Shapiro et Dave Crawford l’appellent :
— On vous paye double tarif si vous acceptez d’aller accompagner Wilson Pickett à Muscle Shoals.
— Voui voui !
Quatre jours sont prévus. Le rythme n’est pas le même qu’à Motown : une chanson en trois heures. Ouf ! Un peu moins de pression. Ils enregistrent l’excellent Don’t Knock My Love, paru en 1971.
En allant se réinstaller à Los Angeles, Motown nous dit Coff se vautre. Eh oui, en abandonnant les Cats à Detroit, Berry Gordy a perdu le Motown sound. Les disques sortis sur Motown après 1973 n’ont plus rien de significatif. Mais ce qui est le plus grave aux yeux de Coff c’est que les Funk Brothers qui ont largement contribué au succès de Motown n’avaient plus que leurs yeux pour pleurer. No pension, no security, no nothing. Coff ne demandait qu’une chose, un peu de reconnaissance, de justice et de fair play. Earl Van Dyke qui était un peu le chef d’orchestre des Funk Brothers s’en sort pas trop mal, il réussit à travailler pour l’Osborne High School de Detroit. Il dit à Coff qu’il s’en sort financièrement parce que sa femme a investi de l’argent quand il gagnait bien sa vie.
Alors qu’il nage encore dans une certaine opulence, Coff enregistre un premier album solo en 1969, Hair And Thangs. C’est le fameux Dennis Coffey Trio. Allez directement au deux, «Hair & Grits», un instro spectaculaire. Coff a le diable au corps, il joue à l’éclate totalitaire, il est partout, il jaillit comme une source, avec une admirable vélocité juteuse de véracité, une énorme niaque de shuffle. Il blaste à gogo. Ces mecs jouent leur va-tout à chaque seconde. On est au cœur du Detroit Sound. Le cut d’ouverture de bal d’A s’appelle «Let The Sunshine» et ça vaut pour de la heavy Soul de Detroit. On sent bien l’insistance, sous l’étoffe du son. Coff force le passage dans le groove, c’est un sacré tenant de l’aboutissant, il faut l’entendre tenir la note et claquer du ramdam dans la foulée. Il ouvre son bal de B avec «Do Your Thang», une véritable attaque de Detroit punk. Coff guette l’impulsion sonique au coin du bois. Il revient au funky strut avec «Iceberg’s Thang», mais c’est un funky strut mêlé d’orgue tentaculaire. Coff taille sa croupière sans se gêner. Quel admirable brasseur de wah ! Il joue une wah colérique assez vitupérante. On croit entendre un animal en colère. C’est vivace et agressif. Les notes persiflent. Il reprend aussi le hit des Isleys, «It’s Your Thang» pour le sanctifier. On l’a bien compris, c’est un album indispensable à tout fan de Detroit funk.
Deux ans plus tard, il récidive avec Evolution. Cette fois la formation s’appelle Dennis Coffey & The Detroit Guitar Band. Deux énormités s’y nichent, à commencer par «Scorpio», gros son d’anticipation et doté en son sein d’un joli solo de Jodi Ashford aux congas bientôt rejoint par le bassmatic de big Bob Babbit. On voit que ce vieux Bob a du métier, il peut tenir dix minutes sans créer le moindre ennui. L’autre merveille se trouve en B et s’appelle «Big City Funk». On a là un heavy rumble de Detroit, mélange de white black power et de funk blanc. Typical Detroit sound. Les autres cuts de l’album valent eux aussi le détour, qu’on se rassure, et ce dès «Getting It On», violonné au surréel du groove de funk. On voit bien que Coff admire Norman Whitfield. Coff pompe ensuite le riff de Jimmy Page pour «Whole Lot Of Love». Il propose un Detroit retake que Bob Babbit joue benoîtement. Ils refont aussi en B un instro d’anticipation, «Impression Of» que Coff joue vif et sec, avec une belle énergie, toujours en tête du son, comme un chef à plume de l’armée confédérée.
Pochette célèbre que celle du troisième album de Dennis Coffey, Goin’ For Myself, paru en 1972. Il attaque avec «Taurus», un joli shoot de funk extra-sensoriel, avec un coup de main de Bob Babbit et d’une section de cuivres. C’est un peu Shafty dans l’esprit. On va s’apercevoir au long cours que Coff adore les instros ambianciers comme «Can You Feel It». Il tape dans le célèbre «Never Can Say Goodbye» et des dames viennent faire des chœurs suaves. Et puis voilà son fameux hit de juke, «Ride Sally Ride», monté sur un big fat bassmatic de Babbit. D’ailleurs Babbit crée la sensation sur un break de congas et on voit Coff revenir en force au big sound. Tout est très inspiré sur cet album d’instros. Bon c’est vrai, on aime bien Coff, mais on finit par s’ennuyer en peu en B.
Retour de Dennis Coffey & The Detroit Guitar Band en 1973 avec Electric Coffey. Le hit de l’album est une séquelle de «Scorpio» intitulée «Son Of Scorpio». Ah la fantastique tenue du son ! Avec un mec comme Coff, finie la rigolade ! Il ramène tout le jus du Detroit sound dans une vison pure de l’instro funkoïde. Et big Babbit roule sous la peau du groove comme un gros muscle tendancieux. Il va même aller bananer un break de basse. On trouve aussi le légendaire Eddie Bongo Brown aux percus. Sacrée équipe ! Mais ils font aussi des cuts plus passe-partout comme «Love Song For Libra» ou «The Sagitarian». On s’y ennuie même un peu. Ils passent encore à travers «Love & Understand» et il faut attendre le redémarrage en B avec «Guitar Big Band» pour retrouver un big Babbit en pleine forme. Ah comme ça groove ! Coff peut y aller, il wahte comme un diable dans un feu d’artifice de cuivres. Et quand il vire jazz avec «Twins Of Gemini», il est accueilli en héros par les oreilles du lapin blanc.
Coff n’hésite plus à jouer avec son nom pour la pochette de son deuxième album, Instant Coffey : un graphiste lui a dessiné une belle tasse de café serré. La présence de James Jamerson sur cet album le rend précieux. Coff et ses amis démarrent sur un «Sonate» de thé dansant très mondain et en B, ils proposent «Chicano», un big mambo soloté à la flûte, très années 70. On entend enfin Jamerson s’énerver sur «Kathy». Il y joue l’une de ces cavalcades dont il a le secret et nous fait un numéro de virtuose dans «Outrageous». Lui et Coff y jouent des consonances dodécaphoniques à contretemps et on sent Jamerson parfaitement à l’aise dans ce dada bish bash. Quel fabuleux exercice de style !
S’il est un album qu’il faut emmener sur l’île déserte, c’est bien Finger Lickin Good. Pas pour se branler sur la pochette, mais pour l’écouter. Quel shoot de Coff ! Dès l’ouverture du bal d’A avec «If You Can’t Dance To This You Got No Business Having Feet», on est projeté dans la Soul des jours heureux, et le festin se poursuit avec le morceau titre, heavy funk de rang royal. Coff règne sans partage sur le funk urbain. Tous les cuts de cet album sonnent comme des hits, on comprend qu’il soit recherché aujourd’hui et qu’il puisse valoir la peau des fesses. Grâce à ses chœurs de femmes, «I’ve Got A Real Good Feeling Time» trouve un débouché extraordinaire. On retrouve partout l’énergie faramineuse de la section rythmique. Ces mecs groovent des reins. Et ça repart de plus belle avec «Honky Tonk» et un son plein comme un œuf. Coff y passe un solo de punk, qu’il joue à l’exacerbée, c’est-à-dire à l’ongle sec. La B ? Pareil ! Big Detroit funk dès «Live Wire» et ses coups de wah, puis Coff passe au heavy Westbound groove avec «Some Like It Hot». Nous voilà au cœur du mythe. Merci Coff ! Il mène son groove à la pogne d’acier. Ça joue terriblement bien. Dans le genre, on peut difficilement imaginer mieux.
Puis Coff comprend pourquoi Berry Gordy est allé s’installer en Californie : il a anticipé. Il savait que Detroit allait s’éteindre. Alors Coff part lui aussi s’installer à Los Angeles avec sa famille et fait savoir à Motown qu’il est disponible. Pouf, on l’appelle et le voilà qui travaille pour MoWest. Ça lui permet de vérifier que le secret du Motown Sound est à jamais perdu. Du coup il retourne s’installer à Detroit. Le mal du pays.
Écouter Coff, c’est comme écouter le James Taylor Quartet : il ne peut rien se passer de plus que ce qu’on espère. Coff ramène une tasse de café sur la pochette du Back Home paru sur Westbound Records en 1977. Il joue du bon funk, pour ça il est à bonne école, à Detroit. Il sort un «Free Spirit» bien enjoué, bien frétillé du beat, et serti d’un solo de flûte. Une nommée Brandy vient chanter «Our Love Goes On Forever» et revient en B miauler un «High On Lose» à la Isaac. Coff part ensuite en mode groove du funk pour «Boogie Magic». C’est évident qu’il s’amuse bien, car il règne une bonne ambiance sur cet album. Les instros se succèdent, frais comme des gardons, tous plus aimables les uns que les autres. On note la belle unité de ton de «Magic Of Fire». Bel entrain magnifico. Coff s’y sent comme un poisson dans l’eau.
Toujours sur Westbound, le Dennis Coffey Band enregistre A Sweet Taste Of Sin en 1978. Malgré une pochette un peu trop aguicheuse, c’est un excellent album qui démarre avec un morceau titre en forme de funky boot travaillé dans la matière. C’est joué dans les règles de l’art, Coff fait chanter des hommes et des femmes, c’est plaisant et bien balancé. On sent une certaine volonté commerciale, mais contrebalancée par un sacré craftmanship. Avec «Love Encounter», Coff se contente de jouer le funk du Michigan bon chic bon genre, bien sanglé et admirablement râblé, le funk qui ne traîne pas en chemin, solide et bien déboulé, avec un beat en forme de heartbeat chauffé par des filles délurées. En B, on tombe sur un bel apanage de good time music intitulé «Someone Special». Coff sait servir son Coffey serré, il sait créer de l’émotion. Il vise souvent l’admirabilité des choses. On retrouve un bel épisode de funky boot du Michigan avec «You Know Who You Are». Il développe a good old collective brawl de funk et renoue avec l’exploding shoot de funk dans «Gimme That Funk». On se croirait chez George Clinton ! Coff fait remonter toute l’Africanité du funk a coups de percus, comme s’il voulait diaboliser le funk - Can’t get enouh/ Gimme that groove/ Get down !
Alors Dennis Coffey superstar ? Oh la la, pas du tout. En 1985, il se retrouve le bec dans l’eau. Plus de boulot dans les studios. Alors il faut aller bosser à l’usine. Ça tombe bien, on embauche encore sur les chaînes de montage. Le voilà sur la ligne 3, chez General Motors. Il monte les convertisseurs de couples hydrauliques et c’est encore la chaîne à l’ancienne : cadences infernales, gare à tes pattes. Quand son contremaître découvre qu’il est guitariste, il le fait muter à un poste moins dangereux pour ses doigts. Pire encore : sa femme Katy lui reproche un soir de ne plus la satisfaire en le fixant dans le blanc des yeux. Puisqu’on est dans les amabilités, Coff ajoute qu’elle ne le satisfait plus non plus depuis un bon moment. En vérité, il a d’autres soucis, comme par exemple nourrir sa famille et se débattre chaque jour avec les cadences infernales et les convertisseurs de couples hydrauliques. Ça ne lui laisse pas beaucoup de temps pour s’occuper du vagin de sa femme. Ce fut dit-il le commencement et la fin de la discussion, et donc la fin de leur mariage. Il n’y avait rien à ajouter. Cette nuit-là, réfugié dans la chambre de son fils, Coff s’avouait de guerre lasse qu’il était fatigué de se battre. Se sentant arrivé au bout du rouleau, mentalement épuisé, il prit toutefois la décision de continuer à avancer.
Même si la vie est dure, il décide d’enregistrer un nouvel album. C’est plus fort que lui. Il reçoit la bénédiction d’un ami nommé Tom Hayden qui a un petit label indépendant. Coff fait appel à deux amis de la grande époque, Earl Van Dyke et Uriel Jones. Avec Motor City Magic, il sort une sorte de son de rêve, notamment sur «Don’t Let Go», un son très aérien, très libre. On note l’incroyable qualité du swing. Il gratte «These Dreams» à l’ongle sec et incite à la rêverie. Il donne en B une belle leçon de groove jazzy avec «What It Is». Il va même au-delà des espérances du Cap de Bonne Aventure. Et voilà qu’il se met à jouer comme un dieu dans «Standing Room Only». Il se balade sur son Olympe, guilleret et savant, il gratte ses doublettes de triplettes customisées à la régalade, il montre une fantastique habileté à distiller la joie de vivre. Quel bouillonnement ! Mais c’est le dernier album qu’enregistre Earl Van Dyke avant de casser sa vieille pipe en bois.
Paru trois ans plus tard, Under The Moonlight n’est pas son meilleur album. Sur «Where Did Our Love Go», il caresse le thème d’une main de cordonnier. Mais sur le reste de l’album, on s’ennuie un peu. Dommage.
Coff va reprendre des études et devenir une sorte d’expert en pédagogie technologique. Il va enseigner la robotique et manager une équipe de formateurs. Et il finira consultant comme bon nombre de ces gens-là. D’ailleurs, il a bien la tête de l’emploi. En parallèle, il réussit l’exploit de continuer à exister au plan musical, et c’est là qu’il en bouche en coin, car les disques à venir valent sacrément le détour.
À commencer par Live At Baker’s paru en 2007. Album extrêmement attachant. Et ce dès «Little Sunflower» et sa bossa nova vibe. Ce maestro joue comme un diable vert, il love ses notes dans le giron d’un groove de jazz et claque de ci de là quelques averses. Coff does it right. Ça vire même au heavy groove, Coff peut devenir fou, il fouette ses cordes comme Sade fouette le cul de Justine, avec un sens aigu du raffinement. Ce diable de Coff n’en finit plus d’égrener la jazzification des choses, mais ça reste très Detroit dans l’esprit du son. Il lui faut dix minutes pour établir sa suprématie. Il enquille ensuite un «Chicago Song» aussi long. Ce genre de mec a besoin de temps pour s’exprimer. Coff mélange le funk et le jazz, mais il reste dans l’esprit du Detroit Sound avec sa petite niaque intrinsèque. Ce genre de cut avance tout seul. Puis Coff passe au funk avec «Scorpio» et réveille le fantôme du fameux show télévisé Soul Train. Terrific ! On reste dans les cuts longs et captivants avec un «Moonlight In Vermont» qu’il jazze allègrement. Il joue dans le meilleur des mondes de groove. Il tape aussi dans un vieux hit des Temptations, «Just My Imagination». Il joue ça au délié de demi-caisse efflanquée et s’en va faire du Santana avant de revenir soloter en mode jazz de notes rondes. Cet album n’en finit plus d’éclater au grand jour. Comme tous les grands musiciens de jazz, Coff ne la ramène pas. Il partage son plaisir de jouer et le fait avec une belle exubérance. En vieillissant, il s’affine, il joue comme dans un rêve, tout à la fuite délicieuse de gouttes de notes de cristal.
Attention à cet album auto-titré Dennis Coffey paru en 2011 ! Hot Coff y reçoit des invités de marque, à commencer par Mick Collins et Rachel Nagy, c’est-à-dire la crème de la crème du gratin dauphinois de Detroit, Dirtbombs et Detroit Cobras. Le cut s’appelle «I Bet You» et Mick Collins l’allume dès l’intro. C’est assez inespéré de l’entendre mêler sa bave à celle de Rachel Nagy, avec un hot Coff qui claque derrière eux du gimmick de Detroit. Rachel la ramène à l’accent tranchant de reine impavide et nous plonge au cœur d’un mythe bien vivant, le Detroit Sound. Comme le disait si bien Brother Wayne, what you get is very honest. Hot Coff joue littéralement des giclées de heavy brouet et passe un solo gratté dans sa plaie. Mick Collins pousse des cris et des clameurs, c’est complètement demented, pendant qu’hot Coff gronde dans le fond du son comme un dragon. Autre énormité : «Don’t Knock My Love», avec Fanny Franklin qui vient chanter la heavy Soul de Detroit. Elle chante au gras double. Lisa Kekaula des BellRays vient elle aussi secouer la paillasse de «Somebody’s Been Sleeping». Elle remet les pendules à l’heure et jette toute sa bravado dans la bataille, comme elle sait si bien le faire. Elle est magnifique. Hot Coff s’entoure des meilleures Soul sisters. Attention au «7th Galaxy» d’intro. Il est monté sur le bassmatic dévastateur de Tony T-Money Green, extraordinaire shaker de funk et hot Coff explose la carcasse du son. Il faut aussi entendre Mayer Hawthorne swinguer la Soul rampante d’«All Your Goods Are Gone». Hot Coff gratte ses poux à grands coups d’accords métalliques. Ah quelle vache de la vache, que de son demented are go à gogo ! En fait Coff est aussi indestructible que Dick Taylor. Il descend toujours à la cave avec sa guitare. Il termine avec le Part 2 de «Don’t Knock My Love» et whate sa Soul aux vermicelles comme un démon étoilé. On a en plus les violons de Motown. Pur génie. De toute évidence, cet album est l’un des fleurons du Detroit Sound.
Hot Coffey In The D n’est pas non plus un album qu’il faut prendre à la légère. Il s’accompagne d’un livret de 56 pages, avec notamment une interview de Bettye LaVette. Les morceaux sont enregistrés en 1968 au Morey Baker’s Showplace Lounge de Detroit, Michigan. Dennis Coffey joue accompagné de Lyman Wooward (B3) et Melvin Davis (drums), deux légendes de Detroit. Autre info de grande importance : Zev Feldman rappelle dans son texte de présentation que Coff et son collègue Mike Theodore découvrirent Sixto Rodriguez à Detroit, célébré depuis par l’excellent Searching For Sugar Man. Coff et ses amis démarrent avec «Fuzz». Ils jouent à profusion. Coff explique qu’il gratte une Gibson Birdland - I patched my guitar through a Vox Tone Bender fuzzbox and a Dunlop Cry Baby wah-wah pedal to get that tone you hear on both songs - Il va chercher le ruckus dans l’insistance d’un shuffle d’orgue Hammond. Ces mecs-là ne plaisantent pas. Dans l’interview qu’il accorde à Kevin Goins, Coff rappelle que son trio ouvrait pour le MC5 au Grande Ballroom. Bettye LaVette connaît bien les trois oiseaux, les clubs de Detroit et toute cette histoire de la mafia dont elle parle abondamment dans ses mémoires. Coff et ses amis tapent dans Jimmy Webb avec «By The Time I Get To Phoenix», mais ils ne prennent pas le taureau par les cornes comme le fait Isaac dans sa version, il visent une dimension plus groovy, Coff gratte des accords veloutés, il caresse le son avec une admirable détermination. C’est pourri de feeling et de jazz. Passionnant de bout en bout. Ils restent dans le haut de gamme avec «The Look Of Love» de Burt. Lyman Wooward ramène le son d’orgue de Phoenix dans l’intro. Stupéfiant ! Coff négocie des pointes avec ce démon de Lyman Wooward, ça donne un son très souterrain, bien remué par des courants. Hot Coff on the spot ! Le hit du disque est cette reprise du «Maiden Voyage» d’Herbie Hancock. Coff gratte ça à la note manouche. Il défend le son pied à pied, il joue la carte du heavy drive de jazz et ça devient très violent. Il concasse les noix du jazz, il joue au tagada de Wes Montgo ! Puis il passe des coups de wah dans «The Big D», mais sous le boisseau d’argent. Il n’est pas avare de wah. Avec sa barbichette, il ressemble à un prof de la Sorbonne, mais il joue comme un diable. Il se fond dans le premier groove venu. Il libère ensuite des rivières de perles dans «Casanova». Il joue à la ferveur extravagante sur les belles nappes de Lyman Wooward. C’est tout simplement un gratté de notes ultimes et un festival de pirouettes. Ils terminent avec «Wade In The Water» et Coff pousse le wade dans le water, ça va loin, car chargé de toute la big energy de Detroit. Hot Coff for sure !
Les vielles archives de Coff continuent de refaire surface. One Night At Morey’s 1968 paraît en 2018. Coff rappelle qu’il était assez edgy avec ses copains, ils faisaient du jazz trad mais aussi fun & r’n’b covers, making it our own, comme le montre d’ailleurs «Eleanor Rigby». Coff joue assez killer dans le B3 dévorant. Entre deux vagues surnaturelles, Coff rappelle que Morey’s was the hottest spot in town, avec un public essentiellement noir. Ils jouent le Rigby au jazz improved et Coff goes crazy avec une fantastique énergie. Il ne faut surtout pas le prendre pour une brêle. C’est explosif. Coff ajoute qu’ils n’ont jamais répété. La basse qu’on entend, c’est Lyman Woodard au B3. Ils font aussi une version subliminale du «Groovin’» des Rascals. C’est champion ! Coff gratte le vieux thème à la revoyure. Ici, tout est extraordinairement bien joué au left handed B3. On a l’impression d’entendre une walking bass et le batteur Melvis Davis fait du pur jus de Ginger. Encore une vraie débinade de B3 avec «Burning Spear». Coff gratte au kill kill de Detroit et emmène son groove une nouvelle fois sous le boisseau d’argent. C’est battu sec et net de bout en bout, mais hélas un solo de batterie coupe la chique du shit. On assiste à un joli développé de bassmatic dans «I’m A Midnight Mover». Ils jouent tous les trois leur shuffle au va-tout. Ils créent la sensation, c’est complètement secoué des cloches et Coff bande comme un âne derrière sa demi-caisse. Ils rendent un hommage stupéfiant aux Isleys avec «It’s Your Thing/Union Nation», mais sans le chant. Après les apéritifs dinatoires de «Mindbender» et de «Big City Lights», ils bouclent ce set avec «Billie’s Bounce», un instro amené au puissant jazz d’orgue. Coff jive son jazz part et c’est superbe. L’énergie court sur le haricot du B3. Ils battent absolument tous les records de vélocité véracitaire.
Signé : Cazengler, Jus de chaussette
Dennis Coffey Trio. Hair And Thangs. Venture 1969
Dennis Coffey & The Detroit Guitar Band. Evolution. Sussex 1971
Dennis Coffey. Goin’ For Myself. Sussex 1972
Dennis Coffey & The Detroit Guitar Band. Electric Coffey. Sussex 1973
Dennis Coffey. Instant Coffey. Sussex 1974
Dennis Coffey. Finger Lickin Good. Westbound Records 1975
Dennis Coffey. Back Home. Westbound Records 1977
Dennis Coffey Band. A Sweet Taste Of Sin. Westbound Records 1978
Dennis Coffey. Motor City Magic. TSR Records 1986
Dennis Coffey. Under The Moonlight. Orpheus Records 1989
Dennis Coffey. Live At Baker’s. Scorpio Productions 2007
Dennis Coffey. Dennis Coffey. Strut 2011
Dennis Coffey. Hot Coffey In The D. Resonance Records 2016
Dennis Coffey. One Night At Morey’s 1968. Omnivore Recordings 2018
Dennis Coffey. Guitars Bars And Motown Superstars. University Of Michigan Press 2009
Paul Justman. Standing In The Shadows Of Motown. DVD 2003
Silver Apples pie
Le destin accorde parfois des privilèges. Oh, pas ceux de la noblesse, du clergé et encore moins ceux du tiers-état, disons plutôt des petits privilèges. Prenons un exemple, ce sera plus clair. Mettons que le destin prenne l’apparence d’un job de traduction : on traduit le Dream Baby Dream que Kris Needs consacre à Suicide et le privilège, c’est de tomber sur un bel éloge des Silver Apples. C’est assez rare, mais il arrive parfois qu’on veuille serrer la pogne au destin pour le remercier.
Silver Apples ? Mais oui, bien sûr, l’un des groupes vraiment mythiques de l’avant-scène américaine, un duo précurseur de Suicide, d’où sa présence dans le Needsy book. Le duo composé du tripatouilleur Simeon Coxe et du batteur Danny Taylor n’enregistra que deux albums en 1968 et 1969. Comme le pauvre Simeon vient tout juste de casser sa pipe en bois, l’occasion est trop belle de remettre le nez dans le privilège. Ça permet d’une part de vérifier qu’à l’époque de la découverte de Contact, on n’avait pas rêvé, et d’autre part et de redire tout le bien qu’il faut penser de ce duo et de sa fantastique appétence pour la liberté à tout crin, un tout crin idéal pour un amateur de crin-crin comme Simeon.
En fait, c’est Alan Vega qui découvrit ce duo d’avant-garde : Simeon Coxe jouait sur un fatras de matériel électronique qu’il appelait La Chose, accompagné par son buddy batteur Danny Taylor. Ils s’étaient taillés une réputation au Max’s, dix ans avant la vague punk. Dans le Needsy vook, Vega cite ses influences : le Velvet, Iggy, Question Mark & The Mysterians... et les Silver Apples. Ça veut dire qu’il les met au même niveau, et il a raison. Vega vantait les charmes des Silver Apples à tout le monde. Alors Kris Needs tire l’overdrive pour nous expliquer dans le détail le parcours fascinant de Simeon : il quitta la Nouvelle Orleans de son enfance pour tenter sa chance à New York dans les mid-sixties. Il fréquentait les bars branchés de la beat generation et sur qui flasha-t-il ? Mais oui, sur Sun Ra qui dans ce bar branché jouait chaque lundi pendant sept heures non stop jusqu’à l’aube - Le chaos spatial de Sun Ra eut une influence déterminante sur l’inconscient de Simeon - Et comme Simeon avait oublié d’être con, il devint pote avec Hal Rogers, un musicien qui nous dit Needs, pouvait mémoriser des dizaines de partitions de symphonies, tout en s’intéressant aux douze tonalités et à l’atonalité qui étaient basées sur des processus mathématiques. Ça ne s’invente pas. Simeon tomba éperdument amoureux de l’oscillateur qu’Hal Rogers avait installé dans sa stéréo.
— S’il te plaît, Hal vends-le moi !
— Bon d’accord, dix bucks !
— Done !
C’est cet oscillateur qui est devenu le ‘Grand-père Oscillateur’ des Silver Apples - Puis Simeon commença à bricoler et à souder des oscillateurs en série - Il prit quelques court-jus et mit au point une méthode pour instrumentaliser le bruit à partir de 86 touches de télégraphe dont il jouait avec les mains, les pieds et les épaules (pas la bite, heureusement) - C’est ce truc-là qu’il appelait la Chose. Il s’agissait en fait d’un synthétiseur primitif. Il démarra avec son buddy Danny et baptisa le duo Silver Apples, d’après un poème de Yeats. Apples bien sûr pour the Big Apple, c’est-à-dire New York. Avec sa manie de la récupération de matériel, Simeon préfigura Suicide. Il avait dix ans d’avance sur Alan Vega qui allait faire exactement la même chose. Simeon se heurta au même problème que Suicide : les gens qui les voyaient sur scène ne les prenaient pas au sérieux. Pas de guitare ? C’est louche ! Pourtant, Simeon parvint à jouer à Central Park devant 30 000 personnes. Puis au Max’s, un Max’s que Burroughs appelait le «Carrefour du monde», un endroit où traînait la crème de la crème du gratin dauphinois, de Ginsberg à Warhol en passant par De Kooning, Castelli, Lichenstein, Rauschenberg, Dali, Fellini ou encore Jane Fonda. Warhol qui était fan des Silver Apples leur suggéra d’accompagner sa super star Ultra Violet, de la même façon que le Velvet avait accompagné Nico - En 1968, aucun groupe ne sonnait comme les Silver Apples. Même l’album des United States Of America, fondé par Joseph Byrd, un membre de Fluxus, paraissait sophistiqué en comparaison - Quand parut leur premier album, John Lennon fut dit-on sidéré. Il déclara à la télé anglaise en 1968 : «Écoutez les Silver Apples. Ils vont devenir énormes !».
Il a raison, le père. Le premier album des Silver Apples s’appelle Silver Apples et démarre avec «Oscillation», donc il n’y a aucun malentendu. Simeon propose un deep groove de mec averti qui en vaut deux, il libère des forces inconnues et ça glougloute dans les coins. En fait son truc, c’est l’hypno, comme le montre encore «Program». Il n’a pas de voix mais il drive sa chique d’electro étrange et balèze à la fois. Au chant, il lui arrive de sonner comme Robert Wyatt. Avec «Dancing Gods», il passe au tribal free et en profite pour faire l’intéressant. C’est la meilleure hypno tribale de New York, il frise avec ses Dancing Gods le génie purpurin, il scande I believe sur un beat qui vaut tout le garage du monde. On comprend que cet album ait pu fasciner Alan Vega et John Lennon. Simeon sait parfaitement ce qu’il fait. Il a compris l’intérêt de l’insistance et de la transe hypno. Il se positionne dans la magnifique insistance du mal chanté et c’est passionnant. Il se faufile partout avec ses grooves electro. Sa transe est digne de celle de Can. Il y a tellement d’énergie dans son bricolo qu’il devient crédible, même sans voix. C’est d’ailleurs toute la différence avec Alan Vega qui lui dispose d’une vraie voix.
Le deuxième album des Silver Apples s’appelle Contact et paraît l’année suivante. Simeon s’en explique : «Contact est ce que nous avons fait de mieux à l’époque. On tournait beaucoup et on travaillait les morceaux pendant les balances. C’est comme si on avait enregistré en public. Le label espérait qu’on allait jouer des trucs plus conventionnels, mais ça n’était pas possible. On restait dans l’électronique et la batterie, avec moi au chant. Notre son devenait de plus en plus âpre. On réagissait au fait que tous les autres ajoutaient des violons dans ce qu’ils appelaient du rock. C’est pour ça qu’on allait dans l’autre sens.» C’est un album tellement profane qu’il faut l’écouter religieusement. À l’époque, personne n’aurait jamais misé un seul kopeck sur ces mecs-là. Dès «You And I», Simeon révélait un sens aigu de l’hypno. Il y avait du Beefheart dans sa démarche. Ses descentes d’osci étaient du pur Magic Banditisme, il proposait le beat dérangeant, celui après lequel on passe sa vie à courir. Il proposait aussi des choses étranges, dans l’esprit que ce que faisait Nico, avec des coups d’harmonium dans l’église d’Oradour («Water»). Et puis soudain éclatait l’excellence d’un «Ruby» qu’il jouait au banjo, bien soutenu par le beat du buddy Danny. Ces deux mecs créaient véritablement leur monde, et ce sont les créateurs de monde qui nous intéressent. Ils couraient comme le furet, avec une incroyable fraîcheur de ton et avec «Gipsy Love», ils rivalisaient de babalumisme avec Can. Le fait que Simeon n’avait pas de voix ne gâtait rien. Cet album se révélait réellement envoûtant, il sonnait comme un fabuleux exutoire. On l’entendait encore touiller son hypno oscillé en B avec «I Have Known Love» et il nous régalait d’un «A Fox On You» assez soft dans l’esprit, pas seulement à cause du grain de voix perchée, mais aussi du fouetté de peau des fesses du buddy Danny : il jouait le beat d’envoûtement en vogue dans le désert de Nubie durant l’Antiquité. Un cut qu’aurait bien sûr adoré Marcel Schwob.
Schwob aurait aussi adoré l’anecdote concernant la pochette de Contact : «L’agence de pub de leur label Kapp avait des relations chez Pan Am et les Silver Apples furent photographiés dans un cockpit, à l’aéroport JFK. L’avion était dirigé vers un coin du tarmac. Pour déconner, Simeon et Danny rajoutèrent des ustensiles de camés dans le cockpit, à proximité du logo Pan Am. Barry Bryant alla encore beaucoup plus loin en récupérant pour l’intérieur de la pochette une image d’accident d’avion d’une compagnie suédoise et en y incorporant l’image des deux pieds nickelés jouant du banjo. En gros, ça voulait dire : deux camés pilotent un avion avec leurs drogues, s’écrasent et jouent du banjo en rigolant au milieu des débris du crash. Chez Pan Am, ce fut l’apoplexie. Ils déclenchèrent des poursuites et l’album fut retiré du commerce.»
Mais si on sort de l’anecdote de la pochette, la grosse info c’est la rencontre de Simeon avec Jimi Hendrix, au Record Plant, le grand studio new-yorkais. Simeon et Danny y travaillaient de minuit à quatre heures du matin, et ensuite Jimi Hendrix récupérait le studio de quatre à huit heures du matin. Il y eut évidemment des échanges entre les Silver Apples et Jimi Hendrix. Quand Jimi partit à Londres, il voulait emmener Danny avec lui, mais Danny refusa. Jimi et les Silver Apples s’entendaient bien. «Jimi entrait dans le studio pour écouter ce qu’on faisait et on faisait la même chose quand il était en studio. Il y a des bandes où on jamme ensemble. La seule chose que je connais, c’est Jimi et moi dans ‘Star Spangled Banner’. Je joue sur les oscillateurs. C’est une curiosité, mais pas un chef-d’œuvre !». C’est le fameux «Star Spangled Banner» que Jimi mit au point en studio avant de le jouer en public à Woodstock, au mois d’août suivant. Simeon n’est pas crédité sur Rainbow Bridge. «On dit que c’est un morceau que Jimi joue seul, mais si vous écoutez bien, vous entendrez mes six oscillateurs de basses sous la guitare.»
Quand le Record Plant demanda le paiement des heures de studio, ce fut la fin des haricots pour les Silver Apples. Leur label ne donna pas suite, effrayé par le scandale Pan Am. Les poursuites en justice, la lâcheté du label et leur troisième album bloqué, il n’en fallut pas davantage pour briser les reins des Silver Apples. «En 1970, Danny trouva un job dans une boîte de téléphonie et Simeon envoya La Chose faire un gros dodo dans le grenier de ses parents, à Mobile, dans l’Alabama. Il s’y installa avec sa femme Eileen et acheta un petit voilier.»
Comme tous les artistes devenus cultes, Simeon va refaire surface. Sacré Simeon, celui qui va l’enterrer n’est pas encore né. Un nouvel album des Silver Apples paraît en 1997, et forcément, ceux qui connaissaient les deux premiers albums sont allés y fourrer leur nez. Il s’appelle Beacon et on les voit tous les trois sur la pochette, oui, car Simeon s’est adjoint les services du keyboardist Xian Hawkins et du batteur Michael Lerner. Beacon est un petit paradis de l’hypno, et ce dès «I Have Known Love» et cette petite voix toute pourrie à laquelle on s’attache. Simeon chante comme un con, mais quelle implication ! Quel beat et quelle ardeur d’underground new-yorkais ! Avec Simeon, ça reste très spécial et foutrement interesting. Il règne chez lui un parfum tenace de modernité. Il tripatouille exactement le même son qu’à ses débuts. Et ça continue avec «Together», un autre drone de doom, Simeon s’y couronne king du non-retour, il broute la motte de son electro avec une façon de bicher unique au monde. Magic Coxe ! C’est la voix qui fait l’Apple. Ça reste très underground, comme enveloppé de son coxy. Il chante son «You And I» par en-dessous et c’est très excitant. L’envolée d’«Hocus Pocus» en ravira plus d’un et plus d’une. Avec Simeon, on est en sécurité. Ce mec sait ce qu’il fait. Il s’élève au dessus des anciens chemins avec «Ancient Path» et drive sa technologie avec un swagger certain. Il y a un côté très formel en Simeon qui doit venir de ses racines indigènes. De toute manière, il a réponse à tout. Il ne cherche pas à plaire, il fait son truc envers et contre tout et cette constance fait tout son charme. Il finit par devenir extrêmement convainquant avec «The Dance» - We have the dance/ You have the trance - Son hypno est bonne. Et voilà une œuvre Dada nommée «Daisy». C’est même de la transe subversive. Simeon adore tellement le glouglou des pygmées subartiques qu’il pond une sorte de Dada doom. Le son peut sembler cucul, mais en fait il est incroyablement excitant. Il finit avec un délire d’osci nommé «Misty Mountain». Fantastique power du came to my mind. Simeon collectionne les lettres de noblesse.
Paru l’année suivante, Decatur propose un seul morceau du même nom, une espèce de grande dérive electro qu’on peut écouter si on en a envie. Essayé mais pas réussi à aller jusqu’au bout.
Par contre, il faut écouter The Garden qui est en fait le fameux troisième album bloqué par les poursuites en 1969, suite au scandale Pan Am. Il s’agit sans doute du meilleur album des Silver Apples. On y trouve une reprise fantastique de «Mustang Sally», Simeon n’a pas la voix de Wilson Pickett, mais Danny et lui sonnent comme des cracks avec les oscis. D’ailleurs Danny vole le show sur pas mal de cuts, tous ceux que comprennent «Noodle» dans le titre : «Tabouli Noodle», «Cannonball Noodle», ou encore «Starlight Noodle». Danny y propose de belles dégelées de drumbeat intermédiaire à la Jaki Liebezeit, le batteur de Can, pendant que Simeon s’amuse à la cuisine avec ses oscis. Dans «Anasazi Noodle», on croit entendre un énorme solo de basse fuzz. Ces deux mecs outrepassent les lois du solo de basse fuzz, et Simeon descend dans les catacombes du heavy doom. C’est très spectaculaire. On adore ces deux mec pour ce qu’ils arrivent à faire ensemble. Ils créent leur monde, un monde passionnant avec du son et des idées. On peut même les vénérer pour ça. Ils nous rappellent ce que veut dire l’expression «avant-garde». D’ailleurs, «Mad Man Blues» est du pur Dada. Simeon chante dans le heavy Dada doom. Il devient une fois de plus le Tzara du beat turgescent. «Fire Ant Noodle» sonne comme un cut de fin de règne. Danny y fouette son cymbalum. On y entend la décadence de la rue et du métro. Mais en réalité, la partie est gagnée dès l’«I Don’t Care What People Say» d’ouverture de bal, car Simeon ramène son vieux rumble de sorcier électronique et c’est sensible, fabuleusement coxien. Il se fout de ce que racontent les gens, dit-il. Ce sens inné de l’hypno lui ouvre toutes les portes. On voit ses spoutniks voler dans un «Walkin’» très cour de Russie, très fourrures blanches, on ne sait pas trop au fond, des spoutniks en zibeline ? Va savoir. Simeon chante comme un athlète, il saute en l’air comme s’il prenait des court-jus. Il chante au mollet leste. Sa prestance bizarre passionne. Il ressort son banjo magique pour «John Hardy» et ça devient relativement mythique. Avec «The Owl», tu as le son de Simeon et t’as intérêt à rester vigilant, car l’animal n’est pas avare de surprises.
L’une des collaborations les plus étonnante de Simeon est l’album A Lake Of Teardrops enregistré avec Sonic Boom. Le pauvre Simeon ne chante pas très bien, comme le montre «Streams Of Sorrow», mais pendant ce temps, Sonic Boom bim-bam-boome sur ses tripatouilleurs. Ils sont convaincus d’œuvrer pour le grand œuvre, alors, il ne faut pas les embêter. Ils se prennent pour des Nimbus sortis des limbes et Will Carruthers diffuse ses Bass Vibrations. Wow, Will ! Dans «The Edge», Simeon revient nous raconter qu’il s’est réveillé naked sur une planète. Musicalement, on se croirait sur «The Gift», un vieux classique monolithique du Velvet. «Whirlwind» tape aussi dans l’hypno à nœud-nœud, c’est facile quand on a des bécanes. Ils cherchent les ambiances fantômes. Nous n’apprendrons rien de plus. Will gratte sa note, conformément au vœu de Sonic. Puis ils tapent dans le synthé du delta pour «(Don’t Care If You) Never Come Back». On sent toujours chez Sonic et Will une incroyable force de persuasion nucléaire. Ils jouent la carte des dingues motorisés et on note au passage l’africanité de la machine. Ce diable de Sonic danse parmi les spoutniks.
Après la mort du buddy Danny Taylor en 2005, Simeon continuera de jouer avec son fantôme. Il va même réussir à enregistrer le fantôme du buddy Danny sur un album qu’on peut écouter : Clinging To A Dream. Autant vous prévenir tout de suite : on y trouve deux énormités, à commencer par «Susie» qu’il prend au big beat, c’est-à-dire à la hussarde. Il retrouve la voie royale des Apples des origines, ce vieux rock transy d’airplane crash couvert de stupre. L’autre plat de résistance s’appelle «Drifting», un pur jus d’electro à la Coxe, très spécial, très spatial, aussi dense que du gaga. Il lance cet assaut final avec «The Edge Of Wonder» et ressort sa vieille voix de paumé. Il continue mine de rien à honorer la légende de l’underground new-yorkais. Il est comme le disent les gens qui vont vite en besogne «assez culte». C’est vrai que Simeon le doucereux glougloute encore dans son Chtulu. Il fera de l’underground jusqu’au bout. Son «Missin You» sonne comme le no-world wonder de nowhere land. Mais on sent aussi une certaine usure de l’inventivité sur certains cuts. Avec «Nothing Matters», on reste dans l’effarance du non-événement. Comme tout le monde, Simeon vieillit mal. Il finit par faire de l’electro à la con, celle qu’on déteste si cordialement. De toute évidence, on voit qu’avec «The Mist», Simeon ne bande plus, même si au final, le Mist se révèle assez oppressant. Avec «Charred», il s’en va se perdre dans la stratosphère et il opère un retour en grâce avec «Concerto For Monkey and Oscillator». Il y crée une jungle et redevient l’espace d’un cut Simeon le magnifique, le créateur d’espaces exotiques, l’un des rois de l’underground new-yorkais. L’album se termine avec une démo de «The Edge Of Wonder», le titre d’ouverture de bal, qu’il faut écouter, car après c’est fini, on ne reverra plus jamais Simeon, un mec qu’on aura vénéré pour son indépendance d’esprit et son anti-conformisme. C’est bien qu’il revienne une dernière fois titiller son vieux son de rêve, il touille sa disto d’osci accompagné par le fantôme de son copain batteur, alors l’underground s’illumine une dernière fois.
Signé : Cazengler, Silver à piles
Simeon Coxe. Disparu le 4 septembre 2020
Silver Apples. Silver Apples. Kapp Records 1968
Silver Apples. Contact. Kapp Records 1969
Silver Apples. Beacon. Whirlybirds Records 1997
Silver Apples. Decatur. Whirlybirds Records 1998
Silver Apples. The Garden. Whirlybirds Records 1998
Spectrum & Silver Apples. A Lake Of Teardrops. Space Age Recordings 1999
Silver Apples. Clinging To A Dream. Chicken Coops Recordings 2007
Kris Needs. Suicide. Dream Baby Dream. Omnibus Press 2015
ROCKABILLY GENERATION
( N° 15 / OCTOBRE – NOVEMBRE – Décembre )
Whaoups ! Surprise en ouvrant le magazine, sont devenus fous ou quoi, en guise d'édito z'ont mis un calendrier, genre j'inscris la date limite des impôts et celle de la pilule pour la chatte, en plus uniquement les premiers six mois, je tourne la page, fausse alerte, elle se barre, c'est un cadeau ( pour l'année prochaine ) inséré à l'intérieur, l'édito est là, plein de mauvaises nouvelles virales, vous entrevoyez, mais aussi de bonnes, très rock'n'roll, surtout celle que j'attendais depuis au moins cinq ans !
Big Sandy, le magnifique, en couverture, retrouvailles, faisait déjà la une pour le premier numéro, ne vérifiez pas la date, vous vous sentiriez plus vieux, douze pages avec photos et petits documents encadrés pour aider à comprendre de qui il parle, se raconte, sa carrière, et de lui-même comme les questions le lui demandent, un homme simple, non marié qui aime à se retrouver en famille avec ses neveux, pas l'itinéraire d'une jeunesse tourmentée et révoltée, il a cinquante-six piges aujourd'hui, un passionné des années cinquante, touche au rockabilly, au western jump, au hillbilly boogie, au western swing... un artiste qui se penche sur le passé de sa musique, reconnu dans le monde, mais empreint d'une sérénité attachante.
Greg Cattez consacre la chronique Pionniers, à une personnalité beaucoup plus exubérante et scandaleuse, le grand Little Richard, l'a gravé les plus grands classiques du rock'n'roll, l'a réussi le tour de force de rallier à lui la jeunesse blanche, ce qui n'était pas donné d'avance ! Le petit Richard a apporté au rock'n'roll la sauvagerie primale, tout ce que le blues exprimait de violence contenue, Little Richard l'a exalté au grand jour... Aujourd'hui encore l'on peut diviser les artistes rock, tous genres confondus, entre ceux qui essaient de préserver cette rage originelle, et ceux qui s'en éloignent...
Surprise, une nouvelle Chronique R'n'R, de Jacky Chalard, le fondateur de Big Beat Records, le rock français lui doit beaucoup, présente trois émules du créateur de Tutti Frutti, l'américain Esquerita, trop vite expédié à notre goût, Little Tony, ce pionnier italien que Pierre Lattès programmait très souvent dans sa séquence rock du Pop Club de José Arthur - l'émission fut supprimée après mai 68, il reçut Little Richard et Gene Vincent en direct - et enfin une légende française, Moustique, le chanteur des blousons noirs, qui connut son heure de gloire au début des années soixante, qui ne s'est jamais renié et qui est resté fidèle à sa jeunesse, Jacky Chalard raconte son amitié avec Little Richard...
Sergio Kazh – breton de cœur - nous présente Sleeper Bill, comme par hasard un breton. Nouvelle génération rockabilly. Se raconte durant sept pages, félicitons la revue de donner à connaître de jeunes pousses. L'a commencé par Chopin, puis Stevie Ray Vaughan, les rockers ne sont plus ce qu'ils étaient nourris au biberon Gene Vincent, il est bon que la musique évolue, sans œillères, qu'elle soit reprise par des oreilles ouvertes...
Tiens un ancien d'une génération précédente, celle qui but à la source des pionniers et qui reçut l'illumination créatrice du british rockabilly des années soixante-dix. Red Dennis, un parcours idéal, du Rock'n'roll Gang de Gilles Vignal – qui accompagnèrent Gene Vincent en 1967 - aux mythiques Sprites, plus tard avec les Red Hot et présentement avec Al Willis. Lire cet interview c'est être plongé dans toute l'histoire du rockabilly français depuis les années 80, Red Dennis devrait écrire ses mémoires, témoin important et activiste primordial. Une vie menée tambour battant, tout cela par la faute de Dickie Harrell le batteur des Blue Caps de Gene Vincent.
Enfin la bonne nouvelle attendue depuis des années. The Spunyboys le groupe aux mille et un concerts vont sortir un disque ! Vous n'y croyez plus ! Le dernier qui était le premier date de 2013 ! Donc vous n'y croyez pas. Scandale, vous osez mettre ma parole en doute ! Vous avez raison, ils vont en sortir deux ! Et même trois. Ce n'est pas moi qui le dis, vous expliquent cela par eux-mêmes, je vous laisse découvrir...
Le Covid a du bon. Evidemment pas de chroniques sur les festivals interdits, mais l'on ne perd pas au change, les artistes ne chantent plus, ils parlent et l'on a le temps de laisser marcher les enregistreurs, puisque l'on ne peu plus parler du présent, l'on se plonge dans le passé et l'on évoque le futur. Résultat : le rockab prend de l'épaisseur. Un beau numéro. Sergio et son équipe ont montré qu'ils savaient rebondir.
Parodions L'épopée du Rock d'Eddy Mitchell :
Ça fait quinze numéros que cela dure
Rockabilly Generation a la vie dure
Damie Chad.
Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 4,60 Euros + 3,88 de frais de port soit 8,48 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 33, 92 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents.
TRASH HEAVEN
Les pochettes de groupes de Metal, sont rarement décevantes. S'ils ne soignent pas leur image, se cantonnant la plupart du temps à un look post-vikings pré-apocalyptiques, ils prennent grand soin des images. Trash Heaven ne s'écarte pas de cette vulgate, toutefois ils possèdent un avantage sur leurs concurrents, leur art-worker personnel, en l'occurrence Bawol Chuc, guitariste de la formation. Les deux CD's sont agrémentés d'un livret couleur chargé d'illustrer l'histoire racontée au fil des différents morceaux. Nouvel élément remarquable à leur actif, les deux CD's enregistrés à quatre ans de distance, content le même récit. Une véritable suite musicale !
Etrange trajectoire de ce genre musical qu'est le Metal, l'est né sous forme d'amibe-blues rudimentaire dans le Delta du Mississippi pour finir par aborder les rivages grandiloquents et tonitruants du Rhin de la tétralogie wagnérienne. De toutes les composantes du mouvement rock dans son acceptation la plus large, le Metal est le seul qui renoue avec la geste grandiose de l'art total, tel qu'il fut imaginé et théorisé à la fin du dix-neuvième siècle.
DEMENTIA
TRASH HEAVEN
( Avril 2014 )
D'où venons-nous ? De l'âge d'or chanté par Hésiode ou du paradis ? Trash Heaven semble avoir de par leur seule appellation (in)contrôlée leur petite idée sur la réponse. Leur pourriture édénique n'incite pas à l'optimisme. Toutefois le disque nous apporte une réponse digne d'intérêt : de notre cervelle. Son dessin accapare toute la surface. Certains objecteront que l'œuf du cortex n'est qu'une partie de l'animal humain, mais si nous écoutons le philosophe Schopenhauer qui prétend que le monde est notre représentation, il appert très vite qu'il est possible que notre corps ne soit qu'une représentation ( ambulante ) de notre cerveau.
Le recto de la pochette nous renvoie à une réalité quotidienne plus rassurante. Enfin presque, si une guitare, un réveil, un lit, un homme appartiennent à notre monde, nous inquiète le fait qu'ils flottent dans l'espace et qu'ils semblent happer par un vortex suscité par un... cerveau, décidément nous avons du mal à nous en affranchir de ce maudit organe ! Le verso planétaire nous arrache à son attraction, les objets qui jouent au petit train dans l'immensité de l'espace, représentent un système solaire. Ce n'est plus le cerveau qui est au centre du monde mais le soleil. Passage ( réversible ? ) de l'omicron à l'omega ? De quoi vous rendre homme-gaga.
Mikael Marczylo : vocal, guitars / Chuc Bawol : guitars, chorus / Frédérick Neuville : bass, chorus / Jean Ragot : drums.
Entering madness : surprise l'on s'attendait à une apocalypse et ici tout n'est que calme, luxe et volupté, nous voguons au fil d'une houle de guitares qui nous emporte dans un rêve d'une extraordinaire douceur, serions-nous retournés dans le liquide amniotique maternel, en tout cas l'ingé du son qui a coupé brutalement la prise devrait être exécuté. Out of time : hors du temps, cela remue salement, cette voix qui hurle, ces guitares qui grondent, on préfèrerait le calme de la mort, enfin presque, parce qu'en fait c'est la mort qui nous appelle, qui nous attend, qui donne à la vie cette apparence chaotique des plus déplaisantes. Certes l'on court, mais à sa perte. Hard drugs : mélodramatique, il existe des produits pour arrêter cette transhumance mortelle. Méfions-nous, la violence de la musique nous incite à supputer que le remède est pire que la maladie. Sont sympathiques, vous préviennent qu'il existe un médicament à effet immédiat, radical et sans douleur, font tout pour vous persuader, vous vous croyez en train d'écouter du Led Zeppe, mais réfléchissez-y à deux fois, un bon coup de pistolet dans la caboche n'est-ce pas sans appel ! Prenez votre temps, réécoutez le morceau, il est prodigieux. Doctor X : une solution avant la définitive : rendre visite à un doctor. Il y en a de meilleurs que d'autres. Celui que vous avez choisi est particulièrement grave. Faut voir comme il vous tape sur le crâne avec une batte de base-ball, le mec voulait devenir batteur, il n'a pas réussi, il se venge sur ses patients, vous êtes liés et attachés vous ne pouvez vous défendre. Vous a inoculé de drôles de médocs dans le cortex, la réalité se gondole, votre tête se brise de l'intérieur, vous êtes votre propre cauchemar, la nuit intérieure se peuple de glissandi phantasmagoriques. Cette piste vous hésiterez à la remettre, elle est trop belle, mais vous emmène sur des sentiers ombreux.
Building my graves : avez-vous déjà descendu l'escalier de la mort, abstenez-vous, la première marche est glissante, elle vous happe et vous expédie dans une dégringolade sans fin qui vous fragmente les os un par un et tous ensemble, le morceau commence en blues mais tourne très vite à l'hystérie. Et je vous préviens : ça ne s'arrange pas vers la fin. Ces mecs-là ils vous clouent les planches du cercueil direct sur votre chair. De quoi vous plaignez-vous, c'est ça le rock'n'roll ! Rock ' n ' Roots : d'ailleurs le voici, vous n'avez donc jamais bouffé le rock par ses racines. Une expérience très intéressante, mais éprouvante. Vous avez voulu du rock, et bien en voilà. Vous l'assènent avec une virulence sans pitié. Comme vous tétez le suc nourricier par le mauvais bout ne vous étonnez pas des bruits bizarres produits par les guitares folles, et ce chanteur qui hurle comme s'il poussait le cri qui tue sans interruption. Un tourbillon de folie s'est emparée de vous. Non ce n'est pas fini, vous avez ce bruit de batterie, j'ai cru que la sono s'était détraquée, mais non tout va bien, madame la marquise, de la gare où le train s'égare. Dementia : froissements inquiétants, vous avez franchi une porte, elle s'est refermée, vous ne reviendrez jamais sur vos pas, le couloir blanc de l'hôpital est circulaire, vous l'arpenterez jusqu'à la fin de vos jours, y a des serpents qui jaillissent de la bouche du chanteur, se transforment en verres brisés quand vous les empoignez, sarabandes de collègues en aussi mauvais état que vous autour de vous, vous êtes parvenu au bout de la folie, bienvenue dans le monde de la démence. Époustouflant. Carnaval dantesque. Morceau d'anthologie. Chœurs en flammes. Existe-t-il une différence entre la mort de la vie et la vie de la mort. Ce genre de question finira par vous rendre fou. The 4 lords : superbe image dans le livret, les quatre chevaliers de l'apocalypse englobés dans le nuage de feu sulfureux que crache le dragon. Une batterie qui casse du bois. La musique tombe sur vous comme si le monde s'écroulait pour vous ensevelir. Qui sont ces quatre seigneurs. Seriez-vous la bête, l'archange du mal, et celui du bien en même temps. Qu'importe, au-delà de vos cauchemars de solitaire, un vent épais vous emporte en une brûlante tornade. Juste un passage. Step by step : le plus dur reste à faire, vous êtes un nouvel homme, vous venez de renaître, douceur, calme et volupté, la boucle est bouclée, vous voici sur le chemin de la vie, jeune poulain hennissant dans l'herbe verte, ou bébé ayant à se hisser sur les degrés par la vie. Une nouvelle énergie est en train de poindre. Vous contenez le monde en vous, et s'il existe vraiment vous débordez d'assurance pour l'avaler tout cru. Attention le ballon de baudruche peut se gonfler à volonté, apothéose intumescente, splendeur printanière, chant du soleil, ode à l'infini... peut aussi éclater comme bulle de savon transpercée par les mille poignards de votre songe. ( A suivre... )
Le set de Trash Heaven au Bacchus ( voir livraison 479 du 08 / 10 / 2020 ) nous avait enthousiasmé, mais le live est souvent supérieur aux disques enregistrés parfois en des conditions peu professionnelles, avec ce premier opus, nous sommes scotchés, et tout cela réalisé par eux-mêmes, aucun des musiciens n'essayant de jouer sur les camarades, un équilibre parfait, une œuvre longuement mûrie, pensée et réalisée avec une incontestable maîtrise. Au niveau des plus grands.
4 HEADS FOR A CROWN
TRASH HEAVEN
( Music-Records - 21 / 2020 )
La suite donc. Toujours la pochette dessinée par Chuc Bawol. Le mauve triomphait sur le recto du premier album, ce mauve qui signifie autant l'intelligence de la mort que la mort de l'intelligence... Autant dire que vous naviguez entre deux écueils monstrueux... Sur le recto de ce deuxième, c'est la cruauté du vert qui vous agresse. Trois hommes ( vous ne voyez pas le quatrième ) soumis à une expérience de manipulation mentale. Sur votre gauche, vous pouvez lire les pictogrammes de la mort, car toute écriture est une mise au tombeau du monde, sur la droite le monde est représenté dans sa réalité mythique, car si les tombeaux égyptiens conservaient les cadavres, vous n'accédez au monde que par le mensonge du songe. Peut-être nos existence sont-elles les rêves du monde. Vous l'avez deviné, nous sommes dans un concept album. De l'âge cybernétique. Les tortures les plus cruelles sont mentales.
Mikael Marczylo : vocal, guitars / Chuc Bawol : guitars, chorus / Fabien Plumet : bass / Jean Ragot : drums.
The last step : nous voici sur la dernière marche de l'escalier, là où nous nous étions arrêtés lors à la fin de Dementia, reprise du motif de l'ouverture et du final de ce premier opus, guitares et chœurs lointains aussi doux qu'une brise qui se lève, une oreille inattentive la qualifierait d'allègre, mais soyez attentifs à ces surgissements de roulements de batterie, de quels tonnerres sont-ils annonciateurs ? Trashed heaven : changement d'atmosphère, cris agoniques, ponctuations sonores, guitares saignantes, l'escalier est interminable, nous essayons tout au long de notre vie de faire de notre mieux, le stairway déboule bien dans le paradis, mais il est en ruines, comme notre vie, nos efforts se réduisent en un tapis de cendres, la musique s'emballe, encore plus violente, au bout de nos rêves, le sol se dérobe, sous les pas de l'Homme s'ouvre le gouffre du néant. Beast inside : est-ce la bête noire qui fait son nid en vous, ou est-ce vous la bête noire qui traverse la part du monde la plus noire. Cris et tumultes. Redescendez-vous l'escalier ou le remontez-vous, vous êtes perdus, le bout du tunnel est là, mais ce n'est guère mieux, tout bouge autour de vous et au-dedans de vous. C'est fou comme le paradis ressemble à l'enfer. La guitare miaule comme un chat que l'on écorche vivant, comme un arbre que l'on écorce mort. Un train qui glisse dans l'espace et qui tombe brusquement. Succubus: la chute n'est pas fatale après l'angoisse de la mort le plaisir de l'amour, la flamme vive de l'amour fou. Hurlements d'extase, mais ne vous y fiez pas, au bout du compte cette fille qui vous enlace est une démone, une succube qui suce votre sève et votre sang, la musique vous aspire, une pompe qui vous vide, un tube de dentifrice à jeter à la poubelle, horreur absolue, mais qui ne se souviendrait pas des délices d'un tel baiser de feu qui vous consume jusqu'à la moelle ! Drakkar : changement de décor, enfin la liberté, votre poitrine face à mer, guerrier à la recherche du combat, tue et libère-toi, kaos musical à fond de train, les meilleures aventures sont les plus sanglantes. Les plus courtes aussi. Deux minutes trente-cinq de fureur. Une fois que tu auras perdu et tes compagnons et tué tes ennemis, tu connaîtras la solitude.
The tree of wisdom ( Part I ) : cristal de mélancolie sonore, le héros est de retour chez lui, l'est sous son arbre celui qui apporte la sagesse et qui tire les leçons de l'aventure, au loin se profile l'ombre noire de la montagne-gouffre qu'il a traversé, n'est-il pas comme Gilgamesh qui se réveille en s'apercevant que le serpent lui a volé le secret de l'immortalité. The tree of wisdom ( Part II ) : la première partie était strictement musicale, la deuxième est chantée, attardez-vous sur cette plainte insidieuse, oui il a triomphé, oui il a gagné, mais à quel prix, n'est-il pas un assassin monstrueux. La sagesse coïncide-telle avec le remords. N'est-il pas temps de repartir. Le paradis n'est-il pas une pomme empoisonnée. . 4 heads for a crown ( Part I ) : dénouons le kaos, comprendre que la quête réside en le disque, que les quatre membres sont les victimes de l'exécrable Doctor X qui se livre à une terrible expérience. Les voici soumis à une machine, la couronne, elle s'est emparée de leurs cerveaux et tout ce que chacun a cru traverser n'est qu'un film extérieur à leur personnalité que le computer cybernétique instille dans leurs neurones. 4 heads for a crown ( Part II ) : cette manipulation mentale dont ils découvrent avec une certaine sérénité dans la part 1 se transforme en la 2 en un catastrophique stroboscope orchestral d'électrochocs intérieurs. Aucune maîtrise ne leur est permise. The maze : la lucidité de la connaissance n'abolit pas la souffrance. Vous n'êtes pas sorti de l'auberge. Eboulement musical, vous essayez de fuir, les murs se referment sur vous, ils se dérobent, vous êtes dans le labyrinthe, serait-ce celui de votre conscience, hurlez tant que vous voulez le minotaure finira par se saisir de vous et vous tuer. The last march : nous revoici au début de l'histoire sans fin. Tout s'emmêle. Sont-ils quatre ou est-il seul. Fuite organisée, course échevelée et désespérée, sortir à tout prix, musique tournoyante, vocal épileptique, la dernière marche du labyrinthe ouvre sur un second labyrinthe, lorsque la porte est ouverte, que se passe-t-il, vous le savez, vous ne sortez de la vie réelle ou de vos phantasmes que par la mort. Danse macabre : music maestro, la musique adoucit la mort. Celle-ci ressemble à une sarabande ogivale. Il ne s'agit pas de savoir comment l'on sort de l'œuf, mais comment on y entre. De toutes les manières l'on ne fait pas de trash metal sans casser les œufs. Omelette sanglante. No happy end.
Ce deuxième épisode est aussi splendide que le premier. Un son plus compact, plus dur, plus serré, plus précis dont on ne s'échappe pas. Le groupe a gagné en puissance. Vocal parfait, orchestration jamais ennuyeuse. Impossible n'est pas Trashy Heaven.
Damie Chad.
WHITE RIOT
RUBIKA SHAH
( Film documentaire / Sortie Août 2020 )
Critiques élogieuses, primé au FBI London Film Festival – normal ça se passe en Angleterre – remarqué au festival de Berlin – les Allemands aiment le rock mais ne le vénèrent pas me semble-t-il à la manière des petits franzosen - White Riot est un court documentaire qui ne dépasse pas les soixante-dix minutes, heureusement car un peu long et ennuyeux. Bavard. Le sujet mérite attention, la mise en place de l'organisation Rock Against Racism, au bon vieux temps du punk.
Tous les ingrédients sont là pour concocter une cocote-minute explosive, mais Rubika Shah a opté pour la cuisson au bain-marie ( pleine de graisse pesante ). Si seulement Rubika Shah avait pris exemple sur les mises en page des publications de Rage Against Racism, ce parti pris nous aurait donné l'impression de lécher une glace au fil de fer barbelé, nous rêvons au festival d'images-chocs qu'un monteur agile à qui l'on aurait laissé la bride sur le coup aurait pu nous offrir. Au lieu de cela nous avons droit à un exercice scolaire des plus platement prosaïques. D'abord un parti-pris désespérant : donner la parole aux anciens combattants. Ils méritent leurs médailles, ils ont su réagir et construire une action des plus méritoires. Le malheur c'est qu'ils ont pris quarante ans dans la tronche et la mise en scène ne les aide pas.
Pauvre Red Saunders, ce gars c'est le catalyseur, l'étincelle qui mit le feu à toute la plaine, un activiste, et le voici assis devant une table aussi large que la Tamise, le look pépère de l'instituteur qui fait sa leçon de géographie. Vous raconte l'histoire, ne vous la fait pas vivre, ne vibre pas. Dommage. Idem pour les autres protagonistes du noyau initial, en plus la juxtaposition de leurs visages, avant / après, nous incite davantage à une méditation mélancolique sur la fuite irrémédiable du temps qu'à nous insuffler l'énergie nécessaire au combat contre les monstres qui nous entourent présentement. Nous touchons là au gros défaut du film, se réduit au bas mot à l'organisation d'un méga-concert de quatre vingt mille spectateurs réunis contre le racisme. Une réussite inespérée. Delaquelle les organisateurs furent les premiers éberlués. Du début à la fin.
L'on part des remous suscités par les déclarations d'Eric Clapton à l'encontre des populations de couleur qui viennent manger le pain des pauvres anglais - elles ne manquent pas de sel, de la part d'une personne qui a fait fortune en reprenant les morceaux de ces artistes en leur majeure partie de couleur noire plus ou moins foncée ( comme tout nègre, ainsi les nommait-on, qui se respecte ) qui en furent les créateurs – elles furent la goutte d'eau qui fit déborder les consciences, celle qui vous prévient qu'il est temps de tirer la chasse avant la noyade... Elles résonnèrent telles un signal symbolique qui démontrait que les idées nauséabondes déversées par the National Front traversaient désormais toutes les couches de la société, des milieux prolétaires empoisonnés par cette crasse idéologique aux élites petites-bourgeoises apeurées par la crise économique qui n'arrêtait pas de s'amplifier, prêtes à suivre les yeux fermés celui qui parlerait le plus fort. La haine et les actes racistes se généralisaient, toute une partie de la jeunesse ( notamment de nombreux, pas tous, skins ) en colère adhéraient aux analyses sommaires et manipulatrices de l'extrême droite... Le documentaire s'attarde sur la complicité au minimum passive de la police. Les images d'époque sont assez éloquentes sur les brutalités gratuites exercées par les forces de l'ordre...
Rage Against Racism va durant deux années ( 1976 - 1977 ) essaimer dans toute la Grande-Bretagne, un magnifique travail d'information, de communication, de propagande, réalisé à partir de fanzines auto-produits. Temporary Harding organe central du mouvement en premier lieu. Une esthétique qui arrache les yeux, qui à première vue, la caméra ne s'attarde guère sur les pleines pages qui défilent, diffère des canons graphiques du punk. Puisque l'on a sorti le mot punk, il est temps de parler music. La grande idole des leaders du mouvement est le chanteur Tom Robinson à qui lors du concert final de Victoria Park les Clash cèderont la vedette. Hiérarchie quand tu tiens les esprits tu ne les lâches pas ! De toutes les manières les images d'archive nous présentent une jeunesse sympathique, turbulente, animée de bons sentiments, mais peu radicalisée.
Bref le docu suit les évènements et se refuse à les mettre en relation avec l'ensemble articulatoire du déploiement social-économique en gestation dans ces mêmes années. Les derniers mots qui s'inscrivent sur l'écran, nous laissent pantois. Le National Front qui culminait à plus de 23 %cent dans certains quartiers populaires perd les élections. Par la force de la brièveté du message le spectateur en déduit que grâce au RAR, le pays a échappé à un grand malheur. Hélas ce fut pour porter au pouvoir Margaret Thatcher qui appliqua le même programme économique proposé par le National Front...
White riot décrit l'écume sur la crête des vagues mais ignore la tempête.
Damie Chad.
ROCKAMBOLESQUES
LES DOSSIERS SECRETS DU SSR
( Services secrets du rock 'n' rOll )
L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS
Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.
Lecteurs, ne posez pas de questions,
Voici quelques précisions
10
Je roulais à tombeau ouvert dans la nuit parisienne tous feux éteints pour ne pas me faire remarquer par d'éventuels poursuivants lorsque Molossa et Molossito poussèrent depuis la lunette arrière de joyeux jappements. Les braves bêtes avaient repéré la vitrine illuminée d'une pâtisserie. Je coulais la voiture le long du trottoir et je m'engouffrais dans le magasin, les cabots excités sur mes talons. Hormis une dame plantureuse assise à la caisse la boutique était vide :
Madame si la présence de mes infortunés canidés ne vous importune pas, nous prendrions place à cette table et vous nous rendriez les plus heureux du monde si vous pouviez nous servir trois plateaux de douze éclairs au chocolat !
Avec plaisir monsieur, Jean mon mari et moi adorons les chiens, prenez place, à cette heure il y a peu de chance pour voir entrer des clients ronchons qui n'aiment pas les bêtes, d'habitude nous sommes fermés mais Jean avait encore un peu de travail dans l'arrière-boutique, asseyez-vous, je vous en prie.
Perchés sur la table Molossa et Molossito tenaient en leur bec un gâteau qu'ils laissaient tomber dans leur gosier. Je les imitais quelque peu, je pressentais que la nuit serait longue et cette pâtisserie m'apparaissait comme l'oasis inespéré au milieu d'un désert aride peuplé de monstres cruels. Je n'étais pas loin de la vérité. Brutalement deux hommes en costume noir, pistolet au poing firent irruption.
Agent Chad désolé de vous interrompre, mais ta dernière minute est arrivée, toi et tes chiens...
Il y eut un bruit terrible. Je croyais que j'étais mort et je trouvais que le paradis était décoré avec un goût douteux, un peu crades tout de même ces bouts de barbaque collés sur les murs mais une voix de stentor me tira de mes pensées, je me retournais, c'était Jean dans l'embrasure de l'arrière-boutique, il serrait contre lui une grosse pétoire avec laquelle il avait foudroyé à chevrotines et pratiquement à bout portant les deux intrus.
J'aime pas que l'on tire sur les animaux déclara-t-il
Ce furent ses derniers mots, il tomba atteint par une balle en pleine tête, deux nouveaux hommes habillés de noir venaient d'entrer, ils n'eurent pas le temps d'aller bien loin, une autre rafale de gros plombs meurtriers les raya sans préavis de la liste des vivants.
Je n'aime pas que l'on tire sur mon mari, déclara la patronne en reposant son flingot derrière son comptoir, il est bien connu que les petits commerçants sont les as de l'auto-défense
Ce furent ses derniers mots. Une balle en plein cœur l'envoya rejoindre séance tenante son époux, maintenant ils étaient trois, face à nous, mais ils prenaient leur temps.
Agent Chad, cette fois c'est la fin, mon compagnon de droite se charge de la chienne, celui de gauche du chiot, et je me ferai le plaisir de t'envoyer ad patres, messieurs je compte jusqu'à trois, attention tous ensemble ; un... ( les mains collantes de crème au chocolat je n'aurais jamais la chance de dégainer avant eux ) deux... il y eut, champagne du silencieux, trois pop, pop,pop successifs et le trio des malfrats s'écroula devant nos six yeux ébahis.
Agent Chad, je vous avais recommandé la plus grande prudence – une délicieuse odeur de Coronado flottait au-dessus des cadavres...
Chef, comment avez-vous fait pour arriver ici ?
Désormais quand vous rentrerez dans une pâtisserie au lieu d'écouter votre estomac, regardez d'abord l'enseigne !
Je sortis et levai les yeux, c'était écrit en grosses lettres rouges : CHEZ L'HOMME A DEUX MAINS ! Le Chef en profita pour allumer un nouveau Coronado :
Très simple, quand j'ai tapé ''l'homme à deux mains sur mon ordinateur'', la façade de la pâtisserie, est apparue instantanément, je me suis dit qu'avec votre flair légendaire vous avez toutes les chances d'y tomber dessus, ne serait-ce que par hasard ! Je suis venu pour vous prêter main forte si nécessaire...
Chef, l'assassin du facteur c'est donc le pâtissier !
Agen Chad, ne tombez pas dans le premier panneau qui passe ! Nos ennemis ont les moyens, ils nous attendaient ici au cas où. Le dénommé Jean a eu ses deux mains coupées lors d'un accident du travail sur un chantier, les toubibs lui ont greffé deux mains artificielles, le pauvre gars a suivi une formation pour se recycler, muni de son niveau diplôme il a ouvert ce magasin. Pas difficile de comprendre le nom qu'il lui a donné, l'a tout de suite bénéficié d'une super-clientèle attirée par son aventure relatée par les merdia. Evidemment c'est une fausse piste, prenez les cabots, je vous rappelle que je vous attends demain matin avec un indice sérieux !
11
Suis revenu à Provins un peu honteux. Le Chef m'avait donné une leçon que je n'étais pas prêt d'oublier. C'était à moi de montrer ce que je savais faire. D'abord je décidai de changer de méthode, d'emprunter celle du Chef : la fameuse méthode logico-déductive. J'installai mes deux chiens sur la table basse du salon, Molossito ne tarda pas à s'endormir, Molossa resta toute oreille, ponctuant le déroulement syllogistique de mon discours de vigoureux ouah !
L'essentiel n'est pas de trouver la solution mais de mieux poser le problème, ainsi le Chef a concentré sa réflexion sur la découverte de l'identité de l'homme à deux mains, mais une montagne ne se laisse pas escalader par une seule de ses faces... en 1 : je dirais que l'on en veut au SSR ( ouah ! ) en 2 : j'affirme que l'activité du SSR est dédiée au rock'n'roll ( ouah ! ouah ! ), en 3 ; c'est donc dans le rock'n'roll qu'il faut chercher l'homme à deux mains ( ouah ! ouah ! ouah ! ), déduction : il suffit de téléphoner au Cat Zengler ! ( ouah : ouah ! ouah ! ouah !). Ce à quoi je m'employais immédiatement.
Salut le Cat Cinglé, il est trois heures du matin, mais c'est urgent, toi qui connais l'inconnaissable du rock'n'roll, est-ce que tu n'aurais pas dans ton immense collection, ou alors entendu parler d'un disque d'un groupe nommé L'homme à deux mains, voire d' un album qui porterait ce titre .
Non Damie, ni dans ma collection, ni ailleurs, j'en suis sûr.
Ô my cat, c'est la première fois que tu me déçois, moi qui pensais que tu savais tout !
Non Damie, c'est toi qui poses mal la question, L'homme à deux mains n'est ni un vinyle, ni un CD, même pas un rouleau des années 20, c'est un livre-culte bien connu des amateurs de romans policiers !
Donc tu l'as lu !
Non ! Personne ne l'a jamais lu, c'est une légende, le titre apparaît dans un catalogue de la Série Noire, une feuille volante annonçant les nouveautés, sans nom d'auteur, numéro 2037, les amateurs le recherchent depuis trente ans, ce qui est étrange c'est que l'éditeur a toujours démenti l'existence de ce polar, voire de ce projet de bouquin, le truc reste introuvable, pourtant la rumeur persiste. Voilà, je te quitte, je suis en train d'écrire une chro de 250 pages sur les bootlegs des Stones, salut Damie ! Fais attention à toi !
12
Huit heures tapantes, j'ouvrais la porte du service, le Chef était à son bureau fumant placidement son septième Coronado du matin !
J'ai la piste, Chef, L'homme à deux mains, est un roman policier que personne n'a jamais lu, et dont l'auteur est inconnu !
Agent Chad, ne parlez pas de ce que vous ignorez, l'auteur de L'homme à deux mains, est bien connu, il a disparu en 1997 en de mystérieuses circonstances, il exerçait la noble profession de détective privé du côté de Nice, il s'appelait Eddie Crescendo.
( A suivre... )
KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME
LIVRAISON 480
A ROCKLIT PRODUCTION
FB : KR'TNT KR'TNT
15 / 10 / 20
ROBERT WYATT / SONIC BOOM / TRASH HEAVEN SPHERES / ADY & THE HOP PICKERS ERSZEBETH STUPÖR MENTIS / ROCKAMBOLESQUES |
Wyatt time is it, Robert ?
Part One
À la dernière page du beau book que Marcus O’Dair consacre à Robert Wyatt, une photo nous montre l’auteur et son sujet attablés dans un jardin et rigolant comme des bossus. C’est une image qui suffirait presque à résumer Robert : un homme enraciné dans la joie et la bonne humeur de l’idée, mais pas question de faire l’impasse sur l’indicible beauté de la mélancolie que sa musique reflète. La vie de Robert Wyatt tient à la fois du drame épouvantable et du conte de fées, on verra pourquoi par la suite. C’est l’une des histoires de vie qui peut labourer en profondeur l’imagination d’un lecteur.
Marcus O’Dair évoque bien sûr la «carrière» de Robert, mais il s’attache surtout à brosser un portrait de l’homme, comme sut si bien le faire Peter Guralnick lorsqu’il consacra 800 pages à Sam Phillips. Il parait plus pertinent d’approcher l’homme pour mieux apprécier sa musique. Certains objecteront que la musique est si bonne qu’elle peut se débrouiller toute seule, ce qui est en partie vrai, mais ce serait se priver du profond bien-être que procure la fréquentation de cet homme. Car en vérité il faut le dire, on se sent extraordinairement bien auprès d’un homme comme Robert Wyatt.
L’O’Dair passe beaucoup de temps à Louth, chez Robert. Dans la music room, l’un des murs est entièrement réservé aux vinyles, un tapis tunisien en décore le deuxième et le troisième est réservé aux livres : de l’histoire de la gauche jusqu’à la Pataphysique, en passant par Dada et le Théâtre de l’Absurde. C’est la bibliothèque d’Ali Baba Robert, fin lettré. Il cite aussi Lewis Carroll et Edwar Lear comme deux de ses principales influences - surrealists before their time - et il ajoute qu’avec la potée aux choux (bubble and squeak), la ville de Grenade, le saxophoniste Gikad Atzmon, le Morning Star (équivalent britannique de l’Humanité), Alice Au Pays des Merveilles fait partie des cinq choses qui rendent le monde meilleur. D’autres influences encore : son père qui était iconoclaste (George Hargreaves Ellidge, musicien, soldat, psychologue and complete nutcase, c’est-à-dire zinzin complet), Thelonious Monk qui, en guise d’autographe, lui tapota gentiment le haut du crâne, Daevid Allen qui promenait son chien à Canterbury, mais un chien qui n’était pas un chien, puisqu’il s’agissait d’une boîte en fer attaché à une ficelle, dans l’esprit bien sûr du homard que Gérard de Nerval promenait au Palais Royal attaché à un ruban bleu. Il cite aussi Mati Klarwein qui allait illustrer des pochettes d’albums pour Miles Davis et Santana : Robert et Mati jouaient des congas ensemble sur la plage de Deià, à Majorque, ivres de sangria et de liberté. Il cite le poète Robert Graves qui séjournait lui aussi à Majorque et dont The White Goddess, une histoire de la mythologie poétique, laissa dans l’esprit du jeune Robert des traces profondes : «Ce livre me donna le sens du monde, pas au sens géographique, mais en tant qu’histoire des mythes et des formes de spiritualité.» Il flashe aussi à une époque sur Mimi Perrin et les Double Six qui faisaient des vocalises sur la musique de John Coltrane, d’où sa vocation : faire de la voix un instrument. Rock Bottom en est une parfaite illustration. Il cite aussi Ivor Cutler, l’un des grands excentriques britanniques qui comme Erik Satie dessinait des épigrammes sur des petites cartes. De la même manière qu’Alfred Jarry, il prenait ensuite sa bicyclette et distribuait ses cartes aux passants. Un exemple de Cutlerisme ? «Le vrai bonheur est de savoir qu’on est hypocrite.» Robert tentera de synthétiser ce foisonnement de la façon suivante : «J’essaye d’aller droit à l’idée en utilisant les jeux de mots. Je ne fais pas autre chose : combiner les techniques de Lewis Carroll et d’Edward Lear avec un aperçu marxiste rigoureux.»
Robert bénéficie en outre d’une éducation extrêmement moderne pour l’époque. Dans les années cinquante, il n’était pas courant d’aller dormir à la belle étoile au Portugal et d’aller rencontrer Georges Braque dans son atelier. Ses parents l’autorisèrent aussi à peindre les murs de sa chambre. Robert est un être libre, mais aussi ultra-sensible. Alfie dit qu’il lui manque une épaisseur de peau. Quand les choses vont mal, Robert pense que c’est de sa faute. Alors il se suicide en avalant le bocal de somnifères de son père. Mais on le sauve. Daevid Allen se souvient d’avoir discuté de suicide avec Robert quelques jours auparavant. Pour lui, la décision de Robert était purement philosophique. Mais le fond du problème est beaucoup plus dramatique que ce qu’en dit Daevid. George Ellidge nourrissait pour son fils Robert les plus hautes ambitions : il l’emmenait à l’opéra et lui faisait écouter Duke Ellington et Fats Waller. Il voulait que Robert devienne un grand pianiste et Robert n’y arrivait pas. De savoir son père déçu en mourant hante encore Robert cinquante ans plus tard. C’est aussi la raison pour laquelle il voulut disparaître.
Quand son père est mort, tout le monde a quitté Wellington House, près de Canterbury. Robert n’avait plus de foyer, alors il allait ici et là : «Je n’avais qu’une valise contenant tout ce que je possédais : une brosse à dents, quelques vêtements de rechange, et Porgy & Bess de Miles Davis & Gil Evans. Franchement, a-t-on vraiment besoin d’autre chose pour vivre ?».
Un jour, Daevid Allen, poète et guitariste australien, vient louer une chambre à Wellington House. Robert a 15 ans et Daevid 22. Beatnik d’esprit et l’allure, Daevid avait déjà pratiqué la marijuana et le LSD. Il ressent une ‘égalité intellectuelle’ à l’égard de Robert. Le troisième larron sera Kevin Ayers, qui porte déjà des chemises en jean et des colliers. Il avait passé une partie de son enfance en Malaisie. D’où ce goût pour l’exotisme et la liberté qu’il va passer sa vie à cultiver. Kevin et Daevid vont souvent ensemble à Majorque. Robert et Kevin ont en commun un goût prononcé pour les belles mélodies, ce qui les conduira droit à la formation d’un groupe, les Wilde Flowers. Ils optent pour le Wilde en l’honneur d’Oscar Wilde et donnent naissance à ce qu’on appelle la scène de Canterbury : y fleuriront des groupes comme Caravan, Hatfield & the North, Egg et National Heath. «Tous ces groupes ont en commun un son jazzy, pastoral, vaguement psychédélique, un peu surréel, un peu cucul, chaud et capricieux comme a stoned summer afternoon», nous dit l’O’Dair. Et il poursuit : «Robert serait d’accord sur la spécificité : il y a le jazz, les structures complexes, une préférence pour l’orgue plutôt que la guitare et une façon de chanter indubitablement enracinée dans le Kent, alors que partout ailleurs en Angleterre, les gens voulaient sonner comme des bluesmen du Delta.» Très bel esprit de synthèse. C’est pourquoi ce livre est un régal.
Si on veut comprendre quelque chose à Soft Machine et à Robert Wyatt, il faut en passer par l’écoute attentive du ramassis de démos des Wilde Flowers. On trouve une compile pas trop chère parue sur Floating World Records en 2015. Kevin Ayers, Hugh Hopper, Brian Hopper et Robert composent les Wilde Flowers. Le gros avantage, c’est qu’on y entend Robert chanter. Hugh Hopper joue ses gros drives de basse et son frère Brian bricole des trucs à la guitare ou au sax. Entendre Robert chanter, c’est ce qui peut t’arriver de mieux dans la vie. On sent la différence quand un mec nommé Graham Flight vient chanter. Kevin Ayers vient faire une cover de «Parchman Farm», mais il la prend en mode décadent. Robert bat ça jazz et ça devient du cover Dada pur. Ils créent l’événement. C’est aussi Kevin Ayers qui chante «She’s Gone». Il s’amuse bien. On entend aussi Richard Sinclair chanter des trucs comme «It’s What I Feel (A Certain Kind)» qu’on va retrouver sur le premier album de Soft. Sinclair chante d’une voix mâle qui brise le charme potache des Wilde. Robert reprend son micro pour chantouiller «Never Leave Me», il shake son tambourine et entre en transe. Il met aussi «Time After Time» en coupe réglée. Plus loin sur la compile, deux cuts préfigurent Soft : «The Big Show» et «Memories». Tous les ingrédients du mystère sont déjà là. Sur le deuxième disk, on voit le line-up se stabiliser. On peut même dire qu’il se softise. Robert chante «The Pieman Cometh» dans les magnifiques sargasses d’unisson du saucisson. Ça sent bon la grande intelligence. Il règne dans ce cut précurseur toute la magie de ce que les ânes vont appeler la scène de Canterbury. Mike Ratledge se tape un vieux délire avec «Frenetica». Robert le syncope à ses risques et périls. Avec «Slow Walking Talk», ils jouent une sorte de carte infernale. Robert s’y colle. On assiste là à un rush de push typique du British beat, mais avec un truc en plus. Encore une belle surptise avec «Man In A Deaf Corner» amené au ténor sax d’attente de Brian Hopper et on entend Ratledge pianoter dans cette veine d’or. Il pianote aussi le «Summertime» qui suit. Il préfigure toute la candeur du Soft à venir, ils sont dans leur son, dans leur souci d’avant-garde presbytérienne, et pour les suivre, il faut se glisser dans des portes entrebâillées. Dommage que le son soit si pourri. Ils terminent avec un proto d’«Hope For Happiness» et du son. Ça redevient fin et sharp. Robert reprend la main. Belle arrivée des trompettes du Sahara, mais ce n’est pas le même Hope que sur le premier album, c’est un autre Hope.
Daevid, Kevin et Robert montent Soft Machine avec Mike Ratledge. C’est bien beau de choisir Soft Machine comme nom de groupe, encore faut-il avoir l’accord du propriétaire qui n’est autre que William Burroughs. Daevid se charge de l’obtenir et il fixe rendrez-vous à Burroughs à Londres, près de Paddington station. «Quand je lui ai demandé la permission, il a cligné de l’œil comme un vieil alligator et a grommelé :’Can’t see wha not !’». Un groupe comme Soft, ce n’est pas si simple : ce sont tous les quatre de vrais leaders avec des strong opinions. Mike est tellement intellectuel que personne n’ose lui parler. Daevid est d’un abord plus facile, même s’il aime à parler longuement de mystique et d’ésotérisme. Quant à Kevin, il passe son temps à sourire de façon énigmatique et à baiser. Ils vont mettre tous les quatre au point le mix de pop, de Soul, de jazz et de psychedelia le plus effervescent de l’époque. Kevin trouve un manager : Mike Jeffery, qui est aussi le co-manager de Jimi Hendrix avec Chas Chandler. Comme tous les managers de l’époque, Jeffery dit aux gamins qu’il leur faut un single. Allez ouste, en studio ! Son associé Chandler a trop de boulot avec Jimi Hendrix, il n’a pas le temps de s’occuper d’eux. Alors les Soft se retrouvent en studio à Los Angeles avec Kim Fowley. Ils enregistrent «Fred The Fish» et Chandler trouve ça mauvais, alors ils les contraint à enregistrer «Love Makes Sweet Music». Puis ils enregistrent «She’s Gone» avec Joe Boyd, mais le single ne sort pas plus que «Fred The Fish». Ça n’empêche cependant pas les Soft d’exploser en Angleterre, en même temps que le Floyd de Syd Barrett. Un Syd qui, comme Robert, a grandi avec Lewis Carroll et Edward Lear. Robert et Mike Ratledge perpétuent la brillante tradition des grands dialoguistes du jazz, nous dit Jon Newey : Miles Davis et Tony Williams, John Coltrane et Elvin Jones et plus récemment, Jimi Hendrix et Mitch Mitchell - That dialogue in all of the greatest jazz acts of all time - Et puis un premier incident survient : au retour d’une tournée européenne, on interdit à Daevid de rentrer en Angleterre : il est indésirable, son nom est sur la liste rouge des trafiquants de LSD. Mais ça arrange bien Daevid qui de toute façon comptait quitter Soft. Le rôle de catalyseur ne lui convenait plus - You’ve got to kill your heroes. Bon après les tournées et les singles, que fait-on habituellement ? Un album !
Il est nécessaire de saluer le premier album de Soft Machine comme l’un des plus beaux albums de l’histoire du rock anglais. Il va droit dans le all time top five avec le White Album, les deux albums solo de Syd Barrett, Let It Bleed et The Autumn Stone des Small Faces. Oh on peut en ajouter un ou deux en plus, ça ne mange pas de pain. Le producteur n’est autre que Tom Wilson, qui a produit des gens comme Sun Ra, Cecil Taylor, les Mothers Of Invention, le Velvet, Dylan et Simon & Garfunkel. Par contre, Kevin se souvient qu’il passait la journée au téléphone avec sa copine. L’enregistrement ne dure que quatre jours. C’est du live pur. Pas de guitares ce qui pour l’époque est un prodige. Dès «Hope For Happiness», la voix de Robert s’installe dans l’écho du temps - I can’t tell - C’est terrifiant d’eerie-presence, on entend presque la musique de la mort qui plane, c’est-à-dire la délivrance - I can’t tell/ Like the ring of a bell - Robert monte en température, c’est le truc, le truc anglais. Seuls les Anglais comprennent le sens du drive d’Hope for happiness, c’est le simple espoir du jour meilleur que pulse Robert au drum-beat parmi les nappes d’orgue psychédéliques - Days go by/ I watch the sky - Jamais aucun groupe anglais n’a sonné aussi gloomy, aussi divin de jazz et de hope, fabuleuse dégelée de drain patent, ultime déviation de l’esprit de la lettre. Sans doute avons-nous là la coulée la plus puissante de l’histoire des coulées. Tout est beau sur cet album blanchi par le temps. Après «Joy Of A Toy», ils reviennent au thème d’Hope et la voix de Robert se met à trembler dans «Why Am I So Short». Il swingue le jazz-bone du rock anglais au nasal pur. On reste dans la sarabande avec «So Boot If At All», tout est lié intérieurement dans ce scintillant ciboire de déboire orbitoïtal. Robert atteint les cimes éperdues de la mélancolie avec «A Certain Kind» qu’il chante dans l’entre-deux. Sa voix entre sous la peau. Et tout explose avec «Save Yourself» and the incredible genius of Robert Wyatt, il démonise l’urgence des sixties à coups de baguettes, il multiplie les triplettes de Belleville, il bat le beurre bien devant dans le mix, cinq cuts s’enchaînent dans une sorte de frénésie, I’ve got/ Something to tell you, ça roule par vagues en rouleaux de printemps - I’m telling you it’s alright - C’est un manège enchanté. La Machine coule de cut en cut, avec toujours ce fabuleux sens de la relance intrinsèque nappée d’orgue. Robert amène «We Did It Again» à la belle insistance catégorique. C’est une espèce de répétitif à la Captain Beefheart monté au leitmotiv de la succulence - I did it again/ I did it again - On retrouve l’immense power de la Machine dans «Plus Belle Qu’une Poubelle», c’est une glorieuse chanterelle impérialiste jetée dans le ciel d’Angleterre par Kevin Ayers qui règne décidément en maître dans cette foutaise digne de Foujita. On retrouve le King Kev dans «Why Are We Sleeping», où il s’endort sur les lauriers de Maldoror.
Soft fait sensation. Un critique un peu cultivé note que Robert peut chanter à la note près les solos de Charlie Parker. En dépit de leurs dégaines de rockstars, chapeaux, crinières, lunettes noires et funky clothes, les racines jazz prévalaient. Robert : «La virtuosité est très utile. Elle vous permet de faire plus de choses. J’écoute toujours avec émerveillement les trompettistes de bebop comme Dizzie Gillespie, mais ils utilisent leur technique. Avec cette technique, ils peuvent faire beaucoup de choses. Mais ce que proposent des trompettistes comme Lee Morgan, c’est l’opportunité d’une immense vague émotionnelle, un phénomène d’une puissance à couper le souffle. Elle se met au service de. Et d’une certaine façon, ce n’est ni mieux ni pire que Johnny Cash qui est incapable de chanter juste. Pour moi, Johnny Cash est aussi bon que Lee Morgan.»
Robert devient le batteur préféré de John Peel. En 1968, Mike Jeffery envoie Soft Machine et Jimi Hendrix tourner aux États-Unis. Robert assiste chaque soir au ballet Mitch Mitchell/Jimi Hendrix. Mitchell suit Hendrix partout, de la même façon qu’Elvin Jones suivait Coltrane au temps du Quartet. Robert apprend énormément en voyant ce ballet infernal. Ces deux tournées vont avoir sur Soft des conséquences terribles. Kevin Ayers va quitter le groupe après la deuxième tournée, fatigué du cirque sex & drugs & rock’n’roll. Il finira même la deuxième tournée seul dans sa chambre d’hôtel avec des plats macrobiotiques. Par contre, Robert va se mettre à boire comme un trou. Keith Moon lui donne une formation accélérée : «He really taught me how to get drunk fast.» Robert apprend à boire jusqu’à la perte de conscience. Pour que ça marche bien, il faut aussi arrêter de manger et de dormir. Mais tout ce fun n’empêche pas Robert de céder à ses vieux démons de l’ultra-sensibilité : Mike Oldfield qui l’accompagne pendant quelques semaines déclare qu’il n’a jamais vu un homme aussi malheureux. Un peu plus tard, Caroline Coon dira la même chose : «Les soirées se terminaient avec un Robert très très très malheureux, extrêmement dépressif, complètement bourré, disant qu’il allait se tuer.»
Longtemps considéré comme l’héritier du trône, Volume Two manque cependant de grandeur tutélaire. Les Dadaïstes adorent cet album à cause de «Dada Was Here», pourtant beaucoup trop beau pour Dada. Trop artistique et trop baroque. C’est la faute à Robert : il veut que Dada soit beau mais Dada veut pas, Dada veut pas être beau, no no no. On retrouve Dada plus loin dans «Pig» - Cochon carré n’est pas joué - C’est chanté à l’angle Dada, un peu pressé, bien excité. L’autre aspect littéraire de ce Volume Two est l’intro pataphysique. Robert rend hommage à Alfred avec une petite leçon de Pataphysique, qui n’est pas comme les gens ont tendance à le croire une manière d’éplucher les patates, mais la science des solutions imaginaires. Robert restera d’ailleurs toute sa vie un adepte de la Pataphysique, car dit-il, «elle m’aide à supporter la vie. Je la prends comme une farce. C’est bien au-delà de la tragédie.» Robert revient enfin aux fuites machiniques avec «Hibou Anemone & Bear», joli coup de Jarnac organique avec un Ratledge qui tartine large. C’est excellent car battu au fouetté de bas des reins et chanté à la Robertine de galantine, très déstructuré et ramé comme un boulet de pirate. Robert passe au jazz avec «Thank You Pierrot Lunaire» et se paye le grand déballage de débinade avec «Out Of Tunes». Il chante à peu près tout au croisé de jazz transversal, il mène bien son bal de Laze. Il existe chez la Machine une dimension épique doublée d’un héroïsme élégiaque représentatif, on sent nettement chez eux une tendance à la marée, et malgré tout ça, la magie brille par son absence, alors qu’elle surgit à tous les coins de rue dans le premier album. «Orange Skin Food» prend sa respiration sur la crème du chou et respire au batracique, avec des branchies de sangsue, c’est un fantastique shoot d’organdi. En fait, ces trois mecs s’amusent à jouer du Soft dans leur cub de bouillon Kub et ils terminent en chutes du Niagara, ça bouillonne dans le tromblon expansionniste de Lariflette, avec la basse fuzz d’Hugh Hopper. Robert s’en fout, au fond, il jazzera son «1030 Return To Bedroom» jusqu’à la fin des temps.
En 1969, il participe à d’autres projets légendaires : The Madcap Laughs de Syd Barrett et Joy of A Toy de Kevin Ayers. Depuis que Kev a quitté Soft, il lui manque : «Très easy-going, de bonne compagnie, il me faisait rire. Je le trouvais génial. C’était un fantastique compositeur et j’aimais bien chanter ses compos.» Il dit aussi que Mike Ratledge se sentait mal avec lui et Kev. «Il avait plus de points communs avec Hugh Hopper, ils étaient tous les deux des gens très calmes, très conventionnels.» Une tension à la fois sociale et musicale montait dans le groupe.
Le groupe comprend alors Robert, Mike Ratledge, Hugh Hopper et Elton Dean. Ils optent pour un son plus abstrait. Quand on écoute le Third de Soft, on comprend l’étendue du malaise qui s’est emparé du cerveau bien rose de Robert : c’est un album privé de chansons, beaucoup trop jazz-rock. Il faut avoir du courage pour écouter ça. Sur sa face, Mike Ratledge se montre tentaculaire. Il faut attendre «Moon In June» en C pour retrouver Robert et son joli son troublé de gouttes. Après un beau solo d’orgue syncopé, Robert reprend le chant d’une belle voix de nez et swingue son chat perché. On assiste à de belles descentes dans les tourbillons de fusion basse/cornet, comme dans le premier album. La voix de Robert vient se fondre dans la luxuriance d’un jazz de tourneboulle. Au cour de ce délire impénitent, ils créent du rêve harmonique. «Moon In June» est la seule raison d’écouter cet album.
Le groupe a perdu sa joie de vivre. Il suffit d’ouvrir le gatefold pour comprendre. Ils font la gueule tous les quatre. Robert indique aussi qu’il joue tout seul sur «Moon In June». Pourquoi ? Parce que les trois autres ne supportent plus de l’entendre chanter. Ça fend le cœur de Robert qu’on voit pleurer dans les loges. Les trois autres le maintiennent à l’écart. Ils n’arrivent même plus à se mettre d’accord sur les orientations musicales. Robert ne veut pas entendre parler de jazz-rock fusion : «Pour moi, le jazz-rock fusion est ce qu’il y a de pire, c’est une rythmique rock recouverte de solos extrêmement sophistiqués. Je préfère l’opposé : la fluidité d’une rythmique jazz alliée à la simplicité quasi-folky des chansons pop.» Et voilà, tout est dit.
Comme Soft est sous contrat avec CBS, on les autorise à enregistrer en plus des albums solo. Alors Robert enregistre The End Of An Ear en 1970. «Je pense que ça les a épouvantés», dit Robert. Et nous aussi. Robert y joue du piano. Pas de Ratledge ni d’Hopper, cette fois. «Pendant que le chat est sorti, les souris jouent du piano.»
L’aventure Soft se transforme alors en calvaire. On se souhaite à personne d’avoir à supporter la haine des autres dans un groupe. Robert est trop professionnel pour planter le groupe sur scène. «Après Third, Soft Machine se transforma en descente aux enfers.» Caroline Coon : «Robert voulait faire une musique sensuelle, sur laquelle on pouvait danser, une musique populaire, romantique et intelligente. Robert ouvrait les bras en grand pour embrasser l’immense univers musical, alors Mike le réduisait en peau de chagrin.»
Le résultat de tout ça se trouve dans Fourth. Rien sur Robert, comme dirait Luchini. Ferme ta gueule, lui ont dit les autres. Robert a perdu la bataille de la chanson et de la Pataphysique. Plus aucune trace d’humanité ni d’humour dans cet album. C'est dingue comme parfois les gens peuvent être cons. On ne muselle pas un artiste comme Robert. Si tu veux te faire chier comme un rat mort, écoute Fourth. Par contre, les fans de Ratledge vont se goinfrer. On n’entend que lui. C’est beaucoup trop jazz pour des gueules à pop. Surtout qu’Elton machin souffle dans son cornet à n’en plus finir. Une brute ! Pas tenable pour le fan de rock. Donc rien sur Robert, à part le beurre. Quand ce n’est pas ton son, ce n’est pas ton son. Fourth n’a strictement plus rien à voir avec le premier Soft. Robert fait son boudin dans son coin. Il ne s’est pas encore cassé la gueule du quatrième étage, il ne sait pas ce qui l’attend. Il aura alors toutes les raisons de faire la gueule.
Après la deuxième tournée américaine de 1971, Robert est viré de son propre groupe. Adieu le beau rêve de Soft, free jazz meets happy-go-lucky hallucinogenic pop. Viré de son propre groupe par un jazz-rock coup d’état. Burn in hell, my burne ! C’est ce qui arrive quand on est viré d’un groupe : des années de travail réduites à néant, avec tout le reste, c’est-à-dire ses rêves et son identité. Le seul moyen d’en sortir vivant est de se dire que les autres n’étaient vraiment pas à la hauteur de ces rêves. Ne t’abaisse jamais au niveau de tes ennemis, disait Gorgo le Sale. Mais quand même, c’est raide, car Robert connaissait Hopper et Ratledge depuis le lycée et ils avaient vécu tous les trois ensemble à Dulwich. Il insiste aussi pour dire que de se faire virer de Soft fut bien plus traumatique que de tomber du quatrième étage deux ans plus tard. «J’en fais encore des cauchemars, ce qui est incroyable après autant de temps.»
Chez Jeff Dexter, alors que tout le monde trippait, Robert restait en carafe - While everyone was getting high, Robert was getting low - Robert a du mal à trouver un groupe où il pourrait battre le beurre et chanter en même temps. Il ne restait donc qu’une solution : monter un groupe. Voilà que démarre l’épopée Matching Mole - clin d’œil malicieux à Soft Machine - Robert monte le groupe avec le keyboardist Dave Sinclair qui vient de Caravan, le guitariste Phil Miller et le bassman Bill MacCormick. Robert continue de rendre hommage à ses jazz heroes, mais il ne veut pas qu’on le considère comme un artiste torturé.
On croit toujours que son timbre émotionnel - finement teinté de vulnérabilité et de douloureuse sincérité - est arrivé avec le fauteuil roulant. Non, il suffit d’écouter «O Caroline» qui ouvre le bal d’A sur Matching Mole pour se débarrasser de cette idée fausse. En cinq minutes, Robert ramène toute l’émotion qui fait tellement défaut sur Fourth. Il nous prend par les sentiments et pond une vraie pop song. Nouveau pied de nez aux trois croquemitaines de Soft. Puis il revient à la magie du premier Soft avec «Instant Pussy». Sa voix plane au dessus du son. Nous y voilà. Il renoue avec les fragrances grandioses d’«A Certain Kind». Il délègue plus sa voix qu’il ne la délaye. Il crée un genre nouveau : la magie suspensive supérieure. Il enchaîne avec un autre classique : «Signed Curtain». Son chant s’ébranle, this is the first time, sa glotte se fend. Mais il est aussi capable de hard prog comme le montre «Part Of The Dance». Allez zou, c’est pari pour 9 minutes d’exploration des douves. Phil Miller fait pas mal de ravages en B sur «Instant Kitten», il joue à l’extatique de Canterbury. Puis Robert s’en va chercher la petite bête avec «Dedicated To Hugh But You Weren’t Listening». C’est pas malin, car il ruine un album qui aurait pu figurer au palmarès. C’est beaucoup trop prog, même si c’est bien battu. Les Moles jouent la cavalcade de Canterbury sans s’occuper du qu’en-dira-t-on et Phil Miller s’en donne à cœur joie. Ils bouclent avec un «Immediate Curtain» pas très convivial. Ils font leur truc dans leur coin et oublient qu’en 1972, leurs albums valaient une petite fortune. Mais Robert s’en fout, il est dans son délire d’artiste culte de la raie du cul. La réédition Esoteric de Matching Mole vaut le détour car on y trouve un disk 2 bourré de bon gros bonus bien dodus et, bien sûr, des inédits, comme ce frénétique «Memories Membrane» de 11 minutes, avec un Robert au frappy frappah. C’est son truc, il adore fouetter ses peaux de fesses. Franchement, il est épatant, il bat tout à plates coutures. Il propose un jazz rock avec de la liberté de ton en surface, tout le contraire de ce que font les trois croquemitaines de Soft sur Third et Fourth. Comme on le voit avec «Horse», un autre inédit, ces mecs sont capables de jouer le jazz-rock le plus surexcité du Kent. C’est leur dada. Il ne faut pas leur en vouloir. Ils font aussi un John Peel show avec un «Immediate Kitten» de 10 minutes. Peely les aime bien, donc ça passe comme une lettre à la poste. Les Moles jouent à la perfections leurs rôles de surdoués du Kent. On entend des rushes dignes du premier Soft. Big energy ! Robert bat comme un démon de Kent, c’est pas beau à voir. Il est très énervé, bien déterminé à en découdre. Robert ne chante pas pendant tout le début du cut, ici, comme si la persécution des trois croquemitaines l’avait traumatisé. Puis il se décide à crier dans le désert. On trouve à la suite un autre John Peel show de 20 minutes. À l’époque, les groupes savaient prendre le temps de jouer. Robert y chauffe le cul des cuts en parfait connaisseur. C’est très intéressant. Phil Miller joue comme un dieu, ce qui ne gâte rien. «Marchides» est en quelque sorte la bande son de la Pataphysique. Il n’existe rien de plus pataphysique que cette vieille Mole en interaction. Peely devait bander comme l’âne de Gévaudan en écoutant Robert faire le con avec ses tambours du branque. Cette grosse patate en devenir fait même un solo de batterie, ce qui est habituellement une abjection, sauf que ce mec sait fouetter la peau des fesses. Suivre Robert dans cette virée, c’est un peu un voyage de rêve. Les mecs d’Esoteric savaient ce qu’ils faisaient en proposant cette vieille Peel Session de 1972. Et quand Robert revient chanter dans le rêve éveillé, il redevient le seigneur des anus. En fait, il ne chante pas, il ah-ahte dans l’écho des profondeurs. Il ah-ahte comme un rêveur endorlori. On vous met au défi de garder votre santé mentale à l’écoute de cette merveille. C’est ici que Robert est le plus vivant et le plus barré. Le génie de Peely est de laisser tourner la bande.
Ce sont les graphistes de CBS qui ont conçu la pochette de Matching Mole’s Little Red Record, le deuxième Mole. Robert a trouvé l’idée du titre, alors les graphistes ont bêtement pompé l’imagerie populaire chinoise. Bill MacCormick trouve cet album plus réussi que le premier qu’il trouvait trop robertien - sounds like a Robert album with some other guys in there to fill bits and pieces - et il ajoute que le premier Mole regardait en arrière alors que le deuxième Mole regarde vers l’avenir. Désolé Bill, mais ce n’est pas du tout notre avis. Le deuxième Mole est nettement moins intéressant. C’est là que se trouve le fameux «Marchides». Ils en font un brouet de jazz-rock extrémiste de huit minutes avec un MacCormick en mode free bass. Robert tente de sauver la face avec une belle ablette nommée «Nan True’s Hole». Il fouille dans l’inconnu et approche le mystère au plus près. Et il passe au fantastique offshot avec «Righteous Rhumba» et Phil Miller en profite pour se transformer en Phil Diabolo. En B, Robert fait du Robert avec «God Song». Les masses populaires attendaient cette ignoble complainte. Robert saute par dessus les dépressions avec une voix de petit garçon épuré. Puis tout bascule dans l’expérimental avec un «Smoke Signal» digne des Canterbury Tales. Ils déconnent complètement. On est à deux doigts de leur demander de dégager.
Les Matching Mole n’ont pas un rond - never saw a penny for either album - Puis Robert en a marre et il met fin à la Mole. Il ne se sent pas les épaules d’un leader. «I just wanted to be a quarter of the group. I just couldn’t handle it.» Dommage.
C’est à cette époque que Robert rencontre Alfreda Benge. Il en tombe amoureux. Alfie va devenir son égérie.
Juin 1973 : c’est là que la vie de Robert se casse en deux, comme son dos, après une chute du quatrième étage. Robert se souvient d’avoir été terribly drunk - Je sais que ça a gâché la soirée. Ça dû être terrible pour les gens qui étaient là, et pour Alfie aussi - Robert indique qu’il s’agit d’une tentative de suicide : il s’est jeté par le fenêtre, à cause du traumatisme de Soft - They threw me out so I threw myself out - Il fait même de l’humour avec son suicide raté. Une journaliste a osé raconter que Robert essayait de passer par ‘l’extérieur’ pour ne pas se faire poirer après avoir baisé une gonzesse. Puis les toubibs ont dit à Robert qu’il était vivant grâce à son taux d’alcoolémie : au moment du choc, il était relaxé. Mais il a pété sa douzième vertèbre, donc plus de jambes. Le voilà à 28 ans dans un fauteuil roulant. Par miracle, Alfie est là. Elle va consacrer toute sa vie à Robert. Quel veinard !
En bon pataphysicien, il adore l’hôpital, «des gens qui me servent le breakfast, qui font mon lit comme si j’étais Little Lord Muck, c’est la vraie vie !», et il ajoute, l’œil malicieux : «Si Dieu avait inventé le fauteuil roulant, il l’aurait présenté comme une alternative naturelle aux jambes pour ceux qui le souhaitaient.» Janvier 1974 : en sortant de l’hosto, Robert et Alfie vont droit au pub, pour fêter ça. Selon Robert, Alfie a du métier - car elle s’est souvent pété la gueule d’un tabouret de bar, en son temps - Et c’est alors que commence l’after. Il ressemble à un conte de fées. Robert et Alfie n’ont pas de revenus et l’appart d’Alfie se trouve au 21e étage d’une tour avec un ascenseur souvent en panne. Donc, c’est compliqué avec un fauteuil roulant. Alors les copains se mobilisent. Pink Floyd donne de concerts de soutien qui ramènent 10 000 £. Jean Shrimpton leur file sa bagnole et la copine d’Alfie Julie Christie leur achète un appart à Lebanon Park, à Twickenham. Robert et Alfie vont rester des banlieusards pendant 15 ans. Et une amie espagnole de Robert, la philanthrope Delfina Entrecanales, les héberge en attendant qu’ils récupèrent les clés de leur nouvel appart. Robert la considère comme sa fairy grandmother.
Il ne renonce pas à la musique pour autant. Il a en tête des cuts qui devaient aller sur le troisième album de Matching Mole et qui finiront sur Rock Bottom. Robert comprenait que dans son état, il devait tout reprendre à zéro pour apprendre à faire les choses différemment.
Paru en 1974, Rock Bottom est l’album du rêve éveillé. Dès «Sea Song», Robert se répand dans le son au timbre fêlé, shing softly. Quand on entend ça, on ne comprend pas que les trois croquemitaines l’aient empêché de chanter. Il chante si bien qu’il semble éclairer la terre. Il joue du piano sans en jouer, dans une extase de dissonances immuables et suspensives. Seul Robert peut naviguer ainsi, à la dérive. Il compare Alfie à un poisson mutant. L’autre coup de génie de l’album se trouve en B : l’enchaînement d’«Alifib» et d’«Alife». Robert halète dans l’aube d’Alifib. L’absolue pureté mélodique se transforme en enchantement organique, ah nic nac noc, Alifib my lover et puis tout se dépose comme une poussière de lumière, ah nic nac noc. Sa voix de fantôme revient ensuite noc nicquer avec «Alife», Alifi my larder, c’est-à-dire mon bout de lard, alors Alfie excédée répond : «I’m not your larder/ I’m not your dinner/ You soppy old custard !». «Alife» est beaucoup dramatique qu’«Alifib», on sent le Robert qui s’échoue sur une plage glacée du grand Nord, les reins brisés. Et puis voilà encore un coup de semonce avec «A Last Straw», un cut mélodiquement libre, pur jus de Dada fuite, véritable concerto pour cervelle naze. Robert reste beau jusque dans ses ouah-ouah, il se montre aventureux à chaque instant et frais comme un gardon de Canterbury. Le son de «Little Red Riding Hood Hit The Road» paraît si translucide qu’il brille en plein jour. Mongezi Feaz souffle dans sa trompette et la voix de Robert jaillit dans cette foison de cuivres. Il épouse les confluents et se laisse porter par un doux vent de free. Voilà la clé du mystère Wyatt : le portage free. Feza n’en finit plus de souffler ses confluents, Robert s’ébroue dans cette luxuriance miraculeuse et la voix d’Ivor Cutler sonne comme une hallucination auditive.
Robert est assez fier de son Rock Bottom. C’est un album inclassable, nous dit Robert, «ni rock, ni folk, ni jazz, c’est un genre qui n’existe pas, c’est une sorte de bête des Galapagos, some kind of underwater duck, une sorte de chose qui est apparue toute seule.» Les influences évidentes sont Coltrane, la musique indienne et l’Astral Week de Van Morrison, savant mélange de Celtic Soul et de jazz. C’est là qu’Alfie entame sa carrière d’illustratrice de pochettes. Le Melody Maker et le NME chantent les louanges de Rock Bottom, le comparant au Blood On The Tracks de Bob Dylan. L’O’Dair en rajoute une couche en disant que c’est l’un des plus beaux albums jamais enregistrés. Suite du conte de fées : Robert et Alfie se marient en juillet 1974 et font une petite fête chez eux à Twickenham avec les moyens du bord. Budget total : 70 £, comprenant la robe de mariage, 14 £. Le boss de Virgin Richard Branson fait partie des invités, avec Lol Coxhill, Ivor Cutler, les mecs de Matching Mole, Pip Pyle et John Peel, bien sûr. Fête de rêve à laquelle on aurait tant aimé participer. Le book propose la photo de mariage de Robert et Alfie. Robert rigole en signant et Alfie ressemble terriblement à Christine Perfect.
Au mois de septembre, les amis de Robert organisent un concert qu’on peut entendre sur Theatre Royal Drury Lane 8th Sptember 1974, un album live paru en 2005. Après une belle intro de John Peel, Robert entreprend de ruiner le concert avec ce Dada cut tiré du premier Matching Mole qu’est «Dedicated To You But You Weren’t Listening» (on note au passage qu’il a remplacé Hugh par You dans le titre). Il va surtout jouer les cuts de Rock Bottom. Il amène «Sea Song» au one two, one two three et les gens applaudissent. Il faut savoir que les Anglais le vénèrent. Il faut le voir aller exploser son chant au sommet du morning after. Un guitariste rentre dans le larder du cut et l’Hopper ramène de la basse fuzz dans le mix demented. On monte encore d’un cran avec «A Last Straw», bien calé dur le cool du smooth. Robert met le rock en attente. Avec sa trompette, Mongezi Feza règne sans partage sur «Alife». C’est gagné d’avance, et cette burne d’Hopper vole le show dans «Alifib», nic nac noc, Robert arrive sur le tard, Alifie my larder, et on entend quelque part dans l’écho du temps I’m not your larder. Robert chante avec la tripe d’Ubu, ah nic nac noc. Il se fait abyssal avec l’«Instant Pussy» tiré du premier Matching Mole, il flotte entre deux eaux. Sa version de «Little Robin Hood Hit The Road» est beaucoup trop grandiose. Robert vise la folie des grandeurs, ça ne lui ressemble pas. Beaucoup trop énorme pour être honnête. C’est embarqué au plus haut sommet de l’état et Robert n’y peut rien, il peut bien chanter, ça ne changera rien. Il entre dans les annales de la rondelle, tant pis pour lui. Il termine avec l’affront suprême, «I’m A Believer» et il fout le paquet. Ah on peut dire qu’il aime autant les Monkees que la potée aux choux. Tous ses copains shootent leur chique !
On rigole bien chez les Wyatt, mais dans la réalité, ça ne sera pas de tout repos. Robert va se taper plus d’une saison en enfer, un vrai rock bottom. Alfie peut en témoigner : «Quand vous êtes jeune et que vous avez un mec dépressif à la maison, ça fait partie de la romance. Mais quand on vieillit, ça devient a fucking bore, autrement dit insupportable.» Robert va si mal qu’il n’en dort pas pendant deux mois. Alfie : «Il a vieilli de vingt ans d’un seul coup.»
Alfie et Robert vivent à trois, avec l’alcool. Robert a besoin de se pochetroner pour jouer. L’alcool lui donne, comme le dit si bien Jean Rhys, l’une de ses égéries préférées, «fire and wings», c’est-à-dire du feu et des ailes. Eh oui, Robert picole depuis la tournée avec Hendrix en 1968. Alfie : «On picolait tout le temps, tout le monde le savait. On devenait stupides. Il picolait en cachette, toute la journée. Sa cervelle ne fonctionnait plus. Il prétendait qu’il n’avait rien bu, mais je ne supporte pas les bobards.» Le pire est qu’Irena, la mère d’Alfie, devenue impotente, vient vivre avec eux à Louth. «Je devais m’occuper d’une mère impotente et d’un poivrot. Je me sentais seule. Je n’en pouvais plus. C’était un cercle vicieux, plus je le voyais dans cet état et plus il me sortait des yeux. C’est ce que raconte la chanson Just As You Are. Je le regarde, je vois qu’il a bu et il lève les yeux vers moi pour me dire : ‘Je vois bien que tu ne me supportes plus’, alors il buvait de plus belle. Notre relation crevait. Il ne restait plus que de la haine et de la peur. À ce stade, il y avait deux façons de voir les choses. Un, il allait se tuer, et si ce n’était pas avec l’alcool, il serait tombé du fauteuil roulant et se serait brisé le crâne sur le trottoir. Deux, je l’ai épousé. Je ne peux pas aller marcher avec lui, je ne peux pas non plus aller danser. Il y a plein de choses qu’on ne peut pas faire. Que reste-t-il ? Nos cervelles. Mais s’il décide de se rôtir la sienne, que me reste-t-il ? À quoi sert-il ? Donc je dois partir.» C’est là que Robert arrête la picole. Et il va devoir apprendre à composer sans sa muse qui est l’alcool. Le voilà assis à son piano avec une tasse de thé. Il a même arrêté de fumer.
Robert entame une longue série de projets collaboratifs, avec notamment Slapp Happy et Henry Cow. Peter Blegvad est frappé de découvrir au mur de Robert un certificat du Collège de Pataphysique. Il sera lui-même par la suite président du London Institute of Pataphysics. Robert chante une bricole avec Peter Blegvad et Dagmar Krause, «A Little Something», qu’on retrouve sur la compile Flotsam Jetsam. Mais c’est avec Henry Cow que les choses se corsent, Henry Cow que l’O’Dair décrit comme «des Yardbirds au pieu avec Ligeti dans les ténèbres du Berlin d’après-guerre». L’O’Dair dit aussi que Henry Cow s’inspirait de Coltrane, Captain Beefheart, Varèse, Schoenberg, Mingus, Sun Ra, Syd Barrett et Kurt Weill. Idéal pour un bec fin comme Robert. Robert Frith qui fait partie de Cow est un proche de Robert. Robert se retrouve sur scène avec eux et Dagmar Krause.
Il poursuit son petit bonhomme de chemin en combinant un nouveau projet : Ruth Is Stranger Than Richard. Il invite quelques copains à venir l’accompagner : Bill MacCormick, George Khan, Gary Windo et surtout Eno qui fait partie des gens que Robert apprécie. Ils ont en commun une même vision panoramique de la pop et une fascination pour les beaux-arts. Khan et Windo ne sont pas très contents de jouer les cuts farfelus de Robert. La tension monte dans le studio. Alors Eno intervient pour calmer le jeu :
— Il n’y a qu’une seule solution pour sortir de ce marasme : mettre en pratique the Oblique Strategies !
— C’est quoi ?
— Vous tirez une carte et vous interprétez ce qu’elle dit. Ça dépend bien sûr des circonstances, d’où l’interprétation, mais dans tous les cas, c’est quelque chose de définitif. Quoi que la carte dise, on le fait, ok ?
— Ok.
Eno mime le geste de sortir une carte, et déclare :
— Fermez vos gueules !
Alfie explose de rire et tombe de sa chaise. Eno reprend :
— Bon maintenant on continue et tout le monde ferme sa gueule.
Eno et Robert sont ravis. Sur les crédits, on peut lire : «Eno : direct inject anti-jazz raygun». C’est son crédit favori.
Alfie peint pour Ruth une très belle pochette d’art naïf figuratif. On trouve sur l’album un boogie pataphysique, «Soup Song». Robert y raconte son destin de soupe, avec un mushroom on the eyelid and a carrott on my back. Gary Windo souffle dans son tenor sax comme un crack du barreau. Nous voilà expédiés au paradis de la fantasia fantasmatique - So I may resign myself/ Make friend with a few new peas - Robert mène aussi «Solar Flares» au melico de coco en goguette à gogo. Sa sempiternelle sentinelle ensorcelle l’escarbelle ensablée, sa voix se promène dans l’univers restreint des ors du Rhin, il voyage comme Xavier de Maistre autour de sa chambre d’ode. Il pratique l’art supérieur de la mêlée de voix transparentes. Il reprend sa voix d’ouah pour «Muddy Mouse», elle résonne dans la tiédeur d’un soir d’été louthien. Une étrange beauté se dégage de la portugaise ensablée et l’indicible Fred Frith pianote une gnognotte de notes oniriques. Il chante en B un beau «Team Spirit» à la petite évaporée mélodique. Gary Windo vient encore éclaircir le soir du cut avec des archanges soniques dignes des plus beau mythes, les montées de jazz sont croyez-le bien de purs moments de magie, cette liberté de ton outrepasse tous les passe-droits - You can pass me over/ If you asked me/ Here’s my advice - Robert s’enfièvre, puis il termine avec un hommage à Che Guevara, «Song For Che».
Pendant tout l’after, Alfie tente de maintenir Robert éloigné des toubibs. Elle pense qu’elle et Robert peuvent s’en sortir tout seuls. Grâce à l’alcool notamment. Mais elle voit bien que la déprime s’installe et que Robert va de plus en plus mal, alors elle finit par craquer et l’envoie chez un toubib. Elle craint par dessus tout que les antidépresseurs n’affectent encore la santé mentale de ce pauvre Robert tellement malmené par le destin. Mais il reste encore des sauveurs sur cette terre et Geoff Travis, le boss de Rough Trade, en est un. C’est sur Rough Trade qu’on entend les oddball poems d’Ivor Cutler et le free de James Blood Ulmer. Il se trouve que Travis voit Soft comme l’un des meilleurs groupes de tous les temps. Il signe Robert qui commence à enregistrer les fameux Rough Trade singles qu’on retrouve compilés sur Nothing Can Stop Us. Ce sont des singles extrêmement politiques et poétiques en même temps. Robert est à l’époque le seul à pouvoir proposer un mélange aussi magique. On retrouve sur cette compile indispensable l’excellent «Shipbuilding» que lui proposent Clive Langer et Costello. On pourrait imaginer un titre du genre : Shipbuilding ou de l’indispensabilité des choses. C’est l’un de ces cuts mélodiquement parfaits, joué à la stand-up et idéal pour la voix de godille à la dérive de Robert. En B, se planque aussi «Strange Fruit», chanson d’une infinie mélancolie - Strange fruit hanging/ From the/ Poplar tree - aussi accompagné à la stand-up. Pour ceux qui ne le sauraient pas, les strange fruit sont les nègres qu’on lynchait au temps du KKK. Robert fait avec cet hommage morbide un magnifique numéro de chant à peine voilé. Il fait aussi le clown triste avec «Born Again Cretin», il chante au couac de coin du bec et fait son empêcheur de tourner en rond. Il reprend du Chic avec «At Last I’m Free», il chante à l’épuisée de la dernière heure et tisse des dissonances dignes d’Alifib my larder. Quelle infernale justesse de ton ! Il fait aussi son carribean avec «Caimarena». Ah il faut le voir chanter sa maganna à la dévolue. Quelle merveille ! On peut aussi qualifier «Arauca» de petite merveille car il joue aux dissonances de piano, alors forcément ça captive.
C’est aussi l’époque où Robert collabore avec Green Gartside et Scritti Politti. Geoff Travis considère «The Sweetest Girl» comme le meilleur truc sorti chez Rough Trade. On reviendra là-dessus par la suite.
Son troisième album solo s’appelle Old Rottenhat. On entre avec cet album dans la période mystique d’un artiste nommé Robert. Nous sommes tous bienvenus. Depuis Rock Bottom, on s’est habitué à l’idée que ses albums grouillaient de cuts géniaux, donc ça va. Ce coup de vieux chapeau pourri l’aide à surmonter sa déprime, comme le montre «Us Of Amnesia». Il y cultive un chaos de big artist qui se heurte à l’impossibilité des choses de la vie. Ça doit se casser la gueule, anyway, à l’aisance du chant percé. Robert groove sa chique dans une heavy reservation. Quelle leçon de chique ! L’autre coup de génie est l’imprononçable «Gharbzadegi». Il renoue avec son fabuleux univers d’it’s so easy, il ramène sa voix par dessus sa voix, il plane dans les eaux d’Alfie, il va loin dans la beauté de robe, on entend là une symphonie de la désespérance, il charge sa barque de tonnes d’harmonies pour qu’elle coule, il repousse au loin les limites de l’extraordinaire domaine de la turlutte. Ce merveilleux artiste propose des instros pour faire de la politique : «East Timor» évoque un conflit que tout le monde a oublié. Il sort sa trompette cabossée pour souffler dans la purée de «Speechless». Comme il joue en biseau d’angle, ça devient énorme. Pas facile de reprendre le contrôle d’un album comme ce vieux Rottenhat. Alors il décide d’aller surplomber le lagon d’argent avec «Vandalushia» et une cervelle ouverte aux quatre vents. «The British Road» offre aussi une atmosphère perdue dans la nature. Robert ne fait rien pour la retrouver. Il s’y montre très robby des robettes, il adore sublimer sa vieille Pataphysique, cette science des patates d’eau douce. Il revient à son genre chouchou, la complainte de down under avec «Mass Medium», il s’y fait pur breaked man et nous plonge dans l’abîme de son désespoir. Il faut aussi le voir se moquer d’Alfie dans «PLA» : «Poor little Alfie trying to draw/ Poor little Alfie trying to sleep.»
Paru en 1991, Dondestan est encore un bel album. Pour la pochette, Alfie s’est peinte avec Robert dans un salon qui donne sur la plage. Dondestan est un mot espagnol et veut dire ‘Où sont-ils ?’. Robert conserve un souvenir ému de l’enregistrement du morceau titre : «J’étais installé dans un coin de cet immense studio, je jouais le solo de batterie et je frappais tellement les timbales que j’étais à deux doigts de tomber de mon fauteuil roulant. L’ingénieur du son fut pris d’une crise de fou rire : ‘C’est le spectacle le plus ridicule qu’il m’ait été donné de voir !’». Mais «Dondestan» est aussi un hommage aux Palestiniens. Comme Jean-Luc Godard, Robert a les couilles que les autres artistes n’ont pas. Le coup de génie de l’album s’appelle «Shrinkrap». C’est le punk de Canterbury qui joue - I’ve sweated blood to hear I’m nice - Il bat ça si sec - Everybody loves me/ Everyone but me - Il ne s’aime décidément pas. Il refait de la politique avec «NIO» (New Information Order). Quand on est mort, c’est la voix de Robert qu’on entend. Il parle là-bas, derrière. Il dit des trucs. Il dit un non-dit qui durera jusqu’à la fin des temps du temps de Robert. Il prêche la paix dans le désert, il fait son Gandhi mais tout le monde s’en fout - Privatise/ The sea/ Privatise/ The wind - et il ajoute plus loin : «Set it free !». Avec «Costa», il entre en fauteuil roulant dans un jeu de quilles percussives et souffle dans une corne de brume. Robert invente un Sahara d’allure védique, il verse de l’air du temps dans l’or du Rhin. Il faut savoir accepter l’outerworld de Robert et le suivre à pas lents dans l’ouate du non-retour, comme le suggère «The Sight Of The Wind» and a dead leaf zig-zagging. Son chant se meurt dans le désert, ce qui vaut cent mieux fois mieux que de mourir dans le dessert. Dommage qu’il ne retrouve pas le chemin de Damas, c’est-à-dire «A Certain Kind». Il préfère s’enrouler dans sa mélancolie comme un Robertus Antropomatus de la préhistoire dans sa peau de zèbre. Tout ici est très ralenti, comme retenu par la culotte. Commercialement, «Worship» n’a aucune chance. Robert s’endort sur ses lauriers, il peint ses lullabies d’un ton de pourpre fanée. Il monte le groove de «Left On Man» sur un drive de basse. Simplify, font les chœurs de la rumba et ça tourne à la prodigieuse obsession.
Politiquement parlant, Robert a toujours su se montrer carré : «Vous voyez tous ces gens qui se disaient anti-communistes - Hitler, Mussolini, Franco, Pinochet, Nixon, Thatcher, Botha - alors je me dis qu’il vaut mieux être communiste.» Quand Robert prend sa carte au Communist Party of Great Britain, c’est parce que dit-il, it was a sweet little party of broken dreams - Il ne faut jamais perdre ça de vue : les vrais militants ont tous vu l’histoire politique briser leurs rêves de justice universelle. Le marxisme est une philosophie qui reposait entièrement sur cette aspiration. Pour Robert, le rock et la gauche sont indissociables. «Je ne supporte pas les gens qui se disent apolitiques. Chaque matin quand vous vous levez, vous recevez en pleine gueule tous les bobards de la droite, via la BBC et Fleet Street. Et si vous avez un tout petit peu de fierté, vous devez vous débarrasser de ces bobards coûte que coûte.» Robert a réussi un joli doublé : intégrité musicale et politique. Jamais l’ombre d’un seul compromis. Vous en connaissez beaucoup des gens comme lui ? Jerry Dammers voit Robert comme l’un des héros de son temps, avec Nick Drake, Syd Barrett et Peter Green, ce qui est plutôt bien vu.
Avec Julie Christie et Geoff Travis, l’autre grand bienfaiteur des Wyatt n’est autre que Phil Manzenara. Il possède un studio et Robert peut l’utiliser quand ça lui chante. Phil ne demande pas d’argent. Il sait que Robert et Alfie sont fauchés. D’ailleurs, ils ne savent pas qui va sortir leur prochain album, car Rough Trade s’est cassé la gueule. Robert décide quand même d’avancer, même s’il doit prendre les frais d’une parution à sa charge et invite quelques amis pour enregistrer ce qui va devenir Shleep : Evan Parker, Eno et... Paul Weller, aussi incroyable que ça puisse paraître. Observateur au langage raffiné, Weller trouve que «Free Will And Testament» est une fucking amazing song. C’est vrai qu’au cours d’une prise, Robert a éclaté en sanglots. Cette chanson terrible remonte des profondeurs de son désespoir. «Si j’avais été libre de choisir, j’aurais voulu ne pas être ce que je suis.» Robert sent qu’il a torpillé la vie d’Alfie. Robert n’en peut plus de la voir si dévouée : «Elle s’est occupée de moi, elle prend toutes les initiatives, elle me trouve un fauteuil roulant, elle fait installer une rampe à la maison, elle me trouve une music room, un piano, un magnéto. Elle s’occupe même de mes vêtements.» Et il reprend entre deux gros sanglots : «Je n’ai fait que pourrir la vie des gens autour de moi, all I’ve done to people is just fuck them up. C’est ce que raconte Free Will And Testament.» Cette chanson est la chanson universaliste par essence. Robert y joue avec la relativité des choses, il titille sa mélancolie au smooth d’une glotte paralysée, jusqu’à la dernière fibre du génie humain et puis voilà les demented forces qui reviennent - demented forces push madly round a treadmill - On a aussi un Dada cut sur cet album : «The Duchess», joué au jazz vite fait de Robert, admirable car couché sous le vent. Robert entre dans son jazz à la plainte retardataire, il jongle avec les échos glottaux, il pratique l’exercice de pouvoir d’inverser les valeurs, son rock avance à l’envers, en mode Dada, il vise le pur jus du non-conformisme, Dada butt, old surfer ! Il faut faire attention avec ce pataphysicien : il propose des albums qui ne sont pas des albums, au sens où on l’entend ordinairement. Robert fait un album uniquement parce qu’il a besoin de bouffer. Et rien qu’avec cette belle pop-song qu’est «Heaps Of Sheeps», la messe est dite, archi-dite. Il est déjà over the rainbow of the old Blighty. Il joue «Maryan» à la trompette et il ramène des relents de nic nac noc dans «Was A Friend». Il y joue aussi du suspense de cymbalum, ce qui semble logique pour un pataphysicien. Il fait sonner «September The Ninth» comme une marche funéraire de la Nouvelle Orleans et pianote «Alien» dans l’âme du jazz. Il chante ça à l’éplorée définitive. Plus loin, il attaque «A Sunday In Madrid» comme s’il s’appelait Arthur et qu’il attaquait Une Saison En Enfer, avec confiance et espadrilles. C’est du pur Robert de diction pure. Pas de plus pur Robert que celui-là. On suivrait cet Ubu barbu jusque dans les Bermudes. L’enregistrement de Shleep se passe plutôt bien : Robert et Weller picolent ensemble - Getting drunk with Weller was fantastic, better than Prozac !
C’est Geoff Travis qui va sortir Robert et Alfie de la dèche. Il accompagne Alfie chez Ryko pour négocier avec Andy Childs le contrat qui permettra de sortir Shleep. C’est le meilleur des contrats, car Robert peut en sortir quand il veut. Sur la pochette de Shleep, Geoff Travis est crédité comme «the good shepherd», c’est-à-dire l’Abbé Pierre. Alfie est ravie : Andy Childs rejoint Phil Manzanara et Geoff Travis dans son panthéon - Il a fait en sorte qu’on reçoive de l’argent régulièrement, ce qui nous évite de vieillir dans la pauvreté et de crever de faim - De son côté, Andy Childs se dit extrêmement fier d’avoir pu signer Robert et Alfie sur son label. Il les admire pour leurs qualités humaines mais aussi pour l’originalité de leur musique : «Robert ne sonne comme personne et personne ne sonne comme Robert.»
Grâce à trois ou quatre personnages, l’after redevient enfin un conte de fées. La musique va s’en ressentir, à commencer par Cuckooland, paru en 2003 sur le label d’Andy Childs. Cet album est avec le premier Soft et Rock Bottom l’œuvre la plus accomplie de Robert. Avec ceux de Syd Barrett et de Nick Drake, ces trois albums comptent parmi des plus beaux de l’histoire du rock anglais. Alfie trouve une trompette dans une foire à tout et Robert en joue sur «Old Europe», belle dégelée de heavy jazz de Canterbury en l’honneur de Juliette & Miles - Rue Saint-Benoit/ La route enchantée/ Indigo nights/ And the ghost of the moon in the Seine - Robert se transforme en Merlin, histoire de jazzer cette histoire d’amour qui eut lieu jadis entre Juliette Greco et Miles Davis. Pour «Cuckoo Madame», Robert emprunte à Benjamin Britten son bluesy habit de naviguer entre les accords majeurs et mineurs. Robert dit faire du jazz, mais backwards : «Normalement, le jazz part d’un point précis pour aller sur de l’improvisation.» Ah il faut le voir swinguer son jazz à la pointe de la glotte - You never told us of your battle/ With the cuckoo baby blues - et il se met à swinguer au talalah de Soft cymbalum - You’re too bloody lonely/ For the likes of us/ With the cuckoo baby blues - Robert fond son génie vocal dans un crépuscule de break your heart. Tiens encore un coup de génie avec «Just A Bit». Robert y pleure sa magie vocale, alors qu’Annie Whitehead croise le fer blanc de son trombone avec celui du sax de Gilad Atzmon. Welcome in the abyss, bienvenue chez Merlin, le sax ulule en mode nic nac noc et Robert souffle dans son cornet avec la vulgarité insistante d’une concierge moustachue. Il se coule magnifiquement dans le lit du Dada d’Angleterre, avec des mains baladeuses qui glorifient la liberté à n’en plus finir. Robert a tout compris au free. Prenez-en de la graine. Gilmour joue de la guitare sur «Forest», alors qu’Alfie et Eno font les voix. C’est exactement comme avec Syd Barrett, let him do it. Robert peut aller jouer dans le flesh du big London Underground, pas de meilleur son, pas de meilleur groove. Il raconte en plus l’histoire d’un camps nazi d’extermination - The death camp of Lety - L’infinie mélancolie prend alors tout son sens. On l’a dit, Cuckooland est l’une des pierres de touche du rock anglais. Il faut entendre Robert souffler dans les bronches de sa trompette pour faire décoller «Beware». Ça devient vite apoplectique - Just beware/ it’s just a warning - Pour un peu, il sonnerait presque comme un prophète - Don’t trust anyone - Il rabaisse au passage le caquet des cacous. Il rend hommage avec «Raining In My Heart» à un autre couple mythique : Felice et Boudleaux Bryant. Puis il revient à sa colère de militant avec «Lullaby For Hamza» : il y évoque le massacre de la population irakienne par les bombardiers américains. Robert salue la mémoire des pauvres Irakiens à coups de trompette furax. On retrouve Annie Whitehad et Phil Manzanera derrière Robert pour «Trickle Down». Ça dégueule de jazz et de groove - Open your window/ Lend an ear - Back to Soft, back to the Wyatt genius, Robert taille la route et Yaron Stavi joue du stand-up de jazz. Fa-bu-leux drive de jazz, c’est une leçon qu’il donne aux trois croquemitaines qui n’avaient rien compris au jazz. Il passe tous les caps en pédalant sur son fauteuil roulant. Jazz power ! Puis il passe à la rumba avec «Insensatez», scratch my back slowly, une certaine Karen Mantler vient chanter la bossa nova pataphysique. Impossible d’échapper au griffes de cette bossa surnaturelle. On retrouve Karen Mantler dans «Mister E», où elle vient mêler sa voix à celle de Robert. Attention, ce n’est pas un album qu’on peut avaler d’une seule traite, chaque cut est d’une telle intensité qu’on se plaît à le réécouter. Cuckooland est à la fois trop artistique et trop puissant, et on a en plus ces paroles suspendues dans l’air comme des saucisses chez le charcutier du village. Robert joue de la trompette et Karen de l’harmo, alors vous imaginez bien que ça donne un fantastique chef-d’œuvre d’intemporabilité des choses de la vie. On retrouve Paul Weller à la jazz guitar dans «Lullaloop». Weller joue dans le vif des percus. On voit ensuite Robert souffler dans la trompette du désespoir et Karen Mantler vient s’engluer dans le goudron magique de «Life Is Sheep». Et puis après les Irakiens, Robert salue la mémoire des civils japonais éradiqués par les bombardiers américains avec «Foreign Accents» - Hiroshima Nagasaki - il salue les champignons, merci les gars, il chante la musique des mots de la mort. Croyez-vous qu’il ait épuisé toutes ses cartouches de Bloomsbury ? Pas du tout.
Car voici Comicopera, paru en 2007 et sans doute le dernier album de Robert. D’où l’importance de l’écouter des deux oreilles. Car il se peut qu’après il n’y en ait plus. Fini la patate à barbe, fini les coups de trompette déraisonnables. Profitez bien de «Just As You Are» si vous aimez les tours de magie, car après c’est fini. On y entend Monica Vasconcelos mêler sa voix à celle de Robert et Paul Weller gratter sa gratte. C’est une chanson en forme de rêve dodeliné, un groove d’ouate, si vous préférez. Du suspensif robertien d’une indicible beauté - I’ve never tried to change a thing/ Never tried to change a thing about you/ Always loved you/ Just as you are - C’est la chanson d’amour parfaite, celle de l’extrême compréhension. Après avoir ramené à la surface son vieux nic nac noc dans «AWOL», il embouche sa trompette du désespoir pour nous broyer le cœur avec «Anachronist». Paul Weller se fend d’un joli coup de jazz guitar dans «Be Serious» pendant que Robert fouette la peau des fesses du cymbalum. On le croit calmé avec l’âge, pas du tout. Il fait un cut littéraire et invente l’Ubu Jazz au doo-bee-doo - Be serious/ Do us a favor ! - Demented ! Et quand on entend Gilad Atzman saxer «On The Town Square», on comprend que Robert se soit attaché à ce mec. C’est un virtuose au bon sens du terme. La magie de Robert opère à cœur ouvert. Peu d’instros peuvent aller se vanter d’une telle puissance. Avec «Out Of The Blue», Robert glisse ses dernières cartouches de something unbelievable dans la culasse de sa trompette. Il réussit à maintenir le feu du mythe allumé, même voix, même sens du génie vocal, il chante à l’agonie mélodique, comme s’il était en train de mourir. Il n’existe rien de plus désespérément beau que ce genre de complainte. Avec «Del Mondo», il se calme, comme un gosse à qui on dit de se calmer. Alors il chante doucement, d’une voix lasse, tellement lasse. Plus las, ça n’existe pas. Il plonge dans son vieil abîme de désespoir Spanish, il godille dans une marée noire de no way out. Il chante en Spanish de perdition, profitez-en les gars, car Canterbury c’est bientôt fini. C’est tellement funèbre et magnifique qu’on croirait entendre une ode aux vampires. Il reste en mode Spanish pour «Cancion De Julieta. C’est un peu comme s’il déployait ses ailes, comme sur la pochette de Shleep. La trompette hante le son qui se met à grelotter de peur et il faut vite se couler avec Robert dans cette mélasse magique. On vit alors littéralement suspendu à ses lèvres. Monica revient sur «Fragment» mêler sa voix d’amour à celle de Robert. On assiste là à une sorte d’osmose sexuelle de machines molles, l’un des derniers miracles des temps modernes. Alors attention, car voici le dernier cut d’un génie nommé Robert Wyatt : «Hasta Siempre Comandante». Il reste en mode Spanish et sort pour la dernière fois sa vieille prestance. Il opte pour le jazz Brazil, il dicte ses conditions, comme il l’a toujours fait sans le vouloir. Il laisse le mythe de la samba bercer son cœur et chante à la dernière extrémité du Cuban style. Merveilleux magicien. Ses amis font la fête d’hasta Siempre avec lui. On se croirait chez Wenders ! On est dans la magie de ce son pour l’éternité, c’est la voie que choisit Robert pour se tailler, il bat la tekiki de la Samba de Cuba et ça se termine dans un épouvantable fog de trompettes de Canterbury. Adios merveilleux amigo !
La presse en bave à saluer Comicopera. Dans l’Observer, Sean O’Hagan s’exclame : «Il n’est pas courant d’avoir à recommander l’album d’un handicapé marxiste barbu de 62 ans.» Ce que l’O’Hagan n’a pas compris, c’est que cette grosse patate de Robert n’est qu’une grosse patate pataphysique, et qu’en tant que tel, il règne sans partage sur la science des solutions imaginaires.
Bon alors après, on peut aller faire un tour chez les compilateurs. On trouve pas mal de belles poissecailles à la criée aux compiles, à commencer par Mid Eighties, où palpitent «Gharbzadegi» et «Mass Medium», deux chefs-d’œuvre tirés d’Old Rottenhat et franchement dignes du premier Soft. D’autres trucs palpitent, tiens comme ce «Te Recuerdo Amanda» très robertien mais privé de la magie du Bottom. Avec cette constance qui l’honore, Robert propose toujours cette musicalité lasse et limpide à la fois, une ambiance latente en forme de fin de vie. Il faut cependant se méfier de l’overdose. Robert à trop haute dose peut finir par indisposer. Il n’empêche que son «Memories Of You» reste un jazz d’accès libre et que «Round Midnight» est de toute évidence taillé sur mesure. Il y groove comme un poisson dans l’eau. Il fait aussi son rapper d’Angleterre avec «Pigs (In There)». Il peut s’amuser avec un rien, comme on le voit aussi avec «Alliance», une vraie dalliance de son érythréen perdu dans le désert de Gobi. Aussitôt après Rimbaud, Robert est l’un des plus beaux bouilleurs de cru. Il tire aussi «United States Of Amnesia» d’Old Rottenhat, c’est un plaisir que de retrouver ici ces deux mamelles flasques que sont l’allumage et le powerage.
On retrouve le fameux portrait historique de Robert sur la pochette de deux vastes entreprises compilatoires, Different Every Time. Vol 1 et Different Every Time. Vol 2. Ces deux gros albums doubles représentent un lourd investissement. Comme le dit si bien ce stupide idiome, quand on aime, on ne compte pas. Le Vol 1 qui est bleu plonge ses racines dans Third et «Moon In June» occupe toute une face. Est-ce une bonne idée que de remuer les mauvais souvenirs ? Seule la curiosité nous pousse à réécouter les interactions entre la basse de l’Hopper et les plaintes de Robert. Ce qui frappe le plus quand on réécoute ce vieux machin, c’est l’incroyable énergie souterraine des jazz drums. Difficile de s’en lasser. Puis la B propose du Matching Mole et on retrouve cette voix unique dans l’histoire du rock anglais. Robert encorbelle le chant de «Signed Curtain» pour mieux le désencorbeller. Il fabrique un authentique tissu de rêve mélodique. Avec sa fabuleuse dentelle de Handy, «Team Spirit» ouvre le bal de la C. Robert y renoue avec les grandes eaux du lac. «Team Spirit» restera poignant et tendu, tournoyé et libre jusqu’à la fin des temps. La D sera fatale à beaucoup de gens car c’est du condensé de génie wyattien. Eh oui, le compilateur enchaîne «Free Will & Testament», «Cuckoo Madame», «Beware» et «Just As You Are», quatre des plus belles chansons de tous les temps. C’est un abîme de beauté qui s’ouvre sous nos pas. Robert laisse flotter son chant dans l’infini de son génie mélodique. Back to the dementented forces that push him madly to the treadmill. Avec Cuckoo, il monte au somment de l’art coucou et «Beware» nous replonge dans la soupe aux choux d’Alifib, c’est-à-dire l’entre-deux eaux très en dessous de la surface des choses.
Le Vol 2 qui est jaune va plus sur les entreprises collaboratives. Robert est un être qui adore partager son micro. On le voit viser le weird avec Anja Garbarek dans «The Driver». Il vise le suspensif, pas celui des bretelles, mais celui du surnaturel. Il laisse même sa voix flotter près de lui. Mais il ne va pas chercher systématiquement la petite bête mélodique, comme le montre «We’re Looking For A Lot Of Love» qu’il partage avec Hot Chip. Il va plutôt chercher le non-lieu du rock, la neutralité suisse, l’effet de son pour l’effet de son, mais il n’en fait pas non plus un plat. «Shipbuilding» orne la B du blason de sa mélancolie. Il n’existe pas d’homme mélancoliquement plus beau que Robert. Il revient à son cher jazz d’upside down avec «Turn Things Uside Down» qu’il partage de bon cœur avec Happy End. Il chante à la désenchantée suprême, il laisse sa nonchalance rouler des hanches sur les remparts de Varsovie, pour le plus grand bonheur de l’école de Lodz. Il n’oublie pas non plus l’unisson du saucisson qu’il retrouve avec Monica Vasconcelos dans «Still In The Dark». Il se mêle à elle comme l’ombre se fond dans la nuit. C’est d’une beauté purpurine, aucune ambivalence ne vient troubler le cadre de l’image, la chose se veut pure comme l’eau d’un torrent de montagne. On nous offre même un beau solo de jazz guitar en prime. On reste en D dans l’excellence robertinienne avec «Venceremos» et il s’en va chanter «Frontera» avec son ami Phil Manzanera. Paul Thompson bat ça sec comme au temps de Roxy et l’autre ex-Roxy Brian Eno fait des backing overjoyed. Robert fait l’effort de chanter «La Plus Jolie Langue» en Français - Je suis capable/ D’écrire en Anglais/ Mes sentiments d’aujourd’hui - Il chante quasiment sans accent et se livre à un bel exercice d’intimisme wayttinesque - Les vagues racontent/ La souplesse de la mer/ Et les arbres racontent/ La jeunesse de la terre - Môsieur est en plus un poëte. Il ouvre le bal de la D avec «Siam», un cut d’une autre copine de cheval à lui, la grande Carla Bley. Carla joue de l’orgue, Mantler de la trompette et Chris Spedding de la guitare. Demented ! Jack Bruce et Marianne Faithfull viennent accompagner Robert sur «A L’Abattoire» (sic). On sort de là-dedans complètement canassé, en s’ébrouant comme un canasson.
Le conseil de Robert : faites les choses pendant que vous pouvez encore les faire. Et comme en écho à l’«I Just Wasn’t Made For These Times» de Brian Wilson, Robert dit aussi : «Pour moi, le XXIe siècle, c’est du rab de temps. Je suis quelqu’un du XXe siècle.»
Signé : Cazengler, Robert ouaf (va checher la baballe)
Wilde Flowers. ST. Floating World Records 2015
Soft Machine. The Soft Machine. Barclay 1968
Soft Machine. Volume Two. Barclay 1969
Soft Machine. Third. Barclay 1970
Soft Machine. Fourth. Barclay 1971
Robert Wyatt. The End Of An Ear. CBS 1970
Matching Mole. Matching Mole’s Little Red Record. CBS 1972
Matching Mole. Matching Mole. CBS 1972
Robert Wyatt. Rock Bottom. Virgin 1974
Robert Wyatt. Ruth Is Stranger Than Richard. Virgin 1975
Robert Wyatt. Old Rottenhat. Rough Trade 1985
Robert Wyatt. Dondestan. Rough Trade 1991
Robert Wyatt. Shleep. Hannibal Records 1997
Robert Wyatt. Cuckooland. Hannibal Records 2003
Robert Wyatt. Comicopera. Domino 2007
Robert Wyatt. Nothing Can Stop Us. Rough Trade 1981
Robert Wyatt. Mid Eighties. Rough Trade 1993
Robet Wyatt & Friends. Theatre Royal Drury Lane 8th Sptember 1974. Hannibal Records 2005
Robert Wyatt - Different Every Time. Vol 1. Ex Machina. Domino 2014
Robert Wyatt - Different Every Time. Vol 2. Benign Dictatorships. Domino 2014
Marcus O’Dair. Different Every Time : The Authorized Biography Of Robert Wyatt. Soft Skull Press 2014
Sonic Boom reducer
Bon alors trois choses. Un, Sonic Boom sort un nouvel album, All Things Being Equal. Deux, Shindig! en tartine deux pages dans sa rubrique It’s A Happening Thing. Et trois, Sonic Boom choisit le pire moment pour en faire la promo : il prévoit de venir jouer à Paris en pleine épidémie de peste noire. Ah comme le destin peut parfois se montrer cruel ! Il est loin le temps des cerises quand les lilas couraient jusque sous nos fenêtres, le temps où nous allions gaiement badiner au long des quais jusqu’au Petit Bain, cette aimable barge cubiste amarrée au pied de la bibliothèque François Mitterrand qui, faut-il vraiment le rappeler, fut élu en l’an de grâce 1981. À présent, le ciel au dessus de la Seine est noir de corbeaux, leurs milliers de cris nous glacent les sangs, l’épouvantable odeur des corps pestiférés qu’on jette sur des bûchers à l’angle des boulevards nous oblige à nous masquer le visage, des rats s’en viennent par dizaines courir entre nos jambes et tout autour de nous apparaissent les signes irréfutables de l’écroulement d’une civilisation qu’on croyait indestructible - car chrétienne, nous disaient les crétins - Foulons-nous le seuil de cette fameuse fin du monde qu’appelait Nietzsche de tous ses vœux ? L’Occident va-t-il s’effondrer comme un vulgaire château de cartes ?
Les questions affluent comme autant de rats entre les jambes. Et ça continue : est-ce bien le contexte opportun pour feuilleter Shindig! ? Alors que les odeurs qui remontent par les fenêtres rivalisent d’âcreté avec celles des fours d’Auschwitz, on implore les celestial opportunities de nous procurer un semblant de répit. Shindig! nous montre Sonic Boom planté dans un vallon que réchauffe un beau soleil rasant de fin de journée. Il semble serein. On peut même dire qu’il rayonne. Il explique qu’il vit au Portugal depuis quatre ans. Il dit faire pousser des légumes dans son jardin et préférer les figues du coin plutôt que celles provenant de l’autre bout du monde. Bon d’accord, Sonic, tu es bien gentil avec tes légumes et tes figues, mais on n’est pas là pour entendre parler de légumes du jardin et des figues du bout du monde. Sans monter la moindre trace de confusion, il se reprend et embraye sèchement sur le nouvel album, le premier Sonic Boom depuis trente ans. Dans ses nouvelles chansons, il dit traiter de thèmes sérieux comme la mortalité et la conscience. Mais aussi des plantes et des figues. Il est convaincu que les plantes et les figues jouent un rôle capital dans la vie moderne, mais il se défend bien d’être devenu un hippie. Ce n’est pas demain la veille qu’on le verra avec les cheveux sur les épaules en train de se gratter les couilles sur son perron. Il veut faire de l’electro organique, voilà son dada, avec un synthé monophonique et une herse à décalotter les betteraves qu’il vient de racheter à Pedro da Silva, un paysan rustique du voisinage. On ne peut pas faire de l’organique autrement, précise-t-il, pour le cas où on se poserait la question. Le meilleur exemple est «Just A Little Piece Of Me», un cut puissant qu’il farcit d’orientalismes de bas étage - Burry me beneath a tree/ Let its roots grow into me/ Let it grow and then you’ll see/ Just a little piece of me - Au lieu de faire cramer les cadavres de pestiférés, les imbéciles de la voirie municipale feraient mieux de suivre les conseils organiques de Sonic Boom et de les enterrer sous les arbres du Jardin des Plantes. Au moins, ça servirait à quelque chose. Sonic Boom rappelle aussi pour ceux qui ne l’auraient pas compris que la mortalité concerne tout le monde. Il veut dire par là que personne n’y échappe. Donc ça ne sert absolument à rien de s’en formaliser. Il se dit lui-même le premier concerné. Attention, son fatalisme enjoué ne s’arrête pas là : selon lui, un musicien passe sa vie entière à retravailler la même idée. Entre Spacemen 3 et «Just Imagine», il ne voit aucune différence. La seule évolution dit-il concerne la façon de retravailler la même idée. Pour la choper, il utilise la métaphore de la tapette à souris, ce qui nous ramène aux rats qui grouillent sur les trottoirs, en bas, dans la rue. Comme s’il fonctionnait à jets continus d’adrénaline, Sonic Boom déclare qu’il sait ce qu’il fait depuis le début. Mais il ne cédera pas à la vantardise de nous parler de vision. Il préfère modérer son propos en nous parlant de perspective : «J’essaye de rendre les choses intéressantes.» Il adore le rock à guitares, mais il adore aussi explorer d’autres sons et faire en sorte que ça reste frais. Et pour que ça reste frais, il faut dit-il régulièrement se laver le cerveau. Tripper et voir ce qu’il y a dans le trip. C’est le seul moyen d’obtenir une nouvelle perspective. Par exemple écouter un truc qu’on connaît comme si c’était la première fois qu’on l’écoutait. Cette perspective porte un nom : la psychedelia. Pour lui, elle est indissociable de la culture moderne.
Il est vrai que «Things Like This» sonne comme un coup de génie aventureux. C’est même une invocation du glam spirit. Il gère son truc à la trompette Sonic, c’est du glam de gloom, avec la même niaque que celle de Lawrence d’Arabie. Il jette tous les démons du glam dans la culotte de son electro. C’est un chef-d’œuvre. Tout le glam spirit de Sonic est là, dans les clameurs. Il est le roi incontestable des effets patentés. Rien de plus glammy ici bas. L’autre énormité d’All Things Being Equal s’appelle «The Way That You Live», du Boom mélodique et powerful. C’est vrai que dès l’ouverture de bal, on tombe dans la dimension du maître. Voix posée et son idoine. Il reste égal à sa légende, heavy on the run, avec tous ses copains spoutnicks.
Ce qu’il aime dans le synthé, c’est le fait qu’on ne sache pas à quoi l’instrument ressemble. C’est cette dimension abstraite de l’instrument qui l’excite. Pour lui, ça ne correspond à rien de ce qui existe sur terre. Ce qui rend l’acte de composer très compliqué. Il dit en baver. Chaque fois qu’il se prépare à composer, il se crache dans les mains et s’arme de courage. Il compte beaucoup sur la chance. C’est la raison pour laquelle on entend des bruits bizarres dans le dark «Spinning Coins And Wishing On Clovers», des bleeps égarés et des drones de derrière les fagots, c’est d’ailleurs à ce moment-là que s’ouvre son troisième œil. Il joue décidément sur tous les tableaux, il prend une voix de robot pour «My Echo My Shadow And Me», mais il finit par s’externaliser. Il va dans des trucs qui n’intéressent que lui. Il se perd dans les machines d’«On A Summer Day» et décide de jeter l’ancre dans l’electro. Il développe une belle énergie punitive dans «I Feel A Change Coming On», il fait le pygmée dans une orgie d’electro, c’est du grand bim bam Boom, il ne recule devant aucun sacrifice. Il mène sa danse avec une classe effroyable.
Et pour conclure sur cet épisode des années de peste, on apprend cette semaine que le concert prévu le 7 octobre au Petit Bain est comme tous les autres devenu chimérique. Il semble que le concert soit reprogrammé l’année prochaine. L’incertain de cette incertitude colle bien à l’esprit nouveau de nos temps incertains. Il ne nous reste plus qu’à nous ronger l’os du genou et à cultiver la nostalgie d’un temps où nous pouvions gauguiner paisiblement au long des quais de Seine.
Signé : Cazengler, Sonic boue
Sonic Boom. All Things Being Equal. Carpak Records 2020
Julian Marszalek : Celestial opportunities. Shindig! # 104 - June 2020
CHÂTEAU-THIERRY / 10 – 40 – 2020
PUB LE BACCHUS
TRASH HEAVEN / SPHERE
A la nouvelle teuf-teuf de faire ses preuves. Complètement bourrée d'électronique, à peu près autant qu'une fusée interplanétaire, l'on n'arrête pas le progrès, ne sommes-nous pas à l'ère des frigos intelligents, nous devenons des assistés, ne reste plus qu'à attendre la catastrophe généralisée et le retour à l'âge des cavernes, cette heureuse époque où l'on ne pouvait pas faire trois pas sans se faire marcher sur les pieds par un troupeau de mammouths laineux, un animal idéal pour se tricoter un chandail pour l'hiver. Miracle de la technologie l'on arrive à Château-Thierry, le voyage ne fut pas une sinécure, dans la Marne désertique la seule radio audible présentait une rétro-perspective des Cure. Va falloir que la nouvelle treuf-treuf-tuture fasse des progrès en rock culture !
Les Castrothéodoriciens sont des gens bizarres, en ces temps de famine concertique Sabine et Fabien leur offrent sur un plateau deux groupes de rock, et ils ne sautent pas sur l'opportunité, la frousse covidique les a-t-elle poussés à renoncer à vivre ! Pas une foule à la hauteur des deux sets de haute intensité qui suivent !
TRASH HEAVEN
Ne viennent pas de loin. Mais de Laon. Ne sont ni longs ni lents à subjuguer le public. Z'ont mis la batterie dans l'encoignure, Jean ne nous en sert pas pour autant des rognures, l'a la frappe flexible et de l'allonge, on ne le voit pas, mais on l'entend, z'avez l'impression d'assister à l'histoire du petit renardeau innocent qui court de toutes ses forces devant la chasse à courre qui galope sur ses talons, quand vous écoutez de plus près vous êtes obligé de reconnaître que c'est un vieux goupil infatigable qui connaît la musique et qui mène la farandole de ses poursuivants dans des lieux impossibles, passe par dessous les fourrés d'épineux impénétrables et sous les ramures les plus basses pour désarçonner les cavaliers. Bref ça cavale à un train d'enfer.
A gauche vous avez Chuc, l'a la guitare tonitruante, des riffs épais comme des chênes centenaires qu'il abat sans rémission, tombent par séries en un fracas impossible, agit par lots, vingt d'un coup, vous laisse un moment de répit, et recommence sans trop tarder non plus, l'on sent qu'il n'est pas un adepte du hard mou, ni du heavy trash mollasson, qu'avec lui l'on ne chôme pas les jours de paye, surtout que Mick à l'autre guitare n'a pas une touffe de poils dans les mains. Nous y reviendrons, en attendant intéressons-nous à Fabien, l'est à la basse, l'a hérité du rôle le plus ingrat, c'est que le hard de cette pourriture heavennique n'est pas un moment de tout repos. Quand ils abordent les premières mesures d'un morceau, vous entrevoyez l'aventure, pourriez dessiner la maison les yeux fermées, le plan avec tous les détails et toutes les cotes, mais au bout d'une minute, votre tâche se complique, changement de direction, c'est là que le Fabien entre en jeu pour négocier les virages, des espèces d'épingles à cheveux à direction multiples, vous n'êtes plus dans un deux pièces-cuisine mais dans un labyrinthe à angles droits mouvants. On ne nous avait pas prévenus que l'entrée au paradis était précédée de chicanes à négocier à la vitesse d'une formule 1, ce n'est pas que vous ayez une surprise à tous les tournants, c'est que la route part dans tous les sens et que nos gaziers électriques négocient les sextuples S en rigolant.
Vous attendez Saint-Pierre et vous vous avez le minotaure qui se porte à votre rencontre dès l'entrée. Ne tremblez pas, il n'est pas méchant, quoique sa guitare n'est pas gentille, pas mégaphonique, mais vrillante, s'insinue en vous et commence à forer dans votre cervelle, Mick possède un bel organe, une voix jouissive, elle fait son trou dans la musique aussi facilement que les démoniaques et conspirationistes chemtrails des avions supersoniques s'inscrivent dans le joli ciel bleu, donc pas malveillant et terriblement efficace. L'est tout sourire, l'a le verbe haut et franc, jovial, aussi sympathique que le chirurgien qui vous affirme que votre bobo disparaîtra en moins d'une minute, une intervention de rien du tout, une trépanation sans endormissement, vous êtes en confiance, vous vous allongez sur la table d'opération et c'est alors que tout change subitement Doctor X devient fou à lier, l'a avalé toutes les Hard Drugs du monde et bientôt vous réalisez qu'il est en pleine Dementia, son rire hystérique, ses voix multitimbrées, oui l'a la Beast inside et vous êtes la victime consentante, vous adorez cette espèce de psychotique en plein délire, son vocal à tons foisonnants vous aide à passer de l'autre côté, vous êtes Out of Time, et c'est-là une fois que vous n'avez plus besoin de cogner à la porte du paradis puisque l'huis s'est ouvert rien que pour vous, que vous vous apercevez que ce lieu dont vous avez rêvé toute votre vie, ce but inatteignable, cette destination impossible, se révèle n'être qu'un asile d'aliénés, que n'y sont admis que les détraqués de la cafetière, et que pour la première fois de votre existence vous vous sentez bien et surtout compris. Mick en est le médecin chef, lui et ses infirmiers vous torturent fort agréablement, passent leur temps à vous faire subir des électro-chocs à forte dose, s'amusant à varier l'intensité du courant, vous adorez.
Trash Heaven renouvelle le hard. Quoi cette forme dépassée, cet ancêtre dinosaurien du metal dont plus personne ne parle ! Exactement celle-là, vous la dépoussièrent, rien à voir avec ces coups de peinture hâtifs pour donner à l'ancien monde l'apparence du nouveau. Ne vous font pas le coup de la refonte totale, ne se collent pas l'étiquette ''hard''sur leurs blousons, pour acquérir une respectabilité compensatoire, non ils vous prennent le taureau par les cornes, vous le malmènent salement, se réapproprient les anciens patterns et les font bouger. Leur redonnent vie, leur insufflent une énergie et une puissance nouvelles, en accélèrent les tempos, les délivrant ainsi de leur pachydermique pesanteur académique, un jeu subtil de déconstruction qui vise non pas à détruire mais à tracer des voies inexplorées à qui personne avant eux n'avaient songé. Des novateurs.
Sont parvenus à mettre le feu à un maigre public et se sont retirés sous une salve d'applaudissements enthousiastes et approbatifs. La semaine prochaine, je vous refile la kronic de leurs deux CD's. Un groupe à suivre.
SPHERES
Changement d'atmosphères. Vous savez ce que c'est qu'une sphère. Une boule impénétrable. Vous frappez dessus tant que vous voulez, elle vous refusera l'entrée. Se suffit à elle-même. Sa courbure infinie vous tourne le dos. Vous relègue dans un ailleurs dont elle n'a aucune utilité. A l'intérieur ce n'est guère mieux. Parménide nous a appris que l'on ne pouvait pas en sortir puisqu'elle contient l'entière totalité de ce qui est. Cette fois nous faisons mieux que l'auteur du Poème, nous en avons trois devant nous. Batteur, guitariste, bassiste. Auto-suffisants. N'y en aurait eu qu'un seul présent sur l'estrade que l'on aurait écouté tout de même. Des autonomes. Si l'on nous avait alertés on aurait pris soin de se faire greffer une oreille supplémentaire, car il est difficile de les écouter ensemble. D'ailleurs en faudrait une quatrième pour cette tâche complémentaire. Car ici le résultat offre un total supérieur à l'addition des trois parties. Résultat : une espèce d'alliage de prog-funk-metal inaltérable capable de résister aux rigueurs du froid absolu du vide inter-sidéral des confins de l'univers comme de traverser sans dommage les explosions atomiques des soleils les plus incandescents. N'ont-ils pas des morceaux qui s'intitulent Stars ou Mars ?
Instillez une goutte de funk dans n'importe quel style de musique et tout de suite la section rythmique prend le dessus. La basse broute. L'on dirait que les notes se précipitent d'elles mêmes sur les cordes, un lâcher de milliers de colombes, ne souriez pas béatement, car pour chaque palombe enfuie, une balle la rabattra immanquablement à terre, donc vous avez droit à la bestiole volatile et au coup de fusil meurtrier qui l'abat, les deux en même temps, ce qui donne cette impression de rebondissement sonique incessant, des images d'un film qui sautent, vous ne savez pas ce qu'elles représentent mais elles apportent la preuve qu'il est en train de défiler sous vos yeux. Il y a une raison à ce tressautement incessant du jeu de basse qui semble se marcher sur les cordes à chaque note.
A cause de la batterie. C'est que celle-ci, elle prend son temps. Elle espace ses coups. Rien de plus intello que ce type de batteuse. Une hésitation mûrement pensée et calculée entre deux battements. Quel paquet de riz choisir parmi les cinquante de la gondole du supermarché, faut soupeser le pour et le contre, prendre son temps pour se décider. Le batteur se désintéresse totalement de l'osmose rythmique avec la basse, il réfléchit, il suit sa propre logique, il est seul au monde, la basse n'a qu'à s'adapter, c'est pour cela qu'elle se hâte d'envoyer du son, par saccades compressées, par rafales ininterrompues, elle se presse, pour ne pas rater une seule fois l'occasion de squatter l'espace libre que les tambours lui laissent dans les contretemps, sans du tout penser à elle. Du moins apparemment.
Deux solitudes qui se télescopent, pour le spectateur c'est magique, cette précipitation heurtée s'immisce en son rythme cardiaque telle une drogue et en prend possession. Vous vibrez sans fin, et vous n'avez plus besoin de rien. Le guitariste peut se faire du souci, chaque mètre carré est miné, il lui est impossible de se glisser là-dessus. Souvent dans le funk de basse-qualité aux hormones cancéreuses la guitare imite la basse. Mais ici nous sommes dans du funk-metal, et du metal sans guitare c'est comme quatre pattes rayées sans le reste du tigre qui va avec. Alors elle arrive, de grandes ondées, des averses diluviennes qui renvoient les deux autres acolytes dans les entrepôts des objets trouvés, certes basse et batterie continuent leur trépidations, mais les giboulées guitariques les relèguent en forces d'appoint, la guerre se gagne toujours dans les tranchées de première ligne. Et chez Sphères le guitariste s'est en plus adjugée la voix, c'est lui qui parle au public, qui établit le lien de sympathie destinée à ce que cette musique qui avance sur vous telle la moissonneuse batteuse qui fauche inéluctablement les épis de blés condamnés à mourir ne vous paraisse pas comme l'image mortelle de la grande faucheuse terminale qui chemine d'un pas tranquille vers vous... notre homme conduit aussi le chant, fort, violent, grondeur, grouillant de vie et d'émotions qui monopolise l'attention, et vous fascine tels les yeux du serpent.
Une musique difficile, car chez Sphères l'on s'interdit la monotonie à outrance, on innove, on surprend, on en met plein la vue, on ne triche pas. Quand ils terminent, un manque se crée en vous, vous ne pouvez plus supporter ce silence musical, vous êtes le chien à qui l'on a retiré son os que vous mastiquiez depuis une heure, alors les voix s'élèvent, une autre, un dernier, et la machine repart. De longues minutes. Eternelles en elles-mêmes. Toujours trop brèves.
Damie Chad.
*
Le Be Bop de Montereau n'existe plus maintenant, mais c'est là où nous avons rencontré pour la première fois in december the first 2012, Ady. ( Voir notre livraison 121 )N'était pas seule, elle avait emmené sa Gretsch rouge et deux copines avec qui elle avait formé les Jallies, y avait un gars aussi, mais dans un groupe à dominante féminine il n'avait pas droit à la parole. Les Jallies tournent encore, toujours trois filles mais deux gars. Comme quoi le garçons ne comptent pas pour des citrons. Ady a quitté les Jallies et s'est installée en Touraine... On a revu Ady au Nell' Pub, facile à trouver, en face de l'ancien Be Bop, n'était pas seule, l'avait emmené ses ramasseurs de coton, notez bien notre adjectif possessif, car she's the boss. Une belle soirée, c'était le 27 octobre 2018 ( livraison 391 ). L'était repartie en Touraine, on l'imaginait jouant de la viole dans son château de Chenonceau. Contrairement à nos supputations gratuites et insidieuses, loin de la Seine & Marne, elle ne marne pas mal, au moins dans trois groupes, les Coton - pas de Tuléar comme mon chien – ceux qui piquent dont il va être question, les Jinets avec Vanessa des Jallies, et The Jake Walkers, dont nous n'avons jamais parlé ce qui est une erreur dramatique, elle est aussi active dans d'autres projets, mais concentrons-nous sur ce disque de Ady & The Hop Pickers. Devait sortir au printemps. Vous connaissez la suite des évènements. La release party, est fixée au vendredi 23 octobre, au Grand Cagibi de Tours si par hasard vous auriez envie d'y faire un tour.
ARE YOU READY GUYS ?
ADY & THE HOP PICKERS
( Records Freight / 2020 )
Ady : chant guitare / Sébastien Brossillon : batterie + Dann-Charles Deneux / Bastien Flori : contrebasse /
Les filles ne sont plus ce qu'elles étaient. Je m'adresse ici à la gent exclusivement masculine, oh, les gars, est-ce que vous ne ressentez pas le titre de cet album comme un défi ? Je dis ça, mais je ne dis rien. Et sa guitare qu'elle vous assène sur la pochette comme si elle se reposait sur une hache d'abordage, et son escarpin rouge, qu'elle exhibe au premier plan, telle une invitation à déposer dessus un baiser de soumission, non mais pour qui elle se prend, Ady et ses hydrophiles ont intérêt à assurer.
We can do it : ce titre n'évoquerait-il pas un certain american poster que l'on retrouve dans nombre de publications féministes... Pas le temps de nous appesantir, ça rocke dès la première note, et Ady vous porte l'étendard du vocal comme Bonaparte sur le Pont d'Arcole tenait haut et fort son drapeau, tel que l'a immortalisé Horace Vernet, l'assurance déterminée du héros ( pardon de l'héroïne) sûr de vaincre. Par contre les Hop nous jouent un tour de cochon. Alors que l'on est parti les doigts de pieds en éventail sur le guidon du vélo qui dévale la montagne, ça s'arrête brusquement et les gars vous font les jolis chœurs, alors Ady vous les remballe faut voir comment, reprennent vite les pédales et souquent ferme, pas de panique il y en a encore pour deux minutes de bonheur, sacré boulot à la rythmique, Ady vous bouffe tout cru et personne n'a envie de se plaindre. Irréprochable. Swing des hanches : une compo du temps des Jallies, swing sensuel, à la mode de l'ancien temps, avec une dorure de cuivre sur tranche, ( drugs, sax et rock'n'roll marchent souvent ensemble ), c'est doux mais ça wape dur, les boys derrière sont impeccables, même quand Ady s'envole dans un charleston agrémenté d'une gousse de jazz qui vous enflamme le cortex. En catimini remarquez le travail de Bastien Flori qui n'effleure pas les passes essentielles, sait se faufiler partout où il faut celui-là. The way you do : vous prend sa voix américaine Ady, et les Hop très hot y vont chaud coton, une guitare qui minaude, et par un jeu de cymbales le rock se transforme en jazz de la mort pour redevenir, bonjour le tour de passe-passe, rock'n'roll avec Ady qui miaule comme un chat abandonné par son maître sur les toits pendant qu'au loin résonne la sirène des pompiers qui viennent le secourir. Décidément mille manières de le faire. Morceau des anamorphoses continues. Un prodige. Money : tiens en parlant de chats, ça vous envoie le riff emblématique des Stray, et puis plouf on s'en évade ( ne pleurez pas on y reviendra ) c'est Ady qui monte sur ses grands chevaux, veut une nouvelle TV tout de suite, vous aiguise sa voix pour exiger une pink Cadillac, ça ne doit pas marcher car elle s'énerve méchant. Le Brossillon au métronome carillonne. What a girl : un bon vieux fond de rockab, les gars font tout ce qu'il faut, à chacun son quart de minute de gloire, mais c'est le vocal qui emporte le morceau, Ady vous crache le rock à la cravache, quel punch et surtout quelle fille ! Walking : chaque morceau vous prend à revers, Ady a attrapé la fièvre qui s'empara de Peggy Lee, voix dure et flexible, sensuelle, les gars empruntent les patins pour ne pas faire de bruit, un morceau joué à l'élastique jazzy, belle orchestration, mais Ady vous dévore l'âme dès qu'elle prononce le mot soul. Vous marchez à tous les coups.
Johnny the rapist : retour au rock, Ady est comme ces speakers qui mettent tant d'émotion dans leur micro qu'ils vous transforment un résultat de sixième division footeuse en catastrophe internationale, les Hop au top vous micmaquent tellement d'intensité et d'emphase dans cette histoire que vous enfilez votre costume des grands-jours pour accompagner le dénommé Johnny au diable, ou ailleurs. L'accompagnement suintant ne vous met pas en joie, mais comme l'a dit le président Mao le rock'n'roll n'est pas un dîner de gala. Une petite merveille. Fière comme un homme : rythmique jazz vindicative et bien appuyée, mais les paroles priment sur la musique, hymne féministe. L'on pourrait gloser à l'infini pour savoir si une femme doit être fière comme un homme ou comme une femme. Mais l'important c'est la revendication libertaire d'être ce que l'on a envie d'être. A- Rocking : : Ady triomphe. Rien ne pourra l'arrêter. L'écouter c'est entrer dans la danse. L'accompagnement perfore et vous avez le riff qui vous pousse au cul, plus le rire d'Ady qui vous oblige à vous surpasser. Red Wine : contre la bêtise humaine un seul remède, la folie de l'ivresse, hymne à boire à longues goulées insatiables, une chanson à téter goulument de toutes ses pores. Un peu kermesse Pogues, beaucoup de joie de vivre. Stop ! : le problème c'est que personne n'a envie de s'arrêter, Ady vous pousse au vice, au crime, à tout ce que vous n'avez jamais eu l'idée de faire, un beau capharnaüm musical derrière, ça siffle comme des langues de belle-mères et ça finit en apothéose. Rosemary & Jack : jumpin' jazz, la contrebasse halète, Ady vous entraîne dans une drôle de valse, les guys flonflonnent un peu pour mieux vous entraîner dans la danse du diable. Nos ancêtres savaient prendre du bon temps. Quatre morceaux à la suite pour les joies et les suées du lindy hop ( Pickers ). Queen of rock'n'roll : le morceau qu'Ady adorait chanter lorsqu'elle était avec les Jallies, et apparemment elle aime encore cela. S'y donne à fond. Final en beauté. C'est vraiment la reine mais ses cueilleurs de coton sont les piliers du régime. Sec. Déménagent un max.
Chaque morceau épouse la trajectoire d'une boule de flipper, vous croyez qu'elle part par exemple tout droit vers la cible rock et hop, on ne sait par quelle intervention maléfique elle effectue une stylistique glissade temporelle inattendue, vingt ans en arrière et puis comme Alexandre Dumas vingt ans après, Ady et ses damnés Hop Pickers ont juré de vous faire perdre la boule, vous ne savez plus où vous en êtes, mais à chaque fois vous vous émerveillez de la trouvaille. Vous ignoriez que le ramassage de coton était un sport de glisse, avec dérapage et carambolage maîtrisés au millimètre. Désormais vous serez au courant. Rien à dire, cette bandes de loustics sont des experts, s'y connaissent, z'ont toute l'histoire de la musique populaire américaine dans les doigts et la voix. S'en amusent. Mais toujours avec un total respect. Follement original.
Pour une fois qu'une fille réussit à faire mieux que les mecs – elle triche un peu car elle en pris deux avec elle, pas le genre figuiers stériles – chapeau bas et genoux à terre.
Damie Chad.
PAIN ( T )
ERSZEBETH STUPÖR MENTIS
Erszebeth est engagée en diverses aventures. Dans notre avant-dernière livraison ( 478 ) nous avons rencontré une de ses facettes, l'artiste lyrique. En essayant de dénicher une photo pour illustrer la kronic de trois morceaux du disque Prometheus Unbound texte de Percy Bysshe Shelley mis en musique et interprété par le duet Stupör Mentis, j'ai découvert sur son FB l'album photo de ses peintures. Pas un nombre impressionnant, vingt tableaux, mais qui doivent lui tenir à cœur, à corps et à esprit, car elle fait précéder de deux brèves lignes qui en disent plus long que bien des romans :
many paintings are under construction since 10 years and will certainly
never be ended ...or turned into quite different paintings when I need canvas
Lorsque apparaît ( sur la galerie photos de son FB : Erszebeth Stupor Mentis) la mosaïque des vingt toiles représentées, une première constatation s'impose, c'est que l'idée préconçue que l'on avait hâtivement construite en regardant l'iconographie de ses supports de communication et une partielle écoute de ses productions musicales, ne tient plus la route. Nous pensions que nous allions être confronté à un travail pictural au noir, dark and obscure, et c'est la dominante rouge qui flamboie. Pourtant même le titre générique de l'ensemble tend à nous induire en erreur, cette lettre T entre parenthèses qui s'accroche au Pain initial, qui adoucit la peine en peinture serait-elle à lire, telle la poésie de charognarde incarnation combustoire de José Galdo dans ses Extraits de l'Ex-être qui la définit comme le tau de la torture, l'étau qui comprime la chair et la fait saigner... Sans doute convient-il de s'interroger sur la signification de cette œuvre au rouge qui ne serait pas une résolution alchimique.
Ne serait-elle pas à envisager comme le bal des ardences, et pour ne pas s'abriter devant un terme trop générique, le bal des ardentes, et pour ne pas cacher le frêne yggdrasilique derrière la forêt du pluriel des arbres anonymes, le bal de l'ardente, en sa peinture figurative. Au sens propre du terme, en lequel transparaissent des silhouettes et des visages féminins. A croire qu'Erszebeth ne peint que sa propre auto-représentation. Sur l'avant-dernière toile, s'affiche un animal, mais il est à déchiffrer comme l'effigie de la bête cachée en le beth terminal de son prénom. Car la maison est au bout du chemin. D'ordalie. Sans doute revient-on souvent sur ses pas. Erszebeth nous l'explique dans ses deux lignes introductives. Elle se sert d'une toile qui ne la satisfait pas pour en recommencer une nouvelle. Beaucoup ne sont pas achevées après dix ans de travail.
Galerie 1 à 10
Une œuvre qui lui tient à cœur, et à corps. L'offrande d'un long cri silencieux. Ce qui est indéniable c'est qu'Erszebeth use du tableau comme d'un miroir, elle se pose devant et le pinceau essaie de saisir la forme qu'elle projette. Parfois elle est indistincte. Au début c'est un fantôme qui se devine, porte-t-il une barbe blanche comme la sagesse de Merlin – l'on se voit souvent sous un jour plus favorable que la réalité – ou ce rideau blanc qui pendouille n'est-il que la frontière qui nous sépare de notre disparition. Tout se brouille, du macro au micro, du télescopage de nébuleuses inter-galactiques aux remous de lave volcanique fusionnelle intérieure, à moins que ce ne soit, de la remontée embryonnaire de l'ensemencement avant de naître au fœtus protecteur avec ses airs de catafalque égyptien, être môme avant de finir momie.
Les temps ont passé. Presque vieille. Femme en noir. Femme en deuil de sa propre féminité, sorcière ou bonne sœur, dans les deux cas quelque part à côté du bonheur bleu de la vie. Déjà diablesse. De toutes les couleurs. Cheveux hérissés aux portes de la folie. Encerclée et brûlée de ses propres flammes. Auto-combustion. Ne vaudrait-il pas mieux se cacher, s'effacer, se barrer de ce dialogue de carmélites, cette opposition insupportablement stérile entre le mal et le bien. Se reprendre être soi, uniquement soi, les cheveux dressés de haine à l'encontre du monde et de soi-même, cette blessure rouge au cœur, et ce troisième œil ombilicien si près du sexe. Le grand trauma. L'évanouissement des formes, l'entremêlement généralisé, une régression vers l'infantilisation de l'aventure picturale, barbouillis et barbouillage, ou alors le chef-d'œuvre de Frenhofer dans Le chef-d'œuvre inconnu d'Honoré de Balzac. La peinture touche à sa propre non-représentation, le peintre n'est-il pas confronté à sa toile comme le penseur adossé à la cheminée tourne le dos à la mort. Retour au réel. Encore incertain. Encore flou. Tremblé, un plan ogival de scène de film gothique, l'on a touché le néant et l'on a vite dressé un décor, un faux-semblant, un trompe-l'œil qui ne trompe personne, surtout pas Erszebeth.
Galerie 11 à 20
Les toiles se suivent et apparemment rien ne justifie la coupure que nous opérons, à part que l'auto-illumination rimbaldienne devient manifeste, et que cette seconde moitié ressemble par la stridence éclatante de ses oranges pompéiens à l'incendie final par lequel Frenhofer boute le feu à ses toiles. Changement de statut métaphysique. Exhaussement en un feu élémentaire, celui qui par ses flammes les plus subtiles touche à la pourpre éthérique des Dieux. Des mots vert-cru échangés par des masques uni-sexe tandis que dans l'ombre s'engloutit la forme allongée de celle soumise aux gémonies de l'indistinction finale. Résurrection, ombrale. La salamandre rayonne dans la fournaise. Les flammes arborent le bec crochu des aigles divins, et étrangement la toile baigne dans un calme alcyonique. Est-ce l'instant suprême de l'extase durant lequel l'Un et l'Autre anéantissent leurs différences pour se fondre dans la dyade métallique de la pierre rouge et philosophale. Retour à l'état fœtal, qui rime si bien avec létal. Scarabée sacré enfermé dans sa carapace.
La décrue survient par paliers. Désagrégation lente. Nous avons quitté Le domaine d'Arnheim, nous voici dans La Philosophie de l'ameublement, ainsi parle Le masque de la mort rouge d'Edgar Poe. Quelques notions de droit sont ici nécessaires, en opposition aux biens meubles les maux-meubles ne sont autre chose que nos existences que nous déplaçons à notre guise dans la maison de notre vie. Tout est là, la blessure au cœur révélateur de l'exigence masochiste de nos souffrances, la cambrure de nos victoires aussi hautes que la silhouette des girafes et surtout, centrale, l'ombre blanche du désir, celle des abandons sacrilèges de notre moi à l'autre tu. Après la lumière, l'éteignoir. Le cœur n'est plus qu'un morceau de viande rouge, l'une s'éloigne fièrement tandis que la figure contemptrice du remord se referme sur elle-même. Misérable dichotomie humaine !
Bonjour tête de méduse dans l'auréole hérissée de tes cheveux vitupérants, n'es-tu pas selon tes yeux cruels la figure épouvantable du ressentiment d'être née, femme telle que tu te montres dans ta chevelure d'orage, tes bras de serpent et la nudité de tes seins troués et l'embrasement charnel de ton corps de Walkyrie qui engendre ce cercle de feu dévorateur de ta présence au monde. Et te voici enfin, quasi-photographiée, juste ta tête, un selfie en compagnie de tes masques trophées, fétiches fridéens affichés sur un mur de flammes, grimaçants de souffrance et de menace. Et cette forme de jade qui coupe la toile en deux tel un scolopendre galbé de courbes féminines. Je suis plus verte que l'herbe écrivait Sapho pour chanter la force du désir.
La bête écarlate est lâchée. Elle est sortie d'elle-même, elle court le monde. Elle porte figure humaine. Inapprivoisée, sûre d'elle, femme centaure ni reproche dans les pâturages d'elle-même. Et la dernière qui clôt la série. Désignée '' a lost one'', la toile perdue, au premier abord indistincte mais lorsque l'on grossit la mire, apparaît un visage de femme, sonne-t-elle l'olifant de sa présence, joue-telle du pipeau, n'est-ce pas au juste quatre visages et les runes blanches entremêlées ne sont-elles pas formées des lettres qui balbutient le nom Erszebeth. La signature qui se cache pour marquer une insatisfaction profonde.
Celle de n'avoir su exprimer à sa juste mesure l'être de sa présence au monde. N'avons nous pas discerné en ces vingt toiles deux séries de dix qui content par deux fois, une même histoire, le seul récit qui soit digne de nous parvenir, le palimpseste d'un échec métaphysique. Qui nous dépasse. Qui nous englobe. Autant dire une peinture munificente, lancée à la poursuite d'un absolu pictural. Offertoire de vitraux gothiques pour une église à détruire. Une peinture qui brûlera votre regard. Pour mieux éclairer vos ténèbres intérieures.
Damie Chad.
ROCKAMBOLESQUES
LES DOSSIERS SECRETS DU SSR
( Services secrets du rock 'n' rOll )
L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS
Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.
Lecteurs, ne posez pas de questions,
puisque vous savez pourquoi
7
THANATOS...
Trouver l'adresse du facteur n'avait pas été difficile, à la poste du quartier où nous passâmes en coup de vent nous sommes tombés sur une réunion de ses collègues qui organisaient une collecte pour les obsèques. C'est dans trois jours précisèrent-ils. Nous ne leur avons pas filé un bifton car nous estimons avoir davantage besoin d'argent qu'un macchabée, si sympathique fût-il. Nous arrêtâmes la voiture devant une modeste villa de la banlieue sud. Nous sonnâmes à la porte qui ne fut pas longue à s'ouvrir, apparut une jolie blondinette aux yeux rougis dont le visage s'illumina dès qu'elle aperçût Molissito.
Entrez, je vous prie, je vous reconnais, sans vous avoir jamais vus, Alfred, snif-snif ! m'a beaucoup parlé de vous, surtout des chiens d'ailleurs, il adorait les bêtes et il m'a raconté les petits apéritifs matinaux de dix heures et demie que vous lui offriez. Snif-snif !
Madame, nous vous remercions de votre accueil, notre visite est des plus officieuses, - j'admirais la voix onctueuse et professionnelle du Chef - vous nous ferez un grand plaisir de n'en parler à personne, nous cherchons à retrouver l'assassin de votre mari, mais avant tout êtes-vous bien seule ?
Oui hélas, monsieur, juste le cercueil d'Alfred dans la chambre, ils me l'ont livré à cinq heures du matin, mais ils m'ont dit de ne pas l'ouvrir si je voulais garder un bon souvenir, cette meute de chiens féroces l'a décapité et ce n'est pas beau à voir. Mon pauvre chou, j'aurais bien aimé l'embrasser une dernière fois. Snif-snif !
Madame, je crains que l'on vous ait menti, restez dans cette pièce, nous allons procéder à quelques vérifications
Je vous suis messieurs, là où est Alfred je serai,mais appelez-moi Thérèse, snif-snif !
La scène qui suivit fut très éprouvante. Les lecteurs sensibles s'abstiendront de lire ce paragraphe, Le Chef commença à par allumer un Coronado, juste pour couvrir les mauvaises odeurs expliqua-t-il, puis tirant de sa poche un cure-pipe - le Chef me surprendra toujours – métallique, il entreprit de dévisser le couvercle du cercueil... l'on entendait le crissement funèbre des vis... Thérèse se rapprocha de moi, son corps s'appesantit et je dus la saisir fermement lorsque je sentis qu'elle s'évanouissait.
L'était beau comme James Dean, sa tête était bien accrochée, n'y avait qu'un petit trou rouge à la base du nez... Thérèse se reprit, l'embrassa pour la dernière fois, je dus l'allonger sur le lit... elle sanglotait... elle m'entoura de ses bras, je lui susurrai quelques mots tendres, je sentis sa joue contre ma joue... je ne pus m'empêcher de déposer un bisou tout doux sur ses lèvres roses... cela lui redonna des forces avec lesquelles elle m'étreignit farouchement, le Chef sortit pour faire taire les chiens qui hurlaient à la mort dans la cuisine... Thérèse s'abandonna totalement...
Thérèse allait beaucoup mieux, elle nous prépara un petit encas pour nous remettre de nos émotions. Nous la bombardâmes de questions, mais non elle n'avait rien remarqué d'anormal les jours précédents. Nous lui montrâmes l'enveloppe rouge, ce qui la fit rougir. Elle ouvrit le tiroir d'une commode qui débordait d'enveloppes rouges.
Snif-snif ! C'est Alfred qui me les envoyait, tous les jours, j'avais mon petit mot d'amour dans la boîte à lettres tous les matins, Snif ! Snif ! il les postait pendant la tournée, mais comment avez-vous eu celle-là !
Molossito a dû la faucher dans sa poche lorsqu'il était étendu dans la rue, il nous l'a rapportée ! Est-ce que vous reconnaissez son écriture !
Oh, oui, snif-snif, c'est bien la sienne !
Elle se mit à pleurer comme une madeleine. Il n'y avait plus rien à en tirer. Nous décidâmes de repartir. Alors que nous refermions la grille du jardin, elle nous rappela : '' Non, ce n'est rien, avant-hier quand il est revenu pour manger à midi, j'avais légèrement laissé brûler la viande, j'étais un peu vexée, il a ri et alors il a eu cette réflexion stupide qui ne voulait rien dire : '' pas grave, ce n'est pas pire que l'homme à deux mains'', j'ai voulu lui demander ce qu'il voulait dire, mais le téléphone a sonné et je n'y ai plus pensé, snif ! Snif ! Pauvre Alfred ! ''
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CONSEIL DE GUERRE
Nous étions revenus au service. Les chiens roupillaient dans leur panière, le Chef alluma un Coronado, il arborait un air décontracté qui m'étonna :
Agent Chad, c'est très simple : 1 : nous sommes menacés. 2 : le facteur qui voulait nous avertir a été abattu. 3 : nous savons par qui : l'homme à deux mains. Déduction : retrouvons l'homme à deux mains et nous aurons gagné.
Euh... Chef, certainement mais des hommes à deux mains il y en a...
Des millions, agent Chad, des millions de chances de le trouver. Désormais nous devons considérer tout homme qui possède deux mains comme notre ennemi intime. Déduction : nous devons être impitoyables...
Euh... Chef nous ne pouvons pas abattre tout de même la moitié de la population !
Surtout pas, il nous resterait encore l'autre moitié de l'engeance humaine à trucider, non agent Chad, nous devons sélectionner notre cible, je compte d'ailleurs sur vous pour effectuer un premier tri !
Mais comment Chef !
Cela vous regarde. Personnellement je me chargerai des recherches sur internet, oui je sais c'est le plus fastidieux, d'un autre côté l'ordi est plus agréable pour apprécier l'arôme subtil d'un Coronado, sans être obligé de courir aux quatre coins de la terre !
Chef et les menaces de l'Elysée, ces gens-là ne nous aiment pas et...
Ils nous détestent, agent Chad, et ils détestent le rock'n'roll, je ne serais pas étonné entre nous soit dit que l'homme aux deux mains n'ait quelques connivences avec le Président, d'où la nécessité expresse que demain matin vous me portiez au minimum un début de piste...
Euh, Chef, je ferai mon possible pour...
Agent Chad assez de tergiversations, vous n'avez pas honte, vous possédez les deux plus fins limiers du monde, alors que moi solitaire dans mon bureau devant mon écran, personne ne peut m'aider, prenez les cabots, récupérez une voiture, et accomplissez votre mission !
Bien Chef, tout de suite.
Je réveillai mes deux lieutenants, enfilai mon Perfecto, vérifiai mon poignard de commando dans ma botte. J'allais refermer la porte, mais la voix du Chef retentit :
Agent Chad je vous ai chargé d'une mission facile, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'est pas extrêmement dangereuse. Surtout veillez sur Molossito, ce gaillard a de l'avenir dans le service. Bonsoir.
( A suivre... )